Le lama et le charpentier
Il y a longtemps, si longtemps que personne ne s'en souvient, était un
royaume où vivaient un charpentier et un lama.
Le lama était un homme méchant et avide. Il dit un beau jour au charpentier :
- Tu vas me construire une maison et moi, en récompense, je prierai pour toi, afin que les dieux
t'apportent le bonheur.
- Tes prières, moi je m'en moque ! répondit fort peu civilement le charpentier. Mon bonheur et ma
chance, ce sont ces deux mains et cette hache qui me l'apportent !
« Tu ne perds rien pour attendre », se dit le lama, « et tu me paieras ton impertinence ! » Jour et nuit
il se mit à réfléchir au moyen de se venger du charpentier. Enfin il trouva. Il s'adressa au roi et
lui dit :
- Votre Majesté, permettez-moi de vous dire que, hier, j'ai été au ciel. Et qui est-ce que j'y ai
rencontré ? Sire le feu roi, votre père. Il va très bien, sauf, m'a-t-il dit, qu'il aimerait se faire
édifier un temple, mais comme vous le savez, au ciel il n'y a pas beaucoup de charpentiers. C'est
pourquoi il vous fait instamment prier de lui envoyer le vôtre, car à ce qu'il paraît c'est un admirable
charpentier.
- Pourquoi pas, dit le roi, tout de suite d'accord, mais comment lui envoyer ce charpentier ?
- Veuillez ne point vous en soucier, Majesté ! Nous, les moines, nous avons là-dessus une certaine
expérience, dit le lama, qui exposa son plan au roi. On construira une cabane en bois, on y enfermera
le charpentier, entourant le tout d'un grand bûcher qu'on allumera. Quand la cabane prendra feu, une
fumée blanche s'élèvera vers le ciel. Sur cette fumée, comme sur un cheval, le charpentier s'en ira
rejoindre le père du roi.
Le roi accepta et fit savoir la chose au charpentier.
- Que puis-je faire, pauvre de moi, se lamentait-il auprès de sa femme, en rentrant à la maison. Le
lama veut ma mort.
- Qu'est-ce que tu pourrais faire ? Ce n'est pourtant pas si difficile ! lui dit sa femme. Cette nuit
même, nous allons creuser un tunnel qui ira de notre maison à la cabane qu'ils sont en train d'édifier.
Demain, tu reviendras vite par là !
Le lendemain, on vint chercher le charpentier ; on l'enferma dans la cabane, on rassembla tout autour le
bois pour le bûcher et on y mit le feu. Quand une fumée blanche commença à s'élever, le lama se mit à
crier :
- Là, regardez ! C'est lui, vous le voyez ? Vous voyez comme il se hâte vers le ciel, sur son cheval
blanc ?
Personne ne voyait rien d'autre que de la fumée, mais tout le monde fit semblant de voir en effet le
charpentier sur son cheval. Pendant ce temps-là, ce dernier regagnait sa maison par le petit tunnel, et
allait se blottir bien au chaud derrière le four. Il resta là un mois entier, sans mettre le bout du
nez dehors. Pendant tout ce temps-là, il réfléchissait pour trouver un moyen qui lui permettrait de
prendre sa revanche sur le lama. Au bout du mois, il trouva. Il sortit et se présenta tout droit au
palais royal. Tous ouvraient de grands yeux en le voyant, et le lama encore plus que les autres.
- Tu es revenu ? demanda le roi, tout étonné.
- Comme vous voulez bien le constater, Votre Majesté, j'arrive directement du ciel, répondit le
charpentier en s'inclinant poliment. C'était un rude travail que ce temple, Votre Majesté !
Voyez-vous, au ciel, ils travaillent encore tous à l'ancienne. Mais enfin, je suis arrivé à édifier
pour le feu roi votre père un temple dont il est très satisfait. Seulement, maintenant, il a encore une
prière à vous adresser : dans son nouveau temple, il lui faudrait évidemment un lama. Vous le savez
bien, un temple sans lama c'est impensable, et encore, le roi n'aimerait pas n'importe quel lama : non,
dans un si beau temple du ciel, il faut un lama de grande valeur, le feu roi votre père souhaiterait
avoir votre lama, car on parle jusqu'au ciel de sa gloire et de sa sagesse.
- Bien sûr, que je pourrais lui donner mon lama, à mon père, dit le roi, mais comment l'y envoyer ?
- Comme moi, Votre Majesté, comme moi ! dit le charpentier, l'air innocent. C'est le moyen le plus
rapide.
Le lama pâlit comme la mort, mais il ne pouvait refuser. Il pensait : « Après tout, si le charpentier
est revenu du ciel, pourquoi pas moi ? » Naïvement, il se laissa faire quand on l'enferma dans la cabane
et qu'on y mit le feu.
Haut, bien haut jaillissaient les flammes, quand une fumée noire et lourde se mit à en monter. Elle
emportait au ciel l'âme noire du méchant lama.
C’était le quinzième jour de la huitième lune, quand sur la terre ont lieu
d'étranges miracles, et que l'impossible devient possible. Au-dessus du pays, une grande lune jaune
était suspendue.
Le chasseur Lan-fou prit son panier et monta bien haut dans la montagne, pour aller ramasser des fumées
de sanglier. Lorsqu'au bout d'une longue et pénible ascension, il arriva au sommet et regarda de
l'autre côté, vers la vallée en d'autres temps obscure et noirâtre, il eut le souffle coupé. Devant
lui, comme à portée de sa main, la vallée était tout inondée de la lumière dorée de la lune. Lan-fou
se pinça la main. Etait-ce vraiment une lumière, ou bien - il ne pouvait vraiment pas le croire -
était-ce une pleine mer de ducats d'or ?
« Mais d'où seraient-ils venus ? Et qui les aurait jetés là comme ça ? » se disait Lan-fou, tout en
regardant autour de lui. Alors, à la surface de la mer d'or, soudain quelque chose bougea. En
regardant bien, Lan-fou vit venir dans sa direction une barque d'or et dans la barque - Lan-fou se
frotta les yeux - dans la barque, oui, ce n'était pas un rêve, une belle dame se dressait, et elle se
dirigeait tout droit vers lui.
- Je suis la fée lunaire, dit une voix suave. Je t'attendais. Tu arrives juste à point. Cette nuit,
les trésors de la terre se sont ouverts, et chaque homme qui vient dans cette vallée en reçoit sa
part. Tout en disant cela, la belle dame donna trois ducats d'or à Lan-fou.
Lan-fou remercia et, tout joyeux, il reprit le chemin du retour. Mais il avait à peine fait quelques
pas qu'il lui vint à l'idée : « Une telle mer de ducats, qui s'étale partout ! J'aurais pu lui demander
de m'en donner un peu plus ! » Là-dessus, il fit demi-tour et retourna à l'endroit où la dame voguait
encore sur sa barque d'or, dans la mer de ducats.
- Fée lunaire, je suis bien pauvre, lui dit Lan-fou, donne-moi encore trois ducats d'or, je te prie.
La fée sourit, plongea la main dans la mer et donna trois ducats brillants à Lan-fou.
Le jeune chasseur remercia bien et se remit en route pour rentrer au logis. Il marchait au long de la
berge de la mer dorée, tout en pensant : « Qu'est-ce que c'est, six ducats, quand il y en a ici, tout
autour, des milliers et des milliers. Je ne retournerai plus les demander à la fée, je vais en remplir
ici mon panier. Enfin je pourrai vivre sans souci du lendemain ! »
En arrivant à une planche qui servait de passerelle pour traverser un ruisseau, il lui vint à l'esprit :
« Mais qu'est-ce que c'est, un panier de ducats ? Si j'en rapportais une pleine hotte à la maison ?
Oui! Mais je ne vais pas perdre mon temps avec mon panier. » Aussitôt pensé, aussitôt fait : il jeta
son panier dans le ruisseau, et courut aussi vite qu'il put chez lui.
Là, il saisit une hotte, et reprit le chemin de la montagne. « Mais, qu'est-ce qu'une seule hotte ? » se
dit-il. « C'est vraiment dommage de laisser là tant de ducats brillants, mieux vaut appeler ma femme,
pour qu'elle prenne une deuxième hotte. »
- Vite, femme, lève-toi ! appela-t-il, et ses yeux lançaient des flammes.
Lan-fou courut comme un fou dans la montagne, suivi de sa femme, pour aller vers la mer de ducats. En
arrivant à la passerelle, il se dit : « Deux hottes, ce n'est rien du tout. Mieux vaudrait appeler mon
beau-père et ma belle-mère à la rescousse, et prendre une charrette. » Il retourna en hâte sur ses pas,
toujours suivi de sa femme. Ils allèrent appeler à l'aide le beau-père et la belle-mère. Tout
essoufflés, les voilà qui couraient tous quatre dans la montagne. Ils couraient, l'haleine courte,
mais voilà, voilà, ils s'approchèrent du sommet de la montagne, derrière laquelle s'étalait la mer de
ducats d'or. Mais soudain, qu'est-ce donc ? La lune sembla pâlir ... elle pâlit, le sommet de la
montagne s'inonda d'une lueur rose, puis les rayons rouges du soleil levant qui s'étendirent partout.
Muet de stupeur, Lan-fou était là, et il contemplait la vallée. La mer de ducats d'or avait disparu.
- Où sont les ducats ? cria l'épouse.
- Où sont-ils, les ducats ? criaient le beau-père et la belle-mère.
- Ils ont disparu, dit Lan-fou dans un souffle. Ils ont irrémédiablement disparu, et ils ne reviendront
plus jamais. Alors il leur raconta comment il avait reçu trois ducats d'or de la fée lunaire, puis
encore trois autres, et comment il en avait rempli un plein panier qu'il avait jeté dans le ruisseau.
Pleins d'espoir, ils se hâtèrent vers la petite passerelle. L'eau sauvage tourbillonnait dans le
ruisseau, il y avait là des pierres, mais pas trace de panier.
- C'est dommage pour le panier, déclara Lan-fou, il ne me reste plus maintenant qu'à en tresser un
autre !
Bien haut dans la montagne, là où ne parvient pas l'écho de la voix humaine,
il y avait jadis un petit temple fait de poutres de bois à moitié pourries, et qui abritait un puissant
esprit, le génie de la montagne. C'était un esprit orgueilleux. Comme il se rengorgeait devant son
« collègue », celui d'en bas, le génie gardien de la ville ! L'esprit de la montagne aimait briller
auprès de lui et même aussi le vexer. Un jour, ce fut son anniversaire : les gens des alentours lui
apportèrent leurs offrandes, toutes sortes de bonnes choses à manger. L'esprit de la montagne décida
alors d'inviter son « ami » pour lui faire voir tout ce qu'il avait reçu. « Quand il verra comment les
gens m'honorent », pensait-il, « je veux bien parier qu'il en pâlira de jalousie ! »
L'autre, en arrivant, sentait déjà de loin la bonne odeur de toutes les sucreries et la fumée de
l'encens. Il pénétra dans le temple et vit son rival vautré au milieu de toutes ces bonnes choses. Il
faisait le blasé. Le génie de la ville n'arrivait pas à formuler ses salutations, tant la salive lui
inondait la bouche.
- Je ne sais pas ce qu'ils ont, ces gens, disait le génie de la montagne, faisant semblant de ne pas
entendre gargouiller le ventre de son invité. Ils arrivent toujours tous, tout à coup, et ils prient,
Esprit par-ci, Esprit par-là, Bon Génie, aide-moi ; délivre-moi de mes ennuis, fais que ma récolte de
riz soit meilleure, jette un sort à la vache de mon voisin - c'est toujours pareil chaque fois. Bien
sûr, pour cela, ils m'apportent bien quelque chose, mais pour te dire la vérité, poursuivit l'esprit de
la montagne d'un ton dégoûté, moi j'en ai assez de tous ces gâteaux au miel, je suis lassé de cette
fumée d'encens qui commence à me faire tourner le coeur. Et il se mit à tousser avec affectation.
Il avait à peine fini de parler que devant ce temple où il conversait avec le génie de la ville,
retentirent les pas d'un cheval. Devant la porte ouverte, en effet un cheval s'arrêta. Il était monté
par un simple garçon de la campagne. Le jeune homme resta en selle, tendant le cou pour regarder à
l'intérieur.
- Comment, on ne descend pas de cheval pour venir s'incliner avec déférence devant l'esprit de la
montagne, comme il convient à un mortel ? dit le génie gardien de la ville, piquant au vif son
orgueilleux ami. A ta place, je lui apprendrais la déférence, à cet impie !
Le génie de la montagne se vexa, et pour impressionner son rival de la ville, il murmura une formule
magique. Aussitôt le ciel se voila de nuages noirs, des éclairs déchirèrent le voile sombre et le
tonnerre gronda à faire trembler la montagne.
« Quel temps ! » s'exclama le jeune homme, qui sauta à bas de son cheval et entra dans le temple avec sa
bête, pour s'abriter de la pluie. Mais où attacher le cheval ? Il regarda autour de lui, et son regard
tomba sur la statue en argile du génie de la montagne.
« Voilà ce qu'il me faut », se dit le garçon, qui jeta la bride autour du cou de la statue.
« Quelle audace ! » s'exclama, furieux, le génie de la montagne. « Attends, je vais t'apprendre la
politesse ! » Vite, il bredouilla une autre formule magique. Tout fut alors plongé dans une obscurité
si profonde que l'on ne pouvait rien voir à un pas, le vent hurlait, le ciel déversa des torrents d'eau
tandis que la terre tremblait sous les pieds, comme si c'était la fin du monde. Soudain un terrible
coup de tonnerre effraya si fort le cheval qu'il s'emporta, s'agita, en renversant la statue du génie
de la montagne. La statue, en s'écrasant par terre, fut émiettée en mille morceaux.
« Oh là là ! Quelle affaire ! » s'exclama le génie gardien de la ville, en voyant comment avait fini
son trop orgueilleux rival. « Pourvu qu'il ne m'arrive pas un autre malheur, maintenant ! » Et il prit
ses jambes à son cou pour s'éloigner au plus tôt de cet endroit malsain.
Il était une fois deux voisins, un pauvre et un riche. Le riche était très
dévot. Or il arriva qu'étant resté trois jours plongé dans un sutra, à lire toutes les règles du
rituel, il en eut soudain par-dessus la tête de toutes ces prières. Il se dit qu'il allait se divertir
un peu. Il fit alors préparer un grand festin, et y invita les gens de tous les environs. « Mais »,
estima-t-il, « ce misérable voisin, je ne vais pas l'inviter, un homme de cette espèce ne trouve pas
place parmi les gens convenables. »
Le soir venu, il fit allumer un grand feu pour rôtir la viande, rouler des tonneaux de vin, si bien que
les hôtes mangèrent et burent à satiété, en s'amusant beaucoup.
La femme de l'homme riche avait amené près du feu un petit veau né du jour, pour qu'il ait bien chaud.
Mais comme le petit veau avait envie d'être près de sa mère, il se mit à mugir de détresse. Bê, bê,
se plaignait-il. Le voisin pauvre entendit son cri. Il pensa que le voisin riche l'invitait, et il
arriva, s'installa auprès du feu. Le riche, qui s'occupait de ses hôtes et adressait une parole aimable
à chacun, vit soudain le pauvre et fronça les sourcils :
- Que fais-tu ici ? l’apostropha-t-il. Un manant comme toi n'a rien à faire dans une telle
réception !
- Il m'avait semblé que tu m'avais appelé ! répondit le pauvre.
- Tu es fou pour croire cela ! explosa le riche. Sors d'ici et ne viens plus déranger mes invités !
- Nous les pauvres, notre vie n'est pas drôle ! se plaignit ensuite le pauvre à sa femme. Si tu avais
pu voir la tête qu'il faisait quand il m'a vu ! Comme si nous ne pouvions pas, nous aussi, nous amuser
et festoyer un peu !
- Cesse de te tourmenter, répondit sa femme. Nous aussi, nous allons nous donner une petite fête.
Alors ils prirent un petit baril de vin, ils tuèrent leur maigre cochon et gagnèrent la montagne avec
leurs enfants. Sur un large plateau, ils dressèrent une vieille tente toute rapiécée, et firent un
grand feu. Quand les flammes commencèrent à s'élever dans le ciel, le pauvre se mit à prier :
- Regarde, ô Dieu, marmonnait-il tout doucement, est-ce que tu ne vois pas l'injustice, sur cette
terre ? est-ce que tu ne vois pas que les riches ont un coeur de pierre, et que nous, les pauvres, nous
souffrons trop ? 0 noble Bouddha de la montagne ! 0 Esprit supérieur, comment peux-tu regarder une telle
désolation avec indifférence ? Est-ce que je ne peine pas du matin au soir sur mon champ ? Est-ce que
je ne te fais pas assez d'offrandes ? Est-ce que cela existe, la justice ? Mais je te le dis, si tu
ne fais pas quelque chose pour moi, je ne te ferai plus aucun sacrifice !
Quand il eut dit ces mots, il se mit à manger le maigre porc rôti, avec sa femme et ses enfants. Ils
se régalèrent et noyèrent leur amertume dans de grandes lampées de vin. Puis ils se prirent par la main
et se mirent à danser en ronde autour du feu, fort avant dans la nuit. A minuit, la femme alla se
coucher dans la vieille tente avec les enfants. Le pauvre, lui, resta assis auprès du feu qui achevait
de se consumer. De sombres pensées l'assaillirent à nouveau :
« Et voilà tout », se disait-il, « aujourd'hui, nous avons passé un bon moment, mais c'est fini.
Demain, nous n'aurons pas de quoi faire bouillir le pot ! »
Il s'allongea sur le sol, le regard fixé sur le ciel étoilé. C'est en vain qu'il cherchait le sommeil,
il avait beau se tourner d'un côté et de l'autre, il ne parvenait pas à s'endormir. Au bout d'un long
moment il en eut assez de rester là les yeux ouverts, il se leva et prit son châle blanc de prière - son
khata -, une lampe et des bâtons d'encens, puis il se dirigea vers le temple le plus proche.
Il entra dans le temple, s'inclina très profondément devant la statue de Bouddha, lui posa son châle
blanc sur les bras, alluma sa lampe, les bâtons d'encens, puis il s'adressa en ces termes à son
Dieu :
- Dieu, je t'en prie, sois au moins un tout petit peu équitable. Comment veux-tu que nous fassions
nous les pauvres, nous qui n'avons pas de quoi manger à notre faim alors que nous travaillons tant ?
Tout en priant ainsi, il scrutait à la lumière pâlotte de sa lampe l'expression indéchiffrable du visage
de Bouddha. Dans sa tête, il tournait et retournait la sombre idée des jours de famine à venir. Et
comme à la fin il était bien fatigué de la journée, il s'assit par terre devant Bouddha et, sans savoir
comment, il s'endormit.
Lorsqu'il se réveilla, il y avait longtemps que la lampe s'était éteinte, mais un mince rai de lumière
traversait le temple obscur. Le pauvre se frotta les yeux. La lumière provenait du socle de la statue
de Bouddha. Plein de curiosité, le pauvre se leva et s'approcha de la statue. Il constata qu'il y
avait une ouverture dans le socle. Il se pencha pour regarder à l'intérieur. Comme il fut surpris, en
constatant que cette ouverture donnait accès à une large grotte ! Au centre un bon feu flambait, auprès
duquel étaient accroupis deux gnomes - un homme et une femme - et chacun d'eux tenait en main un gros os
tout entouré de viande. Le pauvre en eut un frisson glacé tout au long de l'échine. Ce spectacle de
deux gnomes se régalant à ronger un os le frappa si fort que du coup il fit un pas en arrière, faisant
craquer une lame du parquet.
- Femme, il me semble qu'il y a quelqu'un, grogna l'homme.
- Qu'est-ce que tu racontes ? dit la femme. Surveille plutôt ton os, ce sont des souris qui trottent
dans le temple.
Au bout d'un moment la femme se leva, décrocha du mur une baguette d'or et s'étira pour arriver à
toucher le plafond où pendaient trois sacs de peau. Elle frappa le premier sac du bout de sa baguette
en disant :
- Coule, huile, coule ! Et elle avait à peine dit cela, qu'une belle huile odorante se mettait à
couler du sac.
La femme toucha de sa baguette le deuxième sac de cuir, en disant :
- Répands-toi, tsam-pa, répands-toi ! Et elle avait à peine dit ces mots, que du beau tsam-pa doré se
répandait en tas.
Ensuite la femme toucha de sa baguette le troisième sac, en disant :
- Sautez, cuisses de porc, sautez ! Et au même instant de beaux rôtis de porc dorés à point bondirent
hors du sac de peau.
Les deux gnomes se mirent à manger de bon appétit ; ils mâchaient à grand bruit, soufflaient, se
bourraient le ventre à s'en faire sortir les yeux des orbites et, pour finir, ils mirent en perce un
tonneau de vin et burent jusqu'à plus soif et encore un peu plus. Puis ils s'écroulèrent, roulèrent
sur le sol et s'endormirent comme des masses.
« Tant de bonnes choses à manger, rien que pour ces deux petits-là ! » soupira le pauvre qui ajouta :
« Quand je pense que nous autres, les malheureux, nous allons souvent nous coucher le ventre creux !
C'est vraiment trop injuste ! »
Il se glissa alors par la fente de la grotte, s'approcha sur la pointe des pieds du mur où était
accrochée la baguette d'or et la prit délicatement. Puis il enleva les trois sacs de peau qui pendaient
au plafond, et tout doucement, sans bruit, il s'en retourna par où il était venu, dans le temple. Dès
qu'il en eut passé le seuil, il prit ses jambes à son cou et courut tant qu'il put.
Lorsqu'il arriva à la tente, il trouva sa femme et ses enfants toujours endormis. Il les réveilla :
« Levez-vous ! Levez-vous vite ! J'apporte un trésor ! » Et le pauvre leur raconta son histoire. La
femme le regardait, incrédule, pensant sans doute que son mari avait perdu la raison. Ce n'est que
grâce a sa baguette d'or, il eut fait sortir de bonnes choses à manger de ses sacs qu'elle le crut
enfin.
Quelle joie ! Finis les soucis ! Et comme le pauvre avait le coeur bon et généreux, il organisa un
grand festin auquel il invita tous les pauvres à des lieues à la ronde. La nouvelle en parvint aux
oreilles du riche voisin.
« Fi ! » fit-il en fronçant le nez, « je voudrais bien le voir, son festin, sans doute nourrit-il ses
invités avec du riz moisi. » N'empêche qu'il était fort curieux et que, sans être invité, il se glissa
parmi les convives. Il ne pouvait en croire ses yeux. Partout roulaient des tonneaux du meilleur vin,
sur les broches rôtissaient de magnifiques cuisses de porc, et l'air était tout embaumé des senteurs
les plus appétissantes.
« Où diable ce va-nu-pieds a-t-il pris tout cela ? » se disait-il, vexé, « ce ne peut être qu'en le
volant quelque part. » Il alla trouver le pauvre et lui demanda sans ambages où il avait été chercher
tant de bonnes choses. Cela se comprend que le pauvre ne veuille pas tout de suite lui dévoiler son
secret, il hésitait, louvoyait, mais comme le riche insistait, le pauvre finit par tout lui raconter.
« Si ce vagabond a obtenu tout cela pour un misérable bâton d'encens », se disait le riche, « qu'est-ce
que Bouddha ne me donnerait pas pour une belle offrande ? » Du coup, il n'avait plus envie de manger,
il s'en retourna vite chez lui, à côté. Il ordonna sur l'heure à sa femme :
- Fais abattre le porc le plus gras, nous allons faire un sacrifice aux dieux.
Puis le riche emmena sa femme et ses enfants, avec une belle tente brodée, vers la montagne. Quand ils
eurent atteint le plateau, ils dressèrent la tente, allumèrent un grand feu sur lequel ils firent rôtir
de belles pièces de viande grasse, ils burent du vin et dansèrent. Quand vint minuit, la femme regagna
la tente avec les enfants pour y dormir, et le riche resta seul dans la nuit noire.
Il prit une lampe qu'il emplit de la plus fine huile de rose, une fiasque d'excellent vin, un rôti
splendide - le plus gras -, un khata blanc, des bâtons d'encens, et il se dirigea vers le temple.
Quand il y fut, il s'inclina profondément devant la statue de Bouddha, alluma sa lampe et les bâtons
d'encens, posa le khata blanc sur les bras étendus de Bouddha, la fiasque de vin et le rôti mettant par
terre. Puis il se mit à prier :
- Très noble Bouddha, tu sais que je pense toujours à toi, que je me suis retiré le meilleur morceau de
la bouche pour t'apporter ce que tu aimes le mieux. Cependant, je voudrais voir si tu sais ce que
c'est que la justice. Tu te souviens de ce pauvre qui est venu ici il n'y a pas longtemps et à qui tu
as tant donné pour un misérable bâtonnet d'encens ?
Il pria encore, et puis, comme il avait sommeil, il s'assit par terre, et il ne fallut pas longtemps
pour qu'il s'endormît.
Quand il se réveilla, la lampe s'était éteinte. Le temple obscur n'était éclairé que par un rai de
lumière venu du socle de la statue de Bouddha. Le riche s'approcha de l'ouverture et jeta un regard à
l'intérieur. Son coeur sauta de joie. Il voyait la grotte, avec le feu central, et deux gnomes
accroupis tout près - un homme et une femme - qui se régalaient de bonne viande juteuse.
Impatient, le riche fit un mouvement, et la lame de parquet grinça sous son pied.
- Tu entends, femme ? Il y a quelqu'un ! s'exclama le petit homme, d'un ton fâché.
- Tu as toujours quelque chose à redire : s'il y a quelqu'un, ce ne peut être qu'une souris ! répondit
la femme sans se troubler, et elle continua à manger.
- Une belle souris, se fâchait l'homme de plus en plus. La dernière fois, ta souris nous a bel et bien
emporté nos précieux trésors. Mais je t'avertis : ce soir, tu ne boiras pas de vin, et tu vas veiller
sérieusement ! Ayant dit, l'homme attira un tonneau de vin près de lui, le souleva et se mit à boire à
grandes goulées. Bientôt sa tête retombait sur sa poitrine, et le petit homme tomba dans un profond
sommeil.
Pourvu qu'il en reste, grogna la femme. Elle prit le tonneau, le renversa au-dessus de sa bouche et se
mit à boire et boire tant que le tonneau ne fut pas vide. Puis elle roula au sol, assommée, et
s'endormit elle aussi.
C'est le moment que guettait le riche. Il se glissa par l'ouverture, s'approcha tout doucement de la
baguette d'or, la décrocha précautionneusement du mur, et prit également trois sacs de peau qui
pendaient au plafond.
« Il me faut pourtant emporter quelque chose de plus que ce pauvre », se disait-il en regardant tout
autour de lui pour voir qu'est-ce qu'il pourrait encore prendre. Soudain son attention fut attirée par
quelque chose de brillant dans le coin de la grotte. Il se précipita par là, mais ce faisant il
oubliait le petit gnome allongé par terre, aussi large que long. Il heurta son pied et horreur ! le
gnome remua, et ses yeux verts moqueurs fixaient terriblement le riche.
- Alors, je t'y prends, voleur de trésor ! s'écria le petit homme, qui attrapa le riche dans une poigne
de fer.
Cela ne dura pas longtemps - et dans la grotte, auprès du feu flamboyant, deux gnomes étaient à nouveau
accroupis - un homme et une femme - occupés à ronger des os.
- C'était un fameux rôti ! reconnut le petit homme.
- J'en ai rarement mangé de meilleur, ajouta la petite femme.
Chez le riche, entre-temps, on recherchait en vain le père de famille. Où était-il passé ? Personne,
jamais, n'a pu le dire.
Dans un certain royaume vivait jadis un jeune homme du nom de Cherab.
C'était un garçon très déluré, tout ce qu'il entreprenait, il le menait à bonne fin, et il savait se
tirer de toutes les situations.
Un jour que le roi traversait son pays, il vit des gens se presser devant une petite maison.
- Va voir ce qu'ils font là, ordonna-t-il à un serviteur. Ce dernier revint au bout d'un instant et
dit :
- On m'a dit que c'est l'homme le plus sage du royaume qui habite cette petite maison, un certain
Cherab, Votre Altesse, et tous ceux qui sont là devant sa porte attendent d'être introduits pour lui
demander un conseil sur l'une ou l'autre affaire.
« Comment ? Le plus sage ? » se dit le roi, tout indigné. « Le plus sage, c'est pourtant moi ! »
Dès qu'il fut rentré chez lui, le roi appela son premier ministre et lui dit :
- A ton avis, qui est l'homme le plus sage de mon royaume ?
- Evidemment, c'est Votre Majesté, répondit le ministre en s'inclinant avec respect.
On sait bien que c'est toujours celui qui gouverne qui est le p)us sage.
- Cela, tu le sais, toi, dit le roi en faisant la moue, mais tout le monde ne le sait pas. Au village,
il y a un certain Cherab, un jeune homme dont tout le monde dit merveille. J'aimerais me mesurer à lui,
afin que mon peuple sache une fois pour toutes que c'est toujours moi qui ai raison, en toutes
circonstances. Fais-moi appeler ce jeune homme, tout de suite !
Ainsi donc, Cherab arriva à la cour royale. Il salua fort poliment le roi. Ce dernier lui dit :
- Ecoute un peu, toi ! J'ai entendu parler de toi. Je voudrais bien savoir ce dont tu es vraiment
capable. Je vais te faire l'honneur de concourir avec toi !
Cherab fort surpris, se contenta de s'incliner en silence devant le roi. Ce dernier poursuivit :
- Regarde cette pierre précieuse, et il indiquait du geste une magnifique émeraude qu'il portait en
broche sur la poitrine. Tu n'en trouverais la pareille dans aucun royaume voisin. Si tu parviens à me
la dérober, je t'en ferai cadeau. Mais je vais bien veiller à ce que tu n'y parviennes pas. On verra
bien qui de nous deux sera le plus adroit.
Cherab réfléchit un bref instant, puis il répondit au roi :
- D'accord, mais je ne sais pas quand je vais m'y essayer. Peut-être que ce sera demain, mais il se
peut que ce soit plus tard. Peut-être que ce sera de jour, peut-être de nuit.
- Essaie quand tu voudras ! conclut le roi avec un rire dédaigneux.
Cherab ricana en son for intérieur, s’inclina profondément et se retira.
Le roi se mit aussitôt à lancer ses ordres.
Le tambour ! appela-t-il d'une voix puissante.
Le tambour ? s'étonna le premier ministre.
Evidemment, le tambour ! dit vite le deuxième ministre. Sa Majesté l'a dit bien clairement. Allons,
voyons, où est-il, le tambour ?
Le roi daigna sourire en expliquant à ses ministres :
- Vous ne vous doutez pas encore de la raison pour laquelle je veux un tambour, mais c'est précisément
là que réside ma sagesse royale. Le tambour s'installera avec son instrument devant la porte de ma
chambre, et il tiendra ses bâtons en main. Si jamais il voit paraître Cherab, aussitôt il se mettra à
battre du tambour et nous serons tous avertis. C'est une bonne idée, vous ne trouvez pas ?
- Une idée vraiment royale ! marmonnèrent avec déférence les conseillers du roi. Ce dernier expliqua
encore :
- Dans les cuisines, un garde veillera sur le feu, un autre aura soin d'avoir toujours une bonne
provision de bois de pin. Si quelque chose bouge, immédiatement ils feront un bon grand feu, une
flambée si claire qu'on puisse y voir même une mouche. Vous comprenez bien que dans de telles
conditions un voleur ne pourrait se cacher nulle part ?
- C'est évident, opinèrent les conseillers.
- A la porte d'entrée, prendront place quatre cavaliers, avec chacun un cheval sellé attaché à un
piquet. Si malgré nos autres précautions Cherab volait quand même la pierre, il n'échapperait pas à la
poursuite des chevaux ! conclut le roi sur un ton victorieux.
- C'est certain, il n'échapperait pas ! disaient les conseillers en riant obséquieusement.
Tous les ordres du roi furent exécutés sur l'heure. Ensuite le château entier se mit à attendre
anxieusement où et quand Cherab se manifesterait. Mais il ne se passa rien. Lorsqu'au soir le roi se
mit au lit pour dormir, il regarda son émeraude avec inquiétude, la détacha du bijou qui la portait et
se la mit dans la bouche. Alors il se sentit tranquille, il se coucha et s'endormit. Mais de toute la
nuit, il ne se passa rien du tout.
Le lendemain fut encore un jour de calme. La journée passa, la nuit s'écoula et pas de Cherab. Les
serviteurs commencèrent à relâcher quelque peu la vigilance de leur surveillance, et après deux nuits
sans sommeil, chacun avait une belle envie de dormir.
La troisième journée se passa comme les deux précédentes, puis vint la nuit. Les quatre cavaliers,
devant la porte d'entrée, se recroquevillaient de froid, ils sommeillaient par instants, ou s'ennuyaient
en bâillant aux corneilles.
- Quelle corvée, de veiller ainsi ! leur dit d'un ton compatissant une vieille femme qui passait par là,
et qui portait une outre de vin sur son échine.
- C'est avec plaisir que nous servons notre roi, déclara ironiquement le premier soldat en soufflant
dans ses mains.
- Oui, c'est comme ça ! ajouta le deuxième en bâillant à se décrocher la mâchoire.
- D'accord, d'accord, mais par un froid pareil ! les plaignait la vieille. Si au moins vous pouviez
boire un petit coup de vin !
- Du vin, parlons-en ! Si au moins nous en avions ! grognèrent les soldats. Mais qu'as-tu dans cette
outre, ce ne serait pas du vin, par hasard ?
- Bien sûr que c'est du vin, mes petits amis, sinon je ne vous aurais pas fait venir l'eau à la bouche,
dit la vieille en riant. Moi, cela m'est égal, à qui je le vends. Elle déposa son outre, et les
soldats se mirent à boire. Ils burent bien, se réchauffant, mais bientôt ils tombèrent endormis. La
vieille prit les quatre chevaux par la bride et alla les attacher plus loin, derrière l'entrée. Puis
elle alla chercher à l'écurie quatre yaks qu'elle vint placer là où se trouvaient d'abord les quatre
chevaux. Ensuite elle passa la porte d'entrée et se dirigea vers les cuisines du roi. Près du feu une
servante sommeillait et près du tas de bois sec un serviteur dormait.
La vieille s'approcha sur la pointe des pieds de la servante et lui fourra un bouchon de paille dans le
chignon. Puis elle s'arrêta près du domestique et lui versa précautionneusement dans la manche une
poignée de cailloux. Elle eut un ricanement étouffé en se dirigeant à pas feutrés jusqu'au premier
étage où elle faillit se heurter au tambour. « Voyez, voyez comme il est malin, notre maître », se
disait-elle. « Mais ce n'est pas ainsi qu'il m'aura. Le tambour dort comme une souche auprès de sa
caisse. Il s'agit de le surprendre. » Alors l'étrange vieille retira doucement le bâton de la main du
tambour, le remplaçant par un couteau. Alors elle pénétra dans la chambre à coucher royale. Le roi
ronflait sur sa couche. La silhouette enveloppée d'un vêtement de femme observa attentivement le roi
endormi, puis elle rejeta sa défroque féminine, et Cherab apparut.
- Tu vois, mon roi, dit-il, sur un ton glorieux, tu le vois, je suis là. Mais où as-tu caché la
pierre ?
Cherab eut un moment d'inquiétude en constatant que le joyau n'était pas sur la poitrine du roi. « Où
donc l'a-t-il caché ? » Cherab regardait partout, en vain. Rien, nulle part. Il se remit à bien
examiner le roi endormi. Chrr, fff, chchch, glouglouglou, le roi ronflait comme un bienheureux. Cherab
pourtant remarqua que la majesté endormie semblait avoir une joue plus grosse que l'autre.
Glouglouglou, frfrfr, de drôles de bruits sortaient de la bouche royale. « Ça y est, j'ai trouvé ! » se
dit soudaine Cherab. « Mais comment la retirer de là, cette pierre ? » Toutefois, il n'eut pas le temps
de trop réfléchir. Le roi fit justement un bruit encore plus drôle, et dans une sorte d'éternuement il
cracha la pierre. Il poussa un soupir de soulagement, et retomba profondément et calmement endormi, en
se retournant de l'autre côté.
Cherab sortit de sa poche une paire de petits ciseaux et, délicatement, coupa un bout de la moustache
royale. Puis il enfonça sur la tête du dormeur un casque fait d'un estomac de yak séché, ramassa vite
l'émeraude et sortit de la chambre en courant. Au passage près du tambour, il frappa un bon coup sur
la caisse en criant : « Cherab est là ! Cherab est là ! », et se sauva à toutes jambes.
La servante auprès du feu, à la cuisine, tressaillit dans son sommeil. « Cherab ! Cherab ! Vite, au
secours ! » cria-t-elle en se mettant à fourrager dans le feu pour le ranimer. Mais comme elle se
penchait, la paille accrochée à son chignon prit et la malheureuse s'enfuit en poussant des cris
déchirants, pour aller à la fontaine éteindre son incendie. Le préposé au bois sec sursauta en
entendant ces cris et, encore à moitié endormi, voulut jeter du bois sec sur le feu. Mais ce furent les
pierres qu'il avait dans la manche qui tombèrent dans l'âtre, éparpillant la braise et l'étouffant.
Tout le bruit qui se fit du coup dans le château réveilla le roi en sursaut. « Cherab ! »
grommela-t-il encore tout endormi. Il ouvrit les yeux mais ne vit rien. Il se passa la main sur le
visage et sentit le sac d'estomac de yak. « Qu'est-ce qui me pousse là sur la tête ? » se demanda-t-il,
effrayé. En plein émoi il entendait des cris, le bruit des gens qui couraient. Soudain un éclair lui
traversa l'esprit : « Cherab ! » clama-t-il. Mais son bâillon étouffa son cri.
La porte de sa chambre s'ouvrit brusquement, et ses conseillers tout effarés y firent irruption. Ils
virent le roi sauter avec une drôle de cagoule sur la tête, et ils entendaient une voix nasillarde qui
répétait : « Cherab ! Cherab ! » Les conseillers échangèrent un regard entendu :
- Qu'est-ce que c'est ? demanda tout bas le deuxième conseiller au premier, en indiquant le drôle de
capuchon d'un coup d'oeil en biais.
- Une nouvelle idée géniale de notre roi ! déclara avec assurance le premier conseiller.
Entre-temps, le roi était enfin parvenu à se débarrasser de sa cagoule.
- Au voleur ! Vite, rattrapez-le ! Cherab est venu ! cria-t-il d'une voix à ébranler les murailles.
Tout le monde se précipita dehors comme un seul homme. Mais où était-il passé, ce Cherab ? Il était
déjà loin ! Bien avant que l'alerte n'éveillât les quatre soldats, il passait la porte, sautait sur un
cheval et attrapait les trois autres par la bride. Au galop, il s'éloigna de ces lieux par la nuit
obscure :
Lorsqu'ils furent réveillés par tout ce tapage, les quatre soldats encore titubants se demandaient ce
qu'ils faisaient là, mais au fur et à mesure qu'ils reprenaient leurs esprits, ils comprirent : vite, à
cheval ! Mais voilà, ce sur quoi ils sautaient dans le noir, ce n'étaient pas des chevaux ! Ils
avaient beau injurier les bêtes, les exciter, les éperonner, rien n'y faisait. A la fin la première
bête fit un pas en avant. « Il avance ! » clama victorieusement le cavalier. Les trois autres yaks
suivirent le mouvement et - trottin trottinant - les quatre étranges montures regagnèrent leur écurie
d'un air si décidé qu'on voyait bien que rien ne pourrait les décider à en sortir pour aller sur les
grands chemins. « Rien à faire », se dirent les soldats, qui retournèrent au palais royal.
Le lendemain, Cherab se présenta devant le roi. Il tenait bien en vue dans sa main la touffe de poils
et l'émeraude. Il présenta la pierre au roi en disant :
Alors, ai-je réussi, oui ou non ? Je me permets de vous présenter ici une touffe de poils de votre
royale moustache, Majesté, comme preuve de ce que je suis bien allé en personne jusqu'à votre couche.
Et je vous rapporte la pierre précieuse, en vous priant de vouloir bien maintenant m'accorder la
récompense promise.
De rage, le roi grinçait des dents. Il prit l'émeraude et la lança violemment à terre.
Sale pierre ! Je ne veux plus la voir ! Je vais la piétiner ! Et toi, mon gaillard, veille à
disparaître ! Ton impudence m'a outrageusement offensé !
Cherab n'attendit pas son reste. Il sortit en hâte du palais et retourna chez lui.
Pendant ce temps-là, le roi ordonnait à ses serviteurs de réduire la pierre en poudre, tant il était
vexé d'avoir perdu. Seulement, quand la pierre fut enfin détruite, il fut encore plus fâché de l'avoir
perdue. Le temps s'écoulant, le roi ne faisait que penser à sa honte et à la perte d'une si belle
émeraude. Il se rongeait tant qu'il en devint neurasthénique, et qu'il finit par dépérir de colère et
de chagrin.
Comme il avait si souvent répété que celui qui règne a toujours raison, les gens en vinrent à conclure
que celui qui a toujours raison doit être celui qui gouverne. Et ils élirent Cherab roi.
C'était la première fois qu'un homme devenait roi parce qu'il était le plus sage, et non qu'il était
considéré comme le plus sage parce qu'il était roi.
Il y avait une fois, dans une famille, trois soeurs, trois jeunes filles
qu'on appelait la Demoiselle Dorée, la Demoiselle Argentée et la Demoiselle Nacrée. Elles étaient
toutes les trois d'une très grande beauté, et l'on n'eût pas trouvé à la ronde de garçon qui n'eût pas
souhaité la main de l'une ou l'autre des trois. Seulement, la Demoiselle Dorée et la Demoiselle
Argentée avaient de grandes prétentions, et ne pensaient qu'à un fiancé riche et bien né, tandis que la
Demoiselle Nacrée souhaitait que son futur ait avant tout le coeur honnête et bon.
Un beau matin, la Demoiselle Dorée prit son petit seau d'or pour aller chercher de l'eau. Elle ouvrit
la porte et fit un bond d'horreur. Sur le seuil gisait un mendiant tout enveloppé de loques, si bien
qu'on n'en voyait même pas bien le visage.
- Qu'est-ce que tu fais là, espèce de mécréant ? s'écria la Demoiselle Dorée. Ote-toi de mon chemin !
- Aide-moi un peu, demoiselle, répondit le mendiant d'un ton nasillard, avec mes vieux os, je me relève
difficilement.
- Aide-toi toi-même, personne ne t'a demandé de te mettre là ! déclara la péronnelle, le nez en l'air.
Mon père veut de l’eau à mettre dans son vin, ma mère en a besoin pour son thé et moi, je veux me laver
les cheveux. Soit je t'enjambe, soit je te marche dessus, mais je ne te toucherai pas. Et j'ai
toujours fait ce que j'ai voulu !
Elle fit comme elle avait dit. Elle enjamba le mendiant, mais ce faisant elle lui marcha sur la main.
Le mendiant releva la tête. Ses yeux sombres lancèrent des éclairs, examinant la jeune fille d'un air
sévère. Quand la Demoiselle Dorée revint à la maison, le mendiant avait disparu.
Le lendemain matin, la Demoiselle Argentée sortit de la maison, son petit seau d'argent à la main, pour
aller chercher de l'eau. Sur le seuil, le même mendiant était encore affalé. La jeune fille recula.
- Qu'est-ce que tu fais là sur notre seuil, roulé dans tes haillons dégoûtants ? Ote-toi de mon
chemin !
- Cela ne peut se faire si vite, belle enfant, répondit le mendiant d'un air contrit. Tous les os de
mon corps sont douloureux. Aie, je te prie, la gentillesse de m'aider à me relever.
- Tu n'es pas fou ? demanda la jeune fille en se retirant avec répugnance. Te donner la main, à toi,
je te demande un peu ! Ote-toi de là, te dis-je, sinon je te marche dessus. Et déjà, sans attendre,
elle enjamba le mendiant. Ce faisant, elle lui heurta la tête de son seau d'argent. Des yeux de
braise regardèrent fixement la jeune fille, puis le mendiant disparut.
Au matin du troisième jour, c'est la Demoiselle Nacrée qui alla puiser de l'eau. Elle portait un petit
seau de nacre qui, au soleil, lançait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. En voyant le mendiant tout
pelotonné devant la porte, elle fut surprise.
- S'il vous plaît, pourriez-vous me laisser un peu de place pour passer ? lui demandait-elle, et sa
voix était pleine de timidité.
- Volontiers, mais ce n'est pas si facile. Tous mes os me font mal. Tout seul, je ne pourrai pas me
relever.
- Tenez, je vais vous aider, dit aimablement la Demoiselle Nacrée. Elle tendit la main au mendiant,
mais comme c'était difficile, de soulever un tel poids ! Pour un peu, elle serait tombée elle-même.
Elle se disait qu'elle ne pouvait pas faire voir au malheureux combien il était lourd pour elle, pour
ne pas le vexer. Alors elle sourit et dit :
- Vous voyez, grand-père, vous êtes resté un peu trop longtemps sur la pierre, cela vous a engourdi,
mais bientôt vous vous sentirez frais et dispos.
- Pour un peu je te croirais, rien qu'à t'écouter, répondit le mendiant en hochant la tête. Et pour ta
bonté je te souhaite de rencontrer le plus riche fiancé de la région.
- Riche ou pas riche, dit la Demoiselle Nacrée en riant, l'important c'est qu'il ait le coeur bon !
- Il s'en trouve de pareils, bredouilla le mendiant qui boitillait toujours aux côtés de la jeune
fille, l'accompagnant jusqu'à la fontaine. La Demoiselle Nacrée prit de l'eau avec un récipient et
quand son seau fut plein, elle voulut le mettre sur son épaule.
- Attends, je vais t'aider à le soulever, dit le mendiant en se précipitant et boum, patatras ! Il
renversa le seau et toute l'eau se répandit par terre :
- Ne t'en fais pas, grand-père, riait la jeune fille, moi-même, j'ai renversé plus d'une fois mon
seau ! Elle le remplit à nouveau, et le mendiant le souleva.
- Un peu plus haut, grand-père, si ce n'est pas trop lourd pour vous, le pria-t-elle.
- Volontiers, dit le mendiant qui souleva le seau si haut que la jeune fille ne pouvait le prendre pour
le déposer sur son épaule.
- Ne vous fâchez pas, grand-père, mais comme ça le seau est trop haut, je n'y arrive pas, lui dit-elle
sur un ton d'excuse.
- Cela ne fait rien, essayons encore, dit le mendiant qui pencha tellement le seau qu'il inonda le dos
de la jeune fille. Je suis désolé d'être si maladroit, dit-il, navré.
- Mais non, vous n'êtes pas maladroit. Cela arrive à tout le monde, de manquer quelque chose, lui dit
la jeune fille pour le réconforter. Le mendiant la regarda, pensif. Il souleva une fois de plus le
seau et patatras ! le seau lui glissa des mains et tomba, se brisant en mille morceaux. Cette fois, la
jeune fille ne put se contenir et fondit en larmes. Le mendiant l'examina encore très attentivement.
- Ce n'est pas votre faute, grand-père, lui dit-elle en sanglotant, vous vouliez m'aider, mais
maintenant, à la maison, on va se fâcher. Un seau de nacre comme celui-là, on n'en trouve plus nulle
part !
Dans les loques déchirées, les yeux sombres eurent un éclat de tendresse.
- Peut-être pourrai-je te le réparer, ton seau, dit le mendiant d'une voix douce. Vite il rassembla
tous les morceaux de nacre, les remit en place et en un clin d'oeil, le seau était là devant la jeune
fille, tout rempli d'eau claire. Le mendiant lui aussi s'était changé soudain. Il se redressa avec
souplesse, souleva aisément le seau et le déposa délicatement sur l'épaule de la jeune fille en lui
disant d'une voix ferme et mélodieuse au point d'en faire l'frissonner la jeune fille :
- Tu pourrais faire quelque chose pour moi ?
- Tout ce qui sera en mon pouvoir, répondit de bonne grâce la Demoiselle Nacrée. Je ne sais ce que
j'aurais fait, sans votre aide. Maman n'aurait pas cessé de me gronder à propos de ce seau brisé.
- Veuille demander chez toi qu'on me laisse passer la nuit à la cuisine.
- Cela, je ne sais pas si maman le permettra, dit la jeune fille, assez ennuyée. Elle ne supporte pas
les mendiants. Mais je vais l'en prier.
- En paiement, tu peux lui laisser ce qu'elle trouvera dans le fond de ton seau, dit en riant le
mendiant à la jeune fille fort étonnée. Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir au fond du seau ? Cet
homme-là n'est pas un mendiant ordinaire. Ce seau de nacre était irréparable, et en un clin d'oeil il
était comme neuf. Qui sait si ce n'est pas un esprit bienfaisant ?
La jeune fille reporta enfin son seau d'eau à la maison. Elle demanda à sa mère si elle ne pourrait
laisser un vieux mendiant passer la nuit au chaud, à la cuisine.
- Pas ce vieux pauvre dégoûtant qui se couche depuis trois nuits sur notre seuil, sans doute ? demanda
la mère, déjà irritée. La Demoiselle Nacrée baissa la tête, et alla vider son seau d'eau dans une
grande bassine de cuivre. Quelque chose tinta, et au fond de la bassine on vit briller de l'or. En
silence, elles se regardaient l'une l'autre. La mère plongea la main dans l'eau et en retira une
lourde bague d'or. La Demoiselle Nacrée se rappela les paroles du mendiant.
- C'est pour vous, maman, pour payer la nuit du mendiant dans la cuisine, dit-elle bien vite.
Un mendiant qui distribue de l'or ! s'étonna la mère. Eh bien, qu'il dorme cette nuit dans la
cuisine !
Au cours de la soirée, comme d'habitude, toute la famille était réunie. Le père buvait du thé, la mère
filait la laine de ses moutons et les filles bavardaient à propos de tout et de rien. Bientôt la
conversation tomba sur les prétendants.
- Moi, je veux au moins un prince indien, sinon je ne me marie pas, déclara la Demoiselle Dorée.
- Il ne doit pas précisément être indien, notre prince me suffirait, estima la Demoiselle Argentée.
Et toi, qui voudrais-tu épouser ? demanda-t-elle à la troisième soeur. La Demoiselle Nacrée gardait le
silence.
A ce moment-là, la porte s'ouvrit et le mendiant fit son entrée. Il dit :
- Je connaîtrais bien un fiancé pour la Demoiselle Nacrée. Le prince Mipam lui-même serait heureux
d'épouser une si bonne et si belle demoiselle.
- Qui est-ce ce prince Mipam ? demandèrent les deux premières soeurs. Il est aussi puissant et aussi
riche que le prince indien ?
- Peut-être est-il encore plus riche et plus puissant, dit le mendiant d'un air énigmatique en appuyant
le regard de ses yeux sombres sur la Demoiselle Nacrée, et s'adressant particulièrement à elle, il
poursuivit :
- Mipam serait heureux de t'épouser et avec lui tu serais heureuse comme avec personne d'autre.
Crois-moi, Demoiselle Nacrée. Quand je m'en irai d'ici, suis les traces de mon bâton et je te mènerai
jusqu'à lui. Le veux-tu pour époux, Demoiselle Nacrée ?
La jeune fille, se rappelant le seau de nacre miraculeusement réparé, fit un signe de tête
d'assentiment. Le mendiant fit demi-tour et passa la porte. La Demoiselle Nacrée se hâta à sa
suite.
- Où cours-tu? Tu es devenue folle ? lui cria sa mère. Un mendiant ne peut te procurer comme époux
qu'un autre mendiant.
Mais la Demoiselle Nacrée était déjà sur le seuil de la maison. Le mendiant avait disparu. Seule une
rangée de trous sombres, dans la terre, était visible dans le clair de lune, et se perdait au loin.
La jeune fille courut en suivant cette piste.
- Eh bien, va si ça te chante ! lui cria de loin sa mère courroucée. Mais dans ce cas ne reviens plus
jamais à la maison !
La Demoiselle Nacrée suivit toute la nuit les traces du bâton du mendiant. Enfin la lune pâlit, et à
l'horizon apparurent les lueurs roses de l’aurore. La jeune fille constata qu'elle était arrivée à une
vaste prairie. Un berger y gardait des milliers de moutons.
- Est-ce qu'un vieux mendiant n'est pas passé par ici ? lui demanda la Demoiselle Nacrée.
- Non, mais notre seigneur Mipam est passé. Tous ces moutons lui appartiennent.
La jeune fille poursuivit son chemin et bientôt elle se retrouva au sein d'un énorme troupeau de yaks.
- Tu n'as pas vu passer par ici un vieux mendiant ? demanda-t-elle au pasteur.
- Je n'ai vu personne d'autre que notre seigneur Mipam, qui vient de passer. Ces yaks sont à lui.
« Où était passé le mendiant ? » se demandait la jeune fille. « Ne serait-il pas lui-même le seigneur
Mipam ? Alors je me marierai probablement avec un vieux mendiant ? » Elle marcha donc, allant toujours
plus loin. Elle rencontra un troupeau de chevaux.
- N'as-tu pas vu passer par ici un vieux mendiant ? demanda-t-elle au meneur de troupeau.
- Pas un mendiant, non, c'est notre seigneur Mipam qui est passé par ici il y a un instant. Ces
chevaux lui appartiennent.
Pendant ce temps-là le soleil était sorti de la brume matinale, et éclairait tout le paysage. La jeune
fille s'arrêta soudain, émerveillée. Devant ses yeux se dressait un admirable château d'or, tout
scintillant dans les rayons de l'astre du jour. Devant l'entrée, un vieillard aux cheveux blancs
l'attendait en souriant.
- C'est un temple à Bouddha ? demanda timidement la jeune fille.
- Mais non, lui répondit affublement le vieillard, c'est le palais du seigneur Mipam. Notre maître
t'attend.
La jeune fille s'avança. Là où son pied touchait la terre, aussitôt poussaient des fleurs par touffes,
qui s'épanouissaient et embaumaient d'un parfum divin. Quand elle entra dans le palais, un immense
tapis de fleurs éclatantes se déroula devant ses pas, et un beau jeune homme venait tout droit à sa
rencontre. Ses yeux sombres brillaient de bonheur, et une série de serviteurs le suivaient, avec de
nombreux présents tous plus magnifiques les uns que les autres. Le beau jeune homme prit doucement la
jeune fille par la main en lui disant :
- Je suis Mipam. Je suis ce vieux mendiant. Me prendras-tu pour époux comme tu l'as promis ?
La Demoiselle Nacrée avait les yeux fixés sur le beau jeune homme, et ne pouvait en détacher son
regard. Elle crut que son coeur allait éclater de bonheur. Comme en un rêve, elle fit signe que oui,
et Mipam, la tenant toujours par la main, l'introduisit dans son palais. Là, elle se revêtit une robe
qui avait toutes les couleurs brillantes de l'arc-en-ciel, se para de coraux et de pierres précieuses
scintillantes, puis elle prit place sur un siège d'argent, Mipam s'assit sur un siège d'or, et ils
choisirent le jour heureux de leurs noces.
Après ? Eh bien après, ils ont vécu très longtemps, heureux, car ils sont restés très amoureux l'un de
l'autre.