Le joueur de flûte de Hameln

Texte de Maggie Pearson, adaptation française de Didier Debord.
Illustrations de Joanne Moss
Editions Gründ



Personne ne le vit arriver. On dit qu'il apparut dans un petit bruissement d'air. Personne ne le vit disparaître, vraisemblablement de la même façon qu'il était arrivé. Personne ne connut jamais son nom, aussi l'appela-t-on le joueur de flûte. Il portait toujours un manteau rouge et jaune et suspendait à son cou une étrange flûte sculptée.
Tout commença avec les rats. C'étaient de ces rats énormes, comme il y en a dans toutes les villes, quand ils sortent la nuit pour fouiller les tas d'immondices. Mais les rats de Hameln, une petite ville au bord de la Weser, envahissaient les rues en pleine journée comme s'ils étaient chez eux. On fermait les portes, ils rentraient par les fenêtres. On fermait les fenêtres, ils couraient le long des gouttières pour rentrer par les greniers. C'est peu dire que la population était exaspérée par cette invasion.
- Mais que fait donc le conseil municipal ?
- À quoi sont donc payés les conseillers ?
- À participer à des dîners grandioses et se promener en calèches de luxe, peut-être ? C'est ainsi en effet qu'ils occupaient leur temps. Mais le pourraient-ils encore longtemps s'ils ne réussissaient pas très vite à débarrasser la ville de ses rats ? Ils avaient tout essayé : chasseurs de rats, mort-aux-rats, pièges à rats, chiens dressés et chats énormes, tout avait échoué. Autant vouloir vider la Weser à la petite cuillère. Jusqu'au jour où l'un d'eux suggéra d'offrir une récompense.
- Une récompense ? s'interrogea le maire pensivement.
Il y eut dans la rue un bruissement d'air à peine perceptible.
- Une récompense ? répéta le maire à haute voix. Bonne idée ! Qu'un autre fasse le travail, et à nous la gloire, s'il le fait bien.
On frappa doucement à la porte. Avant que le maire ait eu seulement le temps de dire « Entrez ! », la porte s'ouvrit et un petit joueur de flûte entra dans la pièce.
- Ai-je bien entendu ? demanda-t-il d'une voix douce comme le bruit du vent dans les blés. On offre une récompense ?
- Oui, une récompense, reprit le maire du bout des lèvres.
- Pour vous débarrasser des rats ?
- En serais-tu capable ?
- Certainement.
- De tous les rats, jusqu'au dernier ?
- Il n'en restera plus un seul, affirma le joueur de flûte. Mais pour cela, je veux mille florins.
- Mille florins ! s'exclama le maire avec un grand sourire. Je donnerais même cinquante mille florins, s'il le fallait.
- Et vous ne me les donneriez pas une fois le travail accompli. Je ne veux que mille florins, mais pas un de moins.
- Tu auras tes mille florins, promit le maire.
Un sourire mystérieux au coin des lèvres, le joueur de flûte sortit nonchalamment dans la rue et porta la flûte à ses lèvres.
Une mélodie d'une tristesse infinie s'éleva au-dessus de la ville. De toutes parts, les passants s'immobilisèrent pour l'écoûter. Ils entendirent alors un piétinement ponctué de petits couinements. Se faufilant sous les portes, émergeant des égoûts, sautant des toits dans leur peur d'être oubliés, des milliers de rats envahissaient les rues. Comme envoûtés par la musique, ils formèrent un cortège sans cesse grandissant derrière le joueur de flûte. Les yeux clos, la truffe frémissante, ils semblaient attirés par la mélodie, comme si celle-ci les guidait vers la grande porte en fromage onctueux du paradis des rats.
Le joueur de flûte descendit sur la berge de la Weser, monta dans une barque et, sans cesser de jouer, gagna le milieu de la rivière.
Par vagues entières, les rats se jetèrent à l'eau pour le suivre. Et ils se noyèrent. La Weser les emporta au loin dans les remous du courant.
- Que l'on sonne les cloches pour fêter cet événement ! exulta le maire.
Mais qu'en était-il du petit joueur de flûte ? La main tendue, il attendait son dû.
- Ah oui ! Ta récompense, marmonna le maire. Nous avions dit cinquante florins, n'est-ce pas ?
- Vous vouliez m'en offrir cinquante mille, répondit doucement le joueur de flûte. Je n'en demande que mille, mais je les veux. Un marché est un marché.
- Je ne fais pas de marché avec les gens de ton espèce, se moqua le maire.
- Donnez-moi mes mille florins, sinon ma flûte pourrait vous faire entendre une tout autre mélodie ! répondit le joueur de flûte d'une voix calme. Tellement calme que tous ceux qui l'entendirent souhaitèrent que le maire donnât l'argent au joueur de flûte pour s'en débarrasser.
- Tu ne me fais pas peur, répondit pourtant le maire. Et tu ne peux pas faire revenir les rats. Prends ces cinquante florins et disparais avant que je ne lâche les chiens.
- Gardez vos cinquante florins. Je n'en veux pas, répliqua le joueur de flûte en portant sa flûte à ses lèvres.
Une mélodie entraînante s'éleva soudain au-dessus de la ville. Une mélodie chargée de mille souvenirs d'enfance à demi oubliés. Délaissant leurs parents envoûtés par la musique, les enfants de Hameln se regroupèrent dans la rue. Ils babillaient et riaient. Le joueur de flûte se mit en route : alors, les enfants formèrent une farandole derrière lui. On tenta bien de les arrêter, mais rien n'y fit. Que l'on fermât les portes, et ils sortaient par les fenêtres. Qu'on les retînt de force et ils se libéraient comme par enchantement et détalaient en riant. « Où allez-vous ? Restez là ! » criaient les adultes. Les enfants prenaient tout juste le temps de leur faire un petit signe de la main avant de disparaître dans le flot des enfants qui descendaient la rue en dansant. La main dans la main, ils parcoururent les rues de Hameln derrière le joueur de flûte et sortirent de la ville. La joyeuse farandole descendit les collines, traversa les forets, ondula au travers des prairies au rythme joyeux de la mélodie qui s'éloignait de la ville. Puis le soleil descendit à l'horizon. Le ciel s'embrasa. Et ce fut le silence.
Les habitants eurent beau battre la campagne, inspecter chaque bosquet et scruter le soi avec angoisse, ils ne trouvèrent pas la moindre trace des enfants, si ce n'est un petit garçon paralysé qui pleurait à fendre l'âme au pied d'une montagne appelée la Koppelberg.
Mais où sont donc les enfants ? lui demanda-t-on. Le petit garçon montra la montagne et éclata en sanglots.
- De l'autre côté de la montagne ! Comment ont-ils pu gravir la montagne en si peu de temps ?
- Non, répondit le garçon entre deux sanglots. La montagne s'est ouverte devant eux et ils y sont entrés.
Il raconta alors la magnifique légende d'un pays mystérieux où tout le monde était jeune et où le soleil brillait toujours. On n'y connaissait pas la faim et tous les enfants pouvaient marcher. Le petit garçon fondit en larmes en pensant à cette chance qu'il aurait eu de pouvoir enfin, lui aussi, marcher sur ses deux jambes.
Le maire de Hameln dépêcha tous ses messagers à la recherche du joueur de flûte. Il offrit même une forte récompense - cinquante mille florins, comme vous l'avez deviné - à quiconque ramènerait les enfants.
Mais jamais on ne retrouva les enfants, ni ce pays magique où les adultes ne pourront jamais aller. Même dans leurs rêves les plus fous.


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