LE JOUR MOURANT (Descriptions poétiques)
ODE
Jean de Bussières (1607-1679)
Les montagnes ne font plus d'ombre, Le soleil s'est précipité ;
Ce peu qui reste de clarté Se va couvrir d'un voile sombre ; Ce jour si changeant et si beau
N'a pu se sauver du tombeau.
Mais, ô tombe pleine de charmes ! Ô douce et précieuse mort !
Ô faveur du rigoureux sort Qui donne de si belles larmes ! Peut-on mourir plus doucement ?
Le peut-on plus pompeusement ?
Tircis, vois-tu la sépulture Où doit entrer ce beau mourant,
Ce triomphe de conquérant, Cette incomparable peinture ? Est-il pompe de royauté
Qui soit égale à sa beauté ?
La pourpre, jadis des monarques Le plus magnifique ornement,
Ouverte sur ce monument, Triomphe des cruelles Parques : Elle dit que l'on peut sans deuil
Épouser le triste cercueil.
Le métal que l'avare adore Par un culte pernicieux,
Pour orner cet endroit des cieux, A la pourpre se mêle encore, Etendant sa riche toison
Sur cette funeste maison.
Mille roses partout semées Sur ce beau sépulcre d'amour,
Le couronnant tout à l'entour De leurs dépouilles bien-aimées, Excitent un doute nouveau
Si cette tombe est un berceau.
Le jour, qui sait l'heure fatale
Qui le doit porter à la mort, Lui-même par un noble effort S'y porte d'une âme royale.
Généreux il court à grands pas Au moment qui fait le trépas.
Aussi la mort si rigoureuse
Le traitant avecque son coeur Dépouille sa triste noirceur Et ne lui parait que pompeuse.
Elle épargne ses rudes coups Et n'en a pour lui que de doux.
Ah ! Tircis, ce beau jour expire, Sa belle vie est aux abois, De lui-même il reçoit les lois
De cet impitoyable empire. Il passe ; sa rouge couleur N'est plus rien qu'un peu de pâleur.
C'en est fait, les noires ténèbres Enveloppent le monument ; Il ne reste plus d’ornement
Qui pare ses pompes funèbres ; Le triste pouvoir de la mort Fait ici son dernier effort.
Tircis, il n'est rien qui ne meure ; La beauté ne nous sauve pas ;
La jeunesse n'a point d'appas Qui résiste à la dernière heure ; Ce que maintenant est le jour,
Nous le serons à notre tour.
(1649)

LA BELLE EGYPTIENNE (Poésies diverses)
G. de Scudéry (1601-1667)
Sombre divinité, de qui la splendeur noire
Brille de feux obscurs, qui peuvent tout brûler ; La neige n'a plus rien qui te puisse égaler,
Et l'ébène aujourd'hui l'emporte sur l'ivoire.
De ton obscurité vient l'éclat de ta gloire ;
Et je vois dans tes yeux, dont je n'ose parler, Un Amour africain, qui s'apprête à voler,
Et qui, d'un arc d'ébène, aspire à la victoire.
Sorcière sans démons, qui prédis l'avenir ;
Qui regardant la main, nous viens entretenir ;
Et qui charmes nos sens d'une aimable imposture ;
Tu parais peu savante en l'art de deviner ;
Mais sans t'amuser plus à la bonne aventure, Sombre divinité, tu nous la peux donner.
(1649)
STANCE (Poésies nouvelles) G. de Scudéry
Parlez mes vers, puisque ma bouche
N'ose plus découvrir les maux que j'ai soufferts : Et dans la douleur qui me touche,
Devant une aimable farouche Parlez mes vers.
Parlez mes yeux, malgré la haine
Que témoigne pour moi cet objet glorieux Et pour faire finir ma peine,
Quand vous verrez cette inhumaine Parlez mes yeux.
Parlez mes pleurs, parlez mes larmes,
Dont je fais chaque jour naître et mourir des fleurs Et voyant ma raison sans armes,
Si vos torrents ont quelques charmes Parlez mes pleurs.
Parlez soupirs, enfants d'une âme
Qui se consume en vain d'inutiles désirs Et près d'une si fière dame,
Pour lui montrer qu'elle est ma flamme Parlez soupirs.
Parlez mon coeur, puisqu'Almahide
Me fait taire en ce jour avec trop de rigueur : Mais si ma voix est trop timide,
En mourant près d'une homicide Parlez mon coeur.
(1661)

STANCES (Poésies choisies)
Pierre Corneille (1606-1684)
Marquise, si mon visage A quelques traits un peu vieux, Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles choses Se plaît a faire un affront,
Et saura faner vos roses Comme il a ridé mon front.
Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits : On m'a vu ce que vous êtes, Vous serez ce que je suis.
Cependant j’ai quelques charmes Qui sont assez éclatants Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.
Vous en avez qu'on adore ; Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore Quand ceux-là seront usés.
Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux, Et dans mille ans faire croire Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle, Où j'aurai quelque crédit, Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.
Pensez-y, belle Marquise. Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise, Quand il est fait comme moi.
(Recueil de Sercy, 1660)

TOUR NOTRE-DAME (Paris ridicule)
C. Le Petit (1638-1662)
J'aurai toujours, dessus mon âme, De la rancune contre toi :
Muse, si tu m'aimes, suis-moi, Montons sur la tour Notre-Dame ;
Nous allons rire comme il faut : Nous sommes déjà presque en haut ;
Faisons dénicher les chouettes : Dieu soit loué ! Nous y voici!
Je crois qu'on verrait sans lunettes Le bout de l'univers d'ici.
Ah ! que de nids d'oiseaux farouches ! Que de hiboux et de choucas !
Les gens ne paraissent, là-bas, Pas plus gros que des pieds de mouches.
Je vois des clochers, des maisons, Des habitacles, des cloisons,
Et des girouettes sans nombre ; Qu'ici l'air est à bon marché !
Et qu'il dort de bêtes à l'ombre Lorsque le soleil est couché !
Non, je n'aurais jamais pu croire Que Paris eût été si grand ; Plus je le vois, il me surprend,
Par le trou de mon écritoire. Rome, Londres, Naples, Madrid, Cologne, Gand, Valladolid,
Le grand Caire et Constantinople, Près de lui moindres que des bourgs
Danseraient en champ de sinople Dans le moindre de ses faubourgs.
Descendons : la tête me tourne, Le coeur ne manque et la raison. Je tombe à terre en pâmoison,
Si plus tard ici je séjourne... Mais que je suis un bel esprit !
Plût à Dieu que la mort me prît En finissant cette épigramme !
Si je mourais dans ces hauts lieux, Mon corps aurait fait, pour mon âme,
La moitié du chemin des cieux.
C'est être trop bon politique En matière de son trépas ;
Descendons, descendons en bas Pour achever notre chronique. Nous aurons toujours, sans courir,
Du temps de reste pour mourir, Quand nous aurons fait cet ouvrage.
Mais sommes-nous toujours debout ? Continuons notre voyage :
Bon pied, bon oeil, la main fait tout.
(1668)
LE POÈTE CROTTÉ (Oeuvres libertines) C. Le Petit
Quand vous verrez un homme, avecque gravité,En chapeau de clabaud promener sa savate,
Et, le col étranglé d'une sale cravate, Marcher arrogamment dessus la chrétienté,
Barbu comme un sauvage et jusqu'aux reins crotté,
D'un haut-de-chausse noir sans ceinture et sans patte
Et de quelques lambeaux d'une vieille buratte
En tous temps constamment couvrir sa nudité,
Envisager chacun d'un oeil hagard et louche,
Et, mâchant dans les dents quelque terme farouche,
Se ronger jusqu'au sang la corne de ses doigts,
Quand, dis-je, avec ces traits vous trouverez un homme,
Dites assurément : « C'est un poète françois ! »
Si quelqu'un vous dément, je l'irai dire à Rome.

ENIGME (Oeuvres mêlées)
C. Cotin (1604-1681 ou 1682)
Je suis une nymphe invisible Qui fais de l'Air mon élément,
Et qui ne serais plus sensible Si je n'avais point eu d'amant ; Encor ce bel objet me touche,
J'en parle et je n'ai point de bouche ; Cent fois je meurs et revis en un jour,
Et ceux qui, comme moi, sont martyrs de l'Amour, Me viennent consulter au fort de leur martyre.
Mais je leur donne un conseil décevant, Autant en emporte le vent,
Et je ne leur dis rien que ce qu'ils me font dire.
(1659)
EPITAPHE (Oeuvres galantes en prose et en vers) C. Cotin
Ci-dessous gît un vert Galant Dont l'amour fut si violent Pour Artenice sa maîtresse
Qu'il la voulait baiser sans cesse ; Certes avec elle il logeait,
Couchait souvent, buvait, mangeait, Et par ses adresses gentilles
Avait gagné toutes ses filles ; Il était doux et gracieux, Il chantait bien, il parlait mieux ;
Sa queue était et belle et grande, Comme nature la demande ; Et s'il n'eût tant aimé le vin,
Il pouvait passer pour divin. Mais, pour réprimer la licence Que se donne la médisance
Avec son insolent caquet, Ce Galant fut un Perroquet.
(1663)
A L'ILLUSTRE OLYMPE (Oeuvres galantes en prose et en vers) C. Cotin
Olympe, fuyez cette glace Où le feu de vos yeux brille avec tant de grâce ;
Ils sont si puissants et si doux Que votre âme en sera charmée,
Vous serez de vous-même et l'amante et l'aimée
Et le sort de Narcisse est à craindre pour vous.

LA SOLITUDE (Œuvres)
Théophile de Viau (1590-1626)
Dans ce val solitaire et sombre Le cerf, qui brame au bruit de l'eau, Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S'amuse à regarder son ombre :
De cette source une Naïade Tous les soirs ouvre le portal De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade.
Les Nymphes que la chasse attire À l'ombrage de ces forêts Cherchent des cabinets secrets,
Loin de l'embûche du satyre.
Jadis au pied de ce grand chêne, Presque aussi vieux que le Soleil,
Bacchus, l'Amour et le Sommeil, Firent la fosse de Silène.
Un froid et ténébreux silence Dort à l'ombre de ces ormeaux
Et les vents battent les rameaux D'une amoureuse violence.
L'esprit plus retenu s'engage Au plaisir de ce doux séjour,
Où Philomèle nuit et jour Renouvelle un piteux langage.
L'orfraie et le hibou s'y perche ; Ici vivent les loups-garous ;
Jamais la justice en courroux Ici de criminels ne cherche.
Ici l'amour fait ses études ; Vénus y dresse des autels
Et les visites des mortels Ne troublent point ces solitudes.
Cette forêt n'est point profane
Ce ne fut point sans la fâcher Qu'Amour jadis y vint cacher Le berger qu'enseignait Diane.
Amour pouvait par innocence,
Comme enfant, tendre ici des rets, Et comme Reine des forêts Diane avait cette licence.
Cupidon, d'une douce flamme
Ouvrant la nuit de ce vallon, Mit devant les yeux d'Apollon Le garçon qu'il avait dans l'âme.
À l'ombrage de ce bois sombre Hyacinthe se retira, Et depuis le Soleil jura Qu'il serait ennemi de l'ombre.
Tout auprès le jaloux Borée, Pressé d'un amoureux tourment, Fut la mort de ce jeune amant, Encore par lui soupirée.
Sainte forêt, ma confidente, Je jure par le dieu du jour Que je n'aurai jamais amour Qui ne te soit toute évidente.
Mon Ange ira par cet ombrage ; Le Soleil, le voyant venir, Ressentira du souvenir L'accès de sa première rage.
Corine, je te prie, approche ; Couchons-nous sur ce tapis vert, Et pour être mieux à couvert,
Entrons au creux de cette roche.
Ouvre tes yeux, je te supplie : Mille amours logent là-dedans,
Et de leurs petits traits ardents Ta prunelle est toute remplie.
Amour de tes regards soupire, Et, ton esclave devenu,
Se voit lui-même retenu Dans les liens de son empire.
0 beauté sans doute immortelle, Où les Dieux trouvent des appas !
Par vos yeux je ne croyais pas Que vous fussiez du tout si belle.
Qui voudrait faire une peinture
Qui pût ses traits représenter Il faudrait bien mieux inventer Que ne fera jamais nature.
Tout un siècle les destinées
Travaillèrent après ses yeux, Et je crois que pour faire mieux Le temps n'a point assez d'années.
D'une fierté pleine d'amorce, Ce beau visage a des regards Qui jettent des feux et des dards
Dont les Dieux aimeraient la force.
Que ton teint est de bonne grâce ! Qu'il est blanc, et qu'il est vermeil !
Il est plus net que le Soleil, Et plus uni que de la glace.
Mon Dieu ! Que tes cheveux me plaisent !
Ils s'ébattent dessus ton front, Et, les voyant beaux comme ils sont, Je suis jaloux quand ils te baisent.
Belle bouche d'ambre et de rose, Ton entretien est déplaisant Si tu ne dis, en me baisant, Qu'aimer est une belle chose.
D'un air plein d'amoureuse flamme, Aux accents de ta douce voix, Je vois les fleuves et les bois
S'embraser comme fait mon âme.
Si tu mouilles tes doigts d'ivoire Dans le cristal de ce ruisseau
Le Dieu qui loge dans cette eau Aimera, s'il en ose boire.
Présente-lui ta face nue, Tes yeux avecques l'eau riront
Et dans ce miroir écriront Que Vénus est ici venue.
Si bien elle y sera dépeinte Que les Faunes s'enflammeront,
Et de tes yeux qu'ils aimeront Ne sauront découvrir la feinte.
Entends ce Dieu qui te convie A passer dans son élément ;
Ois qu'il soupire bellement Sa liberté déjà ravie.
Trouble-lui cette fantaisie, Détoume-toi de ce miroir,
Tu le mettras au désespoir Et m'ôteras la jalousie.
Vois-tu ce tronc et cette pierre ?
Je crois qu'ils prennent garde à nous, Et mon amour devient jaloux De ce myrthe et de ce lierre.
Sus, ma Corine, que je cueille Tes baisers du matin au soir ! Vois comment pour nous faire asseoir
Ce myrthe a laissé choir sa feuille !
Ois le pinson et la linotte, Sur la branche de ce rosier ;
Vois branler leur petit gosier ! Ois comme ils ont changé de note !
Approche, approche, ma Driade !
Ici murmureront les eaux ; Ici les amoureux oiseaux Chanteront une sérénade.
Prête-moi ton sein pour y boire
Des odeurs qui m'embâmeront ; Ainsi mes sens se pâmeront Dans les lacs de tes bras d'ivoire.
Je baignerai mes mains folâtres Dans les ondes de tes cheveux, Et ta beauté prendra les voeux De mes oeillades idolâtres.
Ne crains rien, Cupidon nous garde. Mon petit Ange, es-tu pas mien ? Ha ! je vois que tu m'aimes bien :
Tu rougis quand je te regarde.
Dieux ! que cette façon timide Est puissante sur mes esprits Renaud ne fut pas mieux épris
Par les charmes de son Armide.
Ma Corine, que je t'embrasse ! Personne ne nous voit qu'Amour ;
Vois que même les yeux du jour Ne trouvent point ici leur place.
Les vents, qui ne se peuvent taire,
Ne peuvent écouter aussi, Et ce que nous ferons ici Leur est un inconnu mystère.
ODE (Œuvres) Théophile de Viau
Un corbeau devant moi croasse, Une ombre offusque mes regards ; Deux belettes et deux renards
Traversent l'endroit où je passe ; Les pieds faillent à mon cheval, Mon laquais tombe du haut mal ;
J'entends craqueter le tonnerre. Un esprit se présente à moi ; J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source ; Un boeuf gravit sur un clocher ;
Le sang coule de ce rocher ; Un aspic s'accouple d'une ourse ; Sur le haut d'une vieille tour Un serpent déchire un vautour ;
Le feu brûle dedans la glace ; Le Soleil est devenu noir ; Je vois la Lune qui va choir ;
Cet arbre est sorti de sa place.
SONNET (Œuvres) Théophile de Viau
Je songeais que Philis, des Enfers revenue, Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fit l'amour, Et que comme Ixion j'embrassasse une nue.
Son ombre dans mon lit se glissa toute nue, Et me dit : « Cher Thyrsis, me voici de retour :
Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour Où depuis ton départ, le sort m'a retenue.
Je viens pour rebaiser le plus beau des amants, Je viens pour remourir dans tes embrassements. »
Alors que cette idole eût abusé ma flamme, Elle me dit : « Adieu, je m'en vais chez les morts ;
Comme tu t'es vanté d'avoir baisé mon corps, Tu pourras te vanter d'avoir baisé mon âme. »
ÉLÉGIE (Œuvres) Théophile de Viau
Cloris, lorsque je songe en te voyant si belle Que ta vie est sujette à la loi naturelle,
Et qu'à la fin les traits d'un visage si beau Avec tout leur éclat iront dans le tombeau,
Sans l'espoir que la mort nous laisse en la pensée Aucun ressentiment de l'amitié passée,
Je suis tout rebuté de l'aise et du souci Que nous fait le destin qui nous gouverne ici,
Et, tombant tout à coup dans la mélancolie, Je commence à blâmer un peu notre folie
Et fais voeu de bon coeur de m'arracher un jour La chère rêverie où m'occupe l'amour.
Aussi bien faudra-t-il qu'une vieillesse infâme Nous gèle dans le sang les mouvements de l'âme,
Et que l'âge, en suivant ses révolutions, Nous ôte la lumière avec les passions. Ainsi je me résous de songer à ma vie
Tandis que la raison m'en fait venir l'envie ; Je veux prendre un objet où mon libre désir
Disceme la douleur d'avecques le plaisir, Où mes sens tout entiers, sans fraude et sans contrainte,
Ne s'embarrassent plus ni d'espoir ni de crainte, Et, de sa vaine erreur mon coeur désabusant,
Je goûterai le bien que je verrai présent ; Je prendrai les douceurs à quoi je suis sensible,
Le plus abondamment qu'il me sera possible. Dieu nous a tant donné de divertissements,
Nos sens trouvent en eux tant de ravissements, Que c'est une fureur de chercher qu'en nous-même
Quelqu'un que nous aimions et quelqu'un qui nous aime. Le coeur le mieux donné tient toujours à demi,
Chacun s'aime un peu mieux toujours que son ami ; On les suit rarement dedans la sépulture ;
Le droit de l'amitié cède aux lois de nature. Pour moi, si je voyais, en l'humeur où je suis,
Ton âme s'envoler aux éternelles nuits, Quoi que puisse envers moi l'usage de tes charmes,
Je m'en consolerais avec un peu de larmes. N'attends pas que l'amour, aveugle, aille suivant,
Dans l'horreur de la nuit, des ombres et du vent. Ceux qui jurent d'avoir l'âme encore assez forte
Pour vivre dans les yeux d'une maîtresse morte N'ont pas pris le loisir de voir tous les efforts
Que fait la mort hideuse à consumer un corps, Quand les sens pervertis sortent de leur usage,
Qu'une laideur visible efface le visage, Que l'esprit défaillant et les membres perclus,
En se disant adieu ne se connaissent plus ; Que, dedans un moment après la vie éteinte,
La face sur son cuir n'est pas seulement peinte, Et que l'infirmité de la puante chair
Nous fait ouvrir la terre afin de la cacher. Il faut être animé d'une fureur bien vive, Ayant considéré comment la mort arrive
Et comme tout objet de notre amour périt, Si par un tel remède une âme ne guérit.
Cloris, tu vois qu'un jour il faudra qu'il advienne Que le destin ravisse et ta vie et la mienne ;
Mais, sans te voir le corps ni l'esprit dépéri, Le Ciel en soit loué ! Cloris, je suis guéri.
Mon âme en me dictant les vers que je t'envoie, Me vient de plus en plus ressusciter la joie ;
Je sens que mon esprit reprend la liberté, Que mes yeux dévoilés connaissent la clarté,
Que l'objet d'un beau jour, d'un pré, d'une fontaine, De voir comme Garonne en l'Océan se traîne,
De prendre dans mon île, en ses longs promenoirs, La paisible fraîcheur de ses ombrages noirs
Me plaît mieux aujourd'hui que le charme inutile Des attraits dont Amour te fait voir si fertile.
Languir incessamment après une beauté Et ne se rebuter d'aucune cruauté ; Gagner au prix du sang une faible espérance
D'un plaisir passager qui n'est qu'en apparence ; Se rendre l'esprit mol, le courage abattu ;
Ne mettre en aucun prix l'honneur ni la vertu, Pour conserver son mal mettre tout en usage,
Se peindre incessamment et l'âme et le visage, Cela tient d'un esprit où le Ciel n'a point mis
Ce que son influence inspire à ses amis. Pour moi, que la raison éclaire en quelque sorte,
Je ne saurais porter une fureur si forte, Et déjà tu peux voir, au train de cet écrit, Comme la guérison avance en mon esprit :
Car insensiblement ma muse un peu légère A passé dessus toi sa plume passagère, Et, détournant mon coeur de son premier objet,
Dès le commencement j'ai changé de sujet, Emporté du plaisir de voir ma veine aisée Sûrement aborder ma flamme rapaisée
Et jouer à son gré sur les propos d'aimer, Sans avoir aujourd'hui pour but que de rimer,
Et sans te demander que ton bel oeil éclaire Ces vers, où je n'ai pris aucun soin de te plaire.
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