Un incendie dévastateur

 

A Mme de Grignan
A Paris, vendredi 20 février 1671

[...] Vous saurez, ma petite, qu'avant-hier, mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d'ordinaire, je revins me coucher ; cela n'est pas extraordinaire. Mais ce qui l'est beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit, j'entendis crier au voleur, au feu, et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici. Je crus même entendre qu'on parlait de ma petite-fille ; je ne doutai pas qu'elle ne fût brûlée. Je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaut toute en feu ; les flammes passaient par-dessus la maison de Mme de Vauvineux. On voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur. C'étaient des cris, c'était une confusion, c'étaient des bruits épouvantables, des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte ; j'envoyai mes gens au secours. M.de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il a de plus précieux. Je la mis dans mon cabinet et puis je voulus aller dans la rue pour bayer comme les autres. J'y trouvai M. et Mme de Guitaut quasi nus, Mme de Vauvineux, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu'on portait tout endormie chez l'Ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'argent qu'on sauvait chez lui. Mme de Vauvineux faisait démeubler. Pour moi, j'étais comme dans une île, mais j'avais grand-pitié de mes pauvres voisins. Mme Guéton et son frère donnaient de très bons conseils. Nous étions tous dans la consternation ; le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, et l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié. Il voulait aller sauver sa mère, qui brûlait au troisième étage ; sa femme s'attachait à lui, qui le retenait avec violence. Il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois. Il faisait pitié. Enfin, il me pria de tenir sa femme ; je le fis. Il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étaient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j'avais fait asseoir sa femme.
Des capucins, pleins de charité et d'adresse, travaillèrent si bien, qu'ils coupèrent le feu. On jeta de l'eau sur les restes de l'embrasement, et enfin

Le combat finit faute de combattants ;

c'est-à-dire après que le premier et le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consommés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour le pauvre Guitaut pour plus de dix mille écus de perte, car on compte de faire rebâtir cet appartement, qui était peint et doré. Il y avait aussi plusieurs beaux tableaux à M. Le Blanc, à qui est la maison ; il y avait aussi plusieurs tables, et miroirs, miniatures, meubles, tapisseries. Ils ont grand regret à des lettres ; je me suis imaginée que c'étaient des lettres de Monsieur le Prince. Cependant, vers les cinq heures du matin, il fallut songer à Mme de Guitaut. Je lui offris mon lit, mais Mme Guéton la mit dans le sien, parce qu'elle a plusieurs chambres meublées. Nous la fîmes saigner. Nous envoyâmes quérir Boucher. [...] Elle est donc chez cette pauvre Mme Guéton ; tout le monde les vient voir, et moi je continue mes soins, parce que j'ai trop bien commencé pour ne pas achever.
Vous m'allez demander comment le feu s'était mis à cette maison ; on n'en sait rien. Il n'y en avait point dans l'appartement où il a pris. Mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n'aurait-on point faits de l'état où nous étions tous ? Guitaut était nu en chemise, avec des chausses. Mme de Guitaut était nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre. Mme de Vauvineux était en petite jupe, sans robe de chambre. Tous les valets, tous les voisins, en bonnets de nuit. L'Ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la Sérénissime. [...] Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie M. Deville de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout ; on ne saurait trop avoir de précaution pour éviter ce malheur. Je souhaite, ma bonne, que l'eau vous ait été favorable. En un mot, je vous souhaite tous les biens, et prie Dieu qu'il vous garantisse de tous les maux.


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Douleurs nationales et privées

 

À Madame de Grignan
A Paris, 20 juin 1672.

Il m'est impossible de me représenter l'état où vous avez été ma bonne, sans une extrême émotion ; et, quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci, je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j'étais mal instruite d'une santé qui m'est si chère ! Qui m'eût dit en ce temps-là : « Votre fille est plus en danger que si elle était à l'armée » ? Hélas ! j'étais bien loin de le croire, ma pauvre bonne. Faut-il donc que je trouve cette tristesse avec tant d'autres qui se trouvent présentement dans mon coeur ? Le péril extrême où se trouve mon fils, la guerre qui s'echauffe tous les jours, les courriers qui n'apportent plus que la mort de quelqu'un de nos amis ou de nos connaissances et qui peuvent apporter pis, la crainte qu'on a des mauvaises nouvelles et la curiosité qu'on a de les apprendre, la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, avec qui je passe une partie de ma vie, l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai de vous voir : tout cela me déchire et me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé pour y résister.
Vous n'avez jamais vu Paris comme il est. Tout le monde pleure ou craint de pleurer. L'esprit tourne à la pauvre Mme de Nogent. Mme de Longueville fait fendre le coeur, à ce qu'on dit : je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais. Mlle de Vertus était retournée depuis deux jours au Port-Royal, où elle était presque toujours. On est allé la quérir, avec M. Arnauld, pour dire cette terrible nouvelle. Mlle de Vertus n'avait qu'à se montrer : ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut : « Ah ! Mademoiselle ! comme se porte Monsieur mon frère ? » Sa pensée n'osa aller plus loin. « Madame, il se porte bien de sa blessure. - Il y a eu un combat ? Et mon fils ? » On ne lui répondit rien. « Ah ! Mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? - Madame, je n'ai point de paroles pour vous répondre. - Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-champ ? N'a-t-il pas eu un seul moment ? Ah mon Dieu ! quel sacrifice ! » Et là-dessus elle tombe sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur put faire, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens. Elle prend des bouillons parce que Dieu le veut. Elle n'a aucun repos. Sa santé, déjà très mauvaise, est visiblement altérée. Pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte [...].
Un courrier d'hier au soir apporte la mort du comte de Plessis, qui faisait faire un pont. Un coup de canon l'a emporté. On assiège Arnheim ; on n'a pas attaqué le fort de Schenk, parce qu'il y a huit mille hommes dedans. Ah ! que ces beaux commencements seront suivis d'une fin tragique pour bien des gens ! Dieu conserve mon pauvre fils ! Il n'a pas été de ce passage. S'il y avait quelque chose de bon à un tel métier, ce serait d'être attaché à une charge, comme il est. Mais la campagne n'est point finie. [...]
Voilà des relations ; il n'y en a pas de meilleures. Vous verrez dans toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des autres, et que Monsieur le Prince a été père uniquement dans cette occasion, et point du tout général d'armée. Je disais hier, et l'on m'approuva, que si la guerre continue, Monsieur le Duc sera la cause de la mort de Monsieur le Prince : son amour pour lui passe toutes ses autres passions.


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Pour dire son amour à sa fille, l'édifier et la distraire.

 

À Madame de Grignan
A Paris, lundi 5 février 1674.

Il y a aujourd'hui bien des années, ma chère bonne, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses ; je prie votre imagination de n'aller ni à droite ni à gauche :

Cet homme-là, Sire, c'était moi-même.

Il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie : vous partîtes pour la Provence, et vous y êtes encore. Ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toute l'amertume que je sentis, et toutes celles que j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons : je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra ; je ne le crois pas, il est trop tard : cependant j'en attendais avec impatience ; je voulais vous voir partir d'Aix, et pouvoir supputer un peu juste votre retour ; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre.[...]
Le P. Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta tout le monde ; il était d'une force qu'il faisait trembler les courtisans, et jamais un prédicateur évangélique n'a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes : il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au Temple, enfin, ma bonne, cela fut poussé au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l'apôtre saint Paul.
L'archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain, comme un tourbillon. S'il croit être grand seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare ; ce pauvre homme se veut ranger, son cheval ne le veut pas ; enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus et si bien par-dessus que le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, et remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient et courent encore, pendant que les laquais et le cocher, et l'archevêque même, se mettent à crier : « Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups.» L'archevêque, en racontant ceci, disait : « Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.» [...]


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Que la Bretagne est loin de la Provence !

 

À madame de Grignan
Aux Rochers, dimanche 31 mai (1671).

Enfin, ma fille, nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres qu'on a peine à les supporter ; ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela peut faire dans un coeur comme le mien ?
Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient ; la Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles. C'est une chose étrange que les grands voyages. Si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est. Mais la Providence fait qu'on oublie ; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées. Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie, mais quelles pensées tristes de ne voir point de fin à votre séjour ! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse. Quoique, à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière. Il faut bien l'espérer, car sans cette consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d'une telle noirceur que j'en reviens plus changée que d'un accès de fièvre.
Il me paraît que vous ne vous êtes point ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils. Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate. Ils vont en très bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident : Monsieur l'Abbé avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d'un coup il l'oublie. Ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir, et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir. Ce contretemps nous a fâchés ; mais quel remède ? Voilà par où nous avons débuté.
Mlle du Plessis est tout justement comme vous l'avez laissée. Elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c'est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente. J'ai fait dire méchamment par Vaillant que j'étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n'en témoignerais rien, mais que mon coeur était saisi ; tout ce qu'elle a dit là-dessus est digne de Molière. C'est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation pour ne point parler de ma rivale devant moi ; je fais aussi fort bien mon personnage.
Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante. Pilois les élève jusqu'aux nues avec une probité admirable. Tout de bon, rien n'est si beau que ces allées que vous avez vu naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait. Voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils qui est revenu de Candie : vago di fama
(1) : n'est-il point joli pour n'être qu'un mot ? Je fis écrire hier encore, en l'honneur des paresseux : bella cosa far niente. (2)
Hélas ! ma fille, que mes lettres sont sauvage ! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres ? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez et, voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres.
La compagnie que j'ai ici me plaît fort. Notre Abbé est toujours plus admirable ; mon fils et La Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux. Nous nous cherchons toujours, et quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir, et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de La Fontaine. Ils vous aiment tous passionnément ; je crois qu'ils vous écriront. Pour moi, je prends les devants, et n'aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi donc toujours. C'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié ; je vous le disais l'autre jour, elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.

(1) - Amoureux de gloire.
(2) - Quelle belle chose que de ne rien faire


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Plaisirs de la vie rustique

 

À madame de Grignan
Aux Rochers, ce (mercredi) 15 juillet (1671).

Si je vous écrivais toutes mes rêveries, je vous écrirais toujours les plus grandes lettres du monde. Mais cela n'est pas bien aisé. Ainsi je me contente de ce qui se peut écrire, et je rêve tout ce qui se doit rêver ; j'en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l'Abbé une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail pour y faire tout ce qui me plaît. Il me plaît de m'y promener le soir jusqu'à huit heures. Mon fils n'y est plus ; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qui soit aisé de rencontrer ailleurs.

Oh ! que j'aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Eloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !


Je ne vous dis point, ma bonne, à qui je pense, ni avec quelle tendresse ; à qui devine, il n'est point besoin de parler. Si vous n'étiez point grosse, et que l'hippogriffe fût encore au monde, ce serait une chose galante, et à ne jamais l'oublier que d'avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois. Hélas ! ma bonne, ce ne serait pas une affaire : il parcourt la terre en deux jours. Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan ; ou souper ici, à cause de la promenade où je serais bien aise de vous avoir, et le lendemain vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune. [...]
Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir. Je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers ; il y a bien de la différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui entendent et relèvent les beaux endroits et qui, par là, réveillent l'attention. Cette Morale de Nicole est admirable, et Cléopâtre va son train, sans empressement toutefois ; c'est aux heures perdues. C'est ordinairement sur cette lecture que je m'endors ; le caractère m'en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j'avoue qu'ils me plaisent aussi, et qu'ils sont d'une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d'épée, tellement que voilà qui va bien, pourvu qu'on m'en garde le secret.
Mlle du Plessis nous honore souvent de sa présence, elle disait hier qu'en basse Bretagne, on faisait une chère admirable, et qu'aux noces de sa belle-soeur on avait mangé, pour un jour, douze cents pièces de rôti. À cette exagération, nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : « Mademoiselle, pensez-y bien ; n'est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? On se trompe quelquefois. - Non, Madame, c'est douze cents pièces ou onze cents. Je ne veux pas vous assurer si c'est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c'est l'un ou l'autre », et le répéta vingt fois, et n'en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu'il fallait qu'ils fussent du moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût une grande prairie, où l'on eût tendu des tentes, et que, s'ils n'eussent été que cinquante, il eût fallut qu'ils eussent commencé un mois devant. Ce propos de table était bon ; vous en auriez été contente. N'avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ? [...]


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Les Etats de Bretagne

 

À madame de Grignan
Aux Rochers, ce (mercredi) 5 août (1671).

Il faut un peu que je vous dise des nouvelles de nos Etats, pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qu'on en peut faire à Vitré. Le lundi matin, il m'écrivit une lettre et me l'envoya par un gentilhomme. J'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mangea à deux tables dans le même lieu ; cela fait une assez grande mangerie : il y a quatorze couverts à chaque table. Monsieur en tient une, Madame l'autre. La bonne chère est excessive ; on reporte les plats de rôti comme si on n'y avait pas touché. Mais pour les pyramides du fruit, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines puisque même ils n'imaginaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer, ces pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un côté de la table à l'autre, mais ce n'est pas ici qu'on en a du chagrin ; au contraire, on est fort aise de ne plus voir ce qu'elles cachent. Cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes.
Après le dîner, MM. de Locmaria et de Coëtlogon, avec deux Bretonnes, dansèrent des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que nos bons danseurs n'ont pas à beaucoup près ; ils y font des pas de bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pense toujours à vous, et j'avais un souvenir si tendre de votre danse, et de ce que je vous avais vu danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria. Les violons et les passe-pieds de la Cour font mal au coeur au prix de ceux-là. C'est quelque chose d extraordinaire ; ils font cent pas différents, mais toujours cette cadence courte et juste. Je n'ai point vu d'homme danser comme lui cette sorte de danse.
Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les États le lendemain : Monsieur le Premier Président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. de Molac, La Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherai, qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent communautés. Le soir devait venir Mme de Rohan d'un côté, et son fils de l'autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée. Je ne vis point ces derniers car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la tour de Sévigné voir M. d'Harouys' [... ], Sa maison va être le Louvre des États ; c'est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attire tout le monde. Je n'avais jamais vu les États ; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y en ait qui aient un plus grand air que ceux-ci. Cette province est pleine de noblesse, il n'y en a pas un à la guerre, ni à la Cour ; il n'y a que votre frère, qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J'irai tantôt voir Mme de Rohan. Il viendrait bien du monde ici, si je n'allais à Vitré. C'était une grande joie de me voir aux États. Je n'ai pas voulu en voir l'ouverture, c'était trop matin. Les États ne doivent pas être longs. il n'y a qu'à demander ce que veut le Roi. On ne dit pas un mot ; voilà qui est fait. Pour le Gouverneur, il y trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité d'autres présents, de pensions, de réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie : voilà les États. J'oublie quatre cents pipes de vin qu'on y boit, mais si j'oubliais ce petit article, les autres ne l'oublieraient pas, et c'est le premier. Voilà ce qui s'appelle, ma bonne, des contes à dormir debout. Mais ils viennent au bout de la plume, quand on est en Bretagne et qu'on n'a pas autre chose à dire. [...]


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Qu'on est bien chez soi après la fête !

 

À madame de Grignan
Aux Rochers, ce (mercredi) 19 août (1671).

[...] Je partis lundi de cette bonne ville [de Vitré]. [... ]
[...] Toute la Bretagne était ivre ce jour-là. Nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun quarante santés ; celle du Roi avait été la première, et tous les verres cassés après l'avoir bue. Le prétexte était une joie et une reconnaissance extrême de cent mille écus que le Roi a donnés à la province sur le présent qu'on lui a fait, voulant récompenser la bonne grâce qu'on a eue à lui obéir. Par cet effet de sa libéralité, ce n'est donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq cents. Le Roi a écrit de sa propre main mille bontés pour sa bonne province de Bretagne. Le Gouverneur a lu la lettre aux Etats et la copie en a été enregistrée ; il s'est élevé un cri jusqu'au ciel de « Vive le Roi », et ensuite on s'est mis à boire, mais boire, Dieu sait ! M. de Chaulnes n'a pas oublié la gouvernante de Provence ; et un Breton ayant voulu nommer votre nom et ne le sachant pas, s'est levé, et a dit tout haut : « C'est donc à la santé de Mme de Carignan. » Cette sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d'Harouys jusqu'aux larmes. Les Bretons ont continué, croyant bien dire, et vous ne serez d'ici à plus de huit jours que Mme de Carignan ; quelques-uns disent la comtesse de Carignan ; voilà en quel état j'ai laissé les choses. [...]
Il y avait dimanche un bal qui fut joli. Nous y vîmes une basse Brette qu'on nous avait assurés qui levait la paille. Ma foi, elle était ridicule et faisait des haut-le-corps qui nous faisaient éclater de rire. Mais il y avait d'autres danseuses et d'autres danseurs qui nous ravissaient.
Si vous me demandez comme je me trouve ici après tout ce bruit, je vous dirai que j'y suis transportée de joie. J'y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu'on me fasse pour me faire retourner. J'ai un besoin de repos qui ne se peut dire. J'ai besoin de dormir. J'ai besoin de manger (car, je meurs de faim à ces festins). J'ai besoin de me rafraîchir. J'ai besoin de me taire. Tout le monde m'attaquai mon poumon était usé. Enfin, ma bonne, j'ai trouvé mon Abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons ; tout cela m'est uniquement bon, en l'état où je suis. Quand je commencerai à m'ennuyer, je m'en retournerai. Il y a des gens qui ont de l'esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a qui sont dignes de me parler de vous. [...]


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