L'homme de Pierre
Regardez-le, pétrifié dans le rocher de la montagne, près de Salers,
entre le puy Granizier et la crête de Chavaroche...
Il était une fois, au bord d’un pré, une bergère nommée Viviane la blonde, et un bouvier du nom
d'Yvain le brun. Ces deux-là s'aimaient d'amour tendre, et si grand et si beau, qu'on le citait en
exemple dans toute la contrée, comme ailleurs on parle de Tristan et d'Iseult, ou d'Héloïse et
d'Abélard...
Ce soir-là, il y avait fête au bord de la rivière, festin et danse ; la première bourrée, lancée par les
cabrettaires (joueur de cabrette, ou de cornemuse) et les joueurs de vielle, fut « virée » par
les deux amants, qu'accompagnaient les cris joyeux de l'assistance, les claquements de mains et de
sabots...
La joie régnait dans les coeurs, car on célébrait les fiançailles de Viviane et d'Yvain. Quand la
danse cessa, les jeunes filles entourèrent en riant la bergère, et le jeune bouvier s'écarta un peu des
feux pour savourer un instant son bonheur. Soudain, levant la tête, il aperçut Viviane qui l'appelait.
Étonné de la voir là, il avança pourtant vers elle, qui lui prit la main et l'entraîna sans rien
dire.
Il la suivit, son étonnement ne faisait que grandir, car sa fiancée lui paraissait en ce moment, à la
fois semblable et différente des autres jours, peut-être plus belle encore, mais avec, au fond des
yeux, un regard trouble, comme irréel.
Bien sûr, la main qui serrait la sienne n'était pas celle de Viviane, en train d'écouter en rougissant
les plaisanteries des autres bergères ; non, cette main appartenait à une fade, la reine des fées de la
montagne, amoureuse de lui depuis longtemps déjà, et qui voulait le prendre ce soir même. Yvain ne se
doutait de rien, marchait toujours. Le couple arriva au seuil d'une caverne, pénétra à l'intérieur.
Yvain s'arrêta, saisi : la caverne était un palais illuminé, où les pierres des murs brillaient comme
des diamants ; çà et là se dressaient des tables couvertes de victuailles et des meubles précieux ; au
sol s'étalaient des tapis, des fourrures... Devant leur reine, des fées-servantes s'inclinaient, prêtes
à la servir.
- Où suis-je ? demanda Yvain.
- Bois d'abord, dit la fade.
Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, le bouvier saisit une coupe tendue et la porta à ses lèvres.
La coupe contenait un philtre d'amour, la tête lui tourna, ses yeux s'élargirent.
- Viens, dit la reine des fées en souriant.
Elle l'entraîna sur un divan profond, le fit manger et boire des mets délicieux, des boissons exquises.
Yvain ne savait plus ni où il était ni ce qu'il faisait. La fée lui demanda alors :
- Aimes-tu toujours Viviane ?
- Je n'aime que toi, répondit le bouvier. Qui est cette Viviane dont tu parles ?
La fade le regarda d'un air satisfait.
- Voilà qui est bien, dit-elle. Suis-moi maintenant. Assez mangé et assez bu, nous allons célébrer
nos noces sur la cime du puy Chavaroche.
À nouveau elle l'entraîna, joyeuse de sa facile victoire. L'air frais de la nuit d'automne saisit
Yvain. Il tressaillit, s’arrêta, respira à pleins poumons, prit sa tête entre ses mains. Mais la
fée le pressa :
- Dépêche-toi, dit-elle. Regarde comme je suis belle. Suis-moi.
Ébloui, il reprit sa marche. Mais, tout en escaladant le puy, il sentait la raison lui revenir peu à
peu. Il murmura :
« Viviane... », la fée ne l'entendit pas...
Ils arrivèrent au sommet du mont. Le ciel d'automne brillait de toutes ses étoiles. Au loin, très
loin, un chien aboyait, comme une plainte et un appel. Yvain reconnut, il l'aurait reconnu entre
mille, la voix de son propre chien : on devait le chercher maintenant ; l'image de Viviane traversa son
esprit, il revit la fête, la bourrée dansée au bord de l'Aspre, sa douce amie et son tendre
regard...
- M'aimes-tu toujours ? demanda la reine des fées.
Elle tournait vers lui un visage radieux et attirant.
- J'aime Viviane ! cria le bouvier.
En un instant, les traits de la fée furent ravagés par la haine. Sa voix furieuse siffla :
- Prends garde, Yvain ! Ne repousse pas mon amour.
- Je ne crains pas tes menaces, la fade ! J'aime Viviane, seulement Viviane, et je l'aimerai toujours,
quoi qu'il arrive !
- Malheur ! cria la reine des fées...
Là-bas, dans la vallée, les paysans cherchaient Yvain, portant des torches.
Viviane pleurait, soutenue par ses compagnes, mais marchait avec vaillance, guidée par Labri, le chien
du bouvier.
Soudain, ils entendirent vers les sommets, comme des coups de tonnerre immenses. Le puy Granizier parut
chanceler, une crevasse se creusa à sa base, un torrent de feu en jaillit. Et puis, il y eut une
deuxième secousse, ébranlant le Grand Chavaroche...
Viviane criait, les bras tendus vers les sommets...
C'est seulement au matin, le calme revenu, que les paysans reprirent leurs recherches. Tandis qu'ils
montaient, le soleil éclairait un nouveau paysage, la montagne transformée, différente...
À un moment donné, le chien Labri s'arrêta et se mit à hurler. Ils levèrent les yeux, et aperçurent
sur la paroi rocheuse une silhouette de pierre figée pour l'éternité : Yvain, qui préféra mourir plutôt
que de trahir Viviane.
Comme quoi, mais on le savait déjà, la curiosité est un vilain
défaut.
Il était une fois dans la forêt, un couple de charbonniers, le mari et la femme, malheureux comme
peuvent l'être des charbonniers lorsque partout les récoltes sont mauvaises, et que personne ne
s'intéresse plus au charbon de bois.
C'était donc la misère, le pain qui manquait.
- Ah, se lamentait le charbonnier...
- Tout ça, disait la charbonnière (qui parlait davantage que son mari), tout ça, c'est de la faute de
notre mère à tous, Ève ; nous serions encore au paradis si elle n'avait pas été si curieuse. Maudite
pomme ! J'ai faim.
- Ah, soupirait toujours le charbonnier.
Mais voilà qu'un matin, on frappa à la porte de leur pauvre cabane. Et le roi entra, oui, le roi en
personne.
- Bonjour charbonniers, j'ai appris votre malheur, suivez-moi !
Le couple s'empressa. Le roi les fit monter tous deux dans son carrosse, fouette cocher, et bientôt la
voiture s'arrêta devant le palais royal.
- Venez...
Au château, les charbonniers furent lavés aux étuves, revêtus de beaux habits. Aussitôt après, les
domestiques les amenèrent dans la salle à manger, où une table couverte les attendait. Là, ils
ouvrirent de grands yeux et leurs bouches se mirent à saliver. Il ne manquait rien sur cette table
immense, ni les pâtés odorants, ni les poissons en sauce, ni les gibiers, ni les viandes succulentes...
Sans parler des fruits choisis, des pâtisseries, des vins capiteux.
- Mangez, dit le roi, mangez à votre guise, tout ceci est pour vous. Et la table sera toujours garnie
de cette façon tout le temps que vous passerez ici... Une recommandation cependant : n'ouvrez jamais
cette soupière d'or que vous voyez là. Autrement, le malheur s'abattra sur vous !
Ils jurèrent, pressés de se jeter sur cette nourriture attirante.
- Jamais nous ne toucherons cette soupière, promit le charbonnier.
- Quant à moi, fit la charbonnière, je ne sais même pas que cette soupière existe, et je ne veux pas le
savoir...
Le roi s'en alla sans rien dire.
Commencèrent alors des jours de grand bonheur. Le couple se levait tard, commençait à manger, se
promenait, assistait à des fêtes organisées pour lui, mangeait encore avant de se remettre au lit. Et
ainsi de suite.
Les jours passaient les uns après les autres. Le charbonnier et la charbonnière grossissaient à vue
d’oeil. Ils mangeaient toujours beaucoup, mais plus lentement qu'au début, et la charbonnière regardait
de plus en plus cette soupière d'or trônant au milieu de la table.
- Je me demande bien pourquoi le roi ne veut pas qu'on v touche !
- Il ne veut pas, c'est tout.
- D'accord, d'accord...
La charbonnière se taisait, mais sa curiosité n'en grandissait pas moins. Elle lui donnait maintenant
des aigreurs d'estomac, et l'empêchait de dormir la nuit :
- Mais enfin, ce n'est qu'une soupière, que peut-elle avoir de si extraordinaire !
Elle résista longtemps, surtout à cause de son mari. À la fin, elle n'y tint plus :
- Je vais juste l'entrouvrir.
- Ne fais pas cela, malheureuse !
- Tais-toi, tu n'es qu'un peureux et un sot !
La charbonnière repoussa son époux, se pencha sur la table, saisit l'ustensile interdit. Le couvercle à
peine soulevé, une souris en jaillit, et fila jusqu'à terre.
Juste à ce moment, tandis que la charbonnière criait de surprise, le roi entra. Ses sourcils se
froncèrent. Lui aussi cria, appelant sa garde.
- Tu m'as désobéi, vous serez punis tous les deux !
Malgré supplications et larmes, les charbonniers furent dépouillés de leurs beaux habits et retrouvèrent
leurs haillons d'autrefois. Une charrette les ramena au coeur de la forêt, à la porte de leur masure.
Les soldats les abandonnèrent là et s'en furent.
Lorsque le couple finit ses lamentations, le charbonnier releva la tête :
- Tu vois, dit-il à sa femme. Il ne faut pas se moquer de nos aïeux, Adam et Eve, nous faisons
exactement comme eux.
Ce conte d’Aurillac est surtout connu sous le nom de Touéno Bouéno,
c'est-à-dire : Le Bon Antoine, un titre moins osé que Cornatiou, qui se traduit par Corne-cul, en
français.
Il existe de ce conte de très nombreuses versions, et pas seulement en Auvergne.
Antoine avait une quinzaine d'années, et ne semblait pas très malin au premier abord. Sa mère
l'appelait même : le bon Antoine, bon voulant dire simple... Elle répétait sans cesse en soupirant :
- Antoine, il n'attrapera jamais un loup par la queue, lui...
Mais voilà qu'un jour, Antoine s'endormit en haut d'un arbre, couché sur une branche fourchue. Sa
sieste terminée, il ouvrit les yeux, et aperçut un loup. Il n'eut qu'à baisser le bras pour attraper
l'animal par la queue, et le ramener ainsi à la maison.
Une qui fut étonnée, c'est sa mère.
- Que faire de cette bête ? se demanda-t-elle.
Elle réfléchit et trouva une idée :
- Notre gros bélier est mort. Je m'en vais coudre sa peau sur le loup, et Antoine ira le vendre à la
foire.
Ainsi fut fait. À la foire, Antoine vendit le loup un bon prix à trois frères, de riches paysans,
possédant chacun des troupeaux et des terres.
En trois nuits, le loup-bélier dévora les trois troupeaux des trois frères ! Stupeur de ces derniers en
découvrant leur malheur !
- Ça ne va pas se passer comme ça, grondèrent-ils.
Le jour même, Antoine vit arriver sur le chemin de sa maison, les trois hommes, furieux, armés de lourds
bâtons. Il dit alors à sa mère :
- Couche-toi par terre, vite, et fais semblant d'être morte. Tu ne te lèveras que lorsque je donnerai
un coup de sifflet.
La mère s'allongea aussitôt dans sa cuisine, les bras ballants. Les trois frères entrèrent, prêts à
gronder et à frapper.
Le spectacle les surprit : Antoine, un sifflet à la main, tournait autour d'une femme au sol qui
semblait sans vie, la bouche entrouverte.
- Que fais-tu là ?
- Rien, rien, attendez, je m'occupe de vous tout de suite. Juste le temps de ressusciter ma mère.
- Comment ? Elle est morte... La ressusciter ?
- C'est tout simple, vous allez voir. Grâce à ce sifflet magique.
Antoine siffla un bon coup, et sa mère fit semblant de revenir à la vie. Les frères en restèrent muets
de saisissement. Ensuite, l'aîné prit la parole :
- Nous étions venus nous venger, dit-il, mais maintenant nous sommes prêts à oublier ta tromperie et
nos troupeaux égorgés, en échange de ton sifflet magique.
- Tu auras même cent sous par-dessus le marché, ajouta le deuxième frère.
Antoine fit semblant d'hésiter, puis accepta le marché. Les trois paysans s'en allèrent, bien contents,
car ils avaient tous les trois la même idée en tête : donner une leçon à leurs trois épouses, des femmes
mauvaises, acariâtres, qui les empêchaient de boire un bon coup lorsqu'ils en avaient envie...
Ils rassemblèrent leurs épouses, saisirent de grands couteaux. Les pauvres femmes pleuraient,
gémissaient, suppliaient qu'on les épargne. Mais les paysans ne les épargnèrent pas, sûrs de les
ressusciter.
Ça, ce fut une autre affaire. Ils eurent beau siffler dans le sifflet magique, chacun leur tour, de
toutes les façons, leurs épouses, il n’y eut rien d'autre à faire que de les enterrer. Elles étaient
mortes, et bien mortes ! Qu'on juge de leur rage. À nouveau, ils se précipitèrent vers la maison
d’Antoine ; ne lui laissant même pas le temps, cette fois, d'ouvrir la bouche, ils l'attrapèrent, le
fourrèrent dans un sac, mirent le sac sur le dos d'un âne, et en route pour la rivière afin de le
noyer !
Par bonheur, la route était longue. Les trois frères eurent soif et s'arrêtèrent vider une bouteille à
l'auberge.
Pendant ce temps, Antoine se débattait dans son sac, aux noeuds bien serrés. Il réussit à dégager sa
tête, juste au moment où passait sur le chemin un gros marchand menant son troupeau de moutons.
- Que fais-tu dans ce sac ? demanda le marchand.
- Ne m'en parlez pas, répondit Antoine d'une voix chagrine. Une malheureuse histoire.
- Dis-la pour voir.
- Si vous y tenez.
Et Antoine raconta qu'il avait été attrapé par ordre du roi, lequel voulait en faire un évêque.
- Et je ne veux pas être évêque, déclara-t-il avec force. Passer mes journées à manger et à boire,
être revêtu sans cesse de riches habits, assis à côté du roi, entouré de domestiques...
- Voilà qui me plairait, à moi, dit le marchand de moutons plein d'envie.
Au lieu de perdre mon temps à rassembler des bêtes, sans cesse à courir de droite et de gauche.
- Écoutez, monsieur, si cela vous fait plaisir, on peut changer de situation.
- Vrai ?
- Topez-là !
Le marchand se dépêcha de délivrer Antoine, et de prendre sa place dans le sac sur le dos de l'âne.
- Rentrez votre tête, conseilla le garçon, sinon, les soldats qui sont à l'auberge pourraient
s'apercevoir de l'échange.
Le marchand obéit, et le garçon s'en fut tranquillement, poussant son nouveau troupeau devant lui.
Son arrivée au village fit grand bruit. Chacun s’émerveilla de le voir devenu riche. La nouvelle
parvint dès le lendemain aux oreilles des trois frères, qui le croyaient noyé.
Ils accoururent aussitôt. Antoine gardait ses moutons, assis à l'ombre...
- Ça alors ! s'exclamèrent les frères en choeur. Tu n'es pas au fond de la rivière ?
- J'y étais hier, répondit le garçon, et je vous remercie. Je suis tombé là-bas juste à l'heure du
marché aux moutons, et on m'en a donné gratis tout un troupeau.
- Ce n'est pas vrai ! Gratis ?
- Eh oui, c'est l'habitude là-bas. Comment aurais-je payé autrement toutes ces bêtes que vous voyez
là ?
- C'est ma foi vrai...
- Remarquez, j'aurais préféré être noyé aujourd'hui, c'est le jour de la foire aux chevaux.
- Aujourd'hui ? Des chevaux ? Gratis ?
Les frères, avares au plus haut point, tremblaient de jalousie et de convoitise. Ils se consultèrent du
regard et se jetèrent sur Antoine.
- Tu vas nous accompagner à la rivière tout de suite.
Le garçon dut les suivre. Les frères se logèrent eux-mêmes dans des sacs avant d'ordonner :
- Jette-nous.
Antoine les jeta à l'eau l'un après l'autre, et on ne sait pas ce qu'ils sont devenus.
Quant à savoir aussi pourquoi ce conte s'appelle « Corne-cul », 1à non plus je ne saurais répondre.
Sauf pour deux d'entre eux, les contes qui suivent ne sont pas situés
géographiquement. On les disait par toute l'Auvergne.
LES VOLEURS DE NOIX
Deux voleurs de noix se réfugient dans un cimetière afin de partager leur butin. Ils font assez de
bruit pour que le sacristain les entende depuis le presbytère, et décide d'aller voir ce qui se
passe.
C'est la nuit ; le sacristain aperçoit parmi les tombes deux silhouettes qui lui semblent effroyables.
Elles ont l'air de compter, et l'homme les entend dire :
- Une pour toi, une pour moi, une pour toi, une pour moi...
Effrayé, le sacristain s'enfuit, va trouver le curé, tremble en lui confiant la chose sa façon :
- J'ai vu le bon Dieu et le diable, tous les deux au cimetière. Je vous l'assure : ils étaient en train
de se partager les âmes des morts.
Le curé lève les bras au ciel, mais l'autre insiste tant qu'il finit par le suivre. Ils approchent tous
deux doucement du triste lieu où l'on enterre les humains, mais n'en franchissent pas l'entrée, se
contentent de prêter l'oreille.
À ce moment, les voleurs ont fini de compter les noix de deux sacs disposés devant eux. Et l'un d'entre
eux demande à son compagnon :
- Va chercher les deux autres qui sont derrière le mur.
Croyant qu'on parle d'eux, le curé et le sacristain s'enfuient, épouvantés. Ils courent encore.
LES ENFANTS DES LIMBES
Avant la levée du jour, un vigneron s'en va travailler à sa vigne. Soudain, dans la semi-clarté qui
baigne la campagne, il voit autour de lui de tout jeunes enfants, pâles, vêtus de blanc, qui se pressent
et chantent d'une petite voix triste :
« Ce n'est pas le tien, c'est le mien.
Ce n'est pas le tien, c'est mon parrain... »
Le vigneron ouvre de grands eux, mais comprend vite. Il se penche vers le ruisseau, prend de l'eau dans
ses mains, en asperge tous les enfants, criant en même temps des paroles de baptême qui lui reviennent
en mémoire.
Les enfants sourient, transfigurés, et s’éloignent, heureux, criant de grands mercis à l'homme qui les
regarde disparaître...
Ce sont les enfants morts avant le baptême, sortis des limbes, errant sur la terre, dans l'attente d'une
âme charitable qui les baptise et leur permette ainsi d'atteindre le paradis.
TROIS FILS ADROITS
Ne pouvant les nourrir, un père envoie ses trois garçons gagner leur vie dans le vaste monde. Les
années passent, et les enfants reviennent. Ils reviennent tous trois le même jour, vaillants,
contents... Le père est plein de joie de les revoir.
- Pour fêter votre retour, leur dit-il, je vais vous faire une omelette.
- Laisse, dit l'aîné des fils. Je suis cuisinier, c'est moi qui ferai l'omelette. Toi, mon père, reste
devant la porte de la maison, une grande assiette à la main.
Le garçon fait cuire ses oeufs dans la poêle... Au moment où l'omelette est à point, il donne un petit
coup sur le manche de son ustensile. L'omelette s'envole comme une crêpe, passe dans le conduit de la
cheminée et retombe devant la maison, dans l'assiette du père. Celui-ci s’émerveille de tant d'adresse.
Mais voilà que passe un cavalier sur le chemin. L'homme demande :
- Mon cheval est déferré ; qui pourrait m'aider à lui remettre un fer ?
- Moi, dit le deuxième fils. Je suis forgeron. Reculez un peu, s'il vous plaît, et puis, lancez votre
cheval au galop devant moi.
Le cavalier, quoique étonné, obéit. Et le deuxième fils, vif comme l'éclair, ferre le cheval au
passage, sans même qu'il ne s'arrête. Le père s'émerveille à nouveau. Alors, éclate un orage. Ce
sont des grêlons qui commencent à tomber à verse. Le plus jeune fils sourit :
- À mon tour de vous montrer ce que je sais faire, dit-il.
Il attrape un bâton, s'élance, frappe les grêlons, si vite et si fort qu'aucun d'entre eux n'arrive plus
à toucher terre ! Et le père pleure de joie d'avoir trois fils devenus si adroits...
LE PONT DE LA CHICANE
Autant prévenir tout de suite, cette histoire ne plaira pas à tous. Et c'est bien compréhensible,
vous allez voir pourquoi.
Au village d'Ardes-sur-Couze, dans le Puy-de-Dôme, on décida un jour de construire un pont sur la
rivière, pour aller sans peine à Saint-Alyre-ès-Montagne, où se trouve une bien vénérable église.
Le pont fut donc construit, en pierre, d'une seule arche, très étroit, et arqué au point qu'en
l'empruntant d'un côté, on ne voyait pas si quelqu'un venait de l'autre.
C'est pourquoi, dès le premier jour, deux grosses chèvres se trouvèrent face à face. Aucune d'elles ne
voulant céder sa place, elles en vinrent à se battre pour passer, et à tomber finalement toutes les deux
dans l'eau.
Le lendemain, ce fut le tour de deux ânesses. Même refus de priorité, même bataille, et même chute
commune dans la rivière.
Dans ces conditions, on décida d'interdire le pont aux animaux.
Mais le troisième jour, deux paysannes des environs vinrent aussi à se rencontrer, nez contre nez.
Elles ne firent pas mieux que les chèvres et les ânesses, leur querelle se termina dans la Couze... On
en fit un proverbe : « Une chèvre, une ânesse, une femme, c'est du pareil au même ».
Je vous le disais bien qu'il y aurait des mécontents à la lecture de cette histoire !
LA COMTESSE BRAYÈRE
Dans son grand château tout noir, perché sur un sommet, vivait jadis la comtesse Brayère, avec des
domestiques et des gardes. La dame adorait les enfants,... à la broche, au four, en fricassée. Oui,
c'était une ogresse.
Elle en mangeait tous les jours, si bien que ses soldats n’arrivaient plus à fournir le cuisinier. Des
enfants, on n'en trouvait plus guère dans la contrée, déjà dévorés, ou enfuis avec leur famille. La
comtesse se désolait, elle avait toujours faim. Le cuisinier était marié. Il possédait un fils, un
tout-petit, que sa femme cachait avec soin. Hélas, un jour, l'enfant s'échappa, déboula dans le
corridor, juste au moment où la comtesse passait.
La dame s'exclama, les domestiques attrapèrent l'enfant, qu'ils conduisirent aux cuisines.
- Fils ou pas, déclara la comtesse, je le mangerai ce soir même. Préparez-le à votre guise.
Le cuisinier était blanc comme neige, sa femme pleurait... La dame s'en alla, et l'heure vint où il
fallut s'occuper de son repas. Cuisinier ou pas, un père est un père. Et le père ne put se résoudre à
tuer son enfant. À la place, il fit cuire un morceau de veau, si bien préparé, si bien farci, agrémenté
d'une sauce si fine, que la comtesse se régala comme jamais.
À la fin du repas, cependant, comme la noble dame félicitait son cuisinier, celui-ci ne put se retenir,
il tomba à genoux, avoua sa faute.
D'abord interdite, la dame éclata de rire, peut-être pour cacher une gêne qu'elle éprouvait pour la
première fois. Toujours est-il, d'après ce qu'on dit, qu'elle cessa de manger les enfants, à compter de
ce jour, et se dévoua aux pauvres et aux déshérités. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de
rien.
(Conte du canton de Maringues, en Limagne)
Ceci n'est qu'un conte ; faites attention pourtant, si vous passez
la nuit dans le bois de Font-Sainte, près du village de Laquérie, commune de Saint-Amandin, non loin de
Condat...
- N'y va pas, dit la femme du sabotier.
- Faut pourtant, lui répondit son mari, Michel. La Catou, elle n'est pas bien du tout. On dirait
qu'elle n'a plus sa tête à elle.
Il s'enveloppa de son manteau, vérifia si son couteau était dans sa poche, puis ouvrit la porte.
Dehors, la nuit couvrait la campagne d'une chape noire ; on distinguait mal la haie, ou les arbres,
seulement des masses sombres.
- Ne t'inquiète pas.
Michel attrapa le chemin et s'en fut, en direction de Condat, en quête du médecin pour la voisine
malade. Au début, il ne s'en fit pas trop. C'est seulement en arrivant dans le bois qu'il sentit un
certain malaise s'infiltrer en lui... En effet, le bois de Font-Sainte était réputé comme étant le
domaine de monsieur Ropotou, le diable. Il vivait là, en compagnie de diablesses, de sorcières, de
fantômes, de loups-garous, et d'autres suppôts de l'enfer. Bien des légendes couraient à ce sujet.
Ainsi, on disait que tous les premiers vendredis du mois, se tenait dans le bois le marché aux âmes. Il
fallait s'y rendre avec une poule noire, et le diable apparaissait, déguisé en gentilhomme.
- Combien voulez-vous pour cette poule ? demandait-il.
On discutait, on marchandait, et on finissait par se mettre d'accord. Le lendemain, on revenait au
bois, un carrosse vous attendait pour vous mener au château diabolique, signer le pacte officiel...
Toujours d'après les ouï-dire, ces pactes-là pouvaient comporter des clauses bien particulières...
Le sabotier marchait toujours en se rappelant toutes ces choses. Et c'est en arrivant au carrefour des
Quatre-Chemins que le loup-garou lui apparut sous la lune, noir, difforme, effrayant avec ses yeux
brillants et ses longues dents pointues.
Michel s'arrêta net. Une voix caverneuse se fit entendre :
- Je veux ton âme pour mon maître...
- Pas question répliqua le sabotier.
- Prends garde !
La main du sabotier se crispa sur son couteau. Il savait que les loups-garous sont insensibles aux
balles de fusil, comme à la morsure des chiens, mais, en revanche, si une lame d'arme blanche arrivait à
trouer leur peau, ils redevenaient aussitôt un homme et une femme.
Le loup-garou gronda sauvagement, et bondit vers lui pour le prendre à la gorge. Michel fut le plus
rapide : son bras se détendit, son couteau frappa la bête. Le grondement se termina en plainte. Le
loup-garou tomba à terre, prenant en même temps forme humaine.
Avec un grand étonnement, le sabotier reconnut un voisin, maître Garaud, le meunier, allongé, pitoyable,
l'épaule ensanglantée...
- Tu as fait de la mauvaise ouvrage, gémit le meunier en grimaçant, me voilà dans de beaux draps
maintenant.
Le sabotier haussa les épaules. L'autre raconta son histoire : neuf années auparavant, son commerce
marchant mal, il avait signé un pacte avec monsieur Ropotou. En échange d’une belle somme, il était
chargé de trouver des âmes pour le diable. L’affaire marchait bien, les pratiques ne manquaient pas :
- Tiens, hier encore j'ai réussi à convaincre la Catou...
- Ça alors ! Voilà pourquoi la pauvrette est toute retournée.
- On s'habitue, ne t'inquiète pas pour elle... Je te disais donc, Michel, qu'il ne me restait qu'un an
pour arriver au bout de mon contrat, mais voilà que tu as tout gâché, et demain je serai obligé de
livrer ma propre fille au diable en compensation de mon échec de cette nuit, c'est écrit,
j'ai signé...
- Toinette ?
- Eh oui, je l'ai pourtant promise à José, le forgeron, un brave garçon.
- Attends, attends, meunier, on va essayer d'arranger tout ce gâchis.
- Ça ne sera point facile.
Le sabotier aida maître Garaud à se remettre sur pied, le soutint, et ils reprirent tous les deux le
chemin du village, sans plus s'occuper du médecin pour la Catou, que Michel comptait bien guérir d'une
autre façon.
Le lendemain, il y eut une grande discussion à l'église, entre le curé, son sacristain, José le
forgeron, et, bien entendu, Michel et le meunier. Toutes les dispositions furent prises, et toutes les
prières dites au préalable. La nuit venue, le meunier partit en direction du bois, pâle et mal à
l'aise, une lanterne à la main, suivi de sa fille Toinette. Derrière eux, marchaient les autres,
c’est-à-dire, le sabotier, le forgeron et le sacristain ; tous les trois se dissimulaient derrière les
taillis et les arbres...
Le groupe arriva ainsi aux Quatre-Chemins. Maître Garaud leva sa lampe, et maître Ropotou lui apparut
planté sur ses pieds fourchus au beau milieu du carrefour, vêtu de son habit de gentilhomme, un rictus
sardonique à la bouche.
- Hé, hé, fit le diable. C'est bien, tu m'amènes ta fille pour réparer ta maladresse, je ne perds pas
au change, mais c'était convenu. Viens, Toinette.
Le diable avança, tendant le bras, prêt à saisir la jeune fille et à l'attirer vers un gouffre profond,
tout proche.
Mais à ce moment, Michel et le forgeron, un rude gaillard, musclé, large d'épaules, bondirent sur le
démon, lui passèrent en un instant autour du cou une corde solide, tandis que le sacristain commençait à
l'asperger d'eau bénite, dont il avait emporté une ample provision.
Ropotou hurla, se tortilla, essaya en vain de se dépêtrer de sa cravate de chanvre. Les compères n'en
serraient que davantage, et Ropotou se tut bientôt, la langue pendante jusqu'au ventre.
- Démon, gronda le sabotier, il faut que tu annules ton pacte avec maître Garaud.
- Ja... jamais... de la vie... Ce qui... est écrit... est écrit...
- Serre encore, forgeron.
L'autre obéit, le diable eut un long gémissement, ou plutôt un râle.
- Alors, tu annules, oui ou non
- J'a... j'annule.
Ropotou ne pouvait faire autrement ; le curé avait préparé un acte en bonne et due forme, que le
meunier tira de sa blouse.
En vertu de ses clauses, non seulement le meunier était dégagé de ses obligations envers le démon, mais
encore, ce dernier rendait leurs âmes à toutes les malheureuses victimes du loup-garou Garaud, la Catou
comprise, bien entendu. Le diable signa, les autres lâchèrent la corde. Comme le sacristain continuait
à l'asperger d'eau bénite, le démon s'enfuit, ivre de colère.
Au village de Laquérie, on célébra bientôt le mariage de Toinette et de José, avec force coups de fusil
tirés en l'air lorsque les mariés sortirent de l'église, et on dansa joyeusement la bourrée au son des
vielles et des cabrettes.