L'homme-coq


Un bienfait n'est jamais perdu. Alors trois, pensez-donc ! Ce conte de Chilhac, dans le Brivadois, ne vous dira pas le contraire.

Il était une fois, un homme-coq. Il possédait un corps et des jambes d'être humain, mais une tête de volatile, avec un bec au milieu, et des ailes à la place des bras.
L'homme-coq vivait paisiblement, travaillait, et faisait même des économies. Si bien qu'il en arriva à prêter une forte somme à un homme riche des environs.
Une année passa ; comme l'homme riche ne lui rendait toujours pas son argent, il décida d'aller le lui réclamer.
Un matin, il se mit en route à travers la campagne. Après un temps de marche, il rencontra le renard.
- Bonjour, dit le renard. Tu as de la chance de te promener J'aimerais bien en faire autant.
- Si cela te fait plaisir, répondit l'homme-coq, accompagne-moi, je t'emmène.
Il prit le renard sous son aile et continua son chemin. Un peu plus tard, il rencontra le loup.
- Bonjour, dit le loup. J'aimerais bien me promener comme toi.
- Qu'à cela ne tienne, répondit l'homme-coq.
Le loup blotti sous l'autre aile, il reprit sa marche, content de sa bonne action.
Plus loin encore, il rencontra la rivière. Bien entendu, celle-ci aussi voulut suivre l'homme-coq, qui hésita un peu avant de donner son accord. Une rivière, c'est encombrant à transporter, assez lourd et tout mouillé... Mais l'homme-coq avait si bon coeur... Il l'emmena donc, elle aussi.
L'homme-coq ne se plaignait pas, mais il était assez fatigué par sa charge en arrivant au château de l'homme riche. Il frappa à la porte, un domestique vint lui ouvrir.
- Monsieur ne peut vous recevoir, dit ce dernier.
En effet, l'homme riche était en train de festoyer, pas question de le déranger. L'homme-coq insista pourtant, si bien que le domestique fut obligé d'aller demander des instructions à son maître. Celui-ci se mit à rire avec méchanceté :
- Mène-le au poulailler, ordonna-t-il.
Le domestique obéit.
Au poulailler, d'innombrables poules, affamées par l'homme riche... et avare, attaquèrent aussitôt l'homme-coq, cherchant à lui crever les yeux. Mais le renard sortit de sous son aile, s'élança, et mit à mal toutes les belliqueuses volailles.
Le lendemain matin, le domestique vint aux nouvelles. Voyant l'homme-coq tranquillement endormi, et les poules hors de combat, il alla conter la chose à son maître. Celui-ci en fut fort contrarié :
- Il n'est pas question que je le paye, dit-il, mène-le à la bergerie : les moutons vont l'étouffer.
Le domestique s'exécuta.
Mais, dans la bergerie, lorsque les bêtes bêlantes commencèrent à serrer l'homme-coq de près, le loup jaillit à son tour ; on se doute bien de ce qui arriva.
Cette fois, l'homme riche entra dans une violente colère en voyant son troupeau décimé. Criant vengeance, il ordonna à son domestique de jeter l'homme-coq dans le four.
- On verra bien s'il arrive encore à se sortir de cette situation !
Dans le four, l'homme-coq commença à cuire et crut sa dernière heure venue. Mais la rivière qui dormait sous son aile se réveilla, grossit, enfla, déborda, inonda le four et éteignit le feu.
Alors l'homme riche, ne sachant plus que faire, se décida à payer sa dette.
L’homme-coq n'en demandait pas plus. Il reprit le chemin de son village, tout heureux, accompagné du renard, du loup et de la rivière...


 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Oiseau de paradis


Près d'Arlanc, dans le Puy-de-Dôme, il est un vieux couvent, le prieuré de Chaumont, qui a donné naissance à ce conte, que chacun peut interpréter à sa façon

Père Anselme, un vieux prêtre du couvent de Chaumont, aimait beaucoup se promener dans le bois voisin, appelé le Bois-des-Pères. À l'ombre des grands arbres centenaires, il méditait, se souvenait, priait. La marche à pied aussi lui faisait du bien.
Un jour, comme d'habitude, il sortit du couvent après avoir échangé quelques paroles avec frère Jérôme, le portier ordinaire.
Il faisait beau, le père Anselme se perdit dans les bosquets, tranquille et heureux. Tout à coup, il entendit un chant d'oiseau, un chant si mélodieux qu'il s'arrêta, surpris. Il leva les yeux et aperçut un oiseau au plumage étincelant, d'une forme particulière, inconnue. L'oiseau continua ses trilles légers, le père les sentit pénétrer dans son coeur, l'emplir de douceur et de tendresse nouvelles.
« Que c'est beau » murmura-t-il.
Il pensait à la fois, et au chant, et à l'oiseau lui-même. Soudain, l'oiseau battit des ailes, s'envola. Le père Anselme ne put s'empêcher de le suivre, essayant de ne pas le perdre de vue.
L'oiseau voletait de branche en branche sans s'arrêter de chanter. Les yeux levés, comme fasciné, le prêtre marchait toujours à sa suite. Plusieurs fois, il tendit les mains, tant l'oiseau était proche. Mais, au dernier instant, l'oiseau partait plus loin...
L'enchantement se prolongea.
À la fin, pourtant, le père Anselme fit un effort pour reprendre ses esprits : « C'est assez, se dit-il, je dois rentrer maintenant, ils vont s'inquiéter sans cela, voilà bien deux heures que je marche ».
À regret, il abandonna l'oiseau et retrouva le chemin du couvent, tout imprégné encore de sa merveilleuse rencontre.
Bientôt, il aperçut le prieuré ; arrivé à la porte, il tira la corde de la cloche. La cloche sonna, la porte s'ouvrit, la silhouette d'un moine inconnu apparut.
- Tiens, dit le père Anselme surpris, frère Jérôme n'est plus là ?
- Je ne connais pas le frère Jérôme, répondit le nouveau portier.
Le père continua de le toiser, de plus en plus étonné par son aspect.
- Pourquoi portez-vous ce costume ? demanda-t-il. Ce n'est pas celui de notre ordre.
- Mais si, répliqua l'autre. Ma robe est bien celle portée par les moines Minimes...
- Hé, hé... Attendez : nous sommes des Bénédictins, de l'ordre de saint Benoît de Cluny, et non pas des moines Minimes...
- Quelle idée ! Le portier secoua la tête, aussi surpris que son interlocuteur.
- Je suis pourtant bien au couvent de Chaumont ? fit le père Anselme.
- Oui...
Le prêtre se frotta les yeux, sentant son esprit égaré par quelque chose d'incompréhensible.
- Appelez-moi le prieur, je vous prie. Jean de Chalençon m'expliquera ce mystère de nouveau portier et de nouveau costume...
- Il n'y a pas de prieur au nom de Jean de Chalençon ici...
- Comment ! cria le père. Allez donc voir, sa cellule est près de la mienne ! J'en suis sûr !
- Je regrette.
Le dialogue de sourds se prolongea. Le portier croyait avoir affaire à un fou, et le père Anselme était sur le point d'en devenir un, en vérité... Tous les deux élevaient le ton, leur tapage attira un autre prêtre, qui demanda :
- Que se passe-t-il ? Je suis le Père supérieur du couvent...
- Mais... mais... bégaya le père Anselme, et Jean de Chalençon alors ?
Il raconta son histoire une nouvelle fois, il insista, il n'y comprenait rien ; tout à l'heure après le déjeuner, lui, le père Anselme, était sorti se promener dans le bois, et maintenant il revenait tranquillement comme d'habitude. Que se passait-il au couvent, pourquoi ces inconnus, pourquoi ces mystères ?
En face de lui, le prêtre écoutait sans réaliser. En même temps, il réfléchissait, le nom de Jean de Chalençon lui rappelait quelque chose, oui...
- Mon père, dit-il doucement, vous avez raison, j'ai entendu parler de Jean de Chalençon, il était bien le Supérieur de ce couvent... Seulement, il est mort voilà deux cents ans, à peu près.
- Deux cents ans... murmura le père Anselme, suffoqué.
Il se laissa tomber sur un banc, sans plus rien dire, les yeux exorbités.
- Attendez, reprit le prieur. Il faut que je vérifie tout cela. Ne bougez pas, je reviens.
Il partit en courant vers la bibliothèque du prieuré. Là, il parcourut de gros registres couverts de poussière, et finit par trouver ce qu'il cherchait. C'était bien ce qu'il pensait : le Père supérieur Jean de Chalençon était mort deux siècles auparavant...
Tout à coup, le prêtre tressaillit : quelques lignes au-dessus de cette annonce de décès, la chronique du couvent racontait la disparition d'un certain père Anselme, qui était sorti un jour pour une promenade au bois, et n'en était jamais revenu.
Le livre tomba des mains du prieur. Il s'élança vers l'entrée du couvent, tout effaré. Trop tard, il n'y trouva que le portier !
- Où... où est le père Anselme ? demanda-t-il.
L'autre haussa les épaules :
- Il est parti.
Sur l'ordre du prieur, tous les moines du couvent se lancèrent à la recherche du fugitif. Il fut impossible de le retrouver.
Quelques-uns des moines racontèrent seulement, comme anecdote, qu'ils avaient entendu dans le bois, au loin, un chant d'oiseau, plus beau, leur sembla-t-il, que ceux qu'ils entendaient d'habitude.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-le-Niais


Sur le plateau d'Artense on connaît bien Jean-le-Niais, appelé Jouon Nesci, mais aussi parfois, Toupinas, bête comme une marmite. Il fait tout de travers, ses mésaventures sont innombrables...

- Va porter ce sac de blé au moulin, commande la mère de Jean-le-Niais à son fils.
Jean empoigne le sac, le tire tant bien que mal sur le chemin. Mais le sac lui semble lourd, le garçon s'arrête, réfléchit :
- Le vent souffle fort, se dit-il. Et dans la bonne direction encore. »
Il ouvre alors le sac, le vide par terre ; le vent disperse le blé...
Jean-le-Niais s'en va, plus léger, content de son astuce : le vent va porter tout seul le blé au moulin...
Seulement, le blé n'est pas au rendez-vous, on s'en doute, et le meunier lève les bras au ciel :
- Quelle bêtise ! crie-t-il. Une charge, on la porte sur son dos !
- Je le saurai, dit Jean-le-Niais.
Aussi, le lendemain, lorsque sa mère lui demande de mener le cochon à la foire, l'installe-t-il sur son dos, malgré le poids, et aussi la douleur que lui procure l'animal en lui mordant sans arrêt l'oreille...
À la foire, les marchands se moquent de lui :
- Fallait le mener par la corde, ahuri...
- Je le saurai, réplique Jean-le-Niais.
C'est pourquoi lorsque sa mère le fait aller rendre une cruche de terre à la voisine, il attache celle-ci par l'anse... et la cruche, traînée par terre, se brise sur les pierres du chemin !
- Fallait la porter sur l'échine, ton bâton passé dedans !
- Je le saurai, dit à nouveau Jean-le-Niais.
Et plus tard, il prend donc une motte de beurre, pique son bâton au travers, et s'en va, une fois encore au marché. Le beurre fond au soleil, et la mère de Jean-le-Niais s'arrache les cheveux : décidément, le garçon fait tout mal à propos.
Pourtant, il faut bien que Jean-le-Niais travaille. Aussi, le renvoie-t-elle au moulin. Les recommandations pleuvent :
- Garde bien le sac sur le dos, ne confie pas le blé au vent. En passant par les champs, tu verras les semeurs au travail. Sois poli avec eux ; à chaque rencontre, dis bien fort : « Qu'il y en ait à pleines charrettes ! ».
Bien sûr, elle parle de la récolte à venir, mais Jean-le-Niais n’y pense pas. Sur la route, il croise un enterrement, et crie sans malice :
- Qu'il y en ait à pleines charrettes !
Les gens du cortège se mettent en colère et le poursuivent à coups de pierres.
- Dans ce cas-là, lui explique sa mère, tu aurais dû crier : « Que Dieu ait son âme ».
Jean-le-Niais hoche la tête. Mais, par malheur, retournant au moulin, il voit un loup emportant une brebis dans les bois. Il crie :
- Que Dieu ait son âme !
Le berger pense qu'il se moque de lui, et le fait poursuivre par son chien.
Le garçon retourne donc à la maison, les habits déchirés. Avec beaucoup de patience, sa mère essaye encore de lui faire sentir la différence entre un enterrement et la mauvaise action du loup :
- Là il te fallait crier : « Laisse-la ! Elle n'est pas pour toi ! » Tu comprends ?
- Je comprends, dit Jean-le-Niais.
Et il a si bien compris, qu'il crie « Laisse-la ! Elle n'est pas pour toi » alors qu'un mariage sort de l'église du village !
Il est tellement battu par les garçons d'honneur qu'il n'arrive pas au moulin ce jour-là.
L’histoire du mariage donne une idée à sa mère. Elle pense que si Jean-le-Niais lui-même se mariait, cela le déniaiserait peut-être. Elle l'envoie donc rendre visite à la fille d'un fermier.
- Essaie de faire bonne impression chez ces gens. Sois gracieux, plaisante...
Jean-le-Niais obéit, mais par malheur, à la ferme, le grand-père vient de passer de vie à trépas. On juge donc la gaieté du garçon bien à contretemps et on le chasse...
Lorsqu'il y retourne quelques semaines plus tard, avec une tête d'enterrement, c'est au contraire jour de joie à la ferme car on vient de tuer le cochon.
Encore une fois on le fait partir.
- Je n'y arriverai jamais, soupire Jean-le-Niais.
Sa mère, complètement découragée, le laisse tranquille... Mais à la fin, elle se décide tout de même à lui confier une tâche, non sans se demander quelle bêtise il va encore inventer à cette occasion :
- Tu iras au marché, dit-elle. Essaye de me vendre cette pièce de toile que j'ai moi-même filée... Fais bien attention, parle le moins possible, et ne discute surtout pas avec des bavards qui te rouleraient.
Jean-le-Niais fait signe qu'il a bien compris, prend le rouleau de toile et s'en va. Arrivé au marché, il s'installe.
Appliquant les consignes de sa mère à la lettre, il n'ouvre pas la bouche une seule fois, y compris pour répondre aux clients qui l'interrogent et lui demandent le prix de sa toile...
Dans ces conditions, le marché se termine sans que le garçon ait vendu la marchandise. La toile dans un sac et le sac au dos, il prend le chemin du retour.
Soudain, il aperçoit sur le bord de la route, la statue d'un saint en pierre, édifiée là pour un pèlerinage. Il s'arrête devant esquissant un salut. La statue, bien entendu, ne bouge pas.
- Cet homme-là, se dit Jean-le-Niais, n'est pas trop bavard. Ma mère serait contente.
Il attend un instant, puis l'interpelle à haute voix :
- Hé, l'ami, voulez-vous m'acheter une pièce de toile ?
Silence absolu, satisfaction accrue du garçon :
« Qui ne dit mot, consent » pense-t-il.
- Je vous fais un bon prix : dix francs. D'accord ? Payez-moi et prenez la toile. Cochon qui s'en dédit.
La statue ne bouge toujours pas, et pour cause. Jean-le-Niais commence, petit à petit, à s'énerver :
- Alors ? On ne va pas rester là jusqu'à demain. Payez donc maintenant, il est temps.
Silence prolongé de la statue immobile. Jean-le-Niais insiste encore, jusqu'au moment où la colère le prend. Il lâche son fardeau, attrape son bâton, et en assène un grand coup sur la tête du saint en pierre ! Miracle : sous la violence du choc, la tête se détache du corps, tombe à terre. Elle est creuse et contient un trésor : des dizaines de pièces d'or qui roulent de tous côtés.
- Eh bien voilà ! crie Jean-le-Niais, satisfait.
Il ramasse les pièces, laisse la toile, et rentre chez lui, les poches pleines.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Légendes des lacs


Enfantés par le fée des eaux... ou par le diable, lacs vivants ou lacs disparus, chacun possède son histoire. En voilà quelques-unes...

Au commencement du monde, la fée des eaux arriva dans une région de terre plate et aride, où poussaient seulement, comme par mégarde, quelques plantes jaunies et des arbrisseaux rabougris... Elle marchait, belle et légère, pensant à la peine qu'auraient les humains à vivre là, si elle ne faisait rien pour les aider.
Soudain parut devant ses yeux un être laid et difforme, le visage aplati, plein de méchanceté.
- Que fais-tu là ? cria le gnome. Va-t'en tout de suite !
- Mais qui es-tu pour me parler ainsi ? répliqua la fée.
- Je suis le maître de cette terre ! Je ne veux pas que tu y touches, elle est très bien ainsi.
- Les hommes à venir y seront malheureux...
- Tant mieux !
- Il faut de l'eau dans ce pays !
- Je saurai bien t'empêcher d'en mettre !
Le gnome hideux, fou de colère, se mit à frapper la terre à grands coups de talon.
Aussitôt de sourds grondements se firent entendre, le sol se fendit, il en jaillit des cratères innombrables, à perte de vue, crachant des flammes, des pierres, de la fumée, des laves incandescentes...
La fée des eaux n'eut que le temps de fuir, le gnome riait, la croyant morte. Il disparut, content de lui.
Le temps des volcans dura des siècles, puis le calme revint. La fée des eaux attendait son heure. Elle apparut de nouveau, légère, souriante ; elle étendit ses mains aux quatre coins de l'horizon, creusé de ravins, hérissé de puys ; alors, jaillirent partout des sources pures, et naquirent partout des lacs d'eau claire.
- Les hommes pourront être heureux en Auvergne, dit la fée.
Chaque lac a sa vie propre. Ainsi le lac d'Or n'existe plus, la légende raconte qu'il aurait occupé jadis la place de la ville d’Aurillac... Le lac du mont Bar est mort, lui aussi, mais par sa faute. Il était trop coléreux, paraît-il : il suffisait que quelqu'un passe sur son rivage et fasse tomber par mégarde une pierre dans l'eau et le lac du mont Bar s'agitait d'une tempête si forte qu'elle ravageait la région entière. Les gens du voisinage essayèrent longtemps de le calmer, organisant autour de lui des processions solennelles, et lui offrant des pièces d'or. Rien n’y fit. Alors, en désespoir de cause, les paysans vinrent un jour creuser la pierre de son bassin, jusqu'à la fendre. L’eau s'écoula, le lac tarit à jamais. Tant pis pour lui.
D'autres lacs se défendent lorsqu'ils sont menacés d'épuisement par la faute du soleil ou des hommes. Ils s'appellent au secours l'un l'autre, tels le lac du Fayet ou le lac Menet. Bien des gens ont entendu leurs voix, leurs plaintes... À ces occasions, les ruisseaux souterrains se gonflent, ou bien des orages éclatent sur les sommets, et le niveau des lacs remonte. Pourtant, hélas, le grand lac Chambon, lui, rétrécit chaque année.
Tous les lacs ne sont pas des enfants de la fée des eaux. Il semblerait même que le lac Pavin ait été créé par le diable en personne. Son nom viendrait d'ailleurs du latin pavens, c’est-à-dire : « qui répand la terreur ».
Un jour donc, le diable se serait assis au bord d'un gouffre ; il venait de livrer une de ses innombrables batailles contre le bon Dieu, et, une fois encore, il avait perdu. Son découragement était tel à ce moment-là, qu'il se mit à pleurer de rage, et ses larmes dans le gouffre formèrent le lac, profond et glauque...
Certains ajoutent qu'il y a une ville au fond de l'eau, une ville engloutie par les larmes du diable.
En tout cas, une ville, il y en a bien une au fond du lac Bouchet, si on en croit les conteurs d’Auvergne. Écoutez plutôt :
Il était donc une fois, deux malheureux qui arrivèrent dans un gros bourg qui semblait riche, à en juger par l'aspect de ses habitants, bien vêtus, bien chaussés, les visages rouges et pleins de ceux qui font bonne chère.
- La charité s'il vous plaît, demandèrent les malheureux.
Las, on les chassait de chaque maison, les portes leur claquaient au nez. Ils eurent beau passer de rue en rue, tendre la main à la porte même de l'église, rien n'y fit.
Les deux mendiants traversèrent la ville... La dernière maison avant d'en sortir était, contrairement aux autres, une pauvre masure, habitée par une vieille femme.
Celle-ci, voyant les malheureux, les fit entrer chez elle, et leur offrit pour se restaurer tout ce qu'elle possédait, c'est-à-dire le lait de sa seule chèvre.
- Prenez, mes amis, vous semblez plus miséreux que moi...
À la fin du frugal repas, les deux mendiants se levèrent, et dirent à la femme de les suivre, sans rien demander et sans se retourner.
La vieille obéit, s'engagea avec eux sur le chemin de la montagne. Ils s'éloignèrent tous les trois, la chèvre les suivait. Soudain, il y eut du côté de la ville un grondement sourd, et un bruit d'eau qui ruisselait avec force. La vieille femme s'était arrêtée ; la tête rentrée dans ses épaules, elle écoutait en tremblant... Lorsque le bruit s'acheva, les mendiants lui dirent :
- Tu peux regarder maintenant.
La ville avait disparu. À sa place s'étendait un lac miroitant sous le soleil.
Le lac Bouchet existe encore aujourd'hui, à proximité d'une croix bâtie sur la montagne, et appelée : « la croix de la chèvre ». Mais un conseil : ne vous penchez pas trop sur ses eaux pour voir la ville engloutie, il paraît que le lac attire à lui les curieux imprudents.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeannot et Jeannette


L'histoire d'un frère, d'une soeur et d'un ogre. Conte traditionnel du Cantal

- Allez-vous-en ! leur dirent leurs parents, deux pauvres paysans qui n'en pouvaient plus de misère.
Jeannette et Jeannot s'en allèrent donc, en reniflant à travers la forêt. Que faire ? Où se réfugier ? Ils avaient peur, faim et soif. À la fin, ils furent fatigués.
Jeannot grimpa au sommet d'un arbre, et aperçut ainsi deux maisons, l'une blanche et l'autre rouge.
- Choisis, Jeannette, celle où nous irons demander l'hospitalité.
La petite fille choisit la rouge, qui lui semblait plus jolie. Ils s’y rendirent donc et frappèrent à la porte. Une femme vint leur ouvrir, les fit entrer. Elle ne semblait pas méchante, mais la crainte se lisait sur son visage. Les enfants n'y firent pas attention tant ils se sentaient à bout de forces.
- Mangez, dit la femme en soupirant.
Ils se jetèrent sur l'assiettée de soupe avec avidité. Ils ne l'avaient point encore terminée que surgit le maître de maison, un ogre énorme, les joues en feu, les yeux mauvais.
- Hé hé ! cria-t-il joyeusement. Voilà de la chair fraîche !
Mais son sourire disparut en regardant les enfants de près, maigres et pâles, morts de peur.
- Je ne les mangerai pas tout de suite, décida-t-il. Il faut les engraisser d'abord.
- S'il te plaît, demanda la femme d'une voix plaintive. Laisse-moi la fillette, j'ai besoin d'une servante.
L'ogre était dans ses bons jours. Il accepta :
- D'accord, je te la donne. Mais, le garçon, lui, je l’enferme dans la cave. Nourris-le bien. Qu'il grossisse.
Ainsi fut fait. Jeannette, du matin au soir, s'occupait de la maison, et aussi du cheval blanc qui était à l'écurie.
Quant à Jeannot, lui, il ne faisait rien, sauf manger, des platées énormes, servies matin et soir. Il essayait bien de ne pas y toucher pour éviter de grossir, mais en vain : les plats sentaient trop bon, il ne pouvait résister.
Tous les soirs, l'ogre venait le voir, ou plutôt, il venait jusqu'à la porte fermée de la cave, et ordonnait au garçon de passer son doigt dans un trou. Il tâtait le doigt, attendant le moment où il serait devenu assez gros.
Jeannot avait peur de cet instant, peur d'être mangé.
Mais Jeannette eut une idée : elle lui fit passer une queue de rat trouvée en balayant. Si bien que son frère, désormais, au lieu de présenter à l'ogre son doigt, lui montrait le bout de la queue, toujours aussi maigre. La ruse réussit longtemps, mais à la fin, l'ogre perdit patience. Un soir, il se fâcha, ouvrit la porte, saisit Jeannot par l'oreille, le traîna à la lumière.
- Hé, hé, gronda-t-il. Je me doutais bien de la tromperie. Te voilà dodu à souhait, garçon : demain, je te mange ! Jeannot pleurait dans sa cave, enfermé à double tour, voyant sa dernière heure approcher, il pleurait sans pouvoir s'arrêter, désespéré, sans courage...
Mais soudain, au milieu de la nuit il entendit une clé tourner dans la serrure ; la porte s'ouvrit, il vit une ombre, devina sa soeur.
- Chut, murmura Jeannette. On va se sauver. Viens.
Devant la maison, le cheval blanc attendait, attelé à une petite charrette. Ils grimpèrent tous les deux dans le véhicule et la fillette souffla :
- Hue !
Hélas, tous les bruits de la fuite, pourtant faibles, avaient réveillé l'ogre. Il se leva, enfila sa culotte, et se précipite dehors juste à temps pour voir l'attelage des enfants disparaître à l'horizon. Poussant un cri de rage, il se lança à sa poursuite.
Le cheval courait vite, mais l'ogre aussi. C’était l'aube, des bergers sortaient leurs troupeaux.L'ogre leur demanda :
- Avez-vous vu passer deux enfants sur une charrette ?
Ils avaient bien vu, mais ne le dirent pas. L'ogre reprit sa course en leur montrant le poing :
- Je m'occuperai de vous, vous ne perdez rien pour attendre !
Un peu plus tard, il hurla de joie en arrivant près de la rivière. Les enfants venaient de la traverser, il les voyait, tout proches, presque à portée de la main. Il se précipita. Au bord de l'eau, des lavandières lavaient leur linge. Elles lui crièrent :
- Monsieur, monsieur, ne passez pas à gué, vous allez vous mouiller jusqu'au cou : prenez plutôt la passerelle.
La passerelle était faite de cheveux tressés, les propres cheveux des lavandières. Quand l'ogre atteignit le milieu du pont, les laveuses sortirent de grands ciseaux de leurs poches.
La passerelle coupée, l'ogre tomba dans l'eau profonde et s’y noya. Quant à Jeannette et à Jeannot, ils continuèrent leur course pour arriver jusqu'à une terre d'asile où ils purent vivre en paix. Et le conte s'arrête là, au bout du pré.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Loup, la Chèvre et ses Chevreaux.


C'est dans les bois de La Vayssière, près de Saint-Jean, département du Cantal, que vivaient jadis le loup, la chèvre et ses trois chevreaux.

Or donc, chevrette et ses petits chevreaux vivaient tranquilles dans le bois où ils occupaient une solide maisonnette qui les mettait à l'abri des méchants.
Maman chevrette vaquait à ses occupations du matin au soir, surtout préoccupée de ramener aux enfants de l'herbe et des feuilles bien fraîches. Mais voilà qu'un jour, elle glisse sur un rocher, tombe et se casse la jambe !
Oh, quelle douleur... Chevrette sur trois pattes, se traîne jusqu'à la maison. Les enfants pleurent.
- Calmez-vous, mes petits, ce ne sera rien. Il faut absolument que j'aille à Saint-Jean voir le docteur qui va me guérir.
- Oui, maman.
- Restez sages en m'attendant. Vous avez du foin dans la grange, du miel et de l'eau en suffisance. Surtout n'ouvrez à personne si l'on frappe à la Porte. Quand je reviendrai, je chanterai une chanson pour que vous puissiez me reconnaître.
- Oui, maman.
- Je chanterai :
« Ouvrez à petite maman
Qui est reine de Saint-Jean
Sa patte bien raccommodée
Avec du fil d'argent doré. »

- Oui, maman. Au revoir, maman. Guéris vite !
Clopin-clopant, chevrette s'en va vers la ville. Elle ne se sent pas tranquille, et elle le serait encore moins si elle savait que le loup avait entendu sa chanson, caché sous la fenêtre de la maisonnette...
Lorsque la chèvre disparaît à l'horizon, le loup se pourlèche les babines, se glisse vers la maison des chevreaux sans attendre, frappe à la porte. Il chante :
« Ouvrez à petite maman... »
Les trois chevreaux entendent ; ils sont surpris que leur mère revienne si vite, mais surtout par le son de sa voix.
- Tu n'es pas notre maman ! crie l'un des chevreaux, maman a la voix bien plus douce.
- Mais non !
- Mais si !
Le loup insiste, puis s'en va, tout penaud, voyant qu'on ne lui ouvre pas. Il rencontre le renard, à qui il raconte sa mésaventure.
- Il faut te faire aplatir la langue, conseille le renard. Ainsi ta voix sera moins grosse.
- Si tu le crois, soupire le loup... Aide-moi, s'il te plaît.
Le loup tire la langue, la pose sur une pierre plate. Renard attrape une autre pierre et frappe dessus d'un grand coup.
Le loup hurle de douleur, se sauve sans même penser à dire merci à son compagnon. Dans le bois, il va tremper un bon moment sa langue dans l'eau froide du ruisseau.
Une fois sa douleur calmée, il retourne à la maisonnette de la chèvre, frappe à nouveau à la porte, et chante :
« Ouvrez à petite maman,
Qui est revenue de Saint-Jean... »

Les chevreaux, en l'entendant, hésitent, se consultent :
- C'est maman chevrette !
- Mais non, écoutez bien, les frères : sa voix n'est pas la même !
- Elle est moins grosse que celle de tout à l'heure, pourtant.
- Ce n'est pas maman, je vous dis ! C'est peut-être le loup...
Les trois chevreaux, apeurés n'ouvrent pas cette fois non plus. Le loup n'a plus qu'à s'en aller.
Dans la forêt, il rage et réfléchit des journées durant. D'un côté, il rêve de croquer les trois chevreaux bien tendres ; d'un autre côté, il a peur de se faire encore aplatir la langue. Mais quelle autre solution trouver ?
Le loup va donc chez le forgeron du village, explique ce qu'il attend de lui.
- Installe-toi, dit l'homme.
En tremblant, le loup étale sa langue sur l'enclume, le forgeron lève son lourd marteau, frappe de toutes ses forces.
Le loup hurle si haut cette fois, que tout le village en tremble. Il doit rester longtemps la tête dans l'eau courante du bois pour que son mal se dissipe un peu. Ensuite, il court vers la maisonnette de madame Chevrette.
« Ouvrez à petite maman,
chante-t-il d'une voix devenue douce.
Qui est revenue de Saint-Jean.
Sa patte bien raccommodée.
Avec un fil d’argent doré. «
Les chevreaux crient de joie :
- Maman est de retour !
- Tire vite le verrou, toi.
- C'est ce que je suis en train de faire.
La porte s'ouvre, le loup gronde, s'élance !
Les trois chevreaux n'ont que le temps de se cacher n'importe où, le premier dans la huche à pain, le deuxième sous le lit, le troisième dans la boîte de la grosse horloge, tous les trois morts de peur.
Le loup s'en moque, il prend tout son temps maintenant, il sait qu'il va les attraper sans peine, les manger l'un après l'autre. Ah, non, il ne regrette plus de s'être fait aplatir la langue. Bon, assez attendu...
Le loup regarde d'un oeil gourmand le petit chevreau blotti sous le lit. C'est par lui qu'il va commencer son repas. Il approche, avance, la gueule ouverte, saisit le chevreau par la queue.
Soudain, un grand coup le renverse.
Chevrette est revenue de Saint-Jean, guérie ! Elle a vu ses enfants en danger, elle attaque le loup, à grands coups de cornes !
- Attrape ! Attrape encore !
Le loup dégringole à terre, la chèvre frappe et frappe sans répit. Elle frappe tant que le loup s'enfuit. Dans son désarroi, il s'engouffre dans la cheminée où il s'écorche, grimpe sur le toit, saute dans le jardin, se précipite à l'abri des grands arbres. Non, il n'est pas prêt de revenir !
Maman chevrette serre ses enfants sur son coeur, tout heureuse, et console celui qui était caché sous le lit, et à qui le loup a avalé le bout de la queue.