Le peintre Touo-lan-ka
Bien loin dans le Sud de la Chine, là où vivent des gens que l'on appelle
des Tai, se trouve un village entouré de palmeraies. Un peu en dehors du village, au bord d'une rivière
à l'eau transparente, se dresse un vieux pavillon délabré, fait de bambous entrelacés. C'est là qu'il y
a bien longtemps vivait le peintre Touo-lan-ka. Ce n'était pas un peintre ordinaire, et l'on aurait eu
du mal à trouver son pareil. Il était vraiment «possédé» par la peinture, et peignait sur tout ce qui
lui tombait sous la main : que ce soit du papier, de la soie ou du bois. Il sortait rarement, ne
faisant qu'une fois de temps à autre un saut jusqu'au temple, au village, mais n'allez pas croire que
c'était pour prier ou offrir des sacrifices aux dieux. Allons donc ! Ce n'était pas dans sa nature.
Il y restait bien tranquille dans un coin, observant tous ceux qui venaient là, et se gravant leurs
traits dans sa mémoire. Puis il rentrait chez lui, s'enfermait dans son pavillon, prenait son pinceau
et se mettait à peindre, peindre et peindre. Si dehors le soleil dardait ou si la froide lune brillait,
il n'en savait rien. Chaque jour il peignait sept visages, et au bout de la semaine, c'étaient sept
fois sept visages qui le regardaient, accrochés sur les murs de son pavillon. Or il arriva que juste
lorsqu'il achevait de peindre le quarante-neuvième visage de cette semaine-là - et c'était par une nuit
de tempête où le vent violent ployait les arbres jusqu'au sol et qu'il tonnait -, quelqu'un frappa à la
porte.
« Qui cela peut-il bien être ? » grommela le peintre. « Qui donc le diable amène-t-il avec cette
bourrasque, quand même le hibou reste tranquille ? »
- Je suis la Mort, déclara une voix derrière la porte. Je me charge des âmes des défunts d'ici, et
aujourd'hui le Roi des Cieux m'a envoyée te chercher.
« Le tonnerre aurait bien pu la frapper, cette maudite ! » pensa Touo-lan-ka, qui avait le coeur bien
serré. Il reprit cependant courage et alla ouvrir. Sur le seuil, se dressait une ombre tout de noir
vêtue, aussi sombre que la nuit.
- Entre donc, dit Touo-lan-ka, mais tu dois attendre un instant, il me faut encore achever de peindre
quelque chose. Et comme si de rien n'était, il tourna le dos à la Mort, reprit son pinceau et se remit
à peindre.
En constatant que Touo-lan-ka ne se souciait pas d'elle et peignait tranquillement, la Mort
s'impatienta :
- Allons allons, dépêchons-nous un peu, tu ne peux pas faire attendre ainsi le Roi des Cieux !
- Ne te fâche pas, répondit doucement le peintre, mais moi, il faut que j'achève de peindre au moins
cette fillette. Va plutôt en avant, et dis à ton maître qu'il ait un peu de patience.
Le Grand Faucheur était fort curieux de savoir ce que Touo-lan-ka peignait et il se rapprocha pour
regarder. Son coeur glacé eut un tressaillement. Sur le tableau, une belle jeune fille semblait lui
sourire ! Jamais il n'en avait vu de si belle. Tout doucement, sur la pointe des pieds, il sortit du
pavillon de bambou et s'en retourna au ciel.
- Et alors, tu reviens seule ? demanda sur un ton sévère le Roi des Cieux.
- Que Votre Majesté me pardonne, s'excusa la Mort, mais cela ne se pouvait pas, j'ai dû le laisser
achever de peindre un visage.
- De ma vie je n'ai vu chose pareille ! s'exclama le Roi des Cieux, se départissent complètement de son
calme. Allons, vite amène-le-moi ! C'est la Loi du Ciel, et je ne la laisserai pas enfreindre par un
peintre grincheux !
Le Grand Faucheur dut donc redescendre sur Terre. En traversant la palmeraie, déjà il voyait au loin la
faible petite lumière clignotante à la fenêtre du pavillon de bambou, seule tache claire dans la
profonde obscurité. Il ouvrit brusquement la porte, mais resta figé sur le seuil. Du tableau, un
visage de jeune fille si tendre, si lumineux lui souriait ! Un tel visage, même au ciel il eût été
difficile d'en voir un pareil.
« En voilà une hâte », grommela le peintre, tout absorbé par sa peinture. Mais, comme cette fois-ci la
Mort ne se laissa plus repousser, Touo-lan-ka, obéissant, rassembla ses affaires de peintre, quelques
esquisses, un cierge de sacrifice et suivit enfin la Mort.
Quand ils furent devant le Roi des Cieux, le peintre s'agenouilla et s'inclina comme il convenait à un
simple mortel. Dans la main gauche, il tenait le cierge allumé, et dans la droite son matériel de
peinture.
- Bon, bon, dit le Roi des Cieux en hochant la tête d'un air magnanime, je sais que sur la Terre tu
étais un peintre célèbre, et que tu ne peux vivre sans ta peinture. Eh bien, tu pourras continuer à
peindre au Ciel !
Touo-lan-ka s'inclina profondément, en remerciant le Ciel lui-même de cet honneur. Pourtant, il ne put
retenir quelques larmes. Cela se comprend ! Il lui fallait se séparer de son pays, de la Terre
elle-même, à laquelle aucun ciel ne peut être comparé. Un peu triste, il souffla son cierge, et la
Mort le conduisant jusqu'à l'Esprit de la Vie, lui dit :
- Dorénavant, ta place est ici : fais maintenant ce que tu dois y faire !
C'est ainsi que le peintre s'installa auprès de l'Esprit de la Vie. Il disposa sur le sol, près de lui,
ses pinceaux, sa pierre à délayer l'encre, son petit pot à eau, son encre de Chine, et il se remit à
peindre. Et chaque fois que l'Esprit de la Vie devait décerner une âme à un nouveau-né, Touo-lan-ka
cherchait dans ses portraits celui qui allait convenir le mieux à ce futur être humain.
Il faut pourtant l'avouer, Touo-lan-ka trichait assez souvent ! Il ne voulait pas se séparer de ses
plus beaux portraits : il les gardait pour lui tout seul. Les mamans Tai ont beau lui faire les plus
belles offrandes pour qu'il attribue à leur bébé le plus beau visage du monde, c'est peine perdue : les
plus beaux, il les garde pour lui, là-haut dans les cieux.
Il y avait une fois un tailleur de pierre : c'était un artisan loyal, actif
et ayant de bonnes idées. Il jouissait de la meilleure réputation. Un jour un riche de l'endroit en
entendit parler, et le fit mander pour lui confier quelque petit travail. C'est ainsi que le tailleur
de pierre pénétra pour la première fois dans une maison luxueuse, et qu'il vit comment vivait un homme
aussi riche. Dormir sur un lit moelleux, fainéanter enveloppé de brocart, se faire apporter la
nourriture jusque dans la bouche : ailerons de requins, ventres de calmars, tous plats plus fins l'un
que l'autre. « Moi aussi, je pourrais le faire », se disait le tailleur de pierre mécontent. « Il y en
a qui vivent comme ça, et moi, il me faudrait travailler. Mais j'en ai par-dessus la tête de travailler
sans cesse », se disait-il encore en se fâchant un peu plus. « Je ne vais plus accepter la moindre
commande, en voilà assez ! Je dois réfléchir au moyen de devenir riche au plus vite.»
Alors l'aimable tailleur de pierre cessa de travailler. Il restait allongé, fixant le plafond. Il
réfléchissait et réfléchissait mais aucune idée valable ne lui venait à l'esprit.
Ses tracas parvinrent à l'oreille d'une fée des environs. Elle se dit qu'elle allait l'aider. « Qu'il
en soit comme il veut », se dit-elle. « S'il a tellement envie d'être riche, eh bien, qu'il soit
riche ! »
Voilà notre brave tailleur de pierre qui se retrouva sans savoir comment dans le luxe, mais cela ne lui
fit pas perdre la tête ; Il se sentit aussitôt chez lui, dans son palais et se mit à y cultiver sa
paresse, comme il convient.
Or un jour un courrier de l'empereur passa par cette ville. Tout s'agita : ce n'étaient que coups de
gong et roulements de tambour pour attirer les gens, qui arrivaient tous en courant et venaient
s'incliner profondément devant le messager dans son palanquin. Seul notre tailleur de pierre resta
mollement allongé sur sa couche. Il se régalait précisément d'un mets de choix et s'était dit qu'un
riche comme lui n'avait pas à se déranger pour un quelconque bureaucrate. Mais le grand dignitaire,
blessé, ne l'envisageait pas ainsi. « Comment », se dit-il, « cet impertinent n'est pas venu s'incliner
devant moi ? » Offensé, il ordonna de faire payer une amende de trois cents pièces d'argent au tailleur
de pierre, et de lui octroyer par surcroît trois cents coups de bâton.
Quand les hommes d'armes, leur mission accomplie, eurent relâché notre cher tailleur de pierre,
celui-ci, en se relevant après sa bastonnade, se mit à geindre : « Peste de la richesse ! Est-ce qu'un
bureaucrate comme celui-là n'est pas logé à meilleure enseigne ? » Déjà il n'était plus satisfait de
vivre dans le luxe. Il ne pensait qu'au moyen de devenir fonctionnaire.
La fée connaissait son tourment et elle le plaignait. Si bien qu'un jour notre tailleur de pierre se
réveilla non dans la peau d'un riche oisif, mais dans celle d'un grave et puissant dignitaire.
Cette position, c'était quelque chose ! Notre tailleur de pierre ne dut même pas apprendre tout ce
qu'un homme dans sa situation pouvait se permettre. Il sut dès l'abord commander, imposer silence aux
autres et de toutes façons les obliger à faire des choses qui leur étaient désagréables. Les gens s'en
plaignaient en silence et se disaient : « Celui-là, il ne nous manquait plus que lui ; je vous demande
un peu, voisin, est-ce qu'il n'a pas la tête pleine de son ! » Ils murmuraient encore bien des choses
pires à propos de lui, sans respect aucun, mais ils devaient tenir leur langue, écouter les ordres
supérieurs et se tenir à une distance respectueuse. Le tailleur de pierre était très satisfait de sa
situation, et cela l'amusait toujours de chercher de nouveaux passe-temps.
Un jour qu'il faisait une excursion dans les collines voisines avec quelques amis, ils y rencontrèrent
un groupe de jolies jeunes filles.
- Oh, les amis, on va s'amuser ! s'écria le tailleur de pierre. Choisissez celle qui vous convient, et
qu'aucune ne nous échappe : nous allons les ridiculiser ! Et la bande se jeta parmi les jeunes
filles.
Les paysans qui travaillaient dans le voisinage entendirent les cris. Ils accoururent, se jetèrent sur
les intrus, venus de toutes parts. Ils leur assenèrent la punition qu'ils avaient méritée et le
tailleur de pierre, qui était le plus coupable pour avoir incité les autres, reçut double part de
coups.
Dès lors, il commença à être fort insatisfait de son sort. « Cela m'importe peu que les gens s'inclinent
devant moi, si derrière la première colline le premier venu peut me frapper ainsi ? » se disait-il avec
amertume. « Il vaut encore mieux être un simple paysan qui vit dans la montagne. Celui-là, tout le
monde le laisse tranquille. Si tu lui déplais, il te rosse, même si tu es porté en palanquin doré par
vingt serviteurs. J'aimerais être un tel paysan tout simple. »
Dès lors plus rien ne réjouit le tailleur de pierre. Il ne pensait qu'à être un simple paysan de la
montagne. Et la fée, qui était vraiment très bonne, réalisa encore son souhait.
Désormais, au lieu de paresser dans son palais du matin au soir, il cultiva durement son lopin de terre,
qu'il plût, qu'il neigeât ou qu'il ventât, ou que le soleil lui brûlât l'échine. Et il était
parfaitement heureux !
Heureux jusqu'à ce jour où, le soleil ayant si ardemment inondé la terre que tout était abattu parmi les
vivants, chacun avait recherché un coin d'ombre pour s'abriter. Les oiseaux se taisaient dans le
feuillage, les buffles s'étaient enfoncés dans l'eau jusqu'aux yeux, sans un mouvement. Il faisait si
chaud qu'on ne pouvait respirer, marcher, parler, ni même dormir. Seuls les gens de la montagne
continuaient à travailler comme d'habitude, résistants et indomptables comme les pousses de riz. Le
tailleur de pierre clignait des yeux, en essuyant son front où coulait la sueur. Il pensait : « C'est
encore le soleil qui a la meilleure place. Ah ! si j'étais le soleil ! Ah, oui ! »
« Pourquoi pas ? » pensa la fée. « Qu'il essaie, si cela lui chante ! » Et elle fit de lui un soleil
qu'elle suspendit bien haut dans le ciel.
Le tailleur de pierre était heureux ; il glissait agréablement dans le ciel, éclairant et chauffant la
terre à sa guise, et personne parmi les terriens n'avait la possibilité de se plaindre.
Mais voilà qu'un beau jour un nuage apparut à l'horizon. Tout d'abord le tailleur de pierre n'y fit
même pas attention, mais le nuage grossit, s'élargit, noircit. « Pourquoi s'étend-il si fort,
celui-là ? » pensa le tailleur de pierre. « Je n'arrive pas à le traverser de mes rayons. » Et c'est
vrai, ses rayons ne perçaient pas ce nuage. Tout le temps que ce nuage voila le ciel - et cela dura
quelques jours -, sur terre, c'était comme s'il n'y avait plus de soleil du tout. Le plaisir du
tailleur de pierre était gâché. « A quoi bon être le soleil », se disait-il, « si je ne peux éclairer
comme je veux. Etre nuage, ce serait vraiment autre chose ! »
« Mais oui », se dit la fée. « Si c'est ce qu'il veut, qu'il en soit ainsi. » Et elle le transforma en
un gros nuage bien noir.
Une fois de plus, le tailleur de pierre était tout content. Il s'étira à l'aise, cachant tout le
soleil, et cela lui faisait plaisir de voir les gens scruter le ciel avec anxiété. Il se prélassa
quelque peu, puis il se secoua en se disant qu'il allait se promener. Il erra dans le ciel, de-ci
de-là, et se sentit de fort bonne humeur. Là-dessus arriva un coup de vent, qui sait d'où ? un coup de
vent qui secoua notre nuage tailleur de pierre juste au moment où il se préparait à faire un petit
somme.
- Qu'est-ce qui te prend, tu es fou, ou quoi ? Tu ne peux pas aller souffler ailleurs ? grogna-t-il à
l'adresse du vent.
- Je peux, mais je ne veux pas, répondit le vent moqueur. J'ai justement envie maintenant de te
pourchasser.
- Mais moi, non ! rétorqua notre tailleur de pierre d'un ton si menaçant que les gens, sur terre, furent
certains que l'orage éclatait dans ce nuage.
Le vent, lui, ne se laissait pas abattre. Il poussa de toutes ses forces sur le nuage et frrr ! le
tailleur de pierre s'envola jusque derrière la montagne, mais il parvint à s'accrocher tant bien que mal
à son sommet. « Allons allons, reste donc tranquille, voyons ! » criait-il au vent, mais ce dernier
devenait de plus en plus fou, n'ayant pas la moindre idée de s'arrêter. Il poussait le nuage à droite,
à gauche, puis en rond, si bien que notre tailleur de pierre s'aperçut qu'il avait le bas de son
pantalon tout déchiré. « C'est le bouquet ! » gronda-t-il. « La belle affaire, d'être un nuage
indépendant, si le premier vent venu peut faire de moi ce qu'il veut. Moi aussi, j'aimerais mieux être
vent que nuage ! »
« Il veut être le vent, eh bien, soit ! » se dit la fée. Au même instant notre tailleur de pierre se
mit à souffler à travers le firmament, il pénétra dans chaque fente, fit tournoyer dans les airs
branches et feuilles ; il remuait, renversait et dispersait tout ce qu'il pouvait, s'amusant beaucoup au
point que les arbres tremblaient. Il se disait : « Ma foi, je ne me suis plus jamais amusé depuis que
j'étais enfant ! ». Et il s'en donnait à coeur joie ! Fououoû ! Fiiiî ! mais soudain poum ! il se
cogna la tête contre quelque chose. C'était un grand roc qui se dressait devant lui.
- Tu ne connais pas les usages ? se renfrogna le tailleur de pierre. Devant moi, quand je le veux,
même le plus haut pin s'incline. Incline-toi !
- Je n'ai pas envie, répondit le roc en le bravant, et il ne broncha pas.
- C'est ce que l'on va voir, déclara le tailleur de pierre qui souffla de toutes ses forces.
Le roc restait là, le regardant imperturbablement.
- Oui, ce n'était pas grand-chose, mais maintenant on va voir ce qu'on va voir ! dit le tailleur de
pierre tout essoufflé, en poussant de toutes ses forces.
Le roc ne broncha pas davantage.
- Hélas, que ne suis-je pas un bon rocher, aucun vent ne peut l'ébranler ! soupira le tailleur de pierre
avec dépit. Il était sur le point de pleurer.
« Après tout », se dit la bonne fée, en l'entendant se plaindre, « on ne risque rien à ,essayer. »
Aussitôt le tailleur de pierre devint un beau roc bien haut, bien droit, et la fée le planta au sommet
d'un rocher.
Maintenant, le tailleur de pierre pouvait être satisfait. Soleil, vent ou nuage, plus rien ne pouvait
le gêner. Fermement campé sur sa base, d'où il était il avait une vue superbe sur tout le paysage, et
il se sentait fort satisfait : « C'est encore la meilleure situation de toutes. Maintenant, enfin, je
n'ai plus l'ombre d'un souci ! »
Mais un jour, qu'il était là si tranquille, il entendit des voix d'hommes. « Qu'est-ce que c'est ? » se
demanda-t-il. « Qui diable a eu l'idée de grimper jusqu'ici ? »
Il vit alors sortir de la forêt quatre hommes, quatre tailleurs de pierre, qui entreprirent l'ascension
du rocher jusqu’à son faîte.
Voilà une belle pierre, dit le premier homme d'un air satisfait. C'est juste ce qu'il nous faut !
- Seulement, cette pierre-là, tu ne la retireras pas aisément du rocher, argua le deuxième en faisant le
tour du roc. Il nous faudra le tailler un peu sur place, puis nous essayerons de l'extraire.
- D'accord. Allons chercher nos outils, conclut le troisième. Et ils s'en allèrent.
L'idée que l'on pouvait le tailler et le retirer d'où il était ne souriait pas du tout à notre tailleur
de pierre.
Et dire que je n'ai pas su me contenter de mon métier ! se lamenta-t-il. I1 n'y en a pas de plus
beau !
En entendant ça, la fée dit :
- Si tu veux, je vais te refaire tailleur de pierre, mais c'est la dernière fois que je m'occupe de
toi. Aussi, réfléchis bien !
- Je ne veux plus être un roc ! déclara résolument le tailleur de pierre. Je ne veux plus être rien
d'autre que ce que j'étais avant tous ces changements. Refais-moi tailleur de pierre, je t'en
prie !
La fée accomplit alors son dernier souhait. Et le tailleur de pierre, qui avait vécu tant
d'expériences, savait que toute chose a son envers et son endroit. Il cessa de rêver à l'impossible et
reprit son métier avec plaisir. Au bout d'un certain temps, il parvint même à une certaine aisance
grâce à son métier. Il était devenu une personnalité importante parmi ses concitoyens, et il vécut très
heureux jusqu'à un âge avancé.
Dans une sombre région inhospitalière, où même le pommier sauvage ne fleurit
jamais et où ne poussent que de mauvaises herbes vénéneuses, dans une terre marécageuse, vivait un homme
veuf. Il ne prenait aucun soin de sa personne, ne se rasait jamais et ne faisait que grommeler contre
le monde entier. Il avait pourtant une fille si belle, si tendre que son visage semblait rayonner.
C'était une jeune fille silencieuse. Comme elle n'avait pas connu l'amour maternel, et qu'elle avait
grandi auprès d'un père rogue et rébarbatif, elle était très, très timide. Et elle était bien triste et
mélancolique, si triste sur cette terre ingrate !
Un jour qu'elle rapportait de l'eau du puits, elle rencontra un jeune homme au visage si noble qu'elle
ne put en détacher les yeux.
Le jeune homme la regardait avec admiration, lui aussi, comme saisi d'un charme. Les deux jeunes gens
sentirent leurs joues rougir en même temps. Ils se regardèrent ainsi longtemps en silence, intimidés,
effarouchés de sentir ce qui se passait dans leur coeur.
Dès lors, le jeune homme se plaça tous les jours sur le sentier menant au puits. Chaque jour les jeunes
gens se rencontraient et se regardaient longuement, en silence. Chaque fois la jeune fille lançait un
sourire timide au jeune homme, et ce dernier la regardait tendrement. Et ainsi, de jour en jour, ils
devenaient un peu plus amoureux l'un de l'autre. Ils finirent par sentir qu'ils ne pouvaient plus vivre
séparés. Un jour, le jeune homme s'enhardit à prendre doucement sa bien-aimée par la main et la mena
jusqu'à son irascible père, pour lui demander de consentir à leur mariage. En réponse, le père
s'emporta violemment contre sa malheureuse fille, menaça le jeune homme de son bâton, disant qu'il
allait le tuer s'il osait encore se montrer dans les parages.
Après cette scène, il enferma sa fille dans sa chambre. Sans pitié il l'y garda, même quand, à force de
pleurer, elle était sur le point de tomber gravement malade.
Mais un jour le père oublia de fermer la chambre à clé pour la nuit. Vers minuit, la jeune fille sortit
à pas de loup de sa chambre, et hâta vers le puits, glissant sans bruit.
Elle vit la silhouette de son bien-aimé sur le sentier. Aussi pâle qu'elle, il la prit dans ses bras et
la serra sur sa poitrine. Ils étaient tous les deux tristes et désespérés, ils savaient qu'ils ne
pouvaient vivre l'un sans l'autre et pourtant que c'était impossible ; aussi décidèrent-ils de mourir
ensemble. Ils cueillirent des herbes vénéneuses et en absorbèrent le suc fatal.
Le matin, à son réveil, quand le père n'aperçut pas la fille dans sa chambre, il sortit précipitamment.
Et là, près du puits, il vit les deux amoureux tendrement enlacés, mais gisant au sol, inanimés.
Horrifié, le père cherchai des yeux, autour de lui, un endroit où il pourrait cacher les deux corps. Il
avait tellement peur de ces deux morts qu'il les jeta dans le marais profond.
Toutefois, les deux corps étaient à peine enfoncés dans l'eau bourbeuse du marécage qu'en cet endroit
même se mirent à pousser deux pommiers. Leurs troncs se penchaient l'un vers l'autre si fort qu’ils
finirent par n'en faire plus qu'un seul et, dans le ciel, leurs branches se mêlaient en une seule
couronne feuillue.
En voyant fleurir ce double pommier, le père fut tant effrayé qu'il courut chez lui se munir d'une
hache. Il revint en hâte abattre les troncs, tailler les branches, réduisant tout en copeaux qu'il alla
brûler à la bordure du marais.
Le soir venu, quand le feu s'éteignit, on en vit sortir deux petites flammes qui montèrent et ne
s'éteignirent plus jamais. Aujourd'hui encore, si vous passez la nuit par ces marais, vous verrez deux
petits feux, deux petites flammes qui courent sur les eaux stagnantes. Elles errent, comme si elles
cherchaient quelque chose, sans jamais pouvoir le trouver...
Deux frères vivaient ensemble. Depuis longtemps, ils avaient enterré leur
père et, à part l'un l'autre, ils n'avaient personne au monde. Ils s'aidaient mutuellement, et vivaient
dans l'affection et la bonne entente fraternelle. Ils gagnaient pauvrement leur vie en allant à la
pêche. Chaque matin, dès que pointait le jour, ils prenaient leurs filets et allaient en mer. Parfois,
lorsqu'il leur arrivait de prendre un poisson particulièrement beau, ils ne le vendaient pas, mais le
rapportaient chez eux, le faisaient cuire et le mangeaient.
L'aîné, qui avait compassion de son cadet, mettait toujours sur l'assiette de son frère le corps du
poisson entier, ne gardant pour lui que la tête. Le plus jeune, constatant la répétition du fait, hocha
un jour la tête en se demandant pourquoi son aîné ne le laissait pas goûter lui aussi à la tête.
« Serait-ce un morceau particulièrement délicat », se demandait-il. « Est-ce pour cela que mon frère se
le garde toujours ? » Et ainsi prit naissance dans son coeur un sentiment de haine pour son frère aîné.
Et un jour qu'ils avaient pris place dans leur barque pour aller en haute mer, le plus jeune profita de
ce que l'aîné, le dos tourné, se penchait hors de la barque, pour le pousser à l'eau !
« Et maintenant, je pourrai me régaler moi aussi des têtes de poisson ! » se dit le plus jeune en se
frottant les mains. Il rapporta le produit de la pêche à la maison, fit frire le plus beau poisson, et
se mit tout de suite à attaquer la tête. Mais quoi ? Sur cette tête, il n'y avait pour ainsi dire rien
à manger. Rien que des grosses arêtes comme des os, et pour les joues, elles n'avaient pas un goût
particulier. Ce n'est qu'alors que le cadet comprit que son grand frère l'aimait tant qu'il lui
laissait toujours le meilleur, et ne lui donnait jamais la tête qui ne valait rien. Il pleura
amèrement, et courut vers la mer, qui s'étendait là, sombre et triste.
- Frère, ô mon pauvre frère, où es-tu ? criait le cadet, bien malheureux, mais personne ne lui
répondit. Seule la mer mugissait, et les vagues se soulevaient. C'est en vain que le cadet appela son
aîné, personne ne lui répondit. Pour finir, il se décida à aller chercher son frère au fond de la mer.
Il sauta à l'eau, et la surface des flots se referma sur lui pour toujours. Plus personne ne l'a jamais
revu, depuis lors.
On raconte qu'il s'est noyé, et que son âme s'est changée en l'esprit de l'oiseau pleureur qui fait
interminablement des cercles en planant au-dessus de la mer, et en pleurant désespérément son frère
perdu.
Il y a longtemps, bien longtemps, dans un village vivait une mère avec un
fils et une fille. Mais elle avait beau se donner de la peine, courber le dos du lever au coucher du
soleil sur la terre des autres, chez elle on tirait toujours le diable par la queue. Comme la misère
l'accablait de plus en plus, ne sachant que faire d'autre elle décida de mettre sa fille en service
comme bergère chez un riche fermier voisin. C'est ce qu'elle fit.
Tous les jours, la fillette menait le troupeau de moutons bien haut dans la montagne, non loin d'un lac
dont l'eau claire luisait comme un oeil céleste. Les moutons s'égaillaient dans les pâturages, et la
fillette, du nom de Dolma, s'installait sur une grosse pierre isolée pour y filer sur une quenouille la
laine des moutons.
Un jour, tandis qu'ainsi assise elle filait, un bourdon vint voleter autour de sa tête. Dolma fit un
geste pour le chasser, mais il revenait bientôt bourdonner à son oreille. La fillette crut entendre
:
- Bzz, bzz, assieds-toi sur mon dos et je t'emporterai loin d'ici.
« Je crois bien rêver », se dit la fillette, mais au bout de quelques minutes, cela recommençait :
- Bzz, bzz, assieds-toi sur mon dos et je t'emporterai d'ici, bourdonnait toujours le gros insecte.
« Comme c'est étrange », se disait la jeune fille, « depuis quand les bourdons parlent-ils ? » Et le
bourdon continuait à vrombir autour de sa tête, pour ne disparaître que lorsque le soleil se coucha
derrière la montagne.
Dolma était toute pensive en ramenant ses moutons au bercail. L'étrange incident ne lui sortait pas de
la tête. Au soir, rentrée chez elle, assise au coin du feu, elle dit à sa mère :
- Il m'est arrivé une chose étrange dans la montagne, aujourd'hui, maman. Un bourdon est venu voler
autour de moi, et il m'a demandé de m'asseoir sur son dos, qu'il allait m'emporter de là.
- Pourquoi ne l'as-tu pas fait, petite sotte, peut-être t'aurait-il emmenée dans un monde meilleur que
le nôtre, dit la mère sur un ton d'amertume, quoiqu'elle ait pris ce que sa fille lui racontait pour de
la pure imagination.
Le lendemain, Dolma se rendit comme de coutume en haut de la montagne, avec ses moutons. Elle arriva
près de sa pierre favorite, s'y assit, sortit sa quenouille et se mit à filer la laine. Et alors, non,
ce n'était pas une erreur de son ouïe, quelque chose bourdonna à son oreille, et elle comprit :
- Bzz, bzz, assieds-toi sur mon dos, je t'emmènerai d'ici.
- D'accord, j’irai avec toi, prends-moi sur ton dos, dit la jeune fille, mais vite elle s'entoura la
taille du bout de son fil, jetant sa quenouille au sol.
- Ferme les yeux, bourdonna l'air autour de sa tête.
Obéissante, Dolma ferma les yeux. Dans l’instant même le bourdon se changea en un jeune homme bien
fait, qui saisit la jeune fille dans ses bras et l'emporta.
Ce soir-là, les moutons rentrèrent tout seuls à la bergerie. La mère pensa d'abord qu'une brebis
s'était égarée et que sa fille était à sa recherche. Mais le soir devenait la nuit, et la jeune fille
ne rentrait toujours pas. Alors la mère se rappela ce que sa fille lui avait raconté la nuit
précédente, et son coeur se serra d'angoisse. « Ce bourdon ne devait pas être un bourdon ordinaire »,
se dit-elle, « c'était un esprit, mais comment savoir si c'est un bon ou un mauvais ? » Cette nuit-là
la mère ne ferma pas l'oeil.
Le lendemain matin, dès le point du jour, elle se hâta d'aller dans la montagne. Sans haleine, elle
parvint au sommet, et y vit la grande pierre isolée, et, tout près, la quenouille que la jeune fille
emportait toujours avec elle. De la quenouille, partait un fil blanchâtre. « La fine mouche ! » se dit
la maman toute fière de l'astuce de sa fille. Ce fil se déroulait, tournait, s'enroulait, disparaissait
dans les broussailles, contournait un arbre, s'étirait dans les prés alpestres, et soudain tombait,
tombait tout droit dans le lac.
« Malheureuse enfant, dans quel guêpier t'es-tu mise ? » se lamentait la mère. Mais c'est en vain
qu'elle geignait et versait d'amères larmes, le lac se taisait, et sa surface unie, sans une ride,
reflétait le ciel bleu, sans un nuage.
Tout en pleurs, la mère rentra à la maison, mais de douleur et de chagrin elle tomba en grande faiblesse
et dut s'aliter. Elle resta au lit un jour, deux jours, trois jours. Le chagrin la minait, la
dévorait. A la fin du troisième jour la mère commença à délirer, puis elle tomba dans un profond
sommeil. Sa fille lui apparut alors en rêve.
- Petite mère, lui dit-elle, ne pleure pas pour moi ! Je ne suis pas morte, je vis, mais je vis bien
haut dans la montagne, au fond du lac. Je suis devenue la femme du Roi des Dragons en personne. Mon
mari m'a appris à faire des tours de magie, et quand lui-même ou les gens du village auront besoin de
pluie, je vous en enverrai. Ayant ainsi parlé, la fille perdue se changea en buée blanche et se dissipa
dans les airs.
Depuis qu'elle avait revu sa fille en rêve, la mère se rétablit petit à petit. Elle raconta son rêve
étrange aux gens de son village. Ceux-ci hochaient la tête, incrédules, en l'écoutant. Mais un peu
plus tard, quand une grande sécheresse accabla la région, et qu'il n'y avait plus une goutte d'eau dans
les puits, ils se rappelèrent les paroles de la mère et s'en furent au lac de la montagne, pour prier
Dolma de leur envoyer de l'eau. Et, en effet, peu de temps après le ciel se couvrait de nuages, et une
pluie bienfaisante tombait sur la terre. Dès ce moment-là les gens du village surent que Dolma vivait
dans le lac et qu'elle leur viendrait en aide quand ils en auraient besoin.
Quelques années s'écoulèrent. Le petit frère de Dolma avait grandi, et devait bientôt se marier. On
avait invité à la noce de nombreux amis, et Dolma elle-même était venue. Grave et silencieuse, elle
passa parmi les invités, sortit de son sein un petit coffret de laque qu'elle plaça sur l'autel des
dieux domestiques. Le fermier, chez qui la mère et le frère travaillaient, était venu lui aussi pour
voir le mariage. Il regardait le petit coffre avec curiosité, ne le quittant pas des yeux. Il se
disait que ce coffre devait contenir des joyaux du palais du Dragon, et il guetta le moment où tous les
invités étaient passés dans la pièce voisine pour bondir vers l'autel, prendre le coffret et vite en
soulever le couvercle. Ses mains tremblaient d'émotion. Dans l'écrin, lovés comme deux serpents,
étaient deux enfants de dragon. En sentant se soulever le couvercle, ils passèrent vite la tête
dehors. Le fermier eut si peur qu'il lâcha brusquement le couvercle, mais de telle façon que ce dernier
écrasa le cou des deux petits princes dragons. C'en fut fait d'eux, sur le coup. Le fermier fut
terrifié. Sans plus attendre, il remit le coffret en place, et il alla rejoindre les autres invités
dans la pièce d'à côté.
Dolma revint bientôt reprendre son coffret, qu'elle glissa sur son sein, dans son corsage, car il était
l'heure d'allaiter ses bébés dragons. Un moment se passa, et rien ne bougeait dans le coffret, les
bébés ne sortaient pas la tête pour téter. Elle reprit la boîte, l'ouvrit, et poussa un cri terrible.
Ses deux enfants étaient morts, dans leur coffret !
- Maman, petite mère, Frérot, ô cher frère, cria-t-elle tout en larmes, adieu, je dois retourner auprès
de mon mari. Venez au lac dans trois jours. Tant que vous en verrez l'eau claire, c'est que je serai
en vie, mais si elle se trouble, mon affliction sera sans borne, et si l'eau du lac prend une teinte
rouge, c'est que je ne serai plus parmi les vivants. Ayant dit ces mots d'adieu, Dolma se changea en
buée blanche et se dissipa dans les airs.
Au bout du troisième jour, la mère se dirigea, accompagnée de son fils, vers le lac de la montagne.
Devant eux, l'eau s'étalait, calme et limpide. Ils échangèrent un regard plein de bonheur. Mais voilà
que soudain l'eau commença à se troubler, elle se troubla fort, devint toute sombre, noire et morne. La
mère sanglotait à fendre le coeur, le frère lui aussi pleurait amèrement. Et voilà que l'eau commença à
prendre une teinte rougeâtre, elle rougit, oui, elle prit la couleur du sang. La mère et le fils
étaient inondés de larmes de douleur, ils se tordaient les bras, ils appelaient Dolma, mais l'eau rouge
moussait, éclaboussait, et semblait se plaindre en tourbillons sans fin. Le coeur lourd, la mère et le
fils rentrèrent à la maison.
Les gens du village ne purent jamais oublier Dolma ni ses malheureux petits enfants, et ils vouèrent au
fermier une rancune bien méritée. Ce dernier dut se cacher devant la colère des paysans, au point qu'il
ne leur réclamait même plus les fermages. A cela au moins le malheur de Dolma avait été bon, que les
pauvres l'étaient un peu moins, et leur reconnaissance envers Dolma en était accrue.
Mais l'eau du lac commença peu à peu à baisser de nouveau. Elle se perdait lentement mais sûrement,
jusqu'à disparaître complètement. Le lac était à sec. Il restait là, muet et silencieux, comme un oeil
du ciel fermé. Mais quand il y avait une grande sécheresse dans la région, les gens venaient néanmoins
prier au bord du lac desséché pour avoir de l'eau. Et il ne fallait pas attendre longtemps avant que le
ciel ne se couvre, et que de grandes gouttes de pluie ne tombent sur la terre assoiffée, telles de
grosses larmes amères - les larmes de Dolma pleurant ses enfants.