Cinquième voyage de Sindbad le marin.


« Les plaisirs eurent encore assez de charmes pour me donner l'envie de faire de nouveaux voyages. Là, pour ne pas dépendre d'un capitaine et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d'en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu'il fut achevé, je le fis charger.
« Nous fîmes voile au premier bon vent, et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île déserte, où nous trouvâmes l'oeuf d'un roc d'une grosseur pareille à celui dont vous m'avez entendu parler ; il renfermait un petit roc près d'éclore, dont le bec commençait à paraître... »
« Les marchands qui s'étaient embarqués sur mon navire cassèrent l'oeuf à grand coups de hache, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l'oeuf, mais ils ne voulurent pas m'écouter.
« Ils eurent à peine achevé le régal qu'ils venaient de se donner qu'il parut en l'air deux gros nuages. Le capitaine s'écria que c'étaient le père et la mère du petit roc ; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu'il prévoyait. Nous suivîmes son conseil et nous remîmes à la voile en diligence.

« Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu'ils redoublèrent quand ils eurent vu l'état où l'on avait mis l'oeuf, et que leur petit n'y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d'où ils étaient venus, mais ils revinrent, et nous remarquâmes qu'ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d'une grosseur énorme. Lorsqu'ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s'arrêtèrent, et, se soutenant en l'air, l'un lâcha la pièce de rocher qu'il tenait ; mais, par l'adresse du timonier qui détourna le navire d'un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté, dans la mer, qui s'entrouvrit d'une manière que nous en vîmes presque le fond. L'autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si juste au milieu du vaisseau qu'elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même; mais, en revenant au-dessus de l'eau, j'eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m'aidant tantôt d'une main, tantôt de l'autrè, sans me dessaisir de ce que je tenais, j'arrivai enfin à une île dont le rivage était fort escarpé.
« Je m'assis sur l'herbe pour me remettre un peu de ma fatigue, après quoi je me levai et m'avançai dans l'île pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j'étais dans un jardin délicieux : je voyais partout des arbres, les uns chargés de fruits verts et les autres de mûrs, et des ruisseaux d'une eau douce et claire qui faisaient d'agréables détours. Je mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents, et je bus de cette eau qui m'invitait à boire.
« Lorsque je fus un peu avant dans l'île, j'aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d'un ruisseau ; je m'imaginai d'abord que c'était quelqu'un qui avait fait naufrage comme moi. Je m'approchai de lui et lui demandai ce qu'il faisait là ... mais, au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c'était pour aller cueillir des fruits.

« L'ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez », lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de se laisser aller à terre, ce vieillard qui m'avait paru décrépit passa légèrement autour de mon cou ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d'une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules, en me serrant si fortement la gorge qu'il semblait vouloir m'étrangler.
« L'incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes pour me donner lieu de respirer. Il m'appuya fortement contre l'estomac un de ses pieds, et, de l'autre me frappant rudement le côté, il m'obligea de m'arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittait point prise pendant le jour et, quand je voulais me reposer la nuit, il s'étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon cou. Tous les matins, il ne manquait pas de me pousser pour m'éveiller ; ensuite il me faisait lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, Messeigneurs, la peine que j'avais.
« Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches, j'en pris une assez grosse, et j'exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisin. Lorsque j'en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j'eus l'adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et bus d'un excellent vin qui me donna de la vigueur. J'en fus même si réjoui que je me mis à chanter et à sauter en marchant.
« Le vieillard, qui s'aperçut de l'effet que cette boisson avait produit en moi, me fit signe de lui en donner à boire : je lui présentai la calebasse, il la prit, et, comme la liqueur lui parut agréable, il l'avala jusqu'à la dernière goutte. Il commença alors de chanter à sa manière et de se trémousser sur mes épaules. Ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que, voyant qu'il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très grosse pierre et lui en écrasai la tête.
« Je sentis une grande joie, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d'un navire qui venait de mouiller là pour prendre quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir et d'entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu'il n'ait pas étranglé. Cette île est fameuse par le nombre de personnes qu'il a tuées. »
« Après m'avoir informé de ces choses, ils m'emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir. I1 remit à la voile ; et, après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d'une grande ville dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.
« Puis je me rendis, avec d'autres marchands, à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gages pour mon compte. Ils m'en pêchèrent un grand nombre de très grosses et de très parfaites. Je me remis en mer avec joie sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très grosses sommes d'argent des perles que j'avais apportées. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu'au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues. »


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