Quatrième voyage de Sindbad le marin.
Je me laissai encore entraîner à la passion de voir des choses nouvelles. Je pris la route de la Perse,
et j'arrivai à un port de mer où je m'embarquai. Nous mîmes à la voile et, faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d'un coup
de vent qui obligea le capitaine à faire amener les voiles. Les voiles furent déchirées en mille pièces, et le vaisseau donna sur une
sèche, et se brisa de manière qu'un grand nombre de marchands et de matelots se noyèrent, et que la charge périt... »
« J'eus le bonheur de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une île qui était devant nous. Nous y
trouvâmes des fruits et de l'eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes.
« Le huitième jour, j'arrivai près de la mer, et j'aperçus tout à coup des gens blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre. Leur
occupation me fut de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m'approcher d'eux.
« Nous nous rendîmes dans une autre île d'où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi. Il écouta le récit de mon aventure, qui
le surprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu'on eût soin de moi.
« Comme je faisais ma cour au roi très exactement, il me dit un jour :
« Sindbad, je t'aime, et je sais que tous mes sujets qui te connaissent te chérissent à mon exemple. J'ai une prière à te faire.
- Sire, lui répondis-je, il n'y a rien que je ne sois prêt de faire pour marquer mon obéissance à Votre Majesté.
- Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t'arrête en mes Etats et que tu ne songes plus à ta patrie. »
Comme je n'osais résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche.
Néanmoins je n'étais pas trop content de mon état. Mon dessein était de m'échapper à la première occasion et de retourner à
Bagdad.
« J'étais dans ces sentiments, lorsque la femme d'un de mes voisins tomba malade et mourut. J'allai chez lui pour le consoler :
« Dieu vous conserve et vous donne une longue vie !
- Hélas ! me répondit-il, je n'ai plus qu'une heure à vivre.
- Oh ! repris-je, j'espère que j'aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps.
- Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, je vous apprends que l'on m'enterre
aujourd'hui avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette île : le mari vivant est enterré avec la femme
morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver. »
« Dans le temps qu'il m'entretenait de cette étrange barbarie, les parents, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister
aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, et on la para de tous ses joyaux. On l'enleva ensuite
dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. On prit le chemin d'une haute montagne ; et, lorsqu'on y fut arrivé, on leva
une grosse pierre et l'on descendit le cadavre. Après cela, le mari embrassa ses parents et ses amis, et se laissa mettre dans une bière
sans résistance, avec un pot d'eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu'on avait descendu sa
femme. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l'ouverture. Je m'adressai alors au roi :
« Sire, oserais-je demander à Votre Majesté si les étrangers sont obligés d'observer cette coutume ?
- Sans doute, repartit le roi en souriant, ils n'en sont pas exceptés lorsqu'ils sont mariés dans cette île. »
« Je m'en retournai tristement au logis avec cette réponse. Hélas ! j'eus bientêt la frayeur tout entière. Ma femme tomba véritablement
malade, et mourut en peu de temps. J'allais donc être enterré vif !
« Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques
habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme, les
yeux baignés de larmes. Avant que d'arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l'esprit des spectateurs. Personne n'en
fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l'on m'y descendit un moment après dans une
autre bière découverte, avec un vase rempli d'eau et sept pains. Enfin, on remit la pierre sur l'ouverture du puits, nonobstant mes
cris pitoyables.
« A mesure que j'approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu de lumière qui venait d'en haut, la disposition de ce lieu
souterrain. C'était une grotte fort vaste, et il y avait là une infinité de cadavres que je voyais à droite et à gauche ; je crus même
entendre quelques-uns des derniers qu'on y avait descendus vifs pousser les derniers soupirs. Je vécus quelques jours de mon pain et de
mon eau mais enfin, n'en ayant plus, je me préparai à mourir... lorsque j'entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une
personne vivante. Le mort était un homme. Dans le temps qu'on descendait la femme, je m'approchai de l'endroit et donnai sur la tête
de la malheureuse deux ou trois grands coups d'un gros os dont je m'étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l'assommai, et,
comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l'eau qui étaient dans la bière, j'eus des provisions pour
quelques jours.
« Un jour que le venais d'expédier encore une femme, j'entendis souffler et marcher. J'avançai du côté d'où partait le bruit et il me
parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d'ombre, qui s'arrêtait par reprises, et soufflait toujours
en fuyant à mesure que j'en approchais. Je la poursuivis si longtemps, et j'allai si loin, que j'aperçus enfin une lumière qui
ressemblait à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, et, à la fin, je découvris qu'elle venait par une ouverture du
rocher. Puis, m'étant avancé, j'y passai, et me trouvai sur le bord de la mer. Là, je compris que la chose que j'avais suivie était un
animal sorti de la mer, qui avait coutume d'entrer dans la grotte pour s'y repaître de corps morts.
« Je retournai à la montagne et allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles, les bracelets d'or, et
enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J'en fis plusieurs ballots que
je liai proprement avec des cordes qui avaient servi à descendre les bières, et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai sur
le rivage.
« Au bout de deux ou trois jours, j'aperçus un navire qui ne faisait que de sortir du port. Je fis signe de la toile de mon turban, et
je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m'entendit, et l'on détacha la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que
les matelots me firent, je répondis que je m'étais sauvé d'un naufrage. Heureusement pour moi, ces gens se contentèrent de ma réponse.
« Nous passâmes devant plusieurs îles au retour. Enfin j'arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses infinies. Je fis de
grandes aumônes pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me divertissant et en faisant
bonne chère avec eux. »