Les Deux Jeunes Filles seules
Nilakyapamuk
Deux soeurs vivaient dans une petite clairière dans les profondeurs d'une immense forêt. Depuis leur
naissance, ces jeunes filles n'avaient jamais vu d'autre être humain que leur vieille grand-mère. D'ailleurs, cette grand-mère, qui les
avait élevées, était morte depuis bientôt quinze neiges. Et grande était la solitude des filles.
Un jour, elles décidèrent de se marier. Elles partirent donc dans la forêt. Mais si elles virent de nombreux animaux, elles ne
rencontrèrent aucun homme. Dépitées, elles continuèrent néanmoins leur chemin.
Un soir, les deux soeurs arrivèrent en vue d'une cabane. Elles y coururent et entrèrent. Hélas, elles ne trouvèrent à l'intérieur
qu'une vieille femme et un nourrisson dans un berceau. Les soeurs reconnurent le sexe du bébé et se firent un clin d'oeil.
- Dis-nous, la vieille, dit l'une des filles. C'est un beau garçon que tu as là. Toutefois, il semble que tu l'entretiennes mal. Ce
petit grouille de puces, permets-nous de le nettoyer.
- Faites donc, répondit la vieille, je n'ai plus d'assez bons yeux pour épucer cet enfant.
Les soeurs prirent le bébé et le lavèrent. Mais au moment de le replacer dans son berceau, elles mirent une bûche à sa place. Puis
elles s'enfuirent avec le petit et retournèrent chez elles. Leur secrète idée était d'élever le nourrisson et de l'épouser.
Mais la plus âgée des soeurs le considéra et remarqua :
- Il est bien petit, il nous faudra attendre longtemps.
La plus jeune ajouta :
- Allons le rendre à la vieille femme. Nous lui dirons que nous avons commis une erreur en emportant le bébé à la place de la bûche.
Ainsi firent-elles. La vieille femme les traita d'étourdies et les deux filles reprirent le chemin de leur cabane. En route, elles
rencontrèrent un ours gris. Effrayées, elles s'enfuirent, poursuivies par le plantigrade. Parvenues devant leur hutte, elles fermèrent
la porte et se barricadèrent.
- Crois-tu qu'il nous a suivies ?
- Je ne sais pas. As-tu vu comme il était affreux ?
Quelqu'un frappa à la porte. Une voix dit :
- Ouvrez ! je suis un pauvre voyageur exténué.
- Es-tu un ours ? cria l'aînée à travers l'huis.
- Non. je suis un homme.
La cadette ouvrit. Un homme grand et fort entra.
- Veux-tu manger ? demanda une des soeurs. Seulement, je dois te prévenir, nous n'avons que des baies. Aucun mari ne chasse pour
nous.
L'homme fouilla dans son sac.
- Tenez, prenez ce quartier de viande et faites-le cuire. Nous le dégusterons ensemble.
Les filles s'emparèrent du bon morceau de viande juteuse, le firent griller et le mangèrent en compagnie de l'étranger. Puis, ce dernier
dit :
- Venez plus près de moi. Pourquoi êtes-vous aussi craintives ?
- Nous avons rencontré un ours gris, dit l'aînée, et nous avons eu grand-peur.
- Ne savez-vous pas qu'un ours gris n'attaque jamais une femme, dit l'homme. Allons, détendez-vous et laissez-moi venir entre vous
deux.
L'homme avait une démarche bizarre, il posait ses pieds lourdement sur le sol et marchait en se balançant.
L'étranger prit chacune des soeurs aux épaules et joua un peu avec elles. Ses mains, larges et fortes, laissaient des meurtrissures sur
la peau des deux jeunes filles. Mais, en dehors de cela, l'homme était affable et les soeurs appréciaient sa présence.
Au matin, quand le jour parut, les deux soeurs s'aperçurent qu'elles étaient couchées auprès d'un ours. Elles voulurent se sauver, mais
il les retint :
- N'ayez pas peur de ma véritable apparence. Je ne suis pas méchant, je vous propose de devenir mes femmes. Toutefois, pour cela, il
vous faudra venir vivre dans ma caverne. Les jeunes femmes le suivirent.
Quelque temps plus tard, avant que la neige fonde et qu'apparaisse l'herbe verte, les deux soeurs rencontrèrent un chasseur dans la
forêt.
- J'ignorais qu'il y eût des êtres humains dans cette contrée, leur dit-il. Où habitez-vous donc ?
- Plus loin, au pied de cette colline.
- Etes-vous mariées ?
- Nous avons un époux.
Le chasseur remarqua les marques de griffes sur les bras des deux femmes et s'éloigna.
Revenues dans la caverne, les soeurs parlèrent de leur rencontre à l'ours gris. À partir de cet instant, l'animal se comporta d'étrange
façon. Il devint triste et chanta l'Air-des-Séparations. Le lendemain matin, il peignit des cercles blancs autour de ses yeux en signe
de mort et ne parla plus. Alors, une voix dit à l'extérieur de la caverne :
- Viens te mesurer avec moi, ours gris ! Les gens de mon village ont faim et j'ai besoin de ta viande. De plus, il ne convient pas qu'un
ours vive avec deux Indiennes.
L'ours gris se dressa donc sur ses grosses pattes arrière et sortit de la grotte. Le chasseur sauta de côté et lui enfonça son couteau
dans le coeur.
Les deux jeunes soeurs eurent l'impression que l'ours s'était laissé tuer volontairement.
Devant la dépouille le chasseur dit :
- Je te prie de me pardonner, ours. Les miens te témoignent une grande affection et t'offrent un beau cadeau par ma main.
L'homme saupoudra les dents de l'animal de tabac et posa une feuille de sauge sur son large crâne. Puis il l'emporta. Les soeurs le
suivirent.
Une fois au village, le chasseur déposa l'ours devant le tepee du sorcier. Les gens formèrent le cercle en signe de vénération. Alors,
le chasseur déclara :
- Hier, nous avions faim. Aujourd'hui, je vous apporte le vieil homme de la forêt, l'ours gris ! Néanmoins, je vais vous demander de
manger en silence, car c'est un jour de deuil pour ces deux femmes.
Quand les Nilakyapamuk dépecèrent l'ours, ils découvrirent qu'à l'intérieur de sa fourrure il avait un corps d'homme. Chacun des Indiens
reçut une partie de sa chair. Le chasseur garda le coeur pour lui mais il en jeta un morceau dans le foyer en offrande.
Puis, les os de l'animal furent placés sur un échafaud funéraire comme on le fait pour un homme. Le crâne fut orné de plumes de dindon,
et les griffes de duvet d'oie.
Les deux soeurs se noircirent le visage et recouvrirent leurs cheveux de cendres. Le chasseur leur dit :
- Si vous le désirez, vous vivrez désormais avec moi dans ce village.
Les jeunes femmes répondirent :
- Ce sera avec plaisir, car nous sommes heureuses d'avoir rencontré des gens semblables à nous.
Les crécelles du temps tintèrent sur le village, et les deux soeurs eurent chacune un beau garçon.