Comment naquirent les Fausses-Faces
Iroquois, Oneida


Cette affaire eut lieu il y a bien longtemps, en cette partie du cycle de la vie où la nature mue et laisse de mauvaises pensées entrer dans la tête des hommes.
Le Grand-Esprit venait tout juste de terminer le monde. Plaines, rivières, montagnes, forêts recouvraient la terre. Le Grand-Esprit avait aussi créé les hommes, et il se rendait de village en village afin de vérifier s'ils ne manquaient de rien. Pour mieux vaquer à ses occupations, Etre-Eternel avait pris l'apparence d'un Indien. Chacun le connaissait et tous le nommaient Celui-qui-Est.
Or un jour, en voulant se rendre chez les Oneida, Celui-qui-Est voulut traverser un ruisseau. Sur l'autre rive apparut un monstre. Tout son corps était recouvert de plaques d'écorce, ses cheveux ressemblaient à de la fibre végétale et un long nez déparait son visage.
- Quel est donc cet affreux personnage ? dit Celui-qui-Est sans s'adresser directement à l'étranger pour ne pas lui manquer de respect. Aurais-je créé une chose aussi abominable sans m'en apercevoir ?
- On me nomme Vieille-Souche-Pourrie ! rétorqua l'autre. Aurais-tu une idée pour traverser ce ruisseau sans se mouiller les pieds ?
- J'en ai une, répondit Celui-qui-Est.
Celui-qui-Est avait la force de l'ouragan. Il arracha un grand chêne et le jeta en travers du courant. Vieille-Souche-Pourrie sauta aussitôt sur le tronc.
- C'est parfait ! L'honneur me revient de passer le premier. Il s'avança. Mais Celui-qui-Est monta lui aussi sur l'arbre. À mi-chemin, Vieille-Souche-Pourrie et Celui-qui-Est se rencontrèrent.
- Nous allons nous croiser, dit le Grand-Esprit. Tiens mon bras et fais surtout attention de ne pas tomber.
Vieille-Souche-Pourrie s'y cramponna. Mais le bras de Celui-qui-Est était si chaud qu'il dut le lâcher bien vite. Alors, le Grand-Esprit gonfla fortement sa poitrine jusqu'à ce qu'elle recèle la tempête et souffla en direction du vilain bonhomme. Vieille-Souche-Pourrie vacilla et tomba à l'eau. Le ruisseau gela et les pieds de l'affreux homme se changèrent en glace.
- C'est bon, dit Vieille-Souche-Pourrie. Tu possèdes certainement une puissante médecine. Je vais aller dans ta direction et ainsi tu pourras me protéger en route.
Vieille-Souche-Pourrie marcha donc en compagnie de Celui-qui-Est. Ils allèrent durant quatre lunes sans se disputer car le Grand-Esprit avait réellement bon caractère. Ils parvinrent enfin au sommet d'une haute montagne. En bas, dans la vallée, se nichait le village des Oneida. Vieille-Souche-Pourrie contempla les Indiens un court moment, puis déclara sans vergogne :
- Voici ceux que j'ai créés.
- Voici ceux que j'ai créés, ajouta Celui-qui-Est. Je me souviens parfaitement avoir moi-même façonné ces Indiens.
- Je me souviens parfaitement leur avoir communiqué mes plus mauvais instincts, conclut Vieille-Souche-Pourrie.
- Qui es-tu donc ? interrogea le Grand-Esprit.
- Je représente tous les Esprits-de-la-Nuit. Ceux qui mettent de mauvaises choses dans la tête des hommes.
Celui-qui-Est réfléchit un court instant et déclara :
- Un de nous deux est de trop sur cette terre.
- C'est bien mon avis, dit le hideux bonhomme. Battons-nous et le plus fort gardera les êtres humains pour lui.
- Soit. Commençons immédiatement ! répliqua le Grand-Esprit avec un étrange sourire. Peux-tu incendier cette forêt rien qu'à l'aide de ton long nez ?
- Cela ne devrait pas être trop difficile. J'allumais déjà le feu de cette façon alors que je tétais encore ma mère.
Vieille-Souche-Pourrie respira un grand coup et souffla fortement par son nez en direction de la forêt... Les arbres plièrent sous la violence du vent mais seules les feuilles furent roussies.
Celui-qui-Est fit passer la chaleur de son bras dans ses narines et en chassa la tempête... Les troncs s'embrasèrent, craquèrent, et les plaines alentour se couvrirent de cendres. Le rire sarcastique de Vieille-Souche-Pourrie dispersa la fumée.
- Tu as gagné la première manche. Propose une seconde épreuve.
- Pourrais-tu déplacer la montagne que nous voyons là-bas ? demanda Celui-qui-Est.
- Rien n'est plus facile. Je bousculais de bien plus grosses montagnes lorsque je n'étais qu'un enfant. L'être malfaisant se concentra si profondément que son horrible visage devint tout noir... La montagne bougea de quelques pas et vint cogner contre une autre.
- Fais mieux si tu en es capable ! ironisa Vieille-Souche-Pourrie.
Celui-qui-Est lui montra un oiseau. Vieille-Souche-Pourrie le regarda passer en pivotant sur ses talons. Pendant ce temps, Celui-qui-Est plaça la montagne juste dans le dos du vilain drôle.
- Maintenant, tu peux regarder et constater mon pouvoir.
Vieille-Souche-Pourrie se retourna et s'écrasa le nez contre la montagne.
- Tu étais déjà très laid et te voici encore plus horrible, constata le Grand-Esprit. Je vais arranger cela.
En un tour de main, Celui-qui-Est modela son visage à l'image de celui de Vieille-Souche-Pourrie et se plaça devant lui pour qu'il le vit bien. Alors, le Mauvais-Esprit poussa un cri strident, sa face se solidifia, tomba à terre, et Vieille-Souche-Pourrie s'enfuit à toutes jambes.
Lorsqu'il ne fut plus qu'un petit point à l'horizon, le Grand-Esprit ramassa le masque et alla l'offrir aux Oneida. Il leur dit :
- Quand vous sentirez les Esprits-de-la-Nuit vous envahir, vous placerez cette Fausse-Face sur votre visage et vous danserez du soir jusqu'à l'aube autour d'un grand feu. Vieille-Souche-Pourrie est parti, mais cet être est si malfaisant qu'il ne manquera pas de revenir.

Depuis ces temps lointains, les Iroquois refirent d'autres masques à l'image de celui que leur avait donné le Grand-Esprit. Et c'est pour cela que les Oneida pratiquent encore la Danse-des-Fausses-Faces. Les mauvais génies sont si effrayés à leur vue qu'ils ne hantent plus les villages de ces Indiens-là.


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