Diane et Robert


Pierre d'Auvergne, le troubadour, racontait l'histoire de leurs amours voilà des centaines d'années Lui et bien d'autres ensuite.
Ecoutez, vous aussi, cette légende des monts Dore.

Là-haut sur la montagne, il était une forteresse où vivait un puissant seigneur, le baron de Cornadore, avec son fils Robert. Le château, bâti sur une des cimes les plus élevées des monts Dore, surplombait la Dordogne, et le hameau de Sainte-Croix-de-la-Quereilh, connu pour la beauté de ses bergères.
Et la plus belle de celles-ci était certainement Diane, la fille d'un bûcheron, qui s'en allait tous les jours conduire son troupeau au bord de la rivière.
Un matin de printemps, tandis qu'elle surveillait ses bêtes, Diane vit apparaître devant elle, un jeune inconnu modestement vêtu, un bâton à la main, qui semblait être un novice, un futur moine. Elle lui offrit de l'eau à boire, et ils échangèrent quelques paroles.
Le lendemain, il revint, s'attarda plus longuement. Peu à peu, il prit l'habitude de venir chaque jour... Ils conversaient de tout et de rien, contents d'être ensemble. Elle racontait la vie de son village, parlait de ses moutons et des bêtises de son chien...
Lui, il aimait surtout l'écouter, mais parfois, à son tour, il lui disait des choses qu'elle connaissait peu : comment on dresse un faucon pour la chasse, un cheval pour la guerre. Il disait aussi le nom des étoiles qu'on peut voir la nuit dans le ciel, et le nom des seigneurs de la province, qui vivaient dans leurs nids d'aigle sur les sommets inaccessibles...
Lorsque l'inconnu ne venait pas lui rendre visite, Diane se sentait triste la journée entière. Elle aurait voulu qu'il soit toujours près d'elle. Et de penser à cela lui faisait peur.
Un matin, lorsque l'homme arriva, elle remarqua tout de suite la pâleur de son visage. Elle eut froid au coeur sans savoir pourquoi.
- Il me faut vous parler, Diane, dit le jeune homme. Je me sens coupable. Depuis que nous nous connaissons, vous pensez que je suis un novice. Mais en vérité, mon nom est Robert, fils du baron de Cornadore...
La bergère frissonna, le noble reprit la parole :
- Hier soir, mon père m'a annoncé qu'il voulait que j'épouse Blanche de Rochevendeix dont les domaines s'étendent de l'autre côté de la montagne. Mais je n'aime que vous, Diane, et c'est vous que je veux épouser, si vous m'aimez. M'aimez-vous ?
La jeune fille pleurait ; elle regarda le visage ardent et résolu du garçon, elle ne put résister et se jeta dans ses bras, en guise de réponse. Plus tard, ils jurèrent de ne plus se quitter.
Dans la grande salle de sa forteresse, le baron de Cornadore écoutait son intendant lui faire part des dernières nouvelles du domaine.
- Nulle part, seigneur, on n'a vu de soldats anglais.
- Cela ne fait rien : que l'on continue tout de même à rassembler des provisions au château en cas de siège. Quoi encore. ?
- Rien de particulier, seigneur. Au hameau de Sainte-Croix, un paysan est mort. Ils ont cru là-bas que c'était la peste. Heureusement, non.
- Tant mieux.
- Et puis, une bergère, paraît-il, a quitté le village pour le couvent des soeurs-de-la-Miséricorde. Elle s'appelle Diane, la fille d'un bûcheron.
Le baron haussa les épaules : il y avait assez de bergères à Sainte-Croix, une de plus, une de moins. À ce moment, il y eut du bruit à la porte, et Robert de Cornadore parut, en vêtements poudreux et salis. Le baron se dressa, le visage heureux, les bras tendus :
- Te voilà enfin, mon fils !
Après les effusions, le baron fit asseoir Robert en face de lui, et lui demanda de raconter son voyage chez le comte de Rochevendeix.
- Tout est en ordre, père. Blanche sera là dans quinze jours et nous célébrerons les noces au château.
- Parfait ! Blanche te plaît-elle ? Je ne l'ai vue qu'une fois et...
Le baron se tut, juste à temps. Il allait dire que Blanche lui avait semblé assez commune d'aspect... Mais l'alliance avec le puissant comte, son père, primait sur toute autre considération. D'ailleurs, Robert ne faisait aucun commentaire là-dessus. Il expliquait seulement que le comte de Rochevendeix ne pourrait assister au mariage, car des routiers anglais rôdaient en nombre autour de ses terres.
- Parfait, parfait.. répétait le baron.
Six chevaliers choisis et une forte escorte conduisirent Blanche de Rochevendeix à la limite du domaine de Cornadore où l'attendaient Robert et d'autres chevaliers de sa suite. Le jeune seigneur mena la jeune fille jusqu'à une tente de toile dressée tout exprès dans un champ, pour qu'elle puisse se restaurer et se reposer un instant avant de reprendre la route. Une écharpe couvrait à moitié son visage.
L'escorte des gens de Rochevendeix prit congé, et Robert attendit sa future épouse. Elle le rejoignit bientôt, pour repartir vers sa nouvelle demeure, la forteresse des Cornadore.
Le baron attendait la fiancée avec impatience. Il la trouva plus belle qu'il ne croyait et s'en réjouit. En tout cas, elle semblait douce, aimable, Robert en paraissait amoureux fou, tout allait pour le mieux.
Le mariage eut lieu dans la chapelle du château, en présence des nobles de la région. Les nouveaux mariés s'installèrent pour être tranquilles dans un castelet, servant de pavillon de chasse, isolé au milieu d'une forêt de sapins, mais assez proche tout de même de la forteresse.
Pendant ce temps, des troupes de soldats anglais entreprirent le siège du château de Rochevendeix. Le baron apprit la nouvelle et envoya aussitôt de l'aide à son allié. Il s'étonna de voir Blanche assez peu affectée par les ennuis de son père. Mais Blanche se montrait si affectueuse, si prévenante à son égard qu'il se tut.
Le temps passa, et bientôt Robert annonça que Blanche attendait un enfant. L'enfant naquit, un garçon ; la descendance des Cornadore était assurée, la joie du baron fut à son comble.
Comme un bonheur ne vient jamais seul, un émissaire arriva ce même jour au château, annonçant que le comte de Rochevendeix venait de remporter sur ses agresseurs anglais une victoire décisive ; l'ennemi était en déroute, et à tel point que le comte pouvait à présent quitter ses terres et qu'il allait bientôt rendre visite à son allié le baron, à sa fille chérie et à son gendre...
Le baron résolut de ne rien annoncer d'avance aux enfants, voulant leur laisser la surprise.
Il attendit donc l'arrivée du comte, qu'il reçut comme un frère.
Malgré l'heure avancée de la journée, les deux nobles résolurent d'aller sans attendre voir leurs enfants. Le comte surtout brûlait d'impatience : non seulement il allait retrouver sa fille, mais aussi embrasser son petit-fils pour la première fois.
Les seigneurs montèrent à cheval, et partirent au grand galop, seuls, à travers la campagne.
Pour arriver au pavillon de chasse, il fallait traverser un pont dressé au-dessus d'un fort ruisseau. Il faisait gris et sombre. Soudain, ils entendirent une voix les héler :
- Holà, chevaliers, aidez-moi à tordre ce linge !
Une vieille lavandière se tenait au bord de l'eau, agitant un drap blanc qui semblait prêt à envelopper un mort. Le baron arrêta un instant sa monture. Il était devenu pâle et il dit d'une voix emplie de terreur :
- Malheur sur nous, c'est la sorcière Margarita, la lavandière des morts !
Les nobles jouèrent de l'éperon, les chevaux repartirent au galop, tandis que résonnait un nouveau cri de la laveuse :
- Courez, courez, je vous rattraperai bien !

À ce moment, un grand orage éclata, des éclairs de feu zébrèrent le ciel, le tonnerre gronda, la pluie se mit à tomber en trombes.
Encore émus de leur rencontre, les seigneurs arrivèrent au castelet. Ils sonnèrent du cor, le pont-levis s'abattit à leurs pieds. Sans laisser aux domestiques le temps de les annoncer ils marchèrent vers la chambre où se trouvaient leurs enfants. Ceux-ci étaient en train de dîner. Près d'eux, dans un berceau, gazouillait un enfant nouveau-né.
- Blanche, cria le comte de Rochevendeix.
La jeune femme se tourna vers lui, les yeux exorbités, gémit en s'évanouissant. Le comte recula. La femme qui se trouvait là n'était point sa fille !
Robert essaya bien de s'expliquer, de dire qu'il avait épousé Diane la bergère, que tous deux s'aimaient plus que tout au monde, et qu'ils avaient juré de ne se quitter jamais... Il raconta que Blanche, elle, depuis son enfance, voulait se consacrer à Dieu, et qu'elle s'était réfugiée au couvent de sa propre initiative, sans contrainte aucune, en profitant de son départ du château ; les deux jeunes gens s'étaient entendus là-dessus lors de la visite de Robert aux Rochevendeix... Rien n'y fit : le comte, fou de rage, ne voulut pas rester un instant de plus chez le baron. Il repartit, jurant qu'il tirerait vengeance de cet affront.
Et bientôt, en effet, la guerre s'abattit sur la région. Les soldats du comte attaquèrent, partout le sang coula, et les incendies firent rougeoyer les plaines et la montagne. Ainsi s'accomplissait la prédiction de Margarita, la lavandière des morts.
La bataille décisive eut lieu, non pas autour de la forteresse, mais bien au castelet des jeunes époux. Les deux troupes opposées se rencontrèrent là, face à face. La faible construction fut bien vite détruite, et le vieux baron tué dès de début, par des ennemis supérieurs en nombre. Robert se défendit comme un géant, car il se battait pour sa femme et son fils.
À un moment donné, il trouva devant lui le comte de Rochevendeix l'épée à la main. Le duel s'engagea à la porte même du pavillon en train de brûler. Robert prenait le dessus, mais il entendit soudain Diane crier, sortant de la maison, l'enfant dans les bras, poursuivie par les flammes.
Il ne put s'empêcher de tourner la tête. Et le comte en profita pour lui porter un coup mortel !
Diane vit son mari tomber. Elle hurla, folle de douleur, et se sauva sans même savoir ce qu'elle faisait. Elle courut longtemps et arriva dans la montagne, au bord d'un précipice, au fond duquel grondait un torrent. Elle cria alors le nom de son mari, et sauta dans le gouffre.
Ainsi s'achève l'histoire de Diane et de Robert. On raconte que certains soirs, aujourd'hui encore, vers le hameau de Sainte-Croix, il arrive que des paysans ou des voyageurs aperçoivent des ombres pâles marchant parmi les fleurs, se glissant entre les arbres. Une femme, un homme et un enfant.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Bergère d'Auzon


L'histoire est fort ancienne, mais véridique. Chacun la conte à sa façon, et nous la nôtre...

Il était une bergère, et ron et ron, petit patapon, il étais une bergère en train de garder ses moutons, non loin de la muraille entourant Auzon, forte cité perchée sur une butte entre deux larges ravins.
La bergère pleurait amèrement à cause d'un gros chagrin, La veille au soir, rentrant ses bêtes dans la ville, elle avait vu son amoureux, un jeune charpentier, rire avec une autre fille ; pire encore : lui promettre de l'emmener danser au bal le prochain dimanche !
Elle pleurait si fort, la bergère, qu'elle n'entendit pas l'inconnu approcher. Par bonheur, le chien de garde aboya avec force, et elle tourna la tête en reniflant. Devant elle un grand moine s'immobilisait, barbu, un bâton à la main, en robe de bure, la capuche sur la tête en dépit de la chaleur du jour.
- Retiens ta bête, demanda l'homme. Elle va me dévorer tout cru.
- Excusez-la, mon père.
Toujours reniflant, la bergère rappela le chien, l'homme s'assit près d'elle.
- Tu permets que je me repose un peu...
Il expliqua qu'il était en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle. D'autres pèlerins l'accompagnaient, ils attendaient plus loin, attardés à cause d'un malade.
- Tu habites une bien belle ville, bergère.
De la tête, il désignait la cité dont on apercevait, au-dessus des remparts, l'église trapue, le château fort, ainsi que des maisons de pierre brune disposées en terrasses, certaines entourées de verdure.
- Oui, mon père.
- Et une ville riche, n'est-ce pas ? Une « bonne ville », comme dit le roi de France, avec ses privilèges, sa milice, sa municipalité, ses marchands...
- Elle a aussi ses pauvres gens, mon père.
- D'accord... Tu sais, mes compagnons et moi, nous nous arrêterions bien à Auzon une semaine. On peut y entrer facilement j'espère ?
- Oui, mon père. Mais de jour seulement. La nuit les portes sont fermées, et chaque homme valide de la cité monte la garde à son tour sur les remparts.
Il sembla à la jeune fille qu'une lueur de contrariété passait dans le regard du moine, mais ce dernier changea de conversation :
- Dis donc, bergère, il me semble que tu pleurais tout à l'heure, lors de mon arrivée...
La jeune fille baissa la tête, rappelée à son chagrin. D'abord, elle ne voulut rien dire, mais le moine insista, et elle finit par lui avouer les raisons de sa tristesse et de sa jalousie. Pour conclure elle ajouta :
- Et puis, ma rivale est fille de bourgeois, elle a de belles toilettes. Pas étonnant que mon amoureux veuille l’emmèner danser...
- Sèche tes yeux, petite, je crois que tout va s'arranger pour toi. Tiens, je reviendrai te voir demain et tu auras une bonne surprise. N'en parle seulement à personne.
L'homme s'en alla, marchant vers la campagne à grande enjambées, appuyé sur son bâton noueux.
La bergère soupira...
Le soir elle revint en ville avec son troupeau. Son charpentier semblait avoir disparu ; il n'était pas comme d’habitude sur l'échafaudage installé au flanc de la maison dont on refaisait le toit en y mettant des poutres neuves.
Et ses compagnons, à son passage, eurent de petits rire, comme s'ils se moquaient d'elle. Elle pensa que son amoureux avait peut-être rejoint sa rivale quelque part, son chagrin augmenta encore.
Le lendemain, le moine revint la trouver alors qu'elle surveillait son troupeau, ressassant des mauvaises pensée. L'homme semblait d'excellente humeur :
- Je t'ai promis une surprise, annonça-t-il d'emblée. Tu sais mes compagnons et moi sommes de pauvres pèlerins qui vivent d'aumônes. Un morceau de pain nous suffit, et nous donnons le reste à ceux qui ont plus de besoins que nous. Pas seulement pour manger, bergère, pas seulement.
Le moine sortit une bourse de sa robe, fit glisser sur l’herbe quelques pièces d'or.
- Tiens, c'est pour toi, prends-les.
- Mais... je ne peux pas...
- Prends-les, te dis-je. Tu achèteras une robe, bergère, et de quoi cacher tes pieds nus ; ainsi, à la danse, tu seras plus belle que l'autre. Pas vrai ?
Effarée, la jeune fille ne savait que dire.
Le moine insista encore :
- Prends sans hésiter, petite. Et d'ailleurs, pour te retirer tes scrupules, je vais te demander un service.
- Ah, et lequel ?
- Écoute. Tu m'as effrayé, hier, en disant que les portes d’Auzon étaient fermées au coucher du soleil. Mes compagnons justement doivent arriver très tard ce soir. Parmi eux se trouve un malade, tu le sais ; je voudrais qu'il soit à l'abri aussitôt. Tu ne connais pas un moyen d'entrer cette nuit en ville ?
- Euh... non, il faudrait prévenir quelqu'un, l'échevin peut-être, qu'il ordonne qu'on ouvre. Autrement, je ne vois pas.
- Nous sommes de pauvres pèlerins, et nous ne voulons déranger personne. L'échevin ! Tu te rends compte. Quel remue-ménage pour de simples gens... Tu ne pourrais pas, toi, nous indiquer un petit passage pour entrer ? Tu dois bien connaître la manière, une brèche quelconque, un souterrain...
La bergère réfléchissait, troublée, mais désireuse de rendre service à ce moine qui lui offrait un si généreux cadeau. Un homme de Dieu... Et pour un malade...
- J'ai une idée, dit-elle. Il existe un ancien puits, tout contre le rempart. Il est vide maintenant et possède une ouverture donnant sur la campagne, fermée de l'intérieur par des madriers. Mais on peut les enlever...
Le moine rayonnait de joie, il remercia la jeune fille avec beaucoup d'empressement. Tous deux se mirent d'accord sur les détails de l'opération, une bougie allumée sur la muraille près de la tour où se trouvait le puits, l'heure d'arrivée, etc. etc. Et l'homme s'en fut.
La bergère passa la fin de la journée à penser aux beaux atours qu'elle allait pouvoir acheter, à imaginer l'effet qu'elle produirait en arrivant à la danse, à la réaction de son amoureux.
En rentrant dans la ville, le soir, elle évita de passer devant le chantier où travaillait le charpentier, gagna la bergerie, s'occupa de ses bêtes, et attendit la nuit sans voir personne.
Lorsque le ciel s'obscurcit au-dessus d’Auzon, la bergère sortit hors de chez elle, se glissa le long des ruelles et des jardins vers la muraille, comme convenu.
Soudain, elle entendit qu'on l'appelait. Elle sursauta, reconnut son amoureux, voulut fuir pour l'éviter, mais le charpentier la rattrapa vite :
- Muguette ! Écoute-moi. J'étais inquiet, nous ne t'avions pas vue rentrer, ce soir.
- Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te faire ?
- Tu n'es pas au courant ? Il paraît que des routiers anglais rôdent dans les parages ; on les a aperçus dans les bois de Saint-Martin, et des paysans sont même venus se réfugier en ville.
La bergère sentit son coeur battre très fort. Surtout que le charpentier ajoutait à voix basse :
- Muguette, je t'aime. J'ai été bête, l'autre jour, avec la Margot... Mais je me suis expliqué, je lui ai dit que c'est toi que j'emmènerai danser ce dimanche.
Des larmes de bonheur lui vinrent aux veux. Mais, tout à coup, elle réalisa :
- Ciel ! Viens vite.
Ils coururent ensemble, grimpèrent sur les remparts. D'abord, ils ne virent rien, et puis, tout à coup, aperçurent des silhouettes avançant en silence vers la cité, bardées de fer, la lourde épée ou la hache de guerre en main. À leur tête marchait un grand moine barbu.
La bergère étouffa un cri, comprenant quel malheur elle avait failli causer.
- Les routiers... murmura le charpentier. Sans plus attendre, il se précipita vers le poste de garde le plus proche en hurlant aux armes. Il ne fallut pas longtemps pour que le tocsin se mette à sonner.
C'étaient bien les routiers anglais, une bande forte de centaines de soldats, de déserteurs et de bandits de grands chemins, comme il en existait tant à cette époque de guerre incessante, une guerre si longue qu'on appellera plus tard la guerre de Cent Ans.
Et les routiers, furieux d'avoir manqué d'entrer en ville par ruse, décidèrent d'en faire le siège, et de la réduire par la famine.
- Cela ne prendra pas longtemps, pensaient-ils.
Auzon résista pourtant de longs jours, vidant ses greniers, ses jardins.
Très vite, la bergerie perdit ses moutons, mangés les uns après les autres... Les habitants de la cité allaient souvent sur les remparts, regardant les tentes anglaises, les feux de camp, les soldats à l'affût.
- Ils sont toujours là, et aucun secours ne s'annonce !
- Les armées du roi ont bien d'autres soucis.
- Nous allons tous mourir de faim.
Quelques-uns commençaient à faiblir :
- Et si l'on ouvrait les portes ? Peut-être qu'une rançon suffirait à les faire partir ?
- Jamais, répliquaient les autres, ils nous tueraient tous. Résistons.
Les jours passèrent, de plus en plus difficiles. Un matin, l'échevin convoqua la population sur la grand-place. Homme de belle prestance, il déclara d'une voix solennelle :
- Gens d’Auzon, à vous de décider ce qu'il y a lieu de faire. Nos vivres sont épuisés, il ne nous reste, en tout et pour tout, qu'un seul cochon vivant, et le fond d'un sac de blé... Que chacun s'exprime.
Aussitôt un brouhaha s'éleva sur la place, tous voulaient parler à la fois, et plus fort que le voisin. De la longue discussion, il ressortit que la ville était partagée en deux camps : ceux qui voulaient se rendre, et ceux qui voulaient tenter de sortir en masse, y compris femmes, enfants et vieillards, afin de forcer le siège et de gagner les bois, où les survivants pourraient se cacher et trouver quelque nourriture. Sans parler des indécis.
La bergère hésita longtemps avant de lever la main pour demander la parole. Tous les regards se fixèrent sur elle.
- Parle, commanda l'échevin.
- Eh bien voilà, commença la jeune fille d'une voix timide. J'ai une idée. Nous sommes à bout, mais les routiers aussi doivent être fatigués d'attendre. Peut-être suffirait-il de peu pour qu'ils désespèrent et s'en aillent...
Elle s'expliqua, les gens l'écoutèrent en silence, la mine peu convaincue. Mais l'échevin ne permit pas que la discussion reprenne. Il déclara :
- Nous te laissons agir, bergère. De toute façon, il n'y a plus rien à perdre.
Cette même nuit, comme ils avaient l'habitude de le faire, des groupes de routiers s'approchèrent des murailles, cherchant une quelconque brèche pour passer...
Cinq ou six d'entre eux se trouvaient en bas d'une tour lorsqu'ils entendirent du bruit. Comme jailli du mur, un gros cochon rose s'élança vers eux, tandis qu'une voix se faisait entendre :
- Regarde, Colin, un cochon s'est sauvé ! Il a trouvé un passage.
Une voix d'homme lui donna la réplique :
- Aide-moi à reboucher le trou, Muguette. On ne va pas risquer un mauvais coup pour retrouver un simple cochon. Un de plus, un de moins dans le troupeau, ça ne se verra même pas.

Les routiers, eux, saisirent l'animal et l'entraînèrent vers leur camp. Plus tard, ils allèrent rendre compte de l'incident à leurs chefs :
- Ils n'ont même pas pris la peine de le poursuivre...
- Nous avons tué le cochon, son ventre était plein de blé, oui, de blé...
Les chefs se regardèrent, désagréablement surpris. Ils en avaient assez de ce diable de siège, et voilà qu'en plus, les habitants d’Auzon semblaient disposer de vivres en abondance.
Le lendemain matin, une folle nouvelle vola dans la cité. Tous coururent aux remparts.
- Ils s'en vont ! Ils lèvent le siège !
- Ta ruse à réussi, Muguette.
La bergère pleurait de bonheur, le charpentier la prit dans ses bras tandis que les cloches de l'église se mettaient à sonner pour participer à l'allégresse générale.
- Dimanche, dit le jeune homme, je t'emmènerai danser...

Voilà. Aujourd'hui encore, si vous passez par Auzon, qui se trouve en Haute-Loire, à une soixantaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, on vous montrera la brèche par laquelle, il y a quelques centaines d'années, une bergère fit passer un cochon pour décourager de vilains brigands qui encerclaient la ville.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Dracs


Petits diables espiègles, malins, méchants, les lutins d'Auvergne, qu'on appelle les dracs, jouent mille tours aux humains

Près de Calhac, un paysan nommé Guillaume rentre chez lui après une longue journée de travail.
Soudain, il entend un bêlement derrière un fourré. il s'approche, aperçoit un mouton qui semble perdu, à bout de forces.
Il le regarde mieux et reconnaît une de ses propres bêtes, qu'il croyait en train de paître au loin, près de sa maison, gardée par son fils.
« Elle s'est sauvée, pense-t-il, et ne retrouvera jamais son chemin. »
Le mouton fait mine de s'écarter, puis se laisse tomber au sol, avec un nouveau bêlement désespéré.
« Malheur, va falloir porter l'animal, il n'en peut plus. »
Guillaume attrape le mouton, le place sur ses épaules et se met en marche. L'animal pèse bien son poids, l'homme sent bientôt la fatigue l'envahir. Mais il n'est pas question d'abandonner son bien, ça non...
La marche continue, de plus en plus difficile. Le paysan souffle, jure, et arrive dans un bois de noyers qu'il doit traverser.
Au milieu du bois, il entend une drôle de voix qui part du sommet d'un arbre :
- Ah, te voilà enfin !
- Eh oui, pour ne pas me fatiguer, j'ai du attendre longtemps le passage d'un imbécile, qui m'a pris sur son dos.
C'est le mouton qui parle ! Guillaume le lâche et se sauve, plein de peur et de colère, comprenant que le mouton était un drac, un drac qui s'est bien moqué de lui.
Bien entendu, rentré dans sa ferme, il retrouve son troupeau au complet, gardé par son fils...

Sur la route d’Aurillac, deux futurs mariés marchent, la main dans la main, le sourire aux lèvres. Ils vont en ville faire des courses ; le jour de leur mariage approche, ils ont bien des emplettes à faire...
Tout à coup, au beau milieu du chemin, ils aperçoivent une grosse et belle pelote de fil blanc. Ils la ramassent, tout heureux. Le fil paraît solide, cela fera une chose de moins à acheter.
Rentrée chez elle, lorsque la future épouse se met à coudre sa robe de mariée, elle utilise le fil trouvé ; la robe est réussie, tout bien.
Arrive le grand jour. Au bras de son père, la jeune fille va entrer à l'église.
Mais au moment d'en franchir le seuil, devant toute la noce réunie, le fil de sa robe se découd de partout, disparaît, et les morceaux d'étoffe tombent à terre, tous en même temps !
Imaginez la scène, la réaction de la mariée, celle des invités... voilà encore un tour de drac, transformé cette fois en pelote de fil !

Dans la vallée de Cheylade, un marquis fut invité à déjeuner par un seigneur des environs. Après le plantureux repas, le marquis prit congé de son hôte, et s'en fut vers sa demeure La tête lourde et les jambes un peu flageolantes, il regretta d'être venu à pied, et sans domestique pour le soutenir dans sa marche.
Et puis, à un moment donné, levant les veux le noble aperçut un cheval noir qui semblait l’y attendre, un cheval, la selle sur le dos et la bride au cou. Mieux encore, ce cheval semblait de son écurie !
Sans hésitation, le marquis s'en approcha, grimpa sur son dos. Le cheval, obéissant, se mit en marche d'un pas paisible.
Tout alla bien jusqu'au gué de la rivière, la Rhue. Le cheval s'y engagea, puis brusquement, obliqua sur la droite, sans se soucier d'aborder la berge. Le marquis eut beau tirer la bride, jouer de la botte à défaut d'éperon, crier, hurler, rien n'y fit. Bientôt l'eau lui atteignit la taille, le ventre...
Alors, le cheval disparut, et le noble faillit se noyer dans la rivière avant de pouvoir atteindre la rive, jurant et crachant.
Inutile de préciser, je pense, qu'un drac s'était fait cheval ce jour-là pour s'amuser un brin.

On pourrait multiplier le récit de toutes les farces mauvaises faites par les dracs d’Auvergne. Ils soufflent les chandelles, brouillent les écheveaux de laine, détachent les vaches et les chiens, ôtent les fers des chevaux, les tuiles des toits... Ils remuent les chaînes toute la nuit dans un grenier pour empêcher les braves gens de dormir, trempent des couvertures dans l'eau... et même dans le purin, avant d'en recouvrir les bouviers. Ils se transforment en lumière, que le voyageur aperçoit à l'horizon, et qui l'entraîne vers quelque bourbier puant...
Bref, mieux vaut ne pas avoir affaire à ces êtres malfaisants. Si cela vous arrive, si vous les sentez s'agiter autour de vous, de votre demeure, un seul remède connu : le drac veut toujours savoir le nombre exact de ce qu'il voit, combien de chaises entourent la table, combien de draps sont empilés dans l'armoire, etc. Alors, pour qu'il vous laisse tranquille, mettez dans quelque recoin de votre maison un tas de graines fines : des lentilles, du lin, des trèfles. Le drac passera la nuit à les compter, sans s'occuper de rien d'autre.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'horrible Bête


Pendant trois années, elle sema la terreur non seulement dans le Gévaudan (aujourd’hui Lozère), mais jusqu’au coeur de l’Auvergne, Saint-Flour, Chaudes-Aigues, Moissac ..

On entendit parler pour la première fois de la Bête, en juillet 1764, au village de Habats. Une jeune fille de quatorze ans n'étant pas rentrée un soir avec son troupeau, les hommes partirent à sa recherche, et la retrouvèrent en forêt de Mercoise, en partie dévorée, son troupeau dispersé comme sous le coup de l'épouvante.
Tout de suite, on accusa les loups, il y en avait de nombreux dans le Gévaudan ; pourtant, il n'était guère fréquent qu'ils s'attaquent ainsi franchement à l'homme.
Quoi qu'il en soit, d'autres jeunes filles furent attaquées. Une en réchappa : elle gardait des boeufs et ceux-ci effrayèrent l'agresseur. La jeune fille, sous le coup de l'émotion, fit de ce dernier une description assez extraordinaire : - Un monstre ! Il s'aplatit et saute à grands bonds. Sa queue immense fouette l'air.
La présence d'une bête inconnue commença à se répandre dans la région. Elle sembla particulièrement intéresser Jean Chastel, cabaretier à La Besseyre-Saint-Mary, homme bourru et renfermé, possédant un fils dont on se méfiait beaucoup : Antoine. Ce dernier avait eu une jeunesse agitée ; parti comme aventurier, puis marin, capturé en Méditerranée par des pirates, il avait ramené d’Afrique du Nord d'énormes chiens féroces, et des hyènes, enfermés dans une cabane du mont Mouchet où il vivait en solitaire.
En octobre, une bande de chasseurs organisa une battue. La Bête fut débusquée ; atteinte, paraît-il, trois fois de suite par une balle, elle se releva chaque fois, et réussit à s'enfuir, recommençant dès le lendemain ses horribles forfaits.
La terreur grandit dans le Gévaudan, femmes et enfants désertèrent les travaux des champs, les hommes ne se déplaçaient plus qu'armés de haches ou de fourches...

Il fallait en finir. Le capitaine Duhamel arriva de Clermont-Ferrand à la tête d'un détachement de dragons, à pied et à cheval. Les soldats se mirent en campagne. Ils dévastèrent champs et jardins, abattirent seulement quelques loups ordinaires.
La Bête, délogée, dérangée, s'en fut semer la terreur dans le Cantal, précédée par sa terrible réputation, et les descriptions fantaisistes qu'on en faisait :
- La Bête a deux défenses sur la gueule, comme les sangliers. De longues jambes avec des griffes aux doigts...
- La Bête a le dos couvert d'écailles comme les crocodiles et les dragons.
Le capitaine Duhamel, lui-même, écrivit dans une lettre : « La Bête est un monstre dont le père était un lion. »
En janvier 1765 on vit la Bête réapparaître près de Sauges, et attaquer un matin un groupe d'enfants, deux fillettes et cinq garçonnets, dont l'aîné avait douze ans.
Elle surgit de derrière un fourré, et saisit le petit Joseph Panafieu, sans se soucier des hurlements de terreur. Pourtant, les autres garçonnets, armés de longs bâtons à l'extrémité desquels étaient fixés leurs couteaux, se défendirent avec courage. Ils frappèrent l'animal à coups répétés, l'obligeant à lâcher prise. La Bête recula, disparut. Mais elle n'abandonnait pas le terrain. Les enfants, morts de peur, certains en larmes, l'entendaient toujours tourner autour d'eux dans la végétation.
Le groupe décida de rentrer au plus vite au village, et se mit en marche, entourant le petit Joseph, blessé par plusieurs morsures. Soudain, la Bête, aux aguets, attaqua de nouveau, saisissant cette fois le petit Jean Veyrier.
À nouveau, les enfants ne la laissèrent pas s'enfuir avec sa proie. Conduits par Jacques-André Portefaix, ils s'élancèrent, la dardant de leurs bâtons. L'animal ne pouvait courir vite mais semblait insensible aux coups.
- Frappez la gueule ! criait Portefaix... Attention au petit !
La Bête finit par laisser l'enfant, hurlant, mort de peur. Elle s'enfuit pour de bon.
Joseph Panafieu et Jean Veyrier guérirent de leurs blessures, Portefaix fut récompensé de son courage et devint plus tard lieutenant des armées du roi...
Au cabaret de Jean Chastel, on racontait l'histoire des enfants, on annonçait aussi le départ de Duhamel, un incapable :
- Il paraît que le roi va nous envoyer à la place le seigneur Donneval, le meilleur louvetier du royaume.
- Et si ce n'était pas à un vrai loup qu'on avait affaire ? Hein, quelle est ton opinion, Chastel ?
Le cabaretier savait à quoi pensaient les autres : aux animaux de son fils.
Lui-même, au début, avait rendu visite à Antoine, et ce dernier lui avait juré que les bêtes d’Afrique restaient enchaînées, et qu'il les surveillait sans cesse.
Mais les clients du cabaretier pensaient aussi à autre chose : Jean Chastel, l'homme renfermé, taciturne, n'était-il pas « un meneur de loups », ou mieux, un « loup-garou » lui-même, se transformant chaque nuit en Bête sanguinaire ?
- Je crois qu'on a bien affaire à un loup, dit le cabaretier, ou plutôt à une bande affamée. Dans les temps de famine, jadis, ils étaient si hardis qu'ils entraient parfois dans les fermes pour saisir les gens...
- Tu connais bien les loups, pas vrai Chastel ?
Le cabaretier haussait les épaules.
Monsieur Donneval arriva en compagnie de son fils, de six chiens de race, et d'une bonne escorte de valets. Il ne fit pas mieux que son prédécesseur, le capitaine Duhamel. D'ailleurs, il ne montrait guère de vaillance pour chasser : une fois, c'étaient ses chiens qui étaient fatigués, une autre fois les paysans réquisitionnés trop peu nombreux, ou alors, il faisait mauvais temps... Fort heureusement, le roi Louis XV commençait à s'impatienter. À Versailles on ne parlait plus que de la Bête du Gévaudan. Le roi décida donc de rappeler Donneval, et d'envoyer, pour prendre sa place, Antoine de Beauterne, son propre lieutenant des chasses.

C'est ainsi qu'en plein été 1765, de Beauterne arriva dans la lointaine province. Il pleuvait, les gens de méchante humeur disaient presque ouvertement :
- Encore des bons à rien qui viennent de Paris...
Les gens se trompaient ; le lieutenant se mit au travail avec courage et intelligence. Il voulait faire vite et revenir à Versailles avant l'hiver. Ses gardes-chasse parcouraient la région en quête d'une piste.
Voilà pourquoi deux d'entre eux rencontrèrent un jour en plein bois, Jean Chastel en compagnie de ses deux fils, Antoine, le solitaire du mont Mouchet, et Pierre, le plus jeune. Les trois hommes parlaient de la Bête, de ses nouvelles victimes, et Antoine disait que tout le monde le repoussait, à cause des mâtins et des hyènes d’Afrique...
Les deux gardes-chasse parurent, en habit, tricorne sur la tête, hautains, pleins de morgue :
- Holà ! Marauds ! cria le premier. Peut-on passer par cette voie ?
Il désignait un chemin parmi les arbres.
- Pour sûr ! répondit Antoine. Aucun danger, c'est un raccourci.
Sans un remerciement, les cavaliers lancèrent leurs montures. Chastel se tourna vers son fils :
- Pourquoi as-tu répondu ainsi ? Ces hommes vont droit vers un bourbier impraticable.
- Je le sais, père. Mais vous avez entendu comment ils nous traitent ?
Les cavaliers reparurent bientôt, furieux et crottés des pieds à la tête :
- Coquins ! Mauvais drôles !
Ils allaient sortir leurs épées, mais les Chastel portaient tous les trois de solides gourdins.
- Vous entendrez parler de nous ! dirent-ils en repartant.
En effet, le soir même, les gendarmes vinrent arrêter le père et ses fils, qui furent condamnés à trois mois de prison pour insolences et menaces envers les autorités.
Curieusement, à partir du jour même de leur arrestation, la Bête cessa de se manifester.
Antoine de Beauterne se démenait comme un beau diable, désireux de quitter au plus vite cette campagne retirée. Il fit dire des messes, tirer un feu d'artifice en l'honneur du roi de France et déclara :
- Je veux en finir d’une façon ou d'une autre !
Le 20 septembre 1765, il abattit d'un coup de canardière un loup pesant cent soixante livres, énorme, effrayant, avec des griffes et des dents acérées. Certains l'accusèrent d'avoir triché, en faisant amener sur place un loup déjà capturé pour le tuer en public. Quoi qu'il en soit, satisfait de son succès, Antoine de Beauterne rentra aussitôt à Versailles, emportant le loup embaumé, devant lequel s'extasièrent le roi et les belles dames de la cour. Il fut comblé d'or et d'honneurs, et eut droit de faire figurer la Bête du Gévaudan sur son blason de noblesse.
Pour Louis XV, l'affaire était réglée, il ne voulut plus jamais en entendre parler. En revanche, dans le Gévaudan et en Auvergne, l'affaire n'en resta pas là.
D'abord ce fut un grand soulagement, la Bête était morte...
Et puis, au mois de novembre, les Chastel sortirent de prison. Coïncidence, les drames reprirent aussitôt : un berger dévoré, une paysanne attaquée, puis deux autres bergers... Les attaques se multipliaient, on aurait dit que le monstre voulait rattraper le temps perdu ; il laissa des traces sanglantes en maints endroits.
- C'est horrible !
- Et notre bon roi nous a abandonnés.
Au total, il semblait que depuis le mois de juillet 1764, la Bête eût fait près de deux cents victimes. Difficile d'en donner le chiffre exact, car un certain nombre de personnes firent état d'attaques imaginaires, quelquefois pour toucher une indemnité des autorités.
Il n'empêche que tout le pays vivait dans la terreur, dans l'angoisse. Si bien qu'un jeune noble, le marquis d'Apcher, décida de prendre l'affaire en main.
Cherchant des volontaires, il reçut la visite de Jean Chastel, le cabaretier :
- Prenez-moi avec vous, monsieur le marquis, je suis bon chasseur.
Le marquis hésita, il connaissait la réputation des Chastel.
- Justement, lui suggéra-t-on : Jean Chastel est un sorcier, un meneur de loups. S'il le veut, il trouvera la Bête.
Au sortir de l'hiver 1765-1766, il v eut de grands pèlerinages dans le Gévaudan. Jean Chastel assista à l'un d'entre eux. On prétend qu'à cette occasion il fit bénir son fusil, ainsi que trois balles coulées avec le plomb provenant de trois médailles à l'image de la Sainte Vierge.
La poursuite dura des semaines. Le 18 juin 1766 la Bête fut signalée aux abords du mont Mouchet, elle venait d'attaquer un enfant. Le 19 juin, à l'aube, sautant par-dessus un ruisseau, elle apparut face à Jean Chastel, caché derrière un arbre, le genou à terre.
L'aubergiste épaula son fusil et cria, les autres chasseurs l'entendirent :
- Bête, tu n'en mangeras plus !
Une détonation retentit, la Bête s'écroula dans les hautes fougères, foudroyée.
Curieusement, personne n'en donna jamais une description exacte. On déclara seulement que l'animal paraissait bien être un loup, mais « extraordinaire », fort différent des loups qu'on avait vus dans le pays jusqu'ici. On ajouta plus tard, que là où la bête tomba, l'herbe ne repoussa jamais.
Quoi qu'il en soit, après ce jour, les attaques de la Bête cessèrent, cette fois pour de bon.

Dès le début, la légende se mêla à l'histoire de « l'horrible bête du Gévaudan ». Qui était-elle ? D'après l'hypothèse la plus sérieuse, il s'agirait en fait, de toute une bande de loups qui auraient écumé la Lozère et une partie de 1’Auvergne trois ans de suite. Plusieurs fois, en effet, la Bête fut signalée dans un endroit, tandis qu'en même temps elle attaquait dans un autre... On peut pourtant s'étonner de la cruauté particulière de cette horde, et des descriptions fantastiques faites par les paysans, connaissant pourtant les loups de près.
Deuxième supposition : Antoine Chastel, le fils du cabaretier, le solitaire du mont Mouchet, aurait lâché ses monstres dans la campagne, hyènes et mâtins féroces, et aurait peut-être aussi participé directement aux crimes...
Pour le reste, il y a des contes, et des plus extravagants : Jean Chastel, meneur de loups, les poussant au carnage, ou bien se transformant lui-même, la nuit, en loup-garou aux pouvoirs surnaturels, tuant à la fin un vrai loup pour tromper les gens et vivre ainsi en toute impunité.
On a parlé d'un paysan fou courant la montagne, on a accusé des huguenots (protestants) voulant se venger d'horrible façon des catholiques... Certains ont même prétendu que la Bête n'aurait jamais existé, et qu'il s'agissait seulement d'hallucination collective, avec des victimes inventées...
Il n'empêche que la Bête a la vie dure, et qu'on n'en finit pas de raconter ses méfaits. Le plus drôle, c'est qu'aujourd'hui, on parle de faire venir des loups d'Europe centrale, pour les acclimater à nouveau dans le Gévaudan. À quand une nouvelle histoire de Bête ?