L'éléphanteau royal.
Cette histoire est maintenant du passé.
Un Mahãrãdjãh possédait une troupe d'éléphants. Konia en était le plus bel ornement, la robe d'un doux
gris clair, l’oeil malicieux sous les lourdes paupières et d'adorables oreilles triangulaires. Konia
avait noué des liens d'amitié avec son cornac, un jeune garçon nommé Shivi. Il fallait voir comment
elle le saisissait à la ceinture et, d'un seul mouvement de sa trompe, précis et doux, elle le déposait
près de son cou. Quand Shivi faisait de brefs appels de ses orteils nus à la base de son oreille, avec
docilité Konia avançait, quand il lui frottait le flanc de haut en bas de son talon, elle reculait.
L'agile cornac descendait à terre vingt fois le jour en glissant le long de son oreille droite, vingt
fois elle le remontait d'un élégant mouvement de sa trompe enroulée. Ils travaillaient en si parfaite
harmonie qu'on eût dit en les voyant quelque figure de ballet.
La vie suivait ainsi paisiblement son cours. Mais un certain printemps, Konia tomba amoureuse d'un
éléphant, un mâle superbe qui avait en charge le palanquin royal. Drik, personnage officiel, ne pouvait
contracter mariage sans l'approbation de Sa Majesté. On consulta les oracles, Konia était de sang
noble, de caractère aimable, l'union fut approuvée.
Trois ans plus tard, toute la cour était en émoi : Konia allait accoucher. Or, l'éléphanteau se
présentait mal et tardait à naître. Le Mahãrãdjãh alerté demanda qu'on l'informât heure par heure. À la
fin de la matinée, la trompe, la tête le corps étaient sortis, mais la queue restait coincée. Le soir
venu, la situation n'avait pas changé. On réunit un conseil d'urgence. Les ministres, les courtisans,
le grand chambellan donnaient leur avis. De temps en temps on faisait appeler Shivi, le cornac :
« Alors ? demandait Sa Majesté.
- Rien de nouveau, Sire, la queue est toujours coincée ! »
Et la discussion reprenait. La nuit avançait, le conseil était surexcité et désemparé, quand le grand
chambellan s'écria :
« Sire, la situation est trop grave ! Je suggère que l'on fasse venir Mara la sorcière.
- Ce n'est pas possible ! Cette femme a insulté la belle-mère de notre grand Mahãrãdjãh en ne
s'inclinant pas sur son passage ! Elle s’est bannie à jamais de la cour ! »
Te roi trancha :
« Qu'elle vienne à l'instant ! »
On obtempéra. La magicienne, après avoir longuement ausculté la malheureuse parturiente, rendit son
verdict :
« L'éléphanteau sera délivré, sa queue décoincée si l'on trouve dans tout le royaume une femme qui n'ait
jamais aimé que son mari et qui n'ait jamais eu de tendres pensées pour un autre que lui. »
Le conseil délibéra... longtemps. Enfin le choix se porta sur Rajna, une beauté aux yeux doux et
tristes, réputée pour sa sagesse, épouse d'un grand seigneur de la cour.
« As-tu jamais aimé un autre homme que ton mari ?
- Non, Sire, répondit Rajna d'une voix douce et timide.
- As-tu jamais rêvé à un autre homme que lui ?
- Non, Sire !
- Que l'on aille chercher le cornac ! ordonna le roi.
- Alors ? interrogea le conseil fébrile, d'une seule voix.
- Rien n'a changé, dit le cornac accablé, la queue est toujours coincée. »
A ce moment, de sous son voile, la douce Rajna parla :
« Je me souviens maintenant dit-elle d'une voix étouffée, que passant par hasard dans la cour du palais,
j'ai vu une fois ce jeune homme avec son éléphante, et il était si adroit que..., conclut-elle dans un
sanglot, mon coeur pendant une seconde a battu pour lui. »
À cet instant une rumeur parvint jusqu'à la grande salle du conseil :
« Hourra ! La queue est enfïn décoincée, éléphanteau royal est né ! »
Sur l'étoffe de l'Atma où nous brodons jour après jour la tapisserie de nos vies, la moindre tache se
voit, tout manifeste Brahma.
Un jeune man perdit sa femme dans la fleur de l’âge. Celle-ci avait été
belle, mais un peu acariâtre et affreusement jalouse. Après un deuil de bon aloi, qui dura six mois, le
jeune homme sentit avec le printemps naître des émotions nouvelles.
Il chercha femme, et bientôt se fiança à la délicieuse Yoyohi, dont le nom chantait comme un gazouillis
de mésanges, comme le froissement de la soie sur un éventail. Bref, le jeune veuf était amoureux, et il
était plus heureux qu’il ne l'avait jamais été avec sa précédente épouse. C'est alors que le fantôme de
sa femme se manifesta pour la première fois. Une nuit alors qu'il dormait paisiblement sur son tatami,
il sentit un courant d'air froid lui chatouiller la plante des pieds, il s'éveilla. Kyrioka était
devant lui. Là belle, quoique évanescente, semblait furieuse, et n'avait rien perdu de son humeur
jalouse :
« Comment oses-tu, dit-elle, me tromper avec une petite sotte, sans beauté, qui, ajouta-t-elle avec
perfidie, porte une tache de naissance fort disgracieuse sur le sein gauche.
- Comment sais-tu cela ? » interrogea le pauvre mari, stupéfait.
« Au Royaume des morts, nous avons accès aux mystères, et nous connaissons toutes choses cachées à vos
yeux de mortels. »
La belle s'en fut. Le mari encore tremblant de frayeur ne dormit plus cette nuit-là.
A partir de cet instant, l'existence d'Heiyoshi devint un enfer. Le jour, il se promenait avec la
tendre Yoyohi, dans les jardins de son père. Ils s'attardaient auprès du grand bassin, admiraient la
grâce épanouie des fleurs de lotus. Heiyoshi ne se lassait pas, tout en devisant tendrement et en
échangeant avec elle de timides sourires, de contempler la nuque parfaite de sa fiancée, son chignon
noir de jais, ses joues qui avaient le velour de la fleur de prunier. La nuit le fantôme de Kyrioka
venait le tourmenter. Assise au pied de sa natte, son épouse décédée tournait en dérision tous ses
faits et gestes de la journée, elle imitait en ricanant leurs tendres propos. Elle lui rappelait leurs
anciennes amours, et lui répétait :
« Je sais tout de toi, et ce savoir t'enchaîne. Ta vie est à moi seule, à moi ! »
Le malheureux, à bout de forces et près de perdre la raison, se confia à un ami, qui lui conseilla
d'aller consulter un célèbre maître du Zen vivant en ermite dans l'ancien temple de Kenninji. Le voyage
fut long et difficile. Enfin Heiyoshi parvint aux pieds du maître, et lui conta son infortune.
« Ta femme est devenue un fantôme, et elle sait tout de toi.
- Oui, Maître, vous comprenez, habitant le pays des morts, elle a accès à ces mystères qui nous
dépassent elle connaît le passé, l'avenir et fouille à son gré dans mes moindres pensées.
- Je vois, dit le maître en se grattant un orteil avec un petit bâton de bambou, car il avait plu et un
peu de boue avait éclaboussé ses pieds nus dans les sandales. Je vois...
- Que dois-je faire, Maître ?
- Tu es jeune, Heiyoshi, ton coeur est neuf et tendre. Il est aisé d'assurer son pouvoir sur toi. Je
vais t'aider. »
Le jeune veuf se confondit en remerciements, et déclara :
« Je suivrai vos conseils, Maître, je m'y conformerai en tout point indiquez-moi seulement la voie.
- Quand le fantôme de ton épouse apparaîtra, confesse humblement ton ignorance, loue ses étonnantes
connaissances, en un mot flatte-la, et propose-lui un marché : " Si tu peux répondre à une dernière
question, je serai définitivement convaincu de tes pouvoirs surnaturels, je renoncerai à Yoyohi, qui
n'est qu'une simple mortelle, et je serai ton époux fidèle à jamais."
Hélas ! s'exclama Heiyoshi, c'est elle qui va emporter, j'en suis sûr ! Ce qu'elle ne sait elle le
devine, rien de ce que je fais ou pense ne lui est caché...
- Suis mon conseil, déclara un peu rudement le maître, ou, si tu ne veux pas m'écouter, va-t-en ! »
Heiyoshi, troublé, affolé, acquiesça :
« Je vous obéirai, Maître.
- Prends dans ta main droite fermée une grosse poignée de graines de soja et demande-lui combien il y en
a.
- C'est tout ? » demanda Heiyoshi.
Le maître du Zen ne répondit pas. Il s'était installé en zazen et méditait.
Heiyoshi rentra chez lui. La nuit même, le fantôme de son épouse réapparut :
« Tu es allé rendre visite à un maître du Zen, ricanait-elle, croyais-tu que je l'ignorais, et
pensais-tu pouvoir m'échapper ? »
Heiyoshi plongea alors sa main droite dans un tas de soja, en saisit une grosse poignée qu'il présenta
dans sa main fermée :
« Combien y a-t-il de graines ? » demanda-t-il.
Le fantôme de Kyrioka se dissipa dans l'air et ne reparut jamais.
Il suffit de peu de chose, un zeste de bon sens, une question claire, un rire, pour désarçonner les faux
gourous, qui manipulent les âmes simples, les esprits sensibles ou fragilisés, en s'enveloppant d'ombre
et de mystère. Quelques graines de soja, et s'évanouissent les fantômes...
Le bambou est une plante tropicale miraculeuse. Une tige légère,
résistante, élastique, propre à tous les usages. Perche pour les acrobates, canne ou bâton qui sert aux
maîtres zen pour rappeler à l'ordre les disciples endormis ou distraits. Le bambou se plie docile en
forme de panier, de claie, de vase et même de tambour. Avec certaines espèces, on fabrique des meubles,
avec d'autres, au Japon, en Chine, on construit des villages entiers. Une espèce singulière précoce et
charnue est appelée « bambou Môzô ». Elle doit son nom à un certain Môzô qui vécut en Chine, dans la
circonscription de Kiang-Hia de l'ancien royaume de Wou, au IIIè siècle de notre ère. Voici l'histoire
de Môzô, telle que nous l'ont transmise les siècles passés.
Môzô, orphelin de père, vivait seul avec sa mère à qui il vouait une grande piété filiale. Employé aux
travaux publics, c'était un scribe modèle qui calligraphiait à merveille, et chacun l'appréciait pour sa
modestie et son zèle. Pendant ses heures de liberté, il courait la campagne afin de ramasser une espèce
de bambou particulière, dont les pousses grosses et tendres constituent un mets raffïné. Sa mère en
raffolait.
Il arriva un jour où sa mère ne put avaler un seul repas sans qu'il n'y eût en entrée des pousses
fraîches de bambou. Môzô courait les champs, les bois, l'hiver et l'été pour offrir à sa mère ses
pousses de bambou préférées.
« Ah ! mon fils, disait-elle, si je ne pouvais manger mes pousses de bambou, moi qui n'ai plus goût à
rien depuis la mort de votre père, je crois que je me laisserais mourir ! »
Et Môzô courait la campagne, explorait les champs, les prés, la lisière des forêts, et il rapportait
tous les jours a sa mère les pousses de bambou qu'elle aimait.
Or, cette année-là dans le royaume de Wou, l'hiver fut exceptionnellement rigoureux. La neige tomba en
abondance. Le sol était gelé. Môzô courait plus que jamais par les champs et les bois, dénichant les
pousses de bambou où nul autre que lui n'en aurait trouvé. Il en cueillait sous les congères, aux creux
des forêts, partout. Mais un soir, il revint chez lui les mains vides. Sa mère refusa de manger. Les
jours suivants, Môzô rentra bredouille et désespéré :
« Mère, je fais de mon mieux, je cours du nord au sud, d'est en ouest mais tant que cette neige
persistera, je ne pourrai vous offrir les pousses de bambou que vous chérissez. Je vous en prie,
consentez à manger. »
Mais la mère de Môzô ne répondait pas. Elle refusait de s'alimenter, elle ne buvait ni ne mangeait, et
elle commença de dépérir. Le ciel était bleu, froid, implacable, et toute la campagne durcie sous la
neige gelée. Alors, un matin, Môzô désespéré se tourna vers le ciel :
« Depuis des années, se lamenta-t-il, matin et soir, du nord au sud, d'est en ouest j'ai cherché partout
les pousses de bambou. Pas un seul jour je n'ai manqué de lui en apporter, afin qu’elle ne meure, et
aujourd'hui je ne puis en trouver. » Il se tordait les mains, accablé, et il fixait le jardin devant la
maison, et la neige froide, indifférente à son chagrin.
À ce moment comme il était à genoux, implorant le ciel, il aperçut au milieu du tapis blanc trois
pousses violettes perçant 1a neige. Trois pousses de bambou ! Il les cueillit et les apporta à sa
mère. Celle-ci mangea et but, et fut sauvée. Depuis lors, ce bambou s'appelle au Japon comme en Chine
le « bambou Môzô ». Il est le symbole de la piété filiale.
Bouddha est dans une pousse de bambou autant que dans l'immensité du ciel :
Leur fraîcheur,
l'oublier on ne saurait,
les bambous de cette année
Ryôkan
Tous les pays, toutes les civilisations relatent chacun à sa façon, la
même histoire de héros et de dragon. C'est le combat mythique du Bien et du Mal, de la jeunesse et du
courage terrassant le monstre abominable, du juste écrasant la Tarasque. Le Zen à son tour reprend le
thème millénaire. Mais il le traite différemment.
Il était une fois un jeune homme pauvre et bien fait qui était renommé pour sa bravoure. En ce temps-là
vivait dans la montagne une sorte d'ogre, un monstre, qui interdisait le passage aux voyageurs
terrorisés. Les paysans racontaient à la veillée ses horribles méfaits. Nul ne connaissait son aspect
car personne n'était revenu vivant de la montagne. Gobuki déclara qu'il irait affronter la bête. On
essaya de le dissuader, la jeune fille qui l'aimait pleura, se jeta à son cou, rien n'ébranla sa
détermination, son courage. Les plus avisés des paysans lui fournirent des armes : un bâton, une
fourche. Le seigneur du lieu ajouta une lance et une épée, un soldat une lourde pique. Ainsi harnaché,
Gobuki partit seul dans la montagne. Il marcha trois jours, enfin, le matin du quatrième, il se
présenta seul devant la caverne ou habitait le monstre. Celui-ci sortit bientôt, grondant et crachant
des flammes. Il était horrible à voir. Mais Gobuki, fièrement campé, ne recula pas d'un pouce.
Ils demeurèrent ainsi quelques instants à se dévisager. Le temps était comme suspendu, dans l'attente
du drame. Enfin, le monstre s'écria :
« Pourquoi ne t'enfuis-tu pas comme les autres ?
- Je n'ai pas peur de vous ! dit Gobuki.
- Je vais te dévorer ! rugit le monstre.
- Si vous voulez, regardez, je dépose mes armes sur le sol, le bâton, la fourche, la lance, l'épée, et
la lourde pique de soldat, je sais que vous ne me toucherez pas.
- Mais enfin, pourquoi est-ce que je ne te terrorise pas ? interrogea le monstre, stupéfait.
- Je suis l'Atma, je suis la Réalité universelle, je suis cela. Si vous me dévorez, c'est que
vous êtes fou, car vous vous dévorez vous-même. Nous sommes un. Mais je vous en prie, si vous
voulez le faire, je suis à votre disposition. »
Le monstre abasourdi s'écria :
« Je ne comprends rien à ce que tu dis, mais avec toi tout devient trop compliqué. Les autres
s'enfuient en hurlant de peur, je les poursuis, je les tue, je les dévore. Tout est simple. Là, je ne
sais plus ce que je dois faire. Tout compte fait je préfère m'abstenir, je crois que mon estomac ne
supporterait pas un être aussi bizarre que toi. Je t'en prie, reprends tes armes et va-t-en ! »
Et il se retira, nauséeux et chagrin, dans sa caverne.
Deux moines sont en voyage. Depuis trois jours, ils n'ont rencontré
qu'une vieille femme sur le seuil de sa cabane. Elle leur a offert un peu d'orge grillée, liée avec du
thé et du beurre rance. Cette maigre tsampa qui date de la veille est déjà descendue dans leurs
talons. Ils ont faim, ils ont froid. Soudain, la pluie se met à tomber. Le plus jeune des moines se
protège de son mieux avec un pan de sa robe. Le plus âgé marche devant en silence. La nuit descend, à
l'horizon nul abri, ni temple, ni ermitage, pas la plus modeste cabane. Le sentier qu’ils suivent se
perd au loin dans la montagne. Le jeune novice n'en peut plus. Il ignore le but de cet interminable
voyage. « Le temple zen ne doit pas être éloigne, se dit-il, il me semble que nous approchons de
Kamakura, mais est-ce bien notre destination ? » Rompant les consignes strictes de silence, il ose
interroger son supérieur, qui marche d'un pas égal :
« Maître, où allons-nous ?
- Nous y sommes, répond le maître.
- Vous voulez dire que l'étape est proche ? insiste le jeune moine.
- Ici, maintenant. Nous y sommes. »
Le novice effaré regarde le sentier pierreux, qui s'enfonce dans la brume. Au loin, les cimes
redoutables se perdent déjà dans la nuit. Il a peur, il a froid, il a faim. Et brusquement en un
éclair il comprend. Il se souvient des paroles que l'on a souvent répétées au monastère : « Le Zen est
un chemin qui va... ». Dans chaque pas sur ce chemin, l’éternité est enclose. Dans le présent se niche
la vie, l'oasis, l'infini. Je goûte le présent, le passé s'est enfui, le futur est un rêve, le présent
seul est. « Quand vous vous éveillez à la vérité, dit un ancien poème, votre esprit devient
brillant et lumineux, comme un rayon de lune. »
Le novice se murmurant ces choses allait en paix.
Le silence est un terme polysémique, un mot à plusieurs masques en
pelure d'oignon. Un mot que l'on pèle avec enchantement. Absence de bruit, jeûne de la parole,
renoncement il se révèle chant secret du langage abouti, musique aux mille harmoniques selon
l'imaginaire, les affects, l'intuition. Le silence perce au-delà le concept l'intellect, il nous emmène
au coeur des choses, il nous fait toucher, pour peu que l'on s'y prête, le coeur de Dieu. Bouddha est
parfois appelé le « maître du silence ». Chez les bouddhistes, dans la branche zen en particulier, le
silence est considéré comme un moyen privilégié d'atteindre la vérité, la source cachée.
Japon. Première moitié du XIVème siècle, sous le shogûnat des Ashikagaka. Un temple perdu dans la
montagne. Quatre moines zen ont décidé de faire un sesshin (sorte de retraite) dans un silence
absolu. Ils sont installés en zazen. La nuit est venue. Le froid vif.
« La bougie s'est éteinte ! dit le plus jeune des moines.
- Tu ne dois pas parler ! C'est un sesshin de silence total, fait observer sévèrement un
moine plus âgé.
- Pourquoi parlez-vous, au lieu de vous taire, comme nous en étions convenus remarque avec humeur le
troisième moine.
- Je suis le seul qui n'ait pas parlé » dit avec satisfaction le quatrième moine.
Cette anecdote prête à sourire. Mais elle éclaire avec justesse l'esprit du Zen. On y brocarde les
moines, on traite avec humour le silence, dont on sait pourtant qu'il est un élément essentiel
de la voie. C'est que le silence n'est que le silence, c'est dire un moyen. « Si tu
rencontres le Bouddha, tue le Bouddha », dit une maxime célèbre.
Rien ne doit faire obstacle à l'expérience personnelle.
Le Zen va droit devant soi. Il ne donne pas d'explication, il suggère
seulement. On connaît l'anecdote fameuse du disciple qui questionne le maître :
« Quelle est la vraie nature du Bouddha ?
- Le cyprès dans la cour. »
Le Zen unit le visible et l'invisible, l'humble quotidien et la réalité ultime, le relatif et
l'absolu Le « cyprès dans la cour », la fleur devant soi, le caillou sous nos pas sont les
chemins qui mènent à l’au-delà, de l'au-delà, du par-delà.
Par un bel après-midi de printemps, un maître zen rentre de promenade. Le temps est délicieux, ni
chaud, ni froid, un temps d'équilibre et de grâce auquel l'âme spontanément s'accorde. Une légère brise
souffle et en arrivant face au portail du monastère, le maître constate que la bannière à l’effigie du
Bouddha faseye doucement au vent. Deux jeunes novices sont plantés devant.
« C'est la bannière qui bouge !
- Non, c'est le vent !
- Selon la bonne doctrine, ce qui importe, c'est ce que nous voyons devant nous maintenant. Et c'est la
bannière, et elle bouge !
Pas du tout, ta vision est erronée, car l'agitation de la bannière n'est que la conséquence du vent,
c'est lui la cause première, la réalité au-delà de l'apparence.
- Mais l'existence du vent est une hypothèse !
- La bannière ne bouge pas sans motif, sa réalité est constitutive du vent !
- Pure spéculation !
- Évidence !
- Non, pas du tout !
- Mais si ! »
Les deux moines s'échauffent, ce qui n'était qu'une conversation aimable devient une dispute, une
bataille. Peu s'en faut qu'ils n'en viennent aux mains. C'est alors qu'ils aperçoivent le maître du
temple, qui les regarde impassible. Un peu confus, ils se tournent vers lui :
« Maître, est-ce la bannière qui bouge, est-ce le vent ?
- Ce n’est pas la bannière, ce n'est pas le vent, c'est votre esprit qui bouge. »
« Le Zen est un mystère. Dès l'instant où une pensée le touche, il disparaît. »