L'Indien qui gardait sa femme en cage
Tlingit
En ce temps-là, Fureur-d'Envie avait volé une femme dans une tribu ennemie. Cette Indienne se nommait
Mocassins-Brodés. Elle était si jolie que Fureur-d'Envie la gardait jalousement enfermée dans une cage. Quand il devait s'absenter, il
la confiait à ses six oiseaux verts, des rapaces bons gardiens et particulièrement dangereux. Dans la cabane de Fureur-d'Envie vivait
aussi sa soeur. Cette veuve avait trois fils sur le point de parvenir à l'âge adulte. Fureur-d'Envie, étant d'une méfiance terrible,
s'inquiétait de voir ces jeunes gens dans l'entourage de son épouse. Un jour, il emmena ses neveux à la pêche. Puis, parvenu au milieu
du lac, il les jeta à l'eau et les noya.
La mère fut très affligée de la perte de ses enfants. Quelques jours plus tard, alors qu'elle ramassait du bois, elle rencontra un homme
et lui raconta toute l'histoire. L'étranger s'appelait Pensée-d'en-Haut. I1 lui demanda :
- La femme de ton frère est donc si belle ?
- Oui, Mocassins-Brodés est très jolie.
- Ne peux-tu t'arranger pour me la faire voir ?
- Cela est impossible. En l'absence de Fureur-d'Envie, elle est sans cesse sous la surveillance de six oiseaux verts.
- Je vais me faire tout petit. Tu me cacheras dans ta ceinture et tu m'introduiras dans la hutte.
Ils firent ainsi.
Lorsque la veuve pénétra dans la cabane, les six oiseaux verts poussèrent des cris affreux.
Il y a un homme ici ! mugit Fureur-d'Envie. Cherche, et tu ne trouveras que ton épouse, toi et moi, répondit la vieille femme.
Fureur-d'Envie fouilla partout et ne trouva personne d'autre. Par surcroît de précaution, il enferma néanmoins Mocassins-Brodés dans sa
cage.
- Comment vais-je parvenir jusqu'à elle ? se demanda Pensée-d'en-Haut.
Quand la veuve prépara le repas de la captive, il se fit encore plus petit et se laissa tomber dans l'écuelle. Mocassins-Brodés l'avala
avec sa nourriture.
Peu de temps après, la jeune femme s'aperçut qu'elle était enceinte. À la Lune-des-Bourgeons, elle mit un bébé au monde. Les six oiseaux
verts accueillirent mal cet enfant. Du matin au soir ils n'arrêtaient pas de crier et menaient grand tapage dans la cabane.
Le petit garçon prospéra très vite. Après une lune, il savait déjà parler et marcher. Après deux lunes, il avait déjà la taille d'un
jeune Brave. Un soir, il dit à Mocassins-Brodés :
- Je ne suis pas ton vrai fils. J'ai usé de ce stratagème afin de t'approcher. Tu es bien trop jolie pour vivre enfermée. Dès que le
moment sera propice nous fuirons ensemble. Un matin que Fureur-d'Envie était sorti, Pensée-d'en-Haut bourra une pipe avec son tabac
magique et l'alluma. La fumée endormit les volatiles. Pensée-d'en-Haut tordit le cou aux oiseaux malfaisants. Puis il se rendit au
bord du lac. Là, il tua une grue et la dépeça. Ensuite, il s'introduisit dans sa peau et s'entraîna à voler. Lorsqu'il eut bien appris
et qu'il put faire de longs parcours dans les airs, il dit à Mocassins-Brodés :
- Nous partirons demain à l'aube. Afin d'avoir une bonne avance, nous devons éloigner ton mari d'ici. Demande-lui d'aller te chercher
des plumes à l'île aux oiseaux.
- Mais que lui dirai-je lorsqu'il verra que tu as tué ses six gardiens ?
- Tu lui expliqueras que tu as voulu jouer avec eux et qu'ils sont morts.
En effet, Fureur-d'Envie fut si heureux d'accéder au désir de sa jolie femme qu'il ne s'intéressa pas outre mesure au sort de ses
oiseaux.
- J'en ramènerai six autres de l'île, décréta-t-il.
Dès qu'il fut parti, Pensée-d'en-Haut brisa la cage, enfila sa peau de grue, prit Mocassins-Brodés dans ses bras et s'éloigna à
tire-d'aile. Ils volèrent ainsi toute la journée, tant que la peau de grue résista. Mais le soir, elle commença à perdre ses plumes.
Alors, Pensée-d'en-Haut et Mocassins-Brodés continuèrent leur route à pied.
Le soir, quand Fureur-d'Envie rentra dans sa hutte, il vit la cage brisée et constata la disparition de sa femme et de son fils.
- Où sont-ils ? demanda-t-il à la vieille veuve.
- Je ne sais pas. J'étais dans la forêt. Ton épouse était déjà partie quand je suis revenue.
Fureur-d'Envie chaussa alors ses mocassins magiques et partit à la poursuite des fuyards. Il faisait de si grandes enjambées que l'herbe
prenait feu sous ses pas.
Pensée-d'en-Haut l'entendit venir de loin et dit à Mocassins-Brodés :
- Ton mari marche plus vite que nous. Bientôt il nous aura rattrapés.
- Nous sommes perdus, se lamenta la jeune femme.
- Pas encore. Attends et ne dis rien, je vais nous rendre méconnaissables.
Pensée-d'en-Haut se changea en chasseur et transforma Mocassins-Brodés en un petit écureuil qu'il suspendit à sa ceinture.
Quand Fureur-d'Envie surgit dans la clairière, il interrogea le chasseur :
- As-tu vu une femme et un jeune homme passer par ici ?
- Comment sont-ils ?
- Elle est très jolie et lui très laid.
Pensée-d'en-Haut fit semblant de réfléchir, et dit finalement :
- J'ai en effet vu un couple passer par ici. Mais le jeune homme était beau et la femme très laide.
- Ce n'est pas ceux dont il s'agit. Je vais donc les retrouver autrement.
À ces mots, Fureur-d'Envie ouvrit le sac qu'il portait sur le dos et en sortit six oiseaux verts.
- Volez mes petits, et désignez-moi la femme et l'homme que je cherche !
Les hideux volatiles formèrent un cercle autour du chasseur et crièrent :
- Celui-ci est Pensée-d'en-Haut, et cet écureuil à sa ceinture est ta femme !
Fureur-d'Envie entra dans une colère folle.
- Battons-nous ! proposa-t-il.
- J'accepte, répondit Pensée-d'en-Haut.
Le chasseur prit une flèche dans son carquois et la posa sur la corde de son arc. L'ignoble mari arracha un gros chêne et le leva
au-dessus de sa tête. Mais avant qu'il ait eu le temps de l'abattre sur Pensée-d'en-Haut, ce dernier lui décocha son trait entre les
deux yeux.
Alors, des flammes sortirent de la bouche et des oreilles de Fureur-d'Envie. Il oscilla, et au moment où il tomba mort sur le sol, les
six oiseaux verts éclatèrent en mille morceaux. Pensée-d'en-Haut et Mocassins-Brodés construisirent une cabane un peu plus loin. Ils
s'épousèrent et vécurent comme de vrais amoureux.