MIDI (Poèmes Antiques)
Leconte de Lisle (1818 - 1894)


Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en sa robe de feu.

L'étendue est immense, et les champs n'ont point d'ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu'une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S'éveille, et va mourir à l'horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu'ils n’achèvent jamais.

Homme, si le coeur plein de joie ou d'amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! la nature est vide et le soleil consume :
Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l'oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le coeur trempé sept fois dans le néant divin.

 


 

NOX (Poèmes Antiques)
Leconte de Lisle


Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux,
L'oiseau silencieux s'endort dans les rosées,
Et l'étoile a doré l'écume des flots bleus.

Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages,
Une molle vapeur efface les chemins,
La lune tristement baigne les noirs feuillages,
L'oreille n'entend plus les murmures humains.

Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forêts gémit la grande voix,
Et l'air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.

Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel !
Montez, et demandez aux étoiles sereines
S'il est pour les atteindre un chemin éternel.

Ô mers, ô bois songeurs, voix pieuses du monde,
Vous m'avez répondu durant mes jours mauvais ;
Vous avez apaisé ma tristesse inféconde,
Et dans mon coeur aussi vous chantez à jamais.

 


 

LA GENESE POLYNESIENNE (Poèmes Barbares)
Leconte de Lisle


Dans le vide éternel interrompant son rêve,
L'Être unique, le grand Taaroa se lève.
Il se lève, et regarde : il est seul, rien ne luit.
Il pousse un cri sauvage au milieu de la nuit :
Rien ne répond. Le temps, à peine né, s'écoule ;
Il n'entend que sa voix. Elle va, monte, roule,
Plonge dans l'ombre noire et s'enfonce au travers.
Alors, Taaroa se change en univers :
Car il est la clarté, la chaleur et le germe ;
Il est le haut sommet, il est la base ferme,
L'oeuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva ;
Le monde est la coquille où vit Taaroa.
Il dit : - Pôles, rochers, sables, mers pleines d'îles,
Soyez ! Echappez-vous des ombres immobiles ! -
Il les saisit, les presse et les pousse à s'unir ;
Mais la matière est froide et n'y peut parvenir :
Tout gît muet encore au fond du gouffre énorme ;
Tout reste sourd, aveugle, immuable et sans forme.
L'Être unique, aussitôt, cette source des Dieux,
Roule dans sa main droite et lance les sept cieux.
L'étincelle première a jailli dans la brume,
Et l'étendue immense au même instant s'allume ;
Tout se meut, le ciel tourne, et, dans son large lit,
L'inépuisable mer s'épanche et le remplit :
L'univers est parfait du sommet à la base.
Et devant son travail le Dieu reste en extase.

 


 

LES ELFES (Poèmes Barbares)
Leconte de Lisle


Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Du sentier des bois aux daims familier,
Sur un noir cheval, sort un chevalier.
Son éperon d'or brille en la nuit brune ;
Et, quand il traverse un rayon de lune,
On voit resplendir, d'un reflet changeant,
Sur sa chevelure un casque d'argent.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Ils l'entourent tous d'un essaim léger
Qui dans l'air muet semble voltiger.
- Hardi chevalier, par la nuit sereine,
Où vas-tu si tard ? dit la jeune Reine.
De mauvais esprits hantent les forêts ;
Viens danser plutôt sur les gazons frais.-

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

- Non ! ma fiancée aux yeux clairs et doux
M'attend, et demain nous serons époux.
Laissez-moi passer, Elfes des prairies,
Qui foulez en rond les mousses fleuries ;
Ne m'attardez pas loin de mon amour,
Car voici déjà les lueurs du jour.-

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

- Reste, chevalier ! je te donnerai
L'opale magique et l'anneau doré,
Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
- Non ! dit-il. - Va donc ! - Et de son doigt blanc
Elle touche au coeur le guerrier tremblant.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Et sous l'éperon le noir cheval part.
Il court, il bondit et va sans retard ;
Mais le chevalier frissonne et se penche ;
Il voit sur la route une forme blanche
Qui marche sans bruit et lui tend les bras :
- Elfe, esprit, démon, ne m'arrête pas ! -

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

- Ne m'arrête pas, fantôme odieux !
Je vais épouser ma belle aux doux yeux.
- 0 mon cher époux, la tombe éternelle
Sera notre lit de noce, dit-elle.
Je suis morte ! - Et lui, la voyant ainsi,
D'angoisse et d'amour tombe mort aussi.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES PRINCESSES (Les Exilés)
Théodore de Banville (1823 - 1891)

A Charles Voillemot


Les Princesses, miroir des cieux riants, trésor
Des âges, sont pour nous au monde revenues ;
Et quand l'Artiste en pleurs, qui les a seul connues,
Leur ordonne de naître et de revivre encor,

On revoit, dans un riche et fabuleux décor,
Des meurtres, des miroirs, des lèvres ingénues,
Des vêtements ouverts montrant des jambes nues,
Du sang et de la pourpre et des agrafes d'or.

Et les Princesses, dont les siècles sont avares,
Triomphent de nouveau sous des étoffes rares :
On voit les clairs rubis sur leurs bras s'allumer,

Les chevelures sur leurs fronts étincelantes
Resplendir, et leurs seins de neige s'animer,
Et leurs lèvres s'ouvrir comme des fleurs sanglantes.

23 octobre 1866

 


 

PASIPHAE (Les Exilés)
Théodore de Banville


Ainsi Pasiphaé, la fille du Soleil,
Cachant dans sa poitrine une fureur secrète,
Poursuivait à grands cris parmi les monts de Crète
Un taureau monstrueux au poil roux et verineil,

Puis, sur un roc géant au Caucase pareil,
Lasse de le chercher de retraite en retraite,
Le trouvait endormi sur quelque noire crête,
Et, les seins palpitants, contemplait son sommeil ;

Ainsi notre âme en feu, qui sous le désir saigne,
Dans son vol haletant de vertige, dédaigne
Les abus verdoyants, les sources de cristal,

Et, fuyant du vrai beau la source savoureuse,
Poursuit dans les déserts du sauvage Idéal
Quelque monstre effrayant dont elle est amoureuse.

Juin 1854

 


 

OMPHALE (Les Exilés)
Théodore de Banville


Calme et foulant son lit d'ivoire, dont le seuil
Orné d'or sous les plis de la pourpre étincelle,
La Lydienne rit de sa bouche infidèle
Aux princes de l'Asie, et leur fait bon accueil.

Une massue, espoir des Cyclades en deuil
Sur un tapis splendide est posée auprès d'elle.
L'idole radieuse, et fière d'être belle,
De ses doigts enfantins y touche avec orgueil.

Sur son épaule blonde, amoureuse, embaumée,
Flotte la grande peau du lion de Némée,
Dont l'ongle impérieux lui tombe entre les seins.

Son coeur bat de plaisir sous l'horrible dépouille
Humide et noire encor du sang des assassins :
Hercule est à ses pieds et file une quenouille.

Juin 1854

 


 

ARIANE (Les Exilés)
Théodore de Banville


Dans Naxos, où les fleurs ouvrent leurs grands calices
Et que la douce mer baise avec des sanglots,
Dans l'île fortunée, enchantement des flots,
Le divin Iacchus apporte ses délices.

Entouré des lions, des panthères, des lices,
Le dieu songe, les yeux voilés et demi-clos ;
Les Thyades au loin charment les verts îlots
Et de ses raisins noirs baignent leurs cheveux lisses.

Assise sur un tigre amené d'Orient,
Ariane triomphe, indolente, et riant
Aux lieux même où pleura son amour méprisée.

Elle va, nue et folle et les cheveux épars,
Et, songeant comme en rêve à son vainqueur Thésée,
Admire la douceur des fauves léopards.

Août 1860

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NAISSANCE D'APHRODITÉ (Les Trophées)
José Maria de Heredia (1842 - 1905)


Avant tout, le Chaos enveloppait les mondes
Où roulaient sans mesure et l'Espace et le Temps ;
Puis Gaia, favorable à ses fils les Titans,
Leur prêta son grand sein aux mamelles fécondes.

Ils tombèrent. Le Styx les couvrit de ses ondes.
Et jamais, sous l'éther foudroyé, le Printemps
N'avait fait resplendir les soleils éclatants,
Ni l'Eté généreux mûri les moissons blondes.

Farouches, ignorants des rires et des jeux,
Les Immortels siégeaient sur l'Olympe neigeux.
Mais le ciel fit pleuvoir la virile rosée ;

L'Océan s'entrouvrit, et dans sa nudité
Radieuse, émergeant de l'écume embrasée,
Dans le sang d'Ouranos fleurit Aphrodité.

 


 

JASON ET MEDEE (Les Trophées)
José Maria de Heredia

A Gustave Moreau


En un calme enchanté, sous l'ample frondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
Autour d'eux, une étrange et riche floraison.

Par l'air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le Héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l'illustre Toison.

Illuminant les bois d'un vol de pierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries
Et dans les lacs d'argent pleuvait l'azur des cieux.

L'Amour leur souriait ; mais la fatale Épouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d'Asie et son père et les Dieux.

 


 

LA CHASSE (Les Trophées)
José Maria de Heredia


Le quadrige, au galop de ses étalons blancs,
Monte au faite du ciel, et les chaudes haleines
Ont fait onduler l'or bariolé des plaines.
La Terre sent la flamme immense ardre ses flancs.

La forêt masse en vain ses feuillages plus lents ;
Le Soleil, à travers les cimes incertaines
Et l'ombre où rit le timbre argentin des fontaines,
Se glisse, darde et luit en jeux étincelants.

C'est l'heure flamboyante où, par la ronce et l'herbe,
Bondissant au milieu des molosses, superbe,
Dans les clameurs de mort, le sang et les abois,

Faisant voler les traits de la corde tendue,
Les cheveux dénoués, haletante, éperdue,
Invincible, Artémis épouvante les bois.

Le quadrige céleste à l'horizon descend.
Et, voyant fuir sous lui l'occidentale arène,
Le Dieu retient en vain de la quadruple rêne
Ses étalons cabrés dans l'or incandescent.

Le char plonge. La mer, de son soupir puissant
Emplit le ciel sonore où la pourpre se traîne,
Et, plus clair en l'azur noir de la nuit sereine,
Silencieusement s'argente le Croissant.

Voici l'heure où la Nymphe, au bord des sources fraîches,
Jette l'arc détendu près du carquois sans flèches.
Tout se tait. Seul, un cerf brame au loin vers les eaux.

La lune tiède luit sur la nocturne danse,
Et Pan, ralentissant ou pressant la cadence,
Rit de voir son haleine animer les roseaux.

 


 

PAN (Les Trophées)
José Maria de Heredia


A travers les halliers, par les chemins secrets
Qui se perdent au fond des vertes avenues,
Le Chèvre-pied, divin chasseur de Nymphes nues,
Se glisse, l'oeil ardent, sous les hautes forêts.

Il est doux d'écouter les soupirs, les bruits frais
Qui montent à midi des sources inconnues
Quand le Soleil, vainqueur étincelant des nues,
Dans la mouvante nuit darde l'or de ses traits.

Une Nymphe s'égare et s'arrête. Elle écoute
Les larmes du matin qui pleuvent goutte à goutte
Sur la mousse. L'ivresse emplit son jeune coeur.

Mais, d'un seul bond, le Dieu du noir taillis s'élance,
La saisit, frappe l'air de son rire moqueur,
Disparaît... Et les bois retombent au silence.

 


 

LE BAIN DES NYMPHES (Les Trophées)
José Maria de Heredia


C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin.

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d'un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l'ombre.
Le Satyre !... Son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux,
S'effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.

 


 

ARIANE (Les Trophées)
José Maria de Heredia


Au choc clair et vibrant des cymbales d'airain,
Nue, allongée au dos d'un grand tigre,la Reine
Regarde, avec l'Orgie immense qu'il entraîne,
Iacchos s'avancer sur le sable marin.

Et le monstre royal, ployant son large rein,
Sous le poids adoré foule la blonde arène,
Et, frôlé par la main d'où pend l'errante rêne,
En rugissant d'amour mord les fleurs de son frein.

Laissant sa chevelure à son flanc qui se cambre
Parmi les noirs raisins rouler ses grappes d'ambre,
L'Épouse n'entend pas le sourd rugissement ;

Et sa bouche éperdue, ivre enfin d'ambroisie,
Oubliant ses longs cris vers l'infidèle amant,
Rit au baiser prochain du Dompteur de l'Asie.

 


 

L'ESCLAVE (Les Trophées)
José Maria de Heredia


Tel, nu, sordide, affreux, nourri des plus vils mets,
Esclave - vois, mon corps en a gardé les signes -
Je suis né libre au fond du golfe aux belles lignes
Où l'Hybla plein de miel mire ses bleus sommets.

J'ai quitté l'île heureuse, hélas !... Ah, si jamais
Vers Syracuse et les abeilles et les vignes
Tu retournes, suivant le vol vernal des cygnes,
Cher hôte, informe-toi de celle que j'aimais.

Reverrai-je ses yeux de sombre violette,
Si purs, sourire au ciel natal qui s'y reflète
Sous l'arc victorieux que tend un sourcil noir ?

Sois pitoyable ! Pars, va, cherche Cléariste
Et dis-lui que je vis encor pour la revoir.
Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste.

 


 

LA JEUNE MORTE (Les Trophées)
José Maria de Heredia


Qui que tu sois, Vivant, passe vite parmi
L'herbe du tertre où gît ma cendre inconsolée ;
Ne foule point les fleurs de l'humble mausolée
D'où j'écoute ramper le lierre et la fourmi.

Tu t'arrêtes ? Un chant de colombe a gémi...
Non ! qu'elle ne soit pas sur ma tombe immolée !
Si tu veux m'être cher, donne-lui la volée.
La vie est si douce, ah ! laisse-la vivre, ami.

Le sais-tu ? Sous le myrte enguirlandant la porte,
Épouse et vierge, au seuil nuptial, je suis morte,
Si proche et déjà loin de celui que j'aimais.

Mes yeux se sont fermés à la lumière heureuse,
Et maintenant j'habite, hélas ! et pour jamais,
L'inexorable Erèbe et la Nuit Ténébreuse.

 


 

POUR LE VAISSEAU DE VIRGILE (Les Trophées)
José Maria de Heredia


Que vos astres plus clairs gardent mieux du danger,
Dioscures brillants, divins frères d'Hélène,
Le poète latin qui veut, au ciel hellène,
Voir les Cyclades d'or de l'azur émerger.

Que des souffles de l'air, de tous le plus léger,
Que le doux Iapyx, redoublant son haleine,
D'une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger.

A travers l'Archipel où le dauphin se joue,
Guidez heureusement le chanteur de Mantoue ;
Prêtez-lui, fils du Cygne, un fraternel rayon.

La moitié de mon âme est dans la nef fragile
Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion,
Vers la terre des Dieux porte le grand Virgile.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES YEUX (Stances et poèmes)
Sully Prudhomme (1839 - 1907)


Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l'aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore.

Les nuits plus douces que les jours
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d'ombre.

Oh ! qu'ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n'est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu'on nomme l'invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l'autre côté des tombeaux
Les yeux qu'on ferme voient encore.

 


 

PREMIÈRE SOLITUDE (Les Solitudes)
Sully Prudhomme


On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours ;
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l'air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents ;
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains ;
Leurs camarades les croient riches
Parce qu'ils se lavent les mains.

Ils frissonnent sous l'oeil du maître,
Son ombre les rend malheureux ;
Ces enfants n'auraient pas dû naître,
L'enfance est trop dure pour eux !

Oh ! la leçon qui n'est pas sue,
Le devoir qui n'est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d'être puni !

 


 

LA VOIE LACTÉE (Les Solitudes)
Sully Prudhomme


Aux étoiles j'ai dit un soir :
« Vous ne paraissez pas heureuses ;
Vos lueurs, dans l'infini noir,
Ont des tendresses douloureuses,

Et je crois voir au firmament
Un deuil blanc mené par des vierges
Qui portent d'innombrables cierges
Et se suivent languissamment.

Êtes-vous toujours en prière ?
Êtes-vous des astres blessés ?
Car ce sont des pleurs de lumière,
Non des rayons, que vous versez.

Vous les étoiles, les aïeules
Des créatures et des dieux,
Vous avez des pleurs dans les yeux... »
Elles m'ont dit : « Nous sommes seules,

Chacune de nous est très loin
Des soeurs dont tu la crois voisine ;
Sa clarté caressante et fine
Dans sa patrie est sans témoin ;

Et l'intime ardeur de ses flammes
Expire aux cieux indifférents. »
Je leur ai dit : « Je vous comprends !
Car vous ressemblez à nos âmes ;

Ainsi que vous chacune luit
Loin des soeurs qui semblent près d'elle,
Et la solitaire immortelle
Brûle en silence dans la nuit. »

 


 

UN EXIL (Les Solitudes)
Sully Prudhomme


Plaignez les exilés qui laissent derrière eux
L'amour et la beauté d'une amante chérie ;
Mais ceux qu'elle a suivis au désert sont heureux,
Ils ont avec la femme emporté la patrie.

Ils retrouvent le jour de leur pays natal
Dans la clarté des yeux qui leur sourient encore,
Et des champs paternels, sur un front virginal,
Les lis abandonnés recommencent d'éclore.

Le ciel quitté les suit sous les nouveaux climats ;
Car l'amante a gardé dans l'âme et sur la bouche
Un fidèle reflet des soleils de là-bas
Et les anciennes nuits pour la nouvelle couche.

Ne plaignez point ceux-là ; ceux-là n'ont rien perdu.
Ils vont, les yeux ravis et les mains parfumées
D'un vivant souvenir ! et tout leur est rendu,
Saisons, terre et famille, au sein des bien-aimées.

Mais, jour et nuit, chercher dans sa propre maison
Cet être nécessaire, une amante chérie !
C'est plus de solitude avec moins d'horizon.
Ah ! c'est le pire exil, l'exil dans la patrie.

Et ni le ciel, ni l'air, ni le lis virginal,
Ni le champ paternel, n'en guérissent la peine :
Au contraire l'amour tendre du sol natal
Rend l'absente plus douce au coeur et plus lointaine.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

SONNET À SIR BOB (Les Amours jaunes)
Tristan Corbière (1845 - 1875)

Chien de femme légère, braque anglais pur sang


Beau chien, quand je te vois caresser ta maîtresse,
Je grogne malgré moi - pourquoi ? - Tu n'en sais rien...
- Ah, c'est que moi - vois-tu - jamais je ne caresse,
Je n'ai pas de maîtresse, et... ne suis pas beau chien.

- Bob ! Bob ! - Oh ! le fier nom à hurler d'allégresse !...
Si je m'appelais Bob... Elle dit Bob si bien !...
Mais moi je ne suis pas pur sang. - Par maladresse,
On m'a fait braque aussi... mâtiné de chrétien.

- Ô Bob! nous changerons, à la métempsycose :
Prends mon sonnet, moi ta sonnette à faveur rose ;
Toi ma peau, moi ton poil - avec puces ou non...

Et je serai sir Bob - Son seul amour fidèle !
Je mordrai les roquets, elle me mordrait, Elle !...
Et j'aurai le collier portant Son petit nom.

British channel. - 15 may.

 


 

STEAM-BOAT (Les Amours jaunes)
Tristan Corbière


à une passagère

En fumée elle est donc chassée
L'éternité, la traversée
Qui fit de Vous ma soeur d'un jour,
Ma soeur d'amour !...

Là-bas : cette mer incolore
Où ce qui fut Toi flotte encore...
Ici : la terre, ton écueil,
Tertre de deuil !

On t'espère là... Va légère !
Qui te bercera, Passagère ?...
Ô passagère [de] mon coeur,
Ton remorqueur !...

Quel Ménélas, sur son rivage,
Fait le pied ?... - Va, j'ai ton sillage...
J'ai, - quand il est là voir venir,
Ton souvenir !

Il n'aura pas, lui, ma Peureuse,
Les sauts de ta gorge houleuse !...
Tes sourcils salés de poudrain
Pendant un grain !

Il ne t'aura pas : effrontée !
Par tes cheveux au vent fouettée !...
Ni, durant les longs quarts de nuit,
Ton doux ennui...

Ni ma poésie où : - Posée,
Tu seras la mouette blessée,
Et moi le flot qu'elle rasa...

Et cœtera.

- Le large, bête sans limite,
Me paraîtra bien grand, Petite,
Sans Toi !... Rien n'est plus l'horizon
Qu'une cloison.

Qu'elle va me sembler étroite !
Tout seul, la boîte à deux !... la boîte
Où nous n'avions qu'un oreiller
Pour sommeiller.

Déjà le soleil se fait sombre
Qui ne balance plus ton ombre,
Et la houle a fait un grand pli...
- Comme l'oubli ! -

Ainsi déchantait sa fortune,
En vigie, au sec, dans la hune,
Par un soir frais, vers le matin,
Un pilotin.

10' long. O.
40' lat. N.

 


 

À LA MÉMOIRE DE ZULMA
VIERGE-FOLLE HORS BARRIÈRE
ET D'UN LOUIS (Les Amours jaunes)
Tristan Corbière


Bougival, 8 mai

Elle était riche de vingt ans,
Moi j'étais jeune de vingt francs,
Et nous fimes bourse commune,
Placée, à fonds perdu, dans une
Infidèle nuit de printemps...

La lune a fait un trou dedans,
Rond comme un écu de cinq francs,
Par où passa notre fortune :
Vingt ans ! vingt francs !... et puis la lune !

- En monnaie - hélas - les vingt francs !
En monnaie aussi les vingt ans !
Toujours de trous en trous de lune,
Et de bourse en bourse commune...
- C'est à peu près même fortune !

....................................

- Je la trouvai - bien des printemps,
Bien des vingt ans, bien des vingt francs,
Bien des trous et bien de la lune
Après - Toujours vierge et vingt ans,
Et... colonelle à la Commune !

...................................

- Puis après : la chasse aux passants,
Aux vingt sols, et plus aux vingt francs...
Puis après : la fosse commune,
Nuit gratuite sans trou de lune.

Saint Cloud. - Novembre

 


 

BONNE FORTUNE ET FORTUNE (Les Amours jaunes)
Tristan Corbière


Odor della feminità

Moi, je fais mon trottoir, quand la nature est belle,
Pour la passante qui, d'un petit air vainqueur,
Voudra bien crocheter, du bout de son ombrelle,
Un clin de ma prunelle ou la peau de mon coeur...

Et je me crois content - pas trop ! - mais il faut vivre :
Pour promener un peu sa faim, le gueux s'enivre...

Un beau jour - quel métier ! - je faisais, comme ça,
Ma croisière. - Métier !... - Enfin, Elle passa
- Elle qui ? - La Passante ! Elle, avec son ombrelle !
Vrai valet de bourreau, je la frôlai... - mais Elle

Me regarda tout bas, souriant en dessous,
Et... me tendit sa main, et...
m'a donné deux sous.

Rue des Martyrs.