Le singe et le chameau

 

Un singe, juché à la cime d'un arbre, examinait les environs. Ainsi son regard tomba sur un verger de pêchers, situé de l'autre côté de la rivière. Il dut en avaler sa salive, tant la vue des beaux fruits sucrés lui faisait venir l'eau à la bouche. « Si je pouvais y arriver ! » se disait-il, « mais comment traverser la rivière ? » Il constata alors qu'à côté du verger de pêchers s'étalait un joli champ de canne à sucre. « J'ai trouvé », se réjouit-il aussitôt, et il dégringola de son arbre, pour aller trouver son compère le chameau.
- Compère, où que j'aille, je pense toujours à vous. J'ai découvert un champ de canne à sucre qui ferait votre affaire, dit le singe au chameau.
- Où se trouve ce champ ? demanda l'autre, alléché.
- Il faut traverser la rivière, puis vous prenez à droite, vous allez tout droit, puis vous tournez à gauche, et vous voyez le champ sur votre droite.
- Jamais je ne me souviendrai de tout ça, objecta le chameau, ne voudrais-tu pas avoir l'amabilité de m'y conduire ?
- Mais avec plaisir, approuva tout de suite le singe, seulement, je ne peux pas traverser la rivière, je ne sais pas nager.
- Qu'à cela ne tienne, je sais nager, moi, dit le chameau, je te porterai sur mon dos jusqu'à l'autre rive.
Le singe grimpa donc sur le dos du chameau, s'installa confortablement entre ses deux bosses, et le chameau traversa la rivière à la nage. Quand ils furent arrivés au champ de canne à sucre, le singe dit à son compagnon :
- Compère, tandis que vous restez ici, je vais aller guetter par là, du côté du verger de pêchers, d'où on a vue dans tous les sens. Je crains que le veilleur ne vienne vous surprendre.
- Tu es bien aimable, dit le chameau, qui ajouta, et je ne sais pas comment je pourrais te rendre ta gentillesse.
Le chameau se mit à brouter de la canne à sucre, et le singe se hâta d'aller au verger. Il grimpa sur le premier pêcher rencontré, et se jeta sur les pêches, se les fourrant l'une après l'autre dans la bouche. Comme elles étaient sucrées, comme elles sentaient bon ! Il en avait le menton tout dégoulinant de jus poisseux. Quand il en eut mangé jusqu'à plus faim, il retourna au champ de canne à sucre. Le chameau continuai à brouter.
- Nous devrions rentrer, maintenant, dit le singe, que l'attente agaçait.
- Attends encore un moment, demanda le chameau.
- J'aimerais mieux que l'on s'en aille, insista le singe.
- J'arrive, j'arrive, prends un peu patience, pleurnicha le chameau.
- Compère, si vous ne venez pas tout de suite, j'appelle le gardien, menaça le singe, déjà irrité d'attendre.
- N'en fais rien, je te prie, il me battrait ! dit le chameau, effaré.
- Et pourtant je vais l'appeler ! dit méchamment le singe, qui se mit à crier à pleins poumons :
- Holà, le garde ! Viens vite ! Il y a un chameau dans tes cannes à sucre ! Si tu ne viens pas, il tondra le champ !
- Tu es fou, ou quoi ? demanda le chameau. Le singe courut vers la rivière, tout en continuant à appeler le garde. Ce dernier, qui dormait comme une souche, fut réveillé par ces cris, sortit de sa cabane, se munit d'un bon gourdin et courut vers le chameau. Des coups se mirent à tomber dru sur l'échine du malheureux qui prit ses pattes à son cou et courut de toutes ses forces vers la rivière. Le singe l'y attendait, caché dans un buisson.
- Pauvre compère, plaignait-il le malheureux chameau, en le voyant arriver tout meurtri. Pourquoi ne m'avez-vous pas écouté, et n'avez-vous pas laissé ces cannes à sucre, vous auriez évité cette bastonnade.
- C'est de ta faute, pourquoi as-tu appelé le gardien ? lui reprocha le chameau.
- Moi, j'ai appelé le gardien ? s'étonna alors le singe, véritable comédien.
- Qui d'autre l'a appelé, si ce n'est toi ! s'indigna cette fois vraiment le chameau.
- Vous avez cru cela, compère, mais je vous assure que je n'ai pas crié, insista le singe.
- Tu n'as pas crié, et moi je n'ai pas reçu de volée de coups de bâton, j'ai seulement rêvé, déclara le chameau d'un ton qui mit fin à la discussion.
Le singe se gratta un moment la tête, puis il finit par se hasarder à dire :
- Ma foi, compère, c'est possible, après tout, que j'ai crié. Je suis parfois si nerveux que je crie sans trop savoir ni pourquoi ni comment, c'est une maladie, je n'y peux rien.
- Ça va comme ça, dit le chameau, n'en parlons plus. Monte sur mon échine, et rentrons.
Le singe, sans hésiter, grimpa vite sur le dos du chameau et s'installa confortablement entre ses deux bosses. Le chameau entra dans le courant. Quand ils furent au milieu de la rivière, le chameau cria soudain :
- Je vais nager sous l'eau ! Je vais nager sous l'eau !
- Qu'est-ce qui vous prend, compère ? Et moi, qu'est-ce que je vais devenir ?
- C'est que je suis parfois si nerveux que je dois nager sous l'eau sans trop savoir ni pourquoi ni comment, c'est comme une maladie, je n'y peux rien, dit le chameau qui plongea sous la surface.
- Je vais me noyer ! Je me noie ! hurla le singe, en se retrouvant à l'eau. Par chance, la rivière était peu profonde, le singe prit un bon bain, mais parvint à s'en tirer. Il avait reçu une leçon bien méritée pour sa malice et son ingratitude.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

La jarre et les singes

 

Il était une fois deux amis nommés Yeché et Kunka.
Il arriva que Yeché dut s'absenter de chez lui pour quelques jours. Il alla trouver son ami Kunka et lui dit :
- Je dois m'absenter pour quelques jours, et je crains qu'en mon absence l'on vienne voler ma jarre contenant mes économies, en pièces d'or. Pourrais-tu avoir l’obligeance de me garder cette jarre ?
- Volontiers, répondit Kunka, qui n'était pas d'une honnêteté irréprochable.
Quand Yeché fut parti, Kunka prit la jarre et en déversa le contenu sur le sol pour s'en réjouir la vue. Comme elles étaient belles, les pièces d'or ! Comme elles brillaient et comme elles tintaient ! Kunka les caressait, il ne pouvait en détacher son regard, et soudain il lui sembla qu'il aurait bien de la peine à s'en séparer.
« Après tout », se dit-il, « Yeché en a moins besoin que moi. » Il cacha les pièces d'or chez lui, et remplit la jarre de sable, puis il attendit le retour de son ami.
- Mon cher ami, il s'est passé une chose terrible en ton absence, lui dit dès l'abord Kunka, le visage consterné. Imagine-toi que le lendemain de ton départ toutes tes pièces d'or se sont changées en sable.
- C'est chose bien étrange, répondit Yeché qui n'était pas dupe. Jamais je n'ai entendu parler d'une chose pareille. Mais que pouvait-il faire ? Il prit donc la jarre de sable, et il rentra chez lui.
Puis un jour, ce fut au tour de Kunka de devoir s'absenter de chez lui. Mais il avait du souci à l'idée de laisser seuls ses trois enfants encore en bas âge. Où les mettre ? Ils ne peuvent pas rester à la maison, sans surveillance ! Alors il alla trouver son ami Yeché et le pria de garder ses enfants durant les quelques jours de son absence.
- Pourquoi pas, compère, dit Yeché, tu peux les laisser chez moi, je veillerai sur eux comme sur mes propres enfants.
Quand Kunka fut parti, Yeché se rendit au marché pour y acheter trois jolis petits singes. Il les ramena chez lui et leur donna les noms des trois enfants de son ami. Au plus âgé, Sônam, il apprit à fermer la porte, au moyen, Padma, il montra comment balayer la chambre et au plus jeune des trois, qui avait reçu le nom de Lhamo, il enseigna l'art de servir le thé.
La veille du retour de Kunka, Yeché emmena les enfants de son ami et les cacha. Puis il rentra chez lui, attendant impatiemment le retour de son ami.
Dès son arrivée, la première question de Kunka fut pour demander où étaient ses enfants.
- Mon cher ami, il s'est passé une chose terrible en ton absence, se lamenta Yeché, et des larmes grosses comme des petits pois coulaient sur son visage. Je dois t'annoncer une nouvelle épouvantable. Imagine-toi que le lendemain de ton départ, en me levant, je restai figé de stupeur - tes enfants s'étaient changés en singes !
- Ce n'est pas possible ! s'écria Kunka, la gorge serrée de frayeur.
- C'est pourtant vrai, tu le verras bien toi-même, dit Yeché sur un ton lugubre.
- Sônam, où es-tu ? Viens fermer la porte ! appela Kunka.
- J'arrive, père, grogna l'aîné des singes qui accourut fermer la porte.
Kunka n'avait plus une goutte de sang dans les veines.
- Padma, viens donner un coup de balai ! cria-t-il.
- Tout de suite, père ! hurla le deuxième singe, qui prit lestement le balai et se mit en devoir d'en donner un coup au plancher.
« Hélas, il en est bien ainsi ! » se dit Kunka, accablé, mais il fit encore un effort pour appeler d'une voix angoissée :
- Lhamo ?
- Tu veux du thé, père ? demanda le plus jeune singe, je t'en apporte tout de suite !
- C'est terrible, soupira Kunka, jamais je n'aurais cru que des enfants puissent se changer en singes !
- C'est tout aussi possible que des pièces d'or qui se changent en sable, dit Yeché sur un ton détaché.
- Mais voilà, cher ami, avoua Kunka sur un ton de grande humilité, c'est que ton or, à vrai dire, ne s'était pas changé en sable !
- J'aime te l'entendre dire, répondit Yeché, et il faut que je te confesse, cher ami, que tes enfants ne sont pas plus devenus des singes que mon or n'était devenu du sable !
Alors Kunka rapporta l'or à son propriétaire, et Yeché lui rendit ses enfants. Les deux amis se sont embrassés - et l'incident était clos !


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sä Norbou

 

Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, un puissant chef qui régnait sur une grande région. Il aimait commander, et voulait toujours garder le meilleur pour soi. Dans ce même pays vivait un magicien, homme sage et plein de bonté. Il parcourait les cités et les villages, et quand quelqu'un avait besoin d'être réconforté, il lui faisait faire un beau rêve, chassant ainsi ses soucis pour un moment. Les gens accouraient à lui de partout.
« Magicien, je voudrais un troupeau de boeufs. Magicien, j'aimerais avoir une nouvelle robe. Magicien, j'aimerais manger un bon morceau de viande ! Magicien, j'aimerais me reposer toute une demi-journée ! Magicien, je voudrais n'avoir plus de soucis ! Magicien, je voudrais courir comme un jeune ! »
Le magicien ne faisait que sourire, à toutes ces prières, et faisait apparaître devant les yeux de tous ces solliciteurs quelques heures de vie telle qu'ils la souhaitaient. Chacun vivait ainsi un moment de bonheur, et retrouvait avec un peu plus d'optimisme ses soucis quotidiens. Les gens aimaient beaucoup le magicien, et étaient toujours impatients de le voir arriver dans leur région.
Le chef, ayant entendu parler de ce magicien, le fit venir en son palais. Il l'apostropha peu aimablement :
- Alors, lourdaud, tu ignores les usages ? Tu fais des tours de magie pour tout le monde, sauf pour moi ? Allons, fais-moi tout de suite un enchantement !
- Ma foi, Très Honoré Seigneur, je ne sais pas ce que je pourrais faire pour un homme comme vous, argua le magicien. Ce à quoi les malheureux sont contents de rêver, vous, vous pouvez l'avoir en réalité, si vous le voulez.
- Fais quelque chose de neuf, quelque chose qui n'a jamais existé !
Le magicien hésitait, puis il dit :
- Je n'en ai pas l'audace, Votre Excellence, car après, vous pourriez me punir !
- Quand je te dis de faire un tour de magie, eh bien, fais un tour de magie. Je ne te ferai pas couper la tête pour cela ! déclara le chef d'un ton péremptoire.
- Daignez ne pas vous fâcher, Excellence, insista le magicien, en hochant la tête, mais je n'ai aucune assurance qu'après, un grand seigneur comme vous ne va pas s'irriter contre ma petite personne !
- Bon. Je vais te signer un papier, comme quoi il ne t'arrivera rien après, gronda fort impatient le chef, qui griffonna quelques mots sur un bout de papier. Et maintenant, montre de quoi tu es capable !
Le magicien prit le bout de papier des mains du chef, et semblait prêt à dire quelque chose lorsque du dehors se fit entendre un grand bruit de chevaux piaffant et hennissant, et les cris d'une multitude. Le chef alla voir à la fenêtre. Sur l'herbe de ses prés, des chevaux étrangers paissaient, et sur ses fonds des soldats inconnus dressaient leurs tentes, comme si de rien n'était. Le chef entra dans une grande fureur :
- Va vite voir qui sont ces envahisseurs ! ordonna-t-il à un serviteur.
Ce serviteur revenait presque aussitôt. Tout vert d'émotion, il annonça :
- Excellence, il y a là tant de soldats et de domestiques qu'il est impossible de les compter. Ils font paître leurs troupeaux et dressent leurs yourtes. Au milieu de tout ça, ils ont installé une tente d'or et d'argent, devant laquelle se trouve un trône d'or et un trône d'argent.
- Un trône d'or et un trône d'argent ? s'étonna le chef, affolé. Et pour qui sont ces trônes ?
Le serviteur tremblait d'effroi.
- On m'a dit que le trône d'or est pour Sä-norbou, le dieu de la Destinée, et que le trône d'argent est pour son fils, Excellence. Il paraît quels arrivent tout droit des Enfers.
Le chef tomba de haut. « Avoir sur sa propriété le dieu de la Destinée, ce n'était pas une bagatelle. Les gens ont l'habitude de lui offrir des sacrifices, et quand il se présente en personne, il faut vite lui porter des cadeaux », pensa-t-il. Il appela des serviteurs, choisit des offrandes de valeur, et se dirigea à la tête de ce cortège vers la tente d'or.
Un vieillard à la barbe fleurie était assis sur le trône d'or. Le chef se jeta à terre devant lui, en murmurant avec respect :
- A quoi suis-je redevable de l'honneur que vous me faites en daignant visiter la propriété de votre humble serviteur ?
- Tout cela est dû à un figuier, maugréa Sä-norbou. J'ai planté un figuier dans les Enfers, un arbre chétif que j'ai soigné tant et si bien qu'un jour il s'est mis à pousser comme un fou, passant des Enfers à la terre, et de la terre, maintenant il va jusqu’au ciel. Il a ses racines dans mon règne infernal, mais sa couronne est dans les cieux, et les dieux se régalent de mes figues. C'est pourquoi j'ai décidé de régler mes comptes avec eux. Demain matin, nous poursuivrons notre voyage vers le ciel.
Le chef tourna son regard vers le trône d'argent, où était assis un beau jeune homme. Une idée subite lui vint à l'esprit, et il dit fort civilement :
- Noble Dieu, tu es un grand souverain dans les Enfers, et moi, je suis un riche chef, ici sur terre. J'ai une fille, belle comme une fleur fraîche et toi, à ce que je vois, tu as un fils beau comme le jour. Donne ton fils pour époux à ma fille, et je défendrai tes intérêts ici sur terre.
Le dieu de la Destinée soupesa un instant le pour et le contre de la proposition, puis enfin il hocha la tête en signe d'assentiment. Il dit :
- L'idée n'est pas mauvaise. Certes ce fils est mon préféré, étant le plus jeune, mais j'en ai encore deux autres à la maison, alors je peux te laisser celui-ci sur terre.
Le chef se réjouissait en son for intérieur de ce que son importance et sa puissance allaient s'accroître du fait de son alliance avec le dieu de la Destinée. Il fit aussitôt organiser les préparatifs du mariage.
Le lendemain matin, avant de partir pour les Cieux, Sä-norbou recommanda au chef :
- Maintenant que tu es de ma famille, surveille bien le ciel, je ne sais pas ce qui va m'arriver par là.
Dès cet instant, le chef passa la plupart de son temps sur le toit de sa maison, surveillant le ciel, au cas où par hasard il y verrait quelque chose. D'abord il ne se passa rien. Puis un jour, le ciel se couvrit, il y eut des éclairs, l'orage éclata et boum ! juste devant le chef, tomba une jambe d'homme. Il fit un bond en arrière et chchû ! un bras d'homme lui frôla le nez. Il se retourna et patapoum ! un tronc de soldat vint se mettre devant la porte. Effaré, le chef leva les yeux au ciel et il vit tomber de partout des morceaux de corps humains déchiquetés, et crak, boum, plouf ! tout cela tombait à grand bruit sur le sol.
« Oh, là, là ! » gémissait le chef en se cachant la tête dans les mains. « Il a dû s'attaquer aux dieux du ciel et perdre la bataille. Pourvu qu'il soit parvenu à sauver sa peau ! » Juste comme il pensait ça, prask ! une tête vint heurter le sol à ses pieds.
En se penchant, il vit que c'était une tête à barbe blanche, et il eut peur. « Ca y est ! C'est bien ce que je disais ! Est-ce que cela valait la peine, ces quelques figues misérables ? Maintenant, que faire ? Enfin, il était l'allié de ma famille, je dois me préparer aux funérailles. »
Cela dura un certain temps avant qu'il parvienne à réunir ses domestiques, égaillés par la peur, puis il ordonna de préparer un grand bûcher funéraire pour y incinérer la tête à barbe blanche. Ce faisant, il avertit ses serviteurs :
- Faites bien attention, pas un mot de tout ça à mon gendre !
On a donc allumé un grand bûcher. Le fils du dieu de la Destinée vit les flammes par la fenêtre, et il demanda à un serviteur qui passait justement par là :
- Qu'est-ce qui brûle dans les prés ?
- Il paraît qu'on y brûle la tête du dieu de la Destinée qui serait tombée du ciel, répondit le serviteur.
- Qu'est-ce que tu dis là ? s'exclama le jeune homme qui bondit dehors. Déjà le bûcher était tout en flammes. « Père, père ! » pleurait le jeune homme qui se jeta dans le feu. Avant que personne de l'assistance n'ait compris ce qui se passait, le feu l'avait déjà englouti.
Quelques jours s'écoulèrent. Le chef, l'air renfrogné, réfléchissait à ce qu'il devait faire. Soudain du bruit se fit entendre, venant du dehors, et un serviteur tout effaré apparut à la porte :
- Honoré seigneur, hoqueta-t-il en grinçant des dents, le grand dieu Sä-norbou est revenu !
Le chef sentit ses genoux trembler comme feuille au vent. Comment cela était-il possible ? « Que vais-je lui répondre, quand il me demandera à voir son fils ? » se demanda-t-il, fort inquiet.
A moitié mort de peur, il se traîna dehors pour aller accueillir le dieu de la Destinée et sa suite.
- Nous voilà tous bien heureux de vous voir revenir sain et sauf, bredouilla-t-il. Ainsi, vous ne vous êtes pas battu dans les cieux ?
- Si, si, nous nous sommes un peu tailladés, dit le dieu de la Destinée sur un ton d'impatience, car on voyait bien qu'il avait autre chose en tête. Cela ne vaut pas la peine d'en parler. Ils ont là-haut un dieu vénérable, très âgé, qui nous a tous mis d'accord. Bref, nous nous partagerons les figues. Mais nous sommes là à parler et moi, je meurs d'impatience de revoir mon fils.
« Nous y sommes ! » se lamenta tout bas le chef. Et comme il ne trouvait pas d'histoire à inventer, il dit tout simplement la vérité.
Sä-norbou entra en fureur :
- Vous avez tué mon fils ! hurlait-il. Tu le voulais comme mari pour ta fille, tu en avais donc pris la responsabilité ! Mon pauvre, mon cher enfant ! Te faire payer de ta vie, misérable, c'est encore trop peu !
Le chef se mit à supplier, geindre, prier, promettre tout ce que l'autre voudrait, si bien que le dieu finit par s'attendrir un peu.
- Je vais essayer d'oublier ton manque de vigilance, laissa-t-il tomber d'un ton si lugubre que le sang se figea dans les veines de ceux qui l'écoutaient. Mais en revanche, tu me donneras toutes tes propriétés, tes serviteurs, tes esclaves, tes troupeaux et tout ton or.
- Je te le donne, je te donne tout ! Dès cet instant toutes mes propriétés t'appartiennent, tout, pourvu que tu me laisses la vie ! Ce disant, le chef s'était jeté à plat ventre aux pieds du dieu de la Destinée, implorant sa clémence.
- Lève-toi ! sonna une voix quelque part, vers le haut. Lève-toi et regarde autour de toi ! disait la voix, et le chef sembla revenir à lui, de très loin.
Il releva la tête. Les prés étaient paisibles comme toujours, nulle part, aucune trace d'un Sä-norbou et de ses soldats. Seul, devant lui, était assis sur une souche d'arbre le magicien qui le regardait avec un fin sourire dans un visage rêveur. Sur le seuil de sa maison, un attroupement de ses serviteurs. Et lui, le plus riche chef de toute la région, il était servilement aplati au sol, comme un pauvre et misérable serf.
- J'espère que vous vous êtes diverti, noble seigneur ? lui demanda poliment le magicien.
Le chef écumait de rage, mais que pouvait-il faire, alors qu'il avait écrit de sa propre main une décharge pour le magicien, assurant qu'il ne lui arriverait rien de fâcheux.
Naturellement, cette anecdote a vite fait le tour de toute la région, et durant longtemps le chef n'osait plus sortir de chez lui, de crainte d'entendre des quolibets. Par contre le magicien, lui, les gens l'aimaient encore mieux après cette histoire. Grâce à son savoir-faire, l'orgueilleux chef, pour la première fois de sa vie, s'était prosterné devant ses sujets !


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment l'Empereur de Jade a puni la cupidité.

 

Un novice bouddhiste priait dans un temple de bois où se trouvaient quatre statues de vieilles femmes du ciel et une statue d'un dieu protecteur de la ville. Soudain, il entendit des pas qui s'approchaient. Il leva la tête et aperçut une silhouette d'homme. L'homme passa près du novice sans le voir, s'approcha de la statue du dieu protecteur de la ville et lui murmura en s'inclinant bien bas devant elle :
- 0 dieu protecteur de la ville, fais que demain je réussisse mon coup. Je veux dérober un sac de pièces d'or chez mon voisin. Si tu m'aides, je te promets de te récompenser. Je t'apporterai ce que tu aimes tant, un canard laqué et un demi-cochon rôti.
Le chuchotement prit fin et le novice observa la silhouette sombre qui s'en allait sans bruit, sur la pointe des pieds, et quittait le temple.
Le lendemain soir, quand le novice allumait les bâtonnets d'encens, dans le temple, un homme à l'air étrange y entra. Il portait un demi-porc rôti sous le bras et un canard laqué dans la main. Il plaça ses deux offrandes devant la statue du dieu protecteur de la ville, s'inclina et s'en alla.
Le novice s'approcha de la statue, et constata qu'elle avait un sourire de satisfaction, cette statue du dieu protecteur de la ville !
« Alors, toi aussi », se dit le novice, « tu prends des airs de sainteté, mais tu te laisses porter du canard laqué et du porc rôti. Une telle prébende, de ma vie je n'en avais encore jamais vue ! »
Au bout d'un moment de réflexion il se ressaisit, regagna sa cellule, prit une feuille de papier de riz, un pinceau, et en peignant les plus jolis caractères il écrivit une plainte contre le dieu protecteur de la ville.
Puis il alla la porter au supérieur des moines.
- Oh là là ! Voilà une affaire bien spécieuse ! s'exclama le moine. Moi, je ne veux pas m'en mêler. Comment, écrire une plainte contre un dieu, alors que nous sommes quotidiennement avec lui ! Le mieux est encore de s'arranger à l'amiable. Puis le supérieur déchira la plainte et en brûla les morceaux.
Le papier brûla avec une flamme claire. Dans l'air, s'élevaient en se tortillant des petits bouts de papier noirci, qui montaient, montaient haut, toujours plus haut, voletant et montant jusqu'à arriver au ciel, aux pieds mêmes de l'Empereur de Jade.
« Qui donc m'écrit encore ? » se dit l'Empereur de Jade avec curiosité. Il rassembla les bouts de papier noirci et les remit l'un près de l'autre, reformant le message.
Mais bientôt son aimable face se rembrunit. Plus il lisait, plus il s'assombrissait. « Ils sont pleins de zèle, mes représentants sur terre », se dit-il. « On ne les surveille jamais assez. Du canard laqué et un demi-porc rôti, je vous demande un peu ! Moi aussi, je m'en régalerais volontiers. Après tout, ce n'est pas un crime, mais je ne puis le tolérer. Il faut de l'ordre, de la discipline. Je ne supporterai pas ce désordre ni cette filouterie. Il n'en faut pas plus pour que bientôt les gens se moquent du ciel ! »
Alors il envoya sur terre un étrange exanthème. En même temps, il faisait savoir que cette maladie ne pouvait se guérir qu'en se frottant aux endroits atteints avec un peu de la terre de la statue du dieu protecteur de la ville. Du coup les portes du temple de bois n'avaient plus le temps de se refermer d'un visiteur à l'autre. Les malades se succédaient pour aller arracher un peu de la terre du dieu d'argile. Ils s'inclinaient profondément et vite, grattaient, raclaient, cassaient comme ils pouvaient un petit morceau, pour s'en servir comme baume. Il ne fallut pas bien longtemps pour que du dieu protecteur de la ville il ne restât que le souvenir.
Et les gens chantaient les louanges de l'Empereur de Jade, qui avait su si bien les guérir d'une vilaine maladie.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment le lama aida les pauvres.

 

Il était une fois un pauvre lama, si pauvre que les autres retroussaient le nez, quand il se présentait en un monastère, et n'eût été son froc tout déteint, ceint d'une bande orange, personne n'aurait vu un lama en ce pauvre hère. Et ce lama n’était pas plus versé que cela en la prière, par contre dans les contrées qu'il traversait il protégeait toujours les pauvres contre les riches, et les aidait comme il le pouvait.
Un jour, c'était en hiver et il gelait à pierre fendre, la bise glacée perçait jusqu'à la moelle des os, le lama allait par la campagne, sous son froc miteux, quand il rencontra quelques paysans. Les malheureux, transis de froid, soufflaient dans leurs mains glacées, mais sans parvenir à les réchauffer.
- Pourquoi n'allez-vous pas boire un verre de vin ? Cela vous réchaufferait, leur dit le lama, qui avait pitié d'eux.
- Bien sûr, un verre de vin, on le boirait bien ! répondirent les paysans en poussant un soupir. Mais un vieux proverbe le dit bien : si vide est ton gousset, n'entre pas au cabaret ! Et où prendrions-nous l'argent pour boire ?
- Attendez, leur proposa le lama, allez en avant, et attendez-moi au monastère du village. Je vous y rejoindrai bientôt.
Là-dessus, il se dirigea vers l'auberge voisine.
- Ah ! Voilà un hôte bienvenu, lui dit l'aubergiste en l'accueillant avec un large sourire. Que puis-je vous servir, honorable lama ?
- Venez prendre un verre avec nous, très honoré lama ! le convièrent à leur table quelques riches fermiers qui se donnaient du bon temps autour d'une cruche de vin.
- Excusez-moi, mes bons amis, mais aujourd'hui je ne puis m'attarder. Je suis pressé. Mais j'emporterais volontiers un peu de vin avec moi, dit le lama, tout en retirant de sous sa robe une bouteille vide.
L'aubergiste la lui remplit de vin jusqu'à plein bord. Le lama la fourra sous sa robe, fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
Et alors ? On ne paie pas ? l'interpella l'aubergiste.
Je n'ai pas d'argent, je suis un pauvre lama errant, répondit l'autre, déjà à la porte.
- Si tu n'es qu'un pauvre lama, tu n'as qu'à boire de l'eau ! s'exclama l'aubergiste, irrité. Verse immédiatement ce vin dans le tonneau d'où il vient, et file vite !
Le lama obtempéra, revint vers le comptoir, reversa le contenu d'une bouteille qu'il sortit de sous sa robe dans le tonneau. Les riches fermiers attablés riaient à gorge déployée. Le lama baissa la tête, esquissant un salut, se retourna et sans un mot, il quitta l'auberge.
Au monastère, déjà les paysans pauvres l'attendaient avec impatience.
Le lama retira de sous les plis de sa robe en guenilles une bouteille de vin qu'il offrit aux hommes pour qu'ils se la partagent.
- Honoré lama, où avez-vous eu de l'argent pour payer ce vin ? demanda l'un des paysans.
Le lama se mit à rire, et sortit de sous sa manche la deuxième bouteille, vide celle-là, et il dit :
- Quand je suis entré à l'auberge, j'avais deux bouteilles dans mes grandes poches, une vide et une remplie d'eau. La bouteille vide, l'aubergiste l'a d'abord remplie de vin. Quand il apprit que je n'avais pas d'argent pour le payer, il a voulu que je reverse le vin dans le tonneau. Il était très fâché. Alors, moi, je me suis dit que cela ne leur ferait pas grand mal, aux riches, de boire du vin coupé d'un peu d'eau ... Buvez, mes amis, réchauffez-vous et prenez un peu de forces, poursuivit le lama, dites-vous bien que ce n'est pas un péché de duper un riche. Bouddha est d'accord avec ce principe. Si je n'avais pas un peu trompé cet aubergiste, vous auriez pu périr de froid, et si vous étiez morts de froid, jamais vous n'auriez su combien le vin est bon !
Ayant dit, le lama fit demi-tour et alla s'incliner très profondément devant une statue de Bouddha.