L'Homme qui choisit mal sa Femme
Kutenai
Homme-Sans-Rien vivait heureux. Il ne s'était encore embarrassé d'aucune femme. Personne ne le forçait
le matin à aller chasser et, le soir, il pouvait rester à discourir avec les autres hommes autant qu'il le voulait.
Pourtant, un jour qu'il posait des pièges près d'un éboulis de rochers, il rencontra une jeune fille. Il lui demanda son nom. Elle
répondit qu'elle s'appelait Fille-Mystère.
Bien que cette femme ne possédât ni bras ni jambes, Homme-Sans-Rien fut captivé par sa démarche ondulante, sa peau brillante et ses yeux
en amande. Il emmena la fille dans sa tribu et l'épousa.
Fille-Mystère eut un enfant. Devant ce nouveau-né chacun s'interrogea ; le sorcier lui-même ne put dire s'il s'agissait d'une fille ou
d'un garçon.
À quelque temps de là, Homme-Sans-Rien commença à se poser des questions au sujet de son épouse. Entre autres, il se demanda pourquoi
elle sifflait en parlant au lieu de s'exprimer normalement. Et puis, elle s'alimentait de si étrange façon qu'il la soupçonna
d'appartenir à une autre espèce que lui. Un soir, pour s'en assurer, il fit semblant de jouer avec elle et la chatouilla. Fille-Mystère
rit à gorge déployée et Homme-Sans-Rien vit que sa langue était longue et fourchue. Il pensa : « Aurais-je épousé un serpent ? »
Affligé par cette éventualité, Homme-Sans-Rien annonça à son frère aîné :
- Grand-Ours, je dois quitter cette femme étrange et ce drôle d'enfant. Il n'est guère convenable pour un Indien Kutenai de vivre en
compagnie de tels êtres.
Grand-Ours répondit :
- Tu as raison, mon jeune frère. Les choses changeront sans doute en ton absence. D'ici là, sache que si tu as besoin de moi, tu me
trouveras au sommet de la haute montagne.
Homme-Sans-Rien partit donc chasser loin de sa tribu. De peur que sa femme ne le suive et le rejoigne, il effaça ses traces en traînant
un orme derrière lui.
Parvenu dans une large vallée, il tua une chèvre sauvage. Comme il avait grand-faim, il décida de manger sa viande crue. Il en découpa
un morceau et le mâcha. Mais cette chair n'avait aucun goût. Homme-Sans-Rien eut beau choisir d'autres parties de l'animal il obtint le
même résultat. La viande était fade et ne ressemblait en rien à celle qu'il avait absorbée jusqu'ici. Il continua à tailler en divers
endroits, jusqu'au moment où la viande lui parut savoureuse. Homme-Sans-Rien continua de manger en se disant : « J'ai eu raison
d'insister. Ce quartier est un vrai régal. » Mais lorsqu'il rejeta la dépouille de la chèvre sauvage, il vit qu'il s'était dévoré la
cuisse.
Homme-Sans-Rien s'essuya la bouche et se plongea dans une profonde méditation. Il songea : « C'est quand même bizarre, j'ai mangé ma
propre chair sans m'en rendre compte. Cette femme anormale que j'ai épousée m'aurait-elle jeté un sort ? »
Effrayé par cette perspective épouvantable, Homme-Sans-Rien décida de fuir à l'autre bout du monde. Toutefois, comme il avait encore
faim, il se dit : « je peux bien manger ma seconde cuisse puisque j'ai déjà avalé la première. » Ce qu'il fit.
Mais Homme-Sans-Rien n'arrivait pas à rassasier son insatiable appétit. Il mangea son mollet gauche, puis son mollet droit. Ensuite,
pris d'une frénésie dévorante, il découpa ses flancs, ses côtes, la chair de ses bras et avala tout.
Homme-Sans-Rien engloutit toute la nuit sans pouvoir satisfaire sa faim. Au matin, il s'aperçut qu'il s'était dévoré lui-même et qu'il
n'était plus qu'un squelette. À l'intérieur de ses os parfaitement raclés, il ne restait plus que son foie, son coeur et ses intestins.
Homme-Sans-Rien pensa : « Si je ne veux pas mourir, je ne dois en aucun cas consommer ces dernières parties. » I1 resta donc sur sa faim
et entreprit d'escalader une haute montagne.
Au cours de son ascension, Homme-Sans-Rien s'aperçut bien vite que ses os s'entrechoquaient à chacun de ses mouvements. Il fit une pause
et songea : « Mon squelette fait maintenant du bruit quand je marche, je dois me trouver un nom en rapport avec mon nouvel état. »
Il choisit de s'appeler Celui-dont-les-Os-Grincent et recommença à gravir le versant de la montagne.
Parvenu au sommet, Celui-dont-les-Os-Grincent aperçut un homme assis devant un feu. En s'approchant, il reconnut son frère elné. Il
pensa : « J'aime bien Grand-Ours. Il va constituer un fameux repas. »
Grand-Ours se leva et s'écria :
- Mais ne dirait-on pas que voici Homme-Sans-Rien ? Pourquoi a-t-il cette forme insolite ?
Son cadet lui répondit :
- Je ne suis plus Homme-Sans-Rien. Il m'est arrivé un terrible malheur. Je ne suis plus réellement un être humain et j'ai été obligé de
changer de nom. Je m'appelle maintenant Celui-dont-les-Os-Grincent.
Grand-Ours se dit en lui-même : « Il a dû en effet se passer quelque chose de grave. Mon pauvre frère n'est plus qu'un squelette. »
C'est alors que Celui-dont-les-Os-Grincent sauta sur son frère et l'assomma. Puis il le fit cuire sur le feu que l'infortuné Grand-Ours
avait allumé et le mangea.
Le festin dura toute une lune car Grand-Ours était un homme fort corpulent.
Mais un renard avait vu la scène. Il répandit l'horrible nouvelle chez les habitants de la montagne. Celui-dont-les-Os-Grincent devint
la terreur de toute la contrée. Lorsqu'il rencontrait un homme il le tuait et le dévorait. Si bien que personne n'osa plus se hasarder
hors de chez lui.
Ne trouvant plus de nourriture, Celui-dont-les-Os-Grincent en fut réduit à retourner dans sa tribu. Heureusement, un guetteur le vit
arriver de loin et put donner l'alarme.
- Celui-dont-les-Os-Grincent revient au village ! Il est effrayant à voir ! Fuyez tous si vous ne voulez pas finir dans son estomac !
La tribu plia rapidement bagage. Mais la femme de Celui-dont-les-Os-Grincent refusa de partir. Elle déclara :
- Je suis Fille-Mystère et cet homme est mon mari. Une femme ne doit pas avoir peur de son époux. Je resterai ici avec mon petit.
Et elle attendit Celui-dont-les-Os-Grincent dans sa cabane en berçant son enfant.
Quand elle entendit un bruit d'os entrechoqués, elle se dit : « C'est lui. Je vais enfin revoir mon cher mari. » Fille-Mystère tourna les
yeux vers l'entrée de la hutte et vit qu'un squelette la regardait. Elle songea : « Comme mon pauvre mari est maigre. Il doit être
épuisé, je vais lui confectionner un bon ragoût pour le remonter. » Puis elle dit à haute voix :
- Entre chez toi, mon époux. Tu es trop resté dans les montagnes, il n'est pas bon pour un homme d'être séparé de sa femme aussi
longtemps.
Celui-dont-les-Os-Grincent s'assit près du foyer et pensa : « Elle siffle toujours autant en parlant. Cette sorcière m'a été un sort et
je vais la tuer... »
Puis il découvrit le bébé qui dormait dans son berceau. Il songea alors : « J'aime bien mon enfant. Je vais le dévorer en premier,
ensuite je m'occuperai de la mère. »
Celui-dont-les-Os-Grincent saisit le petit et entreprit de le faire sauter entre ses bras. Tout à la joie du festin qui l'attendait, il
dit à sa femme :
- Fais cuire cet enfant, j'ai l'intention de le manger. Ensuite, ce sera ton tour.
Fille-Mystère prit le bébé, le cacha derrière son dos et s'écria :
- A-t-on idée de vouloir manger son fils ! jamais je ne te laisserai faire une chose pareille !
Celui-dont-les-Os-Grincent attrapa Fille-Mystère par le cou et voulut l'étrangler. Mais la femme ouvrit la bouche, un gros serpent à
sonnette en sortit. Le reptile s'enroula autour de Celui-dont-les-Os-Grincent et le mordit au coeur. Instantanément, le squelette se
démantibula et les os de l'homme épouvantable tombèrent sur le sol. Fille-Mystère les mit dans un sac et alla les jeter dans la
rivière.
Puis, elle prit son enfant et retourna vivre chez les serpents. Voilà pourquoi il est mauvais pour un homme d'épouser un être d'une
autre espèce que la sienne.