Second voyage de Sindbad le marin.
Mais je ne fus pas longtemps sans m'ennuyer d'une vie oisive ; l'envie de voyager et de négocier par mer
me reprit : j'achetai des marchandises, et le partis une seconde fois avec d'autres marchands.
« Nous allions d'île en île, et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour, nous descendîmes en l'une, qui était couverte de
plusieurs sortes d'arbres fruitiers, mais si déserte que nous n'y découvrîmes pas une âme. Nous allâmes prendre l'air dans les prairies
et le long des ruisseaux qui les arrosaient.
« Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j'avais
apporté et m'assis près d'une eau coulant entre de grands arbres. Je fis un assez bon repas ; après quoi le sommeil vint s'emparer de mes
sens. Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps ; mais, quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l'ancre... »
« Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la
tête, et me jetai par terre. Je me reprochai cent fois de ne m'être pas contenté de mon premier voyage, mais tous mes regrets étaient
inutiles et mon repentir hors de saison. A la fin, je me résignai à la volonté de Dieu, et, sans savoir ce que je deviendrais, je montai
au haut d'un grand arbre, d'où je regardai de tous côtés. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l'eau et le ciel ; mais, ayant
aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l'arbre, et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette
blancheur. Lorsque j'en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c'était une boule blanche d'une hauteur et d'une grosseur
prodigieuses. Dès que j'en fus près, le la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai à l'entour pour voir s'il n'y avait point
d'ouverture ; je n'en pus découvrir aucune, et il me parut qu'il était impossible de monter dessus, tant elle était unie, Elle pouvait
avoir cinquante pas en rondeur.
« Le soleil alors était prêt à se coucher. L'air s'obscurcit tout à coup comme s'il eût été couvert d'un nuage épais. Mais, si je fus
étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand j'aperçus un oiseau d'une grandeur et d'une grosseur extraordinaires, qui
s'avançait de mon côté en volant. Je me souvins d'un oiseau appelé roc dont j'avais souvent ouï parier aux matelots, et je conçus que la
grosse boule devait être un oeuf de cet oiseau. En effet, il s'abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je
m'étais serré fort près de l'oeuf, de sorte que j'eus devant moi un des pieds de l'oiseau, et ce pied était aussi gros qu'un gros tronc
d'arbre. Je m'y attachai fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans l'espérance que le roc, lorsqu'il reprendrait son
vol le lendemain, m'emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, d'abord qu'il fut jour,
l'oiseau s'envola et m'enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout à coup avec tant de rapidité que je ne me
sentais pas. Lorsque le roc fut posé et que je me vis à terre, je déliai promptement le noeud qui me tenait attaché à son pied. J'avais
à peine achevé de me détacher qu'il donna du bec sur un serpent d'une longueur inouïe. Il le prit et s'envola aussitôt.
« Le lieu où il me laissa était une vallée très profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes qu'elles se perdaient dans
la nue, et tellement escarpées qu'il n'y avait aucun chemin par où l'on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi, et, comparant
cet endroit à l'île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n'avais rien gagné au change.
« En marchant par cette vallée, je remarquai qu'elle était parsemée de diamants, dont il y en avait d'une grosseur surprenante ; je pris
beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j'aperçus bientôt un grand nombre de serpents si gros et si longs qu'il n'y en avait pas un qui
n'eût englouti un éléphant. Ils se retiraient pendant le jour dans leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc et ils n'en sortaient
que la nuit. Je passai la journée à me promener dans la vallée. Cependant le soleil se coucha et, à l'entrée de la nuit, je me retirai
dans une grotte où le jugeai que je serais en sûreté. J'en bouchai l'entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse
pour me garantir des serpents, mais qui n'était pas assez juste pour empêcher qu'il n'y entrât un peu de lumière. Je soupai d'une partie
de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême et ne
me permirent pas de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en
tremblant, et je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. A la fin, je m'assis, et, malgré l'inquiétude dont
j'étais agité, comme le n'avais pas fermé l'oeil de toute la nuit, je m'endormis après avoir fait encore un repas.
Mais j'étais à peine assoupi que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit me réveilla. C'était une grosse pièce de viande
fraîche, et, dans le moment, j'en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers en différents endroits.
« J'avais entendu parler de la vallée des diamants, et l'adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres
précieuses. Je connus bien qu'on m'avait dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les
aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la pointe desquels
elles tombent s'y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là plus forts qu'ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les
emportent dans leurs nids au haut des rochers pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, obligent,
par leurs cris, les aigles à s'éloigner, et prennent les diamants qu'ils trouvent attachés aux pièces de viande.
« J'avais cru jusque-là qu'il ne me serait pas possible de sortir de cet abîme mais je changeai de sentiment.
« Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j'en remplis la bourse de cuir qui m'avait servi à
mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue, et j'attachai fortement autour de moi
avec la toile de mon turban, et en cet état je me couchai le ventre contre terre.
« Je ne fus pas plus tôt en cette situation que l'un des plus puissants aigles me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les
marchands ne manquèrent point alors de crier et, lorsqu'ils eurent obligé les aigles à quitter leur proie, un d'entre eux s'approcha de
moi ; mais il fut saisi de crainte quand il m'aperçut. Ils se rassura pourtant, et commença de me quereller en me demandant pourquoi je
lui ravissais son bien.
« Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d'humanité lorsque vous m'aurez mieux connu. Consolez-vous, j'ai des diamants pour vous et
pour moi plus que n'en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble.
« Et là, ayant ouvert ma bourse, ils m'avouèrent que dans toutes les cours où ils avaient été ils n'en avaient pas vu un qui en
approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j'avais été transporté, car chaque marchand avait le sien, d'en choisir pour
sa part autant qu'il en voudrait. Il se contenta d'en prendre un seul, des moins gros ; et, comme je le pressais d'en recevoir
d'autres : « Non, me dit-il je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m'épargner la peine de faire désormais
d'autres voyages.
« Je passai la nuit avec ces marchands, et nous partîmes le lendemain tous ensemble. Enfin, après avoir touché à plusieurs villes
marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. J'y fis d'abord de grandes aumônes aux pauvres, et je
jouis honorablement du reste des richesses immenses que j'avais apportées et gagnées avec tant de fatigues. »