L'amour s'en va.
Le bourgeon qui éclôt, fleurit, s'épanouit, flétrit et devient poussière. Toute
forme qui apparaît, disparaît. Tout ce qui naît, meurt, tout ce qui vient s'en va et manifeste ainsi le
cela, l'éternel Atma, qui seul demeure.
Un jeune homme pauvre nommé Iruka aimait de toute la folie de son coeur une jeune fille riche, et belle de
surcroît. Comme il était lettré, Iruka écrivit à sa bien-aimée une lettre d'amour chaque jour pendant trois
longues années, sans faillir une seule fois. La troisième année, il osa lui suggérer de lui faire un signe à
l'occasion de la fête du bon. Mais la bien-aimée ne répondit pas, ne le regarda même pas, et ne lui
manifesta jamais le moindre intérêt. Alors le coeur d'Iruka se lassa. Il songea à devenir moine, ce qu'il fit
en effet. Et le temps passa...
Un matin de printemps, il allait chercher de l'eau au puits situé près de son ermitage, quand Iruka rencontra
Chujõ, pour la première et dernière fois de sa vie. Elle se jeta-à ses pieds :
- Iruka ! s'écria-t-elle, j'ai cheminé de longs mois avant de te retrouver, enfin je te vois, admirable Iruka !
Ton amour dont mille lettres témoignent a fini par toucher mon coeur.
En disant ces mots elle dévoila son visage caché jusque-là par un fin voile de soie, et sa beauté était telle
qu'elle fit pâlir l'éclat du jour.
- Je suis à toi, Iruka, je t'aime aujourd'hui, comme tu m'aimais autrefois.
Iruka lui répondit :
- Il est trop tard, Chujõ, j'ai rompu tout lien avec cette sorte d"amour. Je suis moine.
Et sans un regard, il la quitta.
Chujõ, de désespoir, se jeta dans la rivière et s'y noya.
En apprenant la nouvelle, Iruka composa ce poème :
Elle ne reste pas sur la branche,
la fleur de cerisier,
elle meurt avant l'été
Cette histoire est maintenant du passé. Tout ce qui naît, meurt. Tout ce qui vient, s'en va, et ne demeure que l'éternel Atma.
Un vieux maître zen aimait cette histoire.
« Ce conte sera un moment important sur votre chemin de sagesse... », et il souriait en disant ces mots, avec
malice, aux jeunes novices.
Si vous aviez connu la ville de Nara en ce temps-là ! Nara « la verdoyante, la fleur embaumée », joyau de l'île
de Honshu, la capitale religieuse du japon, la Rome bouddhique. Entre ses murs vivaient des centaines de nonnes
et de moines. Partout fleurissaient les sanctuaires, chapelles, pagodes à plusieurs étages, temples célèbres.
Le plus connu de tous était le merveilleux temple de Todaidji. Lors des grandes fêtes bouddhiques, l'empereur
lui-même assistait aux cérémonies. Ce jour-là, toute la ville était en liesse. Une foule immense se répandait
dans les ruelles autour du temple, les bateleurs, les montreurs de marionnettes, les mimes, les acrobates
rivalisaient d'adresse, amusaient les badauds de leurs tours.
Soudain un bruit courait : « L'empereur, l'empereur ! » Les soldats armés de lourdes piques écartaient la foule,
et le cortège s'avançait : l'empereur richement vêtu d'or sur son palanquin, entouré d'une nuée de courtisans, de
ministres, de chambellans et de bonzes. Les parfums d'encens embaumaient l'air, et les chants accompagnaient
d'une musique céleste la lente progression du cortège impérial vers le grand portique du temple, que surmontait
le magnifique Bouddha laqué resplendissant de mille lumières.
« C'étaient de merveilleuses fêtes ! disait le maître zen songeur.
- Le conte, Maître, le conte ! » suppliaient les jeunes novices.
Le maître souriait : « Le lieu et le moment font partie du conte, soyez attentifs, la sagesse ne se livre pas
aux impatients. »
Or, en ce temps-là, il arriva qu'un moine tombât éperdument amoureux d'une nonne. Ryonen était belle, d'une
beauté radieuse, à la fois éclatante et mystérieuse. Son teint, son port de tête, son allure, tout dans son
physique charmant éblouissait mais elle y joignait une intelligence pénétrante, un caractère décidé, et une
générosité, une attention aux autres, qui l'éclairaient d'une lumière intérieure. Ryonen aurait pu rendre fou
d'amour les plus sages des hommes, et des moines peut-être... Hashino l'aimait d'un amour déraisonnable,
exacerbé. Il ne mangeait ni ne dormait, il était distrait pendant les cérémonies rituelles, il était obsédé, il
ne voyait qu'elle, ne vivait que pour elle, il courait à sa perte. Une nuit, il franchit le pas, commit le crime
suprême, il s'introduisit dans sa cellule de moniale, et la supplia de l'aimer.
Ryonen tint alors le destin de Hashino entre ses mains. Il eût suffi qu'elle crie, qu'elle appelle ses soeurs,
et le pire serait advenu. Mais elle ne se débattit point, ne manifesta aucun étonnement. Elle dit seulement au
novice, qui brûlait de désir : « Je me donnerai à toi, demain. »
Le jour suivant était jour de grande fête. À l'occasion de l'illumination du bouddha, l'empereur assistait
aux offices. C'est là, dans le sanctuaire du temple de Todaidji, qu'elle apparut à Hashino complètement nue :
« Prends-moi, dit-elle, maintenant ! »
Alors Hashino vécut le Satori, l'Éveil. Comme dans ces dessins où la forme et le fond changent en un
éclair de place, il vit la réalité jusque-là cachée. Il sut que son amour était artificiel , fantasmatique, ses
désirs fous semblables aux reflets changeants de la lune sur l'eau. Le voile de l'illusion s'était déchiré. Il
accéda à la racine du moi, à la vérité, à la paix.
En ce temps-là, Heian Kyo, ce qui signifie « capitale de la paix et de la
tranquillité », était un lieu enchanteur, où résidait Sa Majesté l'empereur. Nobles seigneurs vêtus de rouge,
tunique cerise, pantalon pourpre, nobles dames en habits étourdissants, aux couleurs sans cesse nouvelles,
rivalisaient dans les joutes d'amour et les jeux de l'esprit. Les fêtes somptueuses se succédaient au hasard des
palais, des villas, ornés de magnifiques statues. Les musiciens accompagnaient aux bords du lac des Huit Vertus
les amants du clair de lune. Les temples étaient construits en bois précieux, parés de nacre, incrustés de
pierres précieuses, et les cérémonies rituelles donnaient lieu à des fastes sans égal dans tout l'empire.
L'empereur Saga était un homme âgé, un peu las de ces réjouissances perpétuelles. Un chagrin secret le rongeait.
Il n'avait pas de fils. Souvent il s'absentait de la cour, et il se rendait avec quelques serviteurs fidèles et
discrets chez un ermite, un moine zen. Celui-ci vivait non loin de la capitale, dans une simple cabane de
branchages, près d'une pagode en ruine. Assis sur un tronc d'arbre, Saga observait le moine prier, méditer,
couper du bois, et la hache étinceler au rythme de ses coups dans le soleil.
« Je te regarde vivre depuis plusieurs années, Ryoben, tu es actif, énergique, généreux, et sage. Je vieillis,
je n'ai pas de fils. Veux-tu me succéder, veux-tu être empereur ? »
À cette demande stupéfiante, le moine ne répondit mot.
« Imagine, Ryoben, les plaisirs, la richesse, le pouvoir absolu, le droit de vie et de mort sur tout ce qui
respire dans ce pays. Tu pourrais faire construire ici un palais, ou un temple aux cent pagodes, faire connaître
le Zen, étendre son influence. N'es-tu pas tenté ? »
Alors Ryoben posa sa hache, remit de l'ordre dans ses vêtements, et dit :
« Je vais aller au bord de la rivière et laver mes oreilles souillées par vos paroles. »
Il se rendit à la rivière où il rencontra un paysan qui venait souvent y faire boire sa vache.
« Tu te laves les oreilles, à cette heure du jour ?
- Oui, mes oreilles ont été souillées par les paroles de l'empereur. Il m'a proposé de lui succéder, et de
monter sur le trône.
- Je comprends que tu te laves ! dit le paysan, et dans ces conditions je ne laisserai pas ma vache boire cette
eau souillée. »
Provocation, impertinence, le grand rire libérateur du Zen. Le moine considère d'un oeil égal le prince et le
pauvre hère, le lion et le vermisseau. N'enviant rien, ne possédant rien, le Zen est la liberté parfaite.
Un clair matin, Bouddha se promenait dans les cieux, aux bords du lac de la Fleur de lotus, et il rêvait
sous la tiède caresse du soleil. Comme il se penchait sur l'eau du lac, il aperçut dans les profondeurs bouillonnantes de Naraka
(l'enfer) un homme qui se débattait furieusement et semblait appeler à l'aide. Aussitôt Bouddha le reconnut. C'était un homme du nom
de Kantuka, un voleur, un débauché, un abominable assassin qu'il avait rencontré pendant son passage terrestre. Bouddha est l'infinie
compassion. Il se souvint qu'une fois dans sa vie, ce Kantuka avait manifesté un peu de bonté. Une grosse araignée s'était posée sur
sa sandale ; au lieu de l'écraser, il l'avait épargnée et passé son chemin.
Je vais lui porter secours, songea Bouddha, pour ce geste de compassion. Qui sait, il reste peut-être une lueur de générosité chez ce
malheureux. Il prit alors un fil d'araignée, le fit descendre dans le lac en direction de Kantuka. Le fil se transforma en corde
d'argent et le bandit l'agrippa solidement. Il commença à monter. L'ascension était rude. Kantuka y employait toutes ses forces. Il
s'acharnait des mains, des genoux, des pieds, suant et soufflant. Bientôt il aperçut un coin de ciel bleu au-dessus de sa tête. Il
redoublait d'efforts, quand il jeta un coup d'oeil vers les bas-fonds. Horreur ! Une dizaine de ses anciens compagnons saisissaient
la corde d'argent et s'efforçaient de grimper à leur tour.
Cette corde risque de ne pas être assez solide pour nous soutenir tous, se dit Kantuka. Il se souvint alors qu'il avait gardé dans une
poche secrète son couteau d'assassin. « Je vais trancher cette corde, songea-t-il, et me débarrasser d'eux. » À peine avait-il formulé
sa pensée que la corde d'argent se rompit au-dessus de lui, et il retomba pour toujours dans les Enfers.
Il était une fois un pauvre pêcheur nommé Hakyu Ryu, qui prenait fort peu de poissons et subsistait à
grand-peine. Il vivait seul n'étant pas assez fortuné pour prendre femme, dans une misérable cabane, située près d'une belle forêt de
pins, au pied du mont Fuji-Yama, dont le sommet est recouvert de neiges éternelles. Devant sa porte s'étendait une longue plage de sable
blanc, et il contemplait jusqu'à l'horizon le bleu éclatant de l'océan Pacifique. Hakyu appréciait ce paysage enchanteur, et il rêvait
souvent. Cela l'aidait à vivre.
Un matin de printemps, il traversait la forêt de pins lorsqu'il aperçut accroché à une branche un vêtement magnifique ; il était fait de
plumes légères argentées et dorées, l'étoffe semblait tissée de lumière, et Hakyu en fut comme étourdi. Tenté, il hésita, jeta un coup
d'oeil alentour. Il était seul. Il prit le vêtement le porta dans sa cabane, et le dissimula sous un tas de bois. Le soir, sur son
tatami, avant de glisser au sommeil, il calcula les bénéfices que lui procurerait son larcin. « J'irai demain au marché, je vendrai ce
vêtement un bon prix, j'achèterai des filets neufs et solides, peut-être une barque, je ferai ainsi de belles pêches, je deviendrai un
homme riche, alors je prendrai femme... » Sur ces visions merveilleuses, il s'endormit.
Pendant la nuit il fit un rêve. Une très belle jeune fille lui apparut : « Je suis un ange, dit-elle, je viens des cieux pour visiter
le monde. Mais vous avez pris mon vêtement et je ne puis retourner au ciel sans ma robe. le vous en supplie, rendez-la moi ! »
Hakyu l'interrompit :
« Je ne comprends rien à vos paroles, je ne vous ai pas dérobé votre robe, que je n'ai jamais vue ! Mais puisque vous êtes dans ma
maison à cette heure de la nuit venez donc partager ma couche. » Et saisi d"un brusque désir, il l'enlaça et voulut l'embrasser. C'est
alors qu'il se réveilla. Ce rêve lui laissa un goût amer dans la bouche, et il eut honte. « Comment ! se dit-il, je vole un vêtement
magnifique, je mens à la jeune fille à qui il appartient et je veux la contraindre à partager ma couche.» Il se souvint d'un vieux
maître zen dont il avait suivi les enseignements dans sa jeunesse. « Il n'y aura ni paix ni bonheur pour toi si tu ne pratiques la
justice, si tu t'écartes de la vérité, si tu n'éprouves pas de compassion. » Hakyu décida alors de rechercher partout la jeune fille, et
de n'avoir de repos qu'il ne lui ait restitué son vêtement de lumière.
Le lendemain de très bonne heure, il se rendit sur la plage, scruta l'horizon, en vain. Il s'approcha du bois de pins, et là, sous un
arbre, il aperçut la jeune fille de son rêve qui pleurait. Il lui rendit son vêtement. Elle le remercia avec beaucoup de joie et
d'effusions. Quand elle revêtit sa robe de lumière, elle se transforma et devint un ange qui s'éleva doucement dans les cieux en dansant
avec une grâce inouï. Le théâtre Nô représente souvent cette danse de l'ange. C'est un spectacle extraordinaire, l'un des plus beaux
que l'on puisse imaginer. Hakyu le vit le premier, et il tomba en extase. Il rentra dans sa cabane. Les jours suivants, il prit autant
de poisson que ses filets pouvaient en contenir. Il se maria, il eut de nombreux enfants, et tous vécurent heureux longtemps,
longtemps.