Rudyard Kipling
Trois et... un
extra.
(Traduit par Albert Savine)
Quand les noeuds coulants au cou et aux jambes ont glissé, ce n'est pas avec des bâtons qu'il faut entrer en chasse mais avec la provende.
PROVERBE DU PENDJAB.
Après le mariage, il se produit
une réaction, tantôt forte, tantôt faible, mais il s'en
produit une tôt ou tard, et il faut que chacun des conjoints
suive la marée, s'il désire que le reste de sa vie se passe au
gré du courant.
Dans le cas des Cusack-Bremmil, cette réaction ne se produisit
que la troisième année après le mariage.
Bremmil était difficile à mener, même quand tout marchait pour
le mieux, mais ce fut un mari parfait qu'à ce que la petite
enfant mourût et que mistress Bremmil se couvrît de noir, maigrît
et s'endeuillât comme si le fond de l'univers s'était
dessoudé.
Peut-être Bremmil eût-il dû la consoler. Il essaya, je crois,
de le faire, mais plus il prodiguait des consolations à mistress
Bremmil, plus elle se désolait, et par conséquent plus Bremmil
se sentait malheureux.
Le fait est qu'ils avaient besoin d'un tonique. Et ils l'eurent.
Mistress Bremmil peut en rire aujourd'hui mais à cette
époque-là, la chose n'avait rien de risible pour elle.
Voyez-vous, mistress Hauksbee apparut à l'horizon, et partout
où elle paraissait, il y avait des risques d'orage. À Simla, on
l'avait surnommée le pétrel des tempêtes.
À ma connaissance, elle avait mérité cette désignation.
C'était une petite femme brune, mince, décharnée même, avec
de grands yeux mobiles, nuancés en bleu de violette, et les
manières les plus douces du monde.
Il vous suffisait de prononcer son nom aux thés de l'après-midi
pour que chacune des femmes qui se trouvaient présentes se
redressât et déclarât que cette personne-là n'était point..
une bénédiction
Elle était intelligente, spirituelle, brillante, à un degré
qu'atteignent rarement ses pareilles, mais elle était possédée
par nombre de diables malicieux et méchants.
Elle était pourtant capable de gentillesse à l'occasion, même
envers son propre sexe.
Mais cela, c'est une tout autre histoire.
Bremmil prit le large après la mort de l'enfant et le
découragement complet qui s'ensuivit, et mistress Hauksbee lui
passa les chaînes au cou.
Il ne lui plaisait aucunement de cacher ses prisonniers.
Elle l'enchaîna publiquement, elle s'arrangea en sorte que le
public le vît.
Bremmil faisait des promenades à cheval avec elle, des
promenades à pied avec elle ; il s'entretenait en tête à tête
avec elle ; il déjeunait sur l'herbe avec elle ; il goûtait
avec elle chez Peliti, si bien qu'à la fin les gens froncèrent
le sourcil et s'en scandalisèrent.
Mistress Bremmil restait chez elle, tournant et retournant les
vêtements de l'enfant défunt et pleurant sur le berceau vide.
Elle était indifférente à tout le reste.
Mais quelques dames de ses amies, sept ou huit, très bonnes,
pleines d'excellentes intentions, lui expliquèrent la situation
bien en détail, de peur qu'elle n'en appréciât point tout le
charme.
Mistress Bremmil les laissa dire tranquillement et les remercia
de leurs bons offices. Elle n'était pas aussi futée que
mistress Hauksbee, mais elle n'était point une sotte.
Elle n'en fit qu'à sa tête. Elle ne dit pas un mot à Bremmil
de ce qu'elle avait appris.
Cela vaut la peine d'être remarqué.
Parler à un mari, ou lui faire une scène de larmes, n'a jamais
abouti à rien de bon.
Aux rares heures où Bremmil était à la maison, il se montrait
plus affectueux que de coutume, et cela laissait voir son jeu. Il
se contraignait à ces démonstrations, en partie pour apaiser sa
propre conscience, en partie pour adoucir mistress Bremmil. Des
deux côtés, il ne réussissait point.
Alors l'aide de camp de service reçut de Leurs Excellences lord
et lady Lytton l'ordre d'inviter Mr et Mistress Cusack-Bremmil à
Peterhoff pour le 26 juillet, à neuf heures et demie du soir. Au
coin de l'invitation, à gauche, était inscrite cette mention :
« On dansera. »
- Je n'irai pas, dit mistress Bremmil, il y a trop peu de temps
que cette pauvre petite Florie... Mais il ne faut pas que cela
vous retienne, Tom.
Elle disait bien ce qu'elle voulait dire alors.
Bremmil déclara qu'il se contenterait d'y faire une courte
apparition. Sur ce point il disait ce qui n'était point, et
mistress Bremmil le savait.
Elle devinait - une intuition de femme est toujours bien plus
exacte qu'une certitude d'homme - qu'il avait eu, dès le premier
moment, l'intention d'y aller, et cela avec mistress Hauksbee.
Elle se mit à réfléchir.
Le résultat de ses réflexions fut que le souvenir d'une enfant
morte n'a pas le prix de l'affection d'un ùmri vivant.
Elle fit son plan et joua le tout pour le tout.
En cette heure-là, elle comprit qu'elle connaissait à fond Tom
Bremmil et elle agit d'après cette conviction.
- Tom, dit-elle, je dînerai chez les Longmore le soir du 26.
Vous feriez mieux de dîner au Club.
Cela dispensa Bremmil de chercher une excuse pour s'esquiver et
dîner avec mistress Hauksbee. Aussi lui en sut-il gré et se
sentit-il à la fois mesquin et petit, ce qui lui fut salutaire.
Bremmil sortit vers cinq heures pour faire une promenade à
cheval.
Vers cinq heures et demie du soir, une grande malle couverte de
cuir arriva de chez Phelps pour mistress Bremmil.
C'était une femme qui savait s'habiller. Elle n'avait point
passé une semaine à dessiner cette toilette, et à la faire
piquer, pincer, retoucher, arranger, rucher, et que sais-je
encore, tout cela pour rien.
C'était une toilette magnifique de demi-deuil. Je ne saurais la
décrire, mais c'était ce que le journal The
Queen appelle une création, une chose qui
vous tape tout droit dans les yeux et vous rend tout ébahi.
Elle n'avait pas beaucoup le coeur à ce qu'elle était en train
de faire, mais un coup d'oeil donné dans sa psyché lui procura
la satisfaction de savoir qu'elle n'avait jamais été mieux en
sa vie.
C'était une grande blonde, et, quand elle le voulait, elle avait
un port superbe.
Après le dîner chez les Longmore, elle se rendit au bal un peu
tard, et y rencontra Bremmil, qui donnait le bras à mistress
Hauksbee.
Cette vue fit affluer le sang à ses joues et comme les hommes
s'empressaient autour d'elle pour l'inviter à danser, elle
était vraiment magnifiquement belle. Elle inscrivit un
engagement pour toutes les danses, excepté trois, qu'elle laissa
en blanc sur son carnet.
Mistress Hauksbee surprit un coup d'oeil qu'elle lui lançait, et
elle comprit que c'était la guerre - une véritable guerre entre
elles deux.
Elle entrait en lutte handicapée, car elle s'était montrée un
peu trop exigeante, pas beaucoup, très peu, mais enfin un peu
trop, avec Bremmil, et il commençait à juger cela mauvais.
En outre, il n'avait jamais trouvé sa femme si charmante.
Il la contemplait béatement du seuil des pièces, la foudroyait
de ses gros yeux quand elle passait devant lui avec ses
cavaliers, et plus il la regardait, plus il était épris.
Il ne pouvait se persuader que c'était bien la même femme aux
yeux rouges, à la robe d'étoffe noire qui pleurait sur ses
oeufs à la coque au déjeuner.
Mistress Hauksbee fit de son mieux pour le piquer au jeu, mais,
après deux danses, il traversa le salon pour aller retrouver sa
femme et l'inviter.
- Je crains bien que vous ne veniez trop tard, Monsieur
Bremmil, lui dit-elle en clignant des yeux.
Alors il la pria de lui accorder une danse, et elle lui fit la
grande faveur de lui réserver la cinquième valse.
Ils la dansèrent ensemble, ce qui produisit un petit brouhaha
dans la salle.
Bremmil se doutait un peu que sa femme savait danser, mais il
n'aurait jamais cru qu'elle dansait ainsi, divinement.
La valse finie, il en demanda une autre - comme une faveur, non
comme un droit - et mistress Bremmil lui dit :
- Montrez-moi votre programme, mon cher.
Il le lui tendit, comme un écolier désobéissant livre à un
maître les pâtisseries défendues. Il y avait çà et là bon
nombre de H, sans
parler d'un H au
souper.
Mistress Bremmi1 ne dit rien, mais elle sourit avec dédain. Elle
raya de son crayon les numéros 7 et 9 réservés à des H,
et rendit la carte avec son nom écrit au-dessus, un petit nom
d'amitié, dont elle et son mari se servaient seuls.
Puis elle le menaça du doigt, et en riant :
- Ah ! sot que vous êtes, Petit sot ! fit-elle
Mistress Hauksbee entendit cela, et - ainsi qu'elle en convint -
elle sentit qu'elle a ait le dessous.
Bremmil accepta avec reconnaissance les numéros 7 et 9.
Ils dansèrent le numéro 7 et passèrent le numéro 9 sous une
des petites tente. Ce que dit Bremmil et ce que fit mistress
Bremnil ne regarde personne.
Quand l'orchestre attaqua Le Roast-beef
d'Old England, tous deux sortirent sous la
véranda et Bremmil se mit en quête d'un dandy
pour sa femme (c'était avant le règne du rickshaw),
pendant qu'elle était au vestiaire.
Mistress Hauksbee parut et lui dit :
- Monsieur Bremmil, vous me conduirez à table pour le souper, je
pense ?
Bremmil rougit et eut l'air tout décontenancé :
- Ah ! Hum ! fit-il, je rentre à la maison avec ma femme ; je
crois qu'il y a un petit malentendu.
Etant homme, il parlait comme si mistress Hauksbee en était
uniquement responsable.
Mistress Bremmil sortit du vestiaire enveloppée d'une sorte de
bal en cygne qui formait un « nuage » blanc autour de la tête.
Elle semblait radieuse, et elle en avait bien le droit.
Le couple disparut dans l'obscurité.
Bremmil à cheval serrait de très près le dandy.
Alors mistress Hauksbee, qui avait l'air un peu fanée et vannée
à la lumière des lampes, me dit :
- Vous pouvez m'en croire : la femme la plus sotte peut mener un
homme intelligent ; mais il faut qu'une femme soit bien adroite
pour mener un imbécile.
Et sur ce propos, nous allâmes souper.