Histoire du premier calender
Le roi mon père avait un frère, qui régnait comme lui dans un État voisin. Ce frère eut deux enfants, un
prince et une princesse, et le prince et moi nous étions à peu près du même âge.
« Lorsque j'eus fait tous mes exercices, j'allais régulièrement chaque année voir le roi mon oncle, et je demeurais à sa cour un mois ou
deux, après quoi je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter
ensemble une amitié très forte et très particulière.
La dernière fois, il me dit :
« Mon cousin, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. J'ai fait un édifice qui est achevé, et on
y peut loger présentement ; vous ne serez pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de me garder le
secret et la fidélité : ce sont deux choses que j'exige de vous.»
« L'amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu'il le
souhaitait ; alors il me dit :
« Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment.»
En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d'une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me
dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoir m'en informer.
Le prince me dit :
« Mon cousin, nous n'avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d'emmener avec vous cette dame, et de la conduire d'un tel côté, à un
endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le reconnaîtrez aisément ; la porte est ouverte : entrez-y ensemble,
et m'attendez. Je m'y rendrai bientôt.»
« Fidèle à mon serment, je n'en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame, et la conduisis heureusement, au clair de
la lune, sans m'égarer. Arrivés au tombeau, nous vîmes paraître le prince, chargé d'une petite cruche pleine d'eau, d'une houe et d'un
petit sac où il y avait du plâtre.
« La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l'une après l'autre, et les rangea
dans un coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et
au-dessous j'aperçus le haut d'un escalier en limaçon. Alors mon cousin, s'adressant à la dame, lui dit :
« Madame, voilà par où l'on se rend au lieu dont je vous ai parlé.»
La dame, à ces mots, s'approcha et descendit, et le prince se mit en devoir de la suivre ; mais, se tournant auparavant de mon côté :
« Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; le vous en remercie ; adieu.
- Mon cher cousin, m'écriai-je, qu'est-ce que cela signifie ?
- Que cela vous suffise, me répondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu.»
« Je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m'en retournant au palais du roi mon
oncle, les vapeurs du vin me montaient à la tête.
Le lendemain, il me sembla que c'était un songe. J'envoyai savoir si le prince mon cousin était en état d'être vu. Mais lorsqu'on me
rapporta qu'il n'avait pas couché chez lui, qu'on ne savait ce qu'il était devenu j'en fus vivement affligé, et, me dérobant à tout le
monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que l'avais vu. Je passai
la journée à les considérer l'un après l'autre mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis durant quatre jours la même
recherche inutilement.
« Il faut savoir que pendant ce temps-là le roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu'il était à la chasse. Je m'ennuyai
de l'attendre, et, après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour
de mon père.
« J'arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus
environné en entrant. J'en demandai la raison, et l'officier me répondit :
« Prince, l'armée a reconnu le grand-vizir à la place du roi votre père, qui n'est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du
nouveau roi.»
A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran.
« Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine, qu'il nourrissait depuis longtemps. Dans ma plus tendre jeunesse, j'aimais à
tirer de l'arbalète ; j'en tenais une un jour au haut du palais sur la terrasse. Il se présenta un oiseau devant moi, je mirai à lui,
mais je le manquai, et la balle, par hasard, alla donner droit contre l'oeil du vizir, et le creva. J'en fis faire des excuses au vizir,
et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d'en conserver un vif ressentiment. Il le fit éclater d'une manière barbare quand il me
vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d'abord qu'il m'aperçut, et, enfonçant ses doigts dans mon oeil droit, il l'arracha
lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.
« Mais l'usurpateur me fit enfermer encore dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état loin du palais, et de
m'abandonner aux oiseaux de proie, après m'avoir coupé la tête. Le bourreau monta à cheval, et s'arrêta dans la campagne pour exécuter
son ordre. Mais j'excitai sa compassion.
« Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d'y revenir.»
« Dans l'état où j'étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour, et je marchais la
nuit, autant que mes forces me le pouvaient permettre. J'arrivai enfin dans les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.
« Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour.
« Hélas ! s'écria-t-il, n'était-ce pas assez d'avoir perdu mon fils ? fallait-il que j'apprisse encore la mort d'un frère, et que je
vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit ! »
Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant ; et il me parut tellement affligé que je ne pus résister à sa douleur.
Quelque serment que j'eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Le roi m'écouta avec quelque sorte de
consolation, et, quand j'eus achevé :
« Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J'ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau,
et je sais à peu près en quel endroit : avec l'idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais, puisqu'il l'a
fait faire secrètement et qu'il a exigé de vous le secret, je suis d'avis que nous l'allions chercher tous deux seuls, pour éviter
l'éclat.»
« Nous nous déguisâmes l'un et l'autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux
pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j'en eus d'autant plus de joie que je l'avais en vain cherché
longtemps. Nous y entrâmes et trouvâmes la trappe de fer abattue sur l'entrée de l'escalier.
« Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de
l'escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d'antichambre remplie d'une fumée épaisse et de mauvaise odeur, et dont la lumière que
rendait un très beau lustre était obscurcie.
« De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairée de plusieurs autres
lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l'on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d'un côté. Nous fûmes assez
surpris de n'y voir personne, il y avait en face un sofa assez élevé, où l'on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait
un lit fort large, dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta, et, les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame
couchés ensemble, mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu et qu'on les en eût retirés avant que
d'être consumés.
« Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c'est qu'à ce spectacle, qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de
l'affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d'un air indigné :
« Voilà quel est le châtiment de ce monde ! mais celui de l'autre durera éternellement.»
Il ne se contenta pas d'avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa babouche.
« Sire, dis-je, quel crime peut avoir commis le prince mon cousin pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre ?
- Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, aima sa soeur dès ses premières années, et que sa
soeur l'aima de même. Je ne m'opposai point à leur amitié naissante, parce que je ne prévoyais pas le mal qui en pourrait arriver. Et
qui aurait pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l'âge, et parvint à un point que j'en craignis enfin la suite. J'y apportai
alors le remède qui était en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier et de lui faire une sorte de
réprimande, en lui représentant l'horreur de la passion dans laquelle il s'engageait et la honte éternelle dont il allait couvrir ma
famille s'il persistait dans des sentiments si criminels ; je représentai les mêmes choses à ma fille, et je la renfermai de sorte qu'elle
n'eut plus de communication avec son frère. Mon fils, persuadé que sa soeur était toujours la même pour lui, sous prétexte de se
faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l'espérance de trouver un jour l'occasion d'enlever le coupable
objet de sa flamme et de l'amener ici. Mais Dieu les a justement châtiés l'un et l'autre.»
Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.
« Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi.
« Mais, mon cher neveu, reprit-il en m'embrassant, si je perds un fils indigne, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir
la place qu'il occupait.»
« Nous remontâmes par le même escalier, et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer, et la couvrîmes de
terre et des matériaux dont le sépulcre avait été bâti, afin de cacher autant qu'il nous était possible un effet si terrible de la
colère de Dieu.
« Il n'y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous
entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d'autres instruments de guerre. Une poussière épaisse dont l'air
était obscurci nous apprit bientôt ce que c'était, et nous annonça l'arrivée d'une armée formidable. C'était le même vizir qui avait
détrôné mon père et usurpé ses États qui venait pour s'emparer aussi de ceux du roi mon oncle.
« Ce prince, qui n'avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d'ennemis. Ils investirent la ville, et ils eurent peu
de peine à s'en rendre maîtres. Ils n'en eurent pas davantage à pénétrer jusqu'au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense ; mais
il fut tué après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais, voyant bien qu'il fallait céder à la
force, je songeai à me retirer, et j'eus le bonheur de me sauver par des détours.
« Persécuté par la fortune, je me fis raser la barbe et les sourcils, et, ayant pris l'habit de calender, je sortis de la ville sans
que personne me reconnût. J'évitai de passer par les villes, jusqu'à ce qu'étant arrivé dans l'empire du puissant Commandeur des
croyants, le glorieux et renommé calife Haroun-al-Raschid, je cessai de craindre. Alors, me consultant sur ce que j'avais à faire, je
pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque dont on vante partout la générosité.»