Histoire du troisième calender
Je m'appelle Agib et suis fils d'un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort je pris possession de ses
Etats. Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d'îles considérables, presque toutes
situées à la vue de ma capitale.
« Je résolus d'aller faire des découvertes au-delà de mes îles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m'embarquai
et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais, la nuit du quarante-unième, un matelot,
commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu'à la droite et à la gauche il n'avait vu que le ciel et la mer qui
bornassent l'horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grande noirceur.
« Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d'une main son turban sur le tillac, et de l'autre se frappant le visage :
« Ah ! Sire ! s'écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons. En disant ces
paroles, il se mit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son désespoir jeta l'épouvante dans tout le vaisseau. Je
lui demandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi.
« Hélas Sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés de notre route que demain à midi nous nous
trouverons près de cette noirceur, qui n'est autre chose que la Montagne Noire. C'est une mine d'aimant, qui dès à présent attire toute
votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une
certaine distance, la force de l'aimant sera si violente que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos
vaisseaux se dissoudront et seront submergés.
« Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée ; et au sommet il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes de même
métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, sur lequel est un cavalier qui a la poitrine couverte d'une plaque de plomb,
sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de
vaisseaux et de tant d'hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu'elle ne cessera d'être funeste jusqu'à ce qu'elle soit
renversée.»
« Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la Montagne Noire. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près que nous vîmes voler
les clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne. Les vaisseaux s'entrouvrirent, et s'abîmèrent dans la mer. Tous
mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse en me saisissant d'une planche qui fut poussée par le
vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m'ayant fait aborder à un endroit où il y avait des
degrés pour monter au sommet... »
« Je remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter. L'escalier était si étroit, si raide et si difficile, que, pour
peu que le vent eût un peu de violence, il m'aurait renversé et précipité dans la mer. Mais enfin j'arrivai jusqu'au haut sans accident ;
j'entrai sous le dôme, et, me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu'il m'avait faite.
« Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormais, un vénérable vieillard s'apparut à moi et me dit :
« Ecoute, Agib : lorsque tu seras éveillé, creuse la terre sous tes pieds ; tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb.
Tire les trois flèches contre la statue : le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit
d'où tu auras tiré l'arc et les flèches. Cela fait, la mer s'enflera et montera jusqu'au pied du dôme, à la hauteur de la montagne.
Lorsqu'elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe où il n'y aura qu'un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera
de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire.
Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l'ai
déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage.»
« Tel fut le discours du vieillard. D'abord que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas
de faire ce que le vieillard m'avait commandé. Je déterrai l'arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. A la troisième flèche,
je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l'enterrai à la place de l'arc et des flèches, et dans cet intervalle la
mer s'enfla et s'éleva peu à peu. Lorsqu'elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une
chaloupe qui venait à moi. J'y vis l'homme de bronze tel qu'il m'avait été dépeint. Je m'embarquai, et me gardai bien de prononcer le
nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m'assis ; et l'homme de bronze recommença de ramer en s'éloignant de la montagne.
Il vogua sans discontinuer jusqu'au neuvième jour que je vis des îles, qui me firent espérer que je serais bientôt hors du danger que
j'avais à craindre. L'excès de ma joie me fit oublier la défense qui m'avait été faite :
« Dieu soit béni ! dis-je alors ; Dieu soit loué ! »
« Je n'eus pas achevé ces paroles que la chaloupe s'enfonça dans la mer avec l'homme de bronze. Je demeurai sur l'eau, et je nageai le
reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Mes forces s'épuisèrent à la fin, et je commençais à désespérer de me
sauver, lorsqu'une vague plus grosse qu'une montagne me jeta sur une plage.
« Le lendemain, je m'avançai pour reconnaître où j'étais. Je n'eus pas marché longtemps, que je connus que j'étais dans une petite île
déserte fort agréable, où il y avait plusieurs sortes d'arbres fruitiers et sauvages. Mais je remarquai qu'elle était considérablement
éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j'avais d'être échappé de la mer. Bientôt j'aperçus un petit bâtiment qui venait de
terre ferme à pleines voiles et avait la proue sur l'île où j'étais.
« Comme je ne doutais pas qu'il n'y vint mouiller, et que j'ignorais si les gens qui étaient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne
devoir pas me montrer d'abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d'où je pouvais impunément examiner leur contenance. Le bâtiment
vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient une pelle et d'autres instruments propres à remuer la
terre.
Ils marchèrent vers le milieu de l'île, où le les vis s'arrêter et remuer la terre quelque temps ; et, à leur action, il me parut qu'ils
levèrent une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent
chacun une charge, qu'ils portèrent à l'endroit où ils avaient remué la terre, et ils y descendirent. Je les vis encore une fois aller au
vaisseau, et en ressortir avec un vieillard qui menait avec lui un jeune homme de quatorze ou quinze ans, très bien fait.
Ils descendirent tous où la trappe avait été levée ; et, quand ils furent remontés, je remarquai que le jeune homme n'était pas avec
eux, d'où je conclus qu'il était resté dans le lieu souterrain, circonstance qui me causa un extrême étonnement.
« Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment, ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je
le vis si éloigné que je ne pouvais être aperçu de l'équipage, je descendis de l'arbre, et me rendis promptement à l'endroit où j'avais
vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu'à ce que, trouvant une pierre de deux ou trois pieds en carré, je la levai, et je vis
qu'elle couvrait l'entrée d'un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avait un
tapis de pied et un sofa garni d'un autre tapis et de coussins d'une riche étoffe, où le jeune homme était assis avec un éventail à la
main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu'il avait près de
lui. Le jeune homme fut effrayé de ma vue mais, pour le rassurer, je lui dis en entrant :
« Qui que vous soyez, Seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi tel que je suis n'est pas capable de vous faire la moindre
injure. Au contraire, je vais vous tirer de ce tombeau, où il semble qu'on vous ait enterré tout vivant.»
« Le jeune homme se rassura à ces paroles, et me pria d'un air riant de m'asseoir près de lui.
« Prince, me dit-il, mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens. Il y avait longtemps qu'il était marié sans avoir
eu d'enfants, lorsqu'il apprit qu'il aurait un fils, dont la vie néanmoins ne serait pas de longue durée ; ce qui lui donna beaucoup de
chagrin à son réveil. Ma mère accoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui
avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent :
« Votre fils vivra sans nul accident jusqu'à l'âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vie. Si néanmoins son
bonheur veut qu'il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C'est qu'en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze
qui est au haut de la montagne d'aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi Cassib, et que les astres
marquent que, cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince.»
« Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de me conserver la vie. Il y a longtemps qu'il a pris la précaution de faire
bâtir cette demeure, pour m'y tenir caché durant cinquante jours, dès qu'il apprendrait que la statue serait renversée. C'est pourquoi,
comme il a su qu'elle l'était depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me
reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d'une île déserte.»
« Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui
ôterais la vie ; et je lui dis avec transport :
« Mon cher seigneur, ayez confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver
heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudraient attenter à votre vie.
« Je rassurai par ce discours le fils du joaillier, et m'attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l'épouvanter, de lui dire
que l'étais cet Agib qu'il craignait. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu'à la nuit, et je connus que le jeune homme avait
beaucoup d'esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Après le souper, nous continuâmes de nous entretenir quelque temps, et
ensuite nous nous couchâmes.
« Enfin, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain, et je me disais souvent à moi-même que
les astrologues qui avaient prédit au père que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu'il n'était pas possible
que je pusse commettre une si méchante action.
« Puis, le quarantième jour arriva. Le jeune homme, en s'éveillant, me dit :
« Prince, me voilà aujourd'huï au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâce à Dieu. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en
marquer sa reconnaissance, et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre
royaume. Mais, en attendant, ajouta-t-il, obligez-moi de m'apporter un melon et du sucre, que j'en mange pour me rafraîchir.»
« De plusieurs melons qui nous restaient, je choisis le meilleur, et le mis dans un plat ; et, comme je ne trouvais pas de couteau pour
le couper, je demandai au jeune homme s'il ne savait pas où il y en avait.
« Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête.»
Mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l'avais à la main, mon pied s'embarrassa de sorte dans la couverture,
que je glissai, et tombai si malheureusement sur le jeune homme que je lui enfonçai le couteau dans le coeur. Il expira dans le
moment.
« A ce spectacle, je poussai des cris épouvantables.
« Hélas ! m'écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être hors de danger. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et
les mains au ciel, je vous en demande pardon ; et, si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps ... »
« Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre le jeune homme, et que, les quarante jours finissant,
je pouvais être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine, et montai au haut de l'escalier. J'abaissai la grosse
pierre sur l'entrée, et la couvris de terre.
« J'eus à peine achevé que, portant la vue sur la mer du côté de la terre ferme, j'aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune
homme. Alors je dis en moi-même :
« Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer peut-être par ses esclaves, quand il aura vu son fils
dans l'état où je l'ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux me
soustraire à son ressentiment que de m'y exposer.»
Il y avait près du lieu souterrain un gros arbre. J'y montai, et je ne ne fus pas plus tôt placé de manière que je ne pouvais être
aperçu que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois.
« Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s'avancèrent vers la demeure souterraine. Ils levèrent la pierre et descendirent.
Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point : leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur
son lit, avec le couteau au milieu du coeur : car je n'avais pas eu le courage de l'ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de
douleur qui renouvelèrent la mienne ; le vieillard tomba évanoui.
« Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, et, dès que la fosse qu'on lui
faisait fut achevée, on l'y descendit. Le vieillard, soutenu par deux esclaves et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu
de terre, après quoi les esclaves comblèrent la fosse.
« Cela étant fait, le vieillard, accablé de douleur, fut transporté dans le vaisseau, qui remit à la voile. Il s'éloigna de l'île en
peu de temps, et je le perdis de vue... »
« Après le départ du viellard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l'île : je passais la nuit dans la demeure souterraine
qui n'avait pas été rebouchée, et, le jour, je me promenais autour de l'île, et m'arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre
du repos quand j'en avais besoin. Je menais cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-là, je m'aperçut que la mer
diminuait considérablement, et que l'île devenait plus grande ; il semblait que la terre ferme s'approchait. Effectivement, les eaux
devinrent si basses qu'il n'y avait plus qu'un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n'eus de l'eau
presque qu'à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur la plage que j'en fus très fatigué. A la fin, je gagnai un terrain plus ferme ; et
j'étais déjà assez éloigné de la mer lorsque je vis fort loin au-devant de moi comme un grand feu, ce qui me donna quelque joie.
« Je trouverai quelqu'un, disais-je, et il n'est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même.» Mais à mesure que je m'en
approchais mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ce que j'avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge, que les
rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé.
« Je m'arrêtai près de ce château, et m'assis, autant pour en considérer la structure admirable que pour me remettre un peu de ma
lassitude. Je n'avais pas encore donné à cette maison magnifique toute l'attention qu'elle méritait, quand j'aperçus dix jeunes hommes
fort bien faits, mais tous borgnes de l'oeil droit.
Ils accompagnaient un vieillard d'une taille haute et d'un air vénérable.
« J'étais étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même oeil. Dans le temps que je cherchais dans
mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être assemblés, il m'abordèrent et me demandèrent ce qui m'avait amené là.
« Après que j'eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me prièrent d'entrer avec eux dans le château. J'acceptai leur offre ; nous
traversâmes une enfilade de salles, d'antichambre, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand
salon où il y avait en rond dix petits sofas bleus et séparés. Au milieu de ce rond était un onzième sofa moins élevé, et de la même
couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé, et les jeunes seigneurs s'assirent sur les dix autres. Soudain, un de ces
jeunes gens me dit :
« Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du
sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l'oeil droit ; contentez-vous de voir.»
« Le vieillard ne demeura pas longtemps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques moments après, apporter le souper des dix
seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l'exemple des
autres ; et, sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.
« Le vieillard se leva et entra dans un cabinet, d'où il apporta sur sa tête dix bassins l'un après l'autre, tous couverts d'une étoffe
bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.
« Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes
ces choses ensemble, et commencèrent à s'en frotter et barbouiller le visage, de manière qu'ils étaient affreux à voir. Après s'être
noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse.
« Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Après quoi le vieillard leur apporta de l'eau dont ïls se lavèrent
le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étaient gâtés, et en prirent d'autres de sorte qu'il ne paraissait pas
qu'ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d'être spectateur. J'avais été mille fois tenté de rompre le silence pour
leur faire des questions, et il me fut impossible de dormir le reste de la nuit.
« Le jour suivant, d'abord que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre l'air, et alors je leur dis :
« Seigneurs, je vous déclare que je renonce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir. Vous êtes des gens sages, néanmoins je vous
ai vu faire des actions dont tout autres personnes que des insensés ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m'arriver, je
ne saurais m'empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin
pourquoi vous n'avez tous qu'un oeil.» Ils ne répondirent rien, sinon que les demandes que je leur faisais ne me regardaient pas ; et que
je demeurasse en repos.
Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et, quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le
vieillard apporta encore les bassins bleus. Ils firent, le lendemain et les nuit suivantes, la même action.
« A la fin je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très sérieusement de la contenter, ou de m'enseigner par quel chemin je
pourrais retourner dans mon royaume car je leur dis qu'il ne m'était pas possible de demeurer plus longtemps avec eux et d'avoir toutes
les nuits un spectacle si extraordinaire sans qu'il me fût permis d'en savoir les motifs. Un des seigneurs me répondit pour tous les
autres :
« Si jusqu'à présent nous n'avons pas cédé à vos prières, ce n'a été que pour vous épargner le chagrin d'être réduit au même état où vous
nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez.» Je
leur dis que j'étais résolu à tout événement.
« Les dix seigneurs, voyant que j'étais inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton qu'ils égorgèrent, et, après lui avoir ôté la
peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s'étaient servis et me dirent :
« Prenez ce couteau, il vous servira. Nous allons vous coudre dans cette peau, ensuite nous vous laisserons sur la place. Alors un
oiseau d'une grosseur énorme, qu'on appelle roc, paraîtra dans l'air, et, vous prenant pour un mouton, fondra sur vous et vous enlèvera
jusqu'aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il reprendra son vol vers la terre et vous posera sur la cime d'une montagne.
D'abord que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau et vous développez. Le roc ne vous aura pas plus tôt vu qu'il
s'envolera de peur, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu'à ce que vous arriviez à un château d'une grandeur
prodigieuse, tout couvert de plaques d'or, de grosses émeraudes et d'autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui est
toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y
avons vu, vous l'apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire, c'est qu'il nous en coûte à chacun notre oeil droit ; et la
pénitence dont vous avez été témoin est une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. »
« Un des dix seigneurs borgnes m'ayant tenu ce discours, je m'enveloppai dans la peau de mouton, saisi du couteau qui m'avait été donné.
Le roc ne fut pas longtemps à se faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes comme un mouton, et me transporta au haut
d'une montagne. Lorsque je me sentis à terre, je fendis la peau avec mon couteau, me développai, et parus devant le roc, qui s'envola
dès qu'il m'aperçut. Ce roc est un oiseau blanc, d'une grandeur monstrueuse. Pour sa force, elle est telle qu'il enlève les éléphants
dans les plaines, et les porte sur le sommet des montagnes où il en fait sa pâture.
« En moins d'une demi-journée je me rendis au château. La porte était ouverte. J'entrai dans une cour carrée entourée de
quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d'aloès et une d'or. Les cent que je dis donnaient entrée dans des jardins ou des
magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir.
« Je vis en face une porte ouverte, par où j'entrai dans un grand salon où étaient assises quarante jeunes dames d'une beauté si parfaite
que l'imagination même ne saurait aller au-delà. Elles étaient habillées très magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble sitôt
qu'elles m'aperçurent, et me dirent :
« Brave seigneur, soyez le bienvenu, soyez le bienvenu » ; et une d'entre elles, prenant la parole pour les autres : «Il y a longtemps,
dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Vous êtes de ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, et nous sommes
vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandements.» Rien au monde ne m'étonna tant que l'empressement de ces belles filles à me rendre
tous les services imaginables. L'une apporta de l'eau chaude et me lava les pieds ; une autre me versa de l'eau de senteur sur les
mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui était nécessaire pour me faire changer d'habillement ; celles-là servirent une collation
magnifique.
« D'autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures, et d'autres enfin parurent avec des instruments de musique. Quand
tout fut prêt, elles m'invitèrent à me mettre à table. Les dames s'y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez longtemps. Celles
qui devaient jouer des instruments et les accompagner de leurs voix se levèrent et firent un concert charmant. Les autres commencèrent
une espèce de bal, et dansèrent de la meilleure grâce du monde. Il était plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors
une des dames me dit :
« Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd'hui, il est temps que vous vous reposiez.»
« On me conduisit à un appartement magnifique, et les dames se retirèrent dans les leurs ... »
« J'avais à peine achevé de m'habiller le lendemain, que les dames vinrent dans mon appartement. Elles me souhaitèrent le bonjour, et
me conduisirent au bain. Lorsque j'en sortis, elles me firent prendre un autre habit qui était encore plus magnifique que le
premier.
« Enfin, je passai une année entière avec les quarante dames, et pendant tout ce temps-là cette vie voluptueuse ne fut point interrompue
par le moindre chagrin.
« Au bout de l'année (rien ne pouvait me surprendre davantage), les quarante dames entrèrent un matin dans mon appartement, les joues
baignées de pleurs. Elles vinrent m'embrasser tendrement l'une après l'autre, en me disant : « Adieu, cher prince, adieu il faut que
nous vous quittions.
- Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s'il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est
inutile.» Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs
cavaliers avant vous nous ont fait l'honneur de nous visiter ; mais pas un n'avait cette grâce, cette douceur, cet enjouement et ce
mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous.» En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer
amèrement.
« Mes aimables dames, repris-je, de grâce, dites-moi la cause de votre douleur.
- Hélas ! répondirent-elles, peut-être ne vous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, il ne serait pas impossible de
nous rejoindre.
- Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement.
- Hé bien, dit une d'elles, nous sommes toutes princesses filles de rois. Au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter
pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu'il ne nous est pas permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce
château. L'année finit hier, il faut que nous vous quittions aujourd'hui. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de
toutes choses, particulièrement celles des cent portes. Mais, pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons
de vous abstenir d'ouvrir la porte d'or. Si vous l'ouvrez, nous ne vous reverrons jamais. Nous emporterions bien la clef de la porte
d'or avec nous ; mais ce serait faire une offense à un prince tel que vous que de douter de sa discrétion et de sa retenue ... »
« Le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Nos adieux furent des plus tendres ; je les embrassai toutes
l'une après l'autre : elles partirent ensuite, et le restai seul dans le château.
« Je me promettais bien de ne pas oublier l'avis important qu'elles m'avaient donné, de ne pas ouvrir la porte d'or ; mais, comme, à cela
près, il m'était permis de satisfaire ma curiosité, je pris les clefs des autres portes et ouvris la première porte. Là, j'entrai dans
un jardin fruitier, auquel je crois que dans l'univers il n'y en a point qui soit comparable. La disposition admirable des arbres,
l'abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue.
« Je ne serais jamais sorti d'un si beau lieu, si je n'eusse pas conçu dès lors une plus grande idée. Je fermai la porte et ouvris celle
qui suivit.
« Au lieu d'un jardin de fruits, j'en trouvai un de fleurs. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, la hyacinthe, l'anémone, la
tulipe, la renoncule, l'oeillet, le lis et une infinité d'autres fleurs s'y trouvaient là fleuries toutes à la fois, et rien n'était plus
doux que l'air qu'on respirait dans ce jardin.
« J'ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très vaste. Elle était pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs. La cage
était de sandal et de bois d'aloès ; elle renfermait une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d'alouettes et d'autres
oiseaux encore plus harmonieux dont je n'avais entendu parler de ma vie.
« Le soleil était déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d'oiseaux. Je me rendis à mon appartement, résolu
d'ouvrir les autres portes les jours suivants, à l'exception de la centième. Le lendemain, je ne manquai pas d'aller ouvrir la quatrième
porte. Je mis le pied dans une grande cour environnée d'un bâtiment d'une architecture merveilleuse.
« Ce bâtiment avait quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnait entrée dans un trésor, et, de ces trésors, il y en avait
plusieurs qui valaient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenait des monceaux de perles, grosses comme des oeufs de
pigeon. Dans le second trésor, il y avait des diamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisième, des émeraudes ; dans le
quatrième, de l'or en lingots ; dans le cinquième, du monnayé ; dans le sixième, de l'argent en lingots ; dans les deux suivants, du
monnayé. Les autres contenaient des améthystes, des chrysolithes, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes
les autres pierres fines que nous connaissons, sans parler de l'agate, du jaspe, de la cornaline et du corail.
« Il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes, et admirer tout ce qui s'offrit à ma vue.
Il ne restait plus que la centième porte, dont l'ouverture m'était défendue... »
« J'étais au quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j'avais pu ce jour-là conserver sur moi le pouvoir que je
devais avoir, je serais aujourd'hui le plus heureux des hommes, au lieu que j'en suis le plus malheureux. Je succombai à la tentation du
démon.
« J'ouvris la porte fatale, et je n'eus pas avancé le pied pour entrer, qu'une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament,
me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi, et, au lieu de profiter de cet avertissement et de refermer la porte, j'entrai.
« Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d'or massif, avec des bougies
allumées qui rendaient l'odeur d'aloès et d'ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination était encore augmentée par des
lampes d'or et d'argent, remplies d'une huile composée de diverses sortes d'odeurs. Parmi un assez grand nombre d'objets qui attirèrent
mon attention, j'aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu'on puisse voir au monde. Je m'approchai de lui pour le
considérer de près ; je trouvai qu'il avait une selle et une bride d'or massif d'un ouvrage excellent ; que son auge d'un côté était
remplie d'orge mondé et de sésame, et, de l'autre, d'eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le
montai, et voulus le faire avancer ; mais, comme il ne branlait pas, je le frappai d'une houssine que j'avais ramassée dans son écurie
magnifique. Mais à peine eut-il senti le coup qu'il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis, étendant des ailes dont je ne m'étais
point aperçu, il s'éleva dans l'air à perte de vue. Je ne songeai plus qu'à me tenir ferme. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et
se posa sur le toit en terrasse d'un château, où il me secoua si violemment qu'il me fit tomber en arrière, et du bout de sa queue il me
creva l'oeil droit.
« Voilà de quelle manière je devins borgne, et je me souvins bien alors de ce que m'avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval
reprit son vol, et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j'avais cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur
mon oeil qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connaître, par les dix sofas disposés
en rond et un autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d'où j'avais été enlevé par le roc.
« Les dix jeunes seigneurs borgnes ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon oeil.
« Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour mais nous ne sommes pas la cause de votre
malheur.
- J'aurais tort de vous en accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m'en impute toute la faute.
- Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, dirent-ils, mais nous vous avons déjà déclaré
les raisons qui nous en empêchent. C'est pourquoi retirez-vous, et vous en allez à la cour de Bagdad : vous y trouverez celui qui doit
décider de votre destinée. Ils m'enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d'eux.»