Histoire du second calender


J'étais à peine hors de l'enfance que le roi mon père (car vous saurez, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d'esprit, n'épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu'il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts. Je ne sus pas plus tôt lire et écrire que j'appris par coeur l'Alcoran tout entier.
« La renommée me fit plus d'honneur que je ne méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu'à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons.
« Il y avait un mois que nous étions en marche lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C'étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop. Comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes de la part du roi mon père et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment, et nous attaquèrent. Je me défendis le plus longtemps qu'il me fut possible ; mais, me sentant blessé et voyant que l'ambassadeur, ses gens et les miens avaient tous été jetés par terre, je profitai du reste des forces de mon cheval, qui avait aussi été fort blessé, et je m'éloignai d'eux. Je le poussai tant qu'il put me porter ; mais, venant tout à coup à manquer sous moi, il tomba raide mort de lassitude et du sang qu'il avait perdu.
« Me voilà donc, seul, blessé, dans un pays qui m'était inconnu, je n'osai reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, le marchai le reste du jour, et j'arrivai au pied d'une montagne où j'aperçus à mi-côte l'ouverture d'une grotte ; j'y entrai et j'y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir mangé quelques fruits que j'avais cueillis en mon chemin.
« Je continuai de marcher le lendemain et les jours suivants. Mais, au bout d'un mois, je découvris une grande ville très peuplée et située d'autant plus avantageusement qu'elle était arrosée, aux environs, de plusieurs rivières, et qu'il y régnait un printemps perpétuel. Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j'étais de me voir en l'état où je me trouvais. J'avais le visage, les mains et les pieds d'une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés ; à force de marcher, ma chaussure s'était usée, et j'avais été réduit à marcher nu-pieds ; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.
« J'entrai dans la ville pour prendre langue et m'informer du lieu où j'étais ; je m'adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. Il me demanda qui j'étais, d'où le venais, et ce qui m'avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m'était arrivé, et ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le tailleur m'écouta avec attention ; mais, lorsque j'eus achevé de parier, il me dit : « Gardez-vous bien de faire confidence à personne de ce que vous venez de m'apprendre : car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu'ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s'il était informé de votre arrivée en cette ville. »
« Je remerciai le tailleur de l'avis qu'il me donnait, et lui témoignai que je m'en remettais entièrement à ses bons conseils et que je n'oublierais jamais le plaisir qu'il me faisait. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d'appétit, il me fit apporter à manger et m'offrit même un logement chez lui ; ce que j'acceptai.
« Quelques jours après mon arrivée, il me demanda si j'en savais quelqu'un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que j'étais grammairien, poète, et surtout que j'écrivais parfaitement bien. « Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l'exposer en vente à la place. Je me charge de vous faire trouver une corde et une cognée. »
« Dès le jour suivant, le tailleur m'acheta une cognée et une corde, avec un habit court ; puis il me conduisit à la forêt, et, dès le premier jour, j'en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d'or du pays. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l'argent qu'il avait avancé pour moi.
« Il y avait déjà plus d'une année que je vivais de cette sorte, lorsqu'un jour j'arrivai dans un endroit fort agréable où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d'arbre, j'aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J'ôtai aussitôt la terre qui la couvrait ; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand je fus au bas de l'escalier, je me trouvai dans un vaste palais, éclairé comme s'il eût été sur la terre dans l'endroit le mieux exposé. Je m'avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des bases et des chapiteaux d'or massif ; mais, voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir une beauté si extraordinaire, que je m'attachai uniquement à la regarder.
« Je me hâtai de la rejoindre, et, dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? êtes-vous homme ou génie ? - Je suis homme, Madame, lui répondis-je en me relevant, et je n'ai point de commerce avec les génies. - Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j'y demeure, et pendant tout ce temps-là je n'y ai pas vu d'autre homme que vous.»
« Sa grande beauté, qui m'avait déjà donné dans la vue, sa douceur et l'honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame, avant que j'aie l'honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je vous sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m'offre l'occasion de me consoler dans l'affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n'êtes.» Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d'un roi.
« Hélas ! Prince, dit-elle en soupirant encore. Il n'est pas possible que vous n'ayez jamais entendu parler du grand Epitimarus, roi de l'île d'Ebène. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m'avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin ; mais la première nuit de mes noces, je m'évanouis en ce moment, et, lorsque j'eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. De dix en dix jours, continua la princesse, le génie vient coucher une nuit avec moi. Cependant, si j'ai besoin de lui, je n'ai pas plus tôt touché un talisman qui est à l'entrée de ma chambre que le génie paraît. Il y a aujourd'hui quatre jours qu'il est venu ainsi, je ne l'attends que dans six. C'est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie.»
« La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l'on puisse s'imaginer, et, lorsque j'en sortis, à la place de mon habit, j'en trouvai un autre très riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d'être avec elle.

Nous mangeâmes ensemble, nous passâmes le reste de la journée très agréablement, et la nuit elle me reçut dans son lit.
« Le lendemain, je lui dis : « Belle princesse, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive ; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici. - Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix vous m'en donniez neuf et que vous cédiez le dixième au génie. - Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu'il vienne alors, je l'attends. Quelque brave, quelque redoutable qu'il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras.» La princesse me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre, vous et moi.» Mais je donnai du pied dans le talisman et le mis en plusieurs morceaux.
« Le talisman ne fut pas sitôt rompu que le palais s'ébranla, prêt à s'écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d'éclairs redoublés et d'une grande obscurité.
«Princesse, m'écriai-je, que signifie ceci ?» Elle me répondit tout effrayée : « Hélas ! c'est fait de vous si vous ne vous sauvez.»
« Je suivis son conseil, et mon épouvante fut si grande que l'oubliai ma cognée et mes babouches. J'avais à peine gagné l'escalier par où j'avais descendu que le palais enchanté s'entrouvrit et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse : « Pourquoi m'appelez-vous ? - Un mal de coeur, lui répondit la princesse, m'a obligée d'aller chercher la bouteille que vous voyez ; j'en ai bu deux ou trois coups ; par malheur je suis tombée sur le talisman, qui s'est brisé. Il n'y a pas autre chose.»
« A cette réponse, le génie, furieux, lui dit : « Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici ? - Je ne l'ai jamais vues qu'en ce moment, reprit la princesse. Vous les avez peut-être enlevées avec vous, et vous les avez apportées sans y prendre garde.»
« Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j'entendis le bruit. Je n'eus pas la fermeté d'ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d'une manière si cruelle. J'abaissai la trappe, la recouvris de terre, et retournai à la ville avec une charge de bois.
« Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie de me revoir. « Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu'un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour !» Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m'était arrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l'excès de mon imprudence. Pendant que je m'abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra et me dit : « Un vieillard que je ne connais pas vient d'arriver avec votre cognée et vos babouches. Il a appris de vos camarades qui vont au bois avec vous que vous demeuriez ici. Venez lui parler.» A ce discours, je changeai de couleur, et tout le corps me trembla. Soudain, le pavé de ma chambre s'entrouvrit. Le vieillard, qui n'avait pas eu la patience d'attendre, parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C'était le génie ravisseur de la belle princesse de l'île d'Ebène, qui s'était ainsi déguisé. «Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d'Eblis, prince des génies. N'est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il en s'adressant à moi ; ne sont-ce pas là tes babouches ?»

« Le génie, m'ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre, et, s'élançant dans l'air, m'enleva jusqu'au ciel. Il fondit de même vers la terre ; et, l'ayant fait entrouvrir en frappant du pied, il s'y enfonça, et aussitôt le me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l'île d'Ebène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une chose qui me perça le coeur. Cette princesse était nue et tout en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive. « Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n'est-ce pas là ton amant ?» Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement : « Je ne le connais pas. - Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l'état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ? - Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit cause de sa perte ? - Hé bien, dit le génie en tirant un poignard et le présentant à la princesse, si tu ne l'as jamais vu, prends ce poignard et tue-le. - Hélas ! dit la princesse, comment pourrais-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever le bras ; et, quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent ? - Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime.» Ensuite, se tournant de mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas ?»
« J'aurais été le plus ingrat de tous les hommes si je n'eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu'elle avait pour moi qui étais la cause de son malheur.
« C'est pourquoi je répondis au génie :
« Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l'ai jamais vue que cette seule fois ? - Si cela est, reprit-il, prends donc ce poignard et tue-la. C'est à ce prix que je serai convaincu que tu ne l'as jamais vue jusqu'à présent. - Très volontiers », lui repartis-je. Je pris le poignard de sa main.
« Mais la princesse comprit mon dessein. Je reculai alors, et, jetant le poignard par terre ; « Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j'avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois. Vous ferez de moi ce qu'il vous plaira, mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
«- Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l'un et l'autre ; mais, par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable.» A ces mots, le monstre reprit le poignard et coupa une des mains de la princesse, qui n'eut que le temps de me faire un signe de l'autre pour me dire un éternel adieu. Le spectacle me fit évanouir.
« Lorsque Je fus revenu à moi, je me plaignis au génie. « Frappez, lui dis-le, je suis prêt à recevoir le coup mortel !» Mais, au lieu de me l'accorder : « Je te ferais périr dans ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion ou en oiseau.»
« A ces mots, il se saisit de moi avec violence, et, m'emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s'entrouvrit pour lui faire un passage, il m'enleva si haut que la terre ne me parut qu'un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança sur la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d'une montagne.
« Là, il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles et, la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d'homme et prends celle de singe.»
Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu.
« Je descendis du haut de la montagne, j'entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l'extrémité qu'au bout d'un mois, que j'arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme, et j'aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Je rompis une grosse branche d'arbre, Je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.
« Je voguai dans cet état et m'avançai vers le vaisseau. Quand j'en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Cependant j'arrivai à bord, et, me prenant à un un cordage, je grimpai jusque sur le tillac.
« Les marchands, superstitieux et scrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait ; c'est pourquoi l'un dit :
« Je vais l'assommer d'un coup de maillet » ; un autre : « Je veux lui passer une flèche au travers du corps » ; un autre : « Il faut le jeter à la mer.» Quelqu'un n'aurait pas manqué de faire ce qu'il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m'étais pas prosterné à ses pieds ; mais, le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu'il vit couler de mes yeux qu'il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal.
« Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable : il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d'une belle ville très peuplée, où nous jetâmes l'ancre. Elle était la capitale d'un puissant État. Notre vaisseau fut bientôt environné d'une infinité de petits bateaux remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s'informer de ceux qu'ils avaient vus au pays d'où ils arrivaient, ou simplement par curiosité. I1 arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux, et l'un des officiers, prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu'il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d'écrire, sur le rouleau de papier que voici, chacun quelques lignes de votre écriture.

Vous saurez qu'il avait un premier vizir qui, avec une très grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et, comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu'à un homme qui écrira aussi bien qu'il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture ; mais jusqu'à présent il ne s'est trouvé personne, dans l'étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d'occuper la place du vizir.»
« Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité écrivirent l'un après l'autre ce qu'ils voulurent. Lorsqu'ils eurent achevé, je m'avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, s'imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement, et que je faisais des signes de vouloir écrire à mon tour.
« Je pris la plume, et ne la quittais qu'après avoir écrit six sortes d'écritures usitées chez les Arabes ; et chaque essai d'écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n'effaçait pas seulement celle des marchands, j'ose dire qu'on n'en avait point vu de si belle jusqu'alors en ce pays-là. Quand j'eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan ... »
« Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement qu'il dit aux officiers : « Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement enharnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques pour revêtir la personne de qui sont ces six sortes d'écritures, et amenez-la-moi.»
« A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ces écritures ne sont pas celles d'un homme, elles sont d'un singe. - Que dites-vous ! s'écria le sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d'un homme ? - Non, Sire, répondit un des officiers, nous assurons Votre Majesté qu'elles sont d'un singe, qui les a faites devant nous.» Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n'être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il amenez-moi promptement un singe si rare.»

« Les officiers revinrent au vaisseau et aussitôt ils me revêtirent d'une robe de brocart très riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m'attendait dans son palais. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d'une multitude innombrable de monde de l'un et de l'autre sexe et de tous les âges, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir : car le bruit s'était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand-vizir.
« Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes, et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Enfin, la cérémonie de l'audience eût été complète si j'eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais.
« Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune et moi. Il passa de la salle d'audience dans son appartement où il se fit apporter à manger. Lorsqu'il fut à table, il me fit signe d'approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.
« Avant que l'on desservît, j'aperçus une écritoire : je fis signe qu'on me l'apportât ; et, quand je l'eus, j'écrivis sur une grosse pêche des vers à ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la lecture qu'il en fit après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. J'écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l'état où je me trouvais après de grandes souffrances.
« Ce prince, s'étant fait apporter un jeu d'échecs, me demanda par signes si j'y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre, et, en portant la main sur ma tête, je marquai que j'étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième, et, m'apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s'étaient battues tout le jour avec beaucoup d'ardeur, mais qu'elles avaient fait la paix sur le soir, et qu'elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

« Tant de choses paraissant au sultan fort au-delà de tout ce qu'on avait jamais vu ou entendu de l'adresse de l'esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu'on appelait Dame de beauté. Elle avait le visage découvert mais elle ne fut pas plus tôt dans la chambre qu'elle se le couvrit promptement de son voile en disant au sultan : « Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu'elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. - Comment donc, ma fille ! répondit le sultan, vous n'y pensez pas vous-même. Il n'y a ici que le petit esclave, l'eunuque votre gouverneur et moi ; néanmoins vous baissez votre voile et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. - Sire, répliqua la princesse, le singe que vous voyez, quoiqu'il ait la forme d'un singe, est un jeune prince fils d'un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d'Eblis, lui a fait cette malice après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l'île d'Ebène, fille du roi Épitimarus.»
« Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement ? - Sire, repartit la princesse Dame de beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu'au sortir de mon enfance j'ai eu près de moi une vieille dame. C'était une magicienne très habile ; elle m'a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d'oeil, faire transporter votre capitale au milieu de l'Océan. Par cette science, le connais toutes les personnes qui sont enchantées seulement à les voir; je sais qui elles sont et par qui elles ont été enchantées. - Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. - Sire, répondit la princesse, il m'a semblé que je ne devais pas m'en vanter. - Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l'enchantement du prince ? - Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout.»
« La princesse Dame de beauté alla dans son appartement, d'où elle apporta un couteau. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnait autour, elle s'avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots.
« Lorsqu'elle eut achevé et préparé le cercle de la manière qu'elle le souhaitait, elle se plaça et s'arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l'Alcoran. Insensiblement l'air s'obscurcit, de sorte qu'il semblait qu'il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisis d'une frayeur extrême ; et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie fils de la fille d'Eblis sous la forme d'un lion d'une grandeur épouvantable.
« Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m'épouvanter ? - Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous nuire ni faire aucun tort l'un à l'autre ? Tu vas être payée de la peine que tu m'as donnée de revenir.» En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable et s'avança sur elle pour la dévorer. Mais elle fit un saut en arrière, eut le temps de s'arracher un cheveu, et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n'ayant pas l'avantage, prit la forme d'un aigle, et s'envola. Mais le serpent prit alors celle d'un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l'un et l'autre.

« Quelque temps après qu'ils eurent disparu, la terre s'entrouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d'une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche.
« Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d'une grenade tombée par hasard d'un grenadier qui était planté sur le bord d'un canal d'eau assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant et s'y cacha. La grenade alors s'enfla et devint grosse comme une citrouille, et s'éleva sur le toit de la galerie, d'où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour et se rompit en plusieurs morceaux.
« Le loup, qui pendant ce temps-là s'était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade et se mit à les avaler l'un après l'autre. Lorsqu'il n'en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s'il n'y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s'aperçut en se retournant. Il y courut vite ; mais, dans le moment qu'il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal et se changea en petit poisson ... »
« Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l'un et l'autre deux heures entières sous l'eau, et nous ne savions ce qu'ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles. Peu de temps après nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l'un contre l'autre des flammes par la bouche jusqu'à ce qu'ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s'augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s'éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu'elle n'embrasât tout le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant : car le génie, s'étant débarrassé de la princesse, vint jusqu'à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feux. C'était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l'eût obligé, par ses cris, à s'éloigner et à se garder d'elle. Néanmoins, quelque diligence qu'elle rit, elle ne put empêcher que le sultan n'eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ, et qu'une étincelle n'entrât dans mon oeil droit et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr, mais bientôt nous ouïmes crier : « Victoire, victoire !» et nous vimes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres.
« La princesse s'approcha de nous, et demanda une tasse pleine d'eau. On la lui apporta ; elle la prit, et, après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l'eau sur moi en disant : « Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d'homme, que tu avais auparavant.» A peine eut-elle achevé ces mots que je redevins homme, tel que j'étais avant ma métamorphose, à un oeil près.
« Je me préparais à remercier la princesse ; mais elle ne m'en donna pas le temps. Elle s'adressa au sultan son père et lui dit : « Sire, j'ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté le peut voir ... mais c'est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre. Le feu m'a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu'il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé si je m'étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l'eusse avalé comme les autres lorsque j'étais changée en coq. Cette faute m'a obligée de recourir au feu, comme je l'ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. J'ai vaincu et réduit le génie en cendres ; mais je ne puis échapper à la mort qui s'approche... »
« Soudain, la princesse se mit à crier : « Je brûle ! je brûle !» Elle sentit que le feu qui la consumait s'était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier : « Je brûle !» que la mort n'eût mis fin à ses douleurs insupportables.
L'effet de ce feu fut si extraordinaire qu'en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie.
« Je ne vous dirai pas, Madame, jusqu'à quel point je fus touché d'un spectacle si funeste. J'aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu'à ce que, succombant à son désespoir, il s'évanouit et me fit craindre pour sa vie.
« Dès que le bruit d'un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté. On mena grand deuil durant sept jours ; on fit beaucoup de cérémonies : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées.

Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l'obligea de garder le lit un mois entier. Il n'avait pas encore entièrement recouvré sa santé qu'il me fit appeler. « Prince, me dit-il, j'avais toujours vécu dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l'avait traversée ; votre arrivée à fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n'est plus, et ce n'est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs. C'est pourquoi retirez-vous en paix, mais retirez-vous incessamment ; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage. C'est tout ce que j'avais à vous dire.
« Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde et ne sachant ce que je deviendrais, avant de sortir de la ville, j'entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils et pris l'habit de calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que la mort des belles princesses que l'avais causée. Je traversai plusieurs pays sans me faire connaître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l'espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants.»


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