Le Chat qui allait son chemin tout seul.

 

Ois, écoute et entends bien ; car ceci advint, ceci survint, devint et fut, ô ma Mieux-Aimée, à une époque où les animaux Apprivoisés étaient sauvages. Le Chien était sauvage, le Cheval était sauvage, la Vache était sauvage, le Mouton était sauvage, le Cochon était sauvage, sauvages autant qu'il est possible d'être sauvage, et ils allaient sauvages et solitaires par les Bois Humides et Sauvages. Mais le plus sauvage de tous les animaux sauvages, c'était le Chat. Il allait son chemin tout seul, et pour lui tous les endroits se valaient.
Bien sûr l'Homme était sauvage lui aussi. Il était sauvage à faire peur. Il ne commença vraiment à s'apprivoiser que lorsqu'il rencontra la Femme, elle lui dit qu'elle ne voulait pas vivre comme une sauvage. Elle dénicha pour s'y coucher, au lieu d'un tas de feuilles humides, une jolie Caverne sèche, puis elle répandit du sable propre sur le sol ; elle alluma un bon feu de bois au fond de la Caverne ; elle suspendit une peau de cheval sauvage séchée, la queue en bas, devant l'entrée de la Caverne, puis elle dit :
« Essuie tes pieds quand tu rentres, mon chéri. Désormais nous allons avoir un foyer. »
Ce soir-là, ma Mieux-Aimée, ils mangèrent du mouton sauvage rôti sur les pierres chaudes, assaisonné d'ail sauvage et de poivre sauvage ; et du canard sauvage farci de riz sauvage et de fenugrec sauvage et de coriandre sauvage ; et des os à moelle de boeuf sauvage, des cerises sauvages et des passiflores sauvages. Puis l'Homme s'endormit devant le feu, très heureux, mais la Femme resta éveillée à peigner ses cheveux. Elle prit l'os de l'épaule de mouton, la grande omoplate toute plate et en examina les magnifiques marques, puis elle ajouta du bois dans le feu et fit une Magie. Elle fit la Première Magie Chantante au monde.
Dehors, dans les Bois Humides et Sauvages, tous les animaux sauvages s'assemblèrent là où ils pouvaient voir la lumière du feu à grande distance et ils se demandèrent ce que cela signifiait.
Alors Cheval Sauvage piaffa avec son sabot sauvage et dit :
« Ô mes Amis, ô mes Ennemis, pourquoi l'Homme et la Femme ont-ils fait cette grande lumière dans cette grande Caverne, et que devons-nous redouter ? »
Chien Sauvage leva son museau sauvage et renifla l'odeur du mouton rôti et dit :
« Je vais aller voir et regarder et dire ; car ça me semble bon. Chat, viens avec moi.
- Nenni ! dit le Chat. Je suis le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent. Je n'irai pas.
- Alors c'en est fini de notre amitié », dit Chien Sauvage.
Et il trottina jusqu'à la Caverne. Mais à peine était-il parti que le Chat se dit : « Pour moi tous les endroits se valent. Pourquoi n'irais-je pas moi aussi voir et regarder puis repartir à ma guise ? » Donc il suivit Chien Sauvage doucement, tout doucement, et il se cacha là où il pouvait tout entendre.
Lorsque Chien Sauvage atteignit l'entrée de la Caverne, il souleva avec son museau la peau de cheval séchée et renifla la bonne odeur du mouton rôti. Et la Femme, regardant l'omoplate, l'entendit, et rit et dit :
« Voici le premier. Chose Sauvage des Bois Sauvages, que veux-tu ? »
Chien sauvage dit :
« 0 mon Ennemie et Femme de mon Ennemi, qu'est-ce qui sent si bon dans les Bois Sauvages ? »
Alors la Femme prit un os de mouton rôti et le jeta à Chien Sauvage et dit :
« Chose Sauvage des Bois Sauvages, goûte et essaye. »
Chien Sauvage rongea l'os et c'était plus savoureux que tout ce qu'il avait goûté jusqu’alors, et il dit :
« 0 mon Ennemie et Femme de mon Ennemi, donne-m'en un autre. »
La Femme dit :
« Chose Sauvage des Bois Sauvages, aide mon Homme à chasser la journée et garde cette Caverne la nuit, et je te donnerai autant d'os rôtis que tu voudras.
Ah ! dit le Chat tout ouïe. Voici une Femme très maligne, mais pas aussi maligne que moi. »
Chien Sauvage entra en rampant dans la Caverne et posa sa tête sur les genoux de la Femme et dit :
« Ô mon Amie et Femme de mon Ami, j'aiderai ton Homme à chasser la journée et la nuit je garderai ta Caverne.
- Ah ! dit le Chat tout ouïe. Voilà un Chien bien stupide. »
Et il repartit dans les Bois Humides et Sauvages en agitant sa queue sauvage, s'en allant solitaire et sauvage. Mais il ne raconta rien à personne.
Quand l'Homme se réveilla, il dit :
« Que fait donc ici Chien Sauvage ? »
Et la Femme dit :
« Il ne s'appelle plus Chien Sauvage mais le Premier Ami, car il sera notre ami pour toujours et à jamais. Prends-le avec toi lorsque tu iras à la chasse. »
Le soir suivant, la Femme coupa de grandes brassées d'herbe verte dans les noues qu'elle fit sécher devant le feu, et cela sentait le foin fraîchement coupé, et elle s'assit à l'entrée de la Caverne et tressa un licol en cuir de cheval et regarda l'os de l'épaule de mouton, la grosse et large omoplate toute plate, et fit une Magie. Elle fit la Seconde Magie Chantante au monde.
Là-bas dans les Bois Sauvages, tous les animaux sauvages se demandaient ce qu'il était advenu de Chien Sauvage, et à la fin, Cheval Sauvage tapa du pied et dit :
« Je vais aller voir et rapporter pourquoi Chien Sauvage n'est pas revenu. Chat, viens avec moi.
- Nenni, dit le Chat. Je suis le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent. »
Mais il suivit malgré tout Cheval Sauvage, doucement, tout doucement, et il se cacha là où il pouvait tout entendre.
Quand la Femme entendit Cheval Sauvage broncher et trébucher sur sa longue crinière, elle rit et dit :
« Voici le second. Chose Sauvage des Bois Sauvages, que veux-tu ? »
Et Cheval Sauvage dit :
« Ô mon Ennemie et Femme de mon Ennemi, où est Chien Sauvage ? »
La Femme rit, ramassa l'omoplate, la regarda et dit :
« Chose Sauvage des Bois Sauvages, tu n'es pas venue pour Chien Sauvage, mais pour cette bonne herbe. »
Et Cheval Sauvage, qui bronchait et trébuchait sur sa longue crinière, dit :
« C'est vrai. Donne-m'en à manger. »
Et la Femme dit :
« Chose Sauvage des Bois Sauvages, courbe ta tête sauvage et porte ce que je te donne, et tu mangeras cette herbe merveilleuse trois fois par jour.
- Ah ! dit le Chat tout ouïe. Voici une Femme très habile, mais pas aussi habile que moi. »
Cheval Sauvage courba sa tête sauvage et la Femme glissa autour le licol de cuir tressé, et Cheval Sauvage souffla sur les pieds de la Femme et dit :
« Ô ma Maîtresse et Femme de mon Maître, je serai ton serviteur pour avoir de l'herbe merveilleuse.
- Ah ! dit le Chat tout ouïe. Voilà un Cheval bien stupide. »
Et il repartit dans les Bois Humides et Sauvages en agitant sa queue sauvage, s'en allant solitaire et sauvage. Mais il ne raconta rien à personne.
Quand l'Homme et le Chien rentrèrent de la chasse, l'Homme dit :
« Que fait Cheval Sauvage ici ? »
Et la Femme dit :
« Il ne s'appelle plus Cheval Sauvage mais le Premier Serviteur, car il nous portera de-ci de-là pour toujours et à jamais. Monte sur son dos quand tu iras à la chasse. »
Le lendemain, tenant sa tête sauvage bien droite pour que ses cornes sauvages ne se prennent pas aux branches des arbres sauvages, Vache Sauvage se rendit à la Caverne et le Chat la suivit et il se cacha comme précédemment et tout se déroula comme précédemment et le Chat dit les mêmes choses que précédemment ; et quand Vache Sauvage eut promis à la Femme de lui donner chaque jour son lait en échange de l'herbe merveilleuse, le Chat repartit dans les Bois Humides et Sauvages en agitant sa queue sauvage, s'en allant solitaire et sauvage comme précédemment. Mais il n'en parla jamais à personne. Et quand l'Homme, le Cheval et le Chien revinrent de la chasse et posèrent les mêmes questions que précédemment, la Femme dit :
« Elle ne s'appelle plus Vache Sauvage mais la Donneuse de Bonne Nourriture. Elle nous donnera du bon lait blanc bien chaud pour toujours et à jamais et je m'occuperai d'elle pendant que toi, le Premier Ami et le Premier Serviteur vous serez à la chasse. »
Le lendemain, le Chat attendit de voir si une autre Chose Sauvage irait à la Caverne, mais personne ne bougea dans les Bois Humides et Sauvages, alors le Chat s'y rendit tout seul, et il vit la Femme qui trayait la Vache, et il vit la lumière du feu dans la Caverne et il sentit l'odeur du bon lait blanc bien chaud.
Chat dit :
« Ô mon Ennemie et Femme de mon Ennemi, où Vache Sauvage est-elle partie ? »
La Femme rit et dit :
« Chose Sauvage des Bois Sauvages, retourne dans les Bois car j'ai tressé mes cheveux et j'ai rangé l'omoplate magique et nous n'avons plus besoin d'amis ni de serviteurs dans notre Caverne. »
Chat dit :
« Je ne suis pas un ami et je ne suis pas un serviteur. Je suis le Chat qui va son chemin tout seul et je désire entrer dans ta Caverne. »
La Femme dit :
« Alors pourquoi n'es-tu pas venu avec Premier Ami le premier soir ? »
Chat se fâcha très fort et dit :
« Chien Sauvage a-t-il raconté des histoires sur moi ? »
Alors la Femme rit et dit :
« Tu es le Chat qui va son chemin tout seul et pour toi tous les endroits se valent. Tu es ni un ami ni un serviteur. Tu l'as dit toi-même. Va-t'en, va seul ton chemin dans tous les lieux qui se valent . »
Alors Chat fit mine d'être peiné et dit :
« Ne pourrai-je donc jamais entrer dans la Caverne ? Ne pourrai-je jamais m'asseoir près du feu si chaud ? Ne pourrai-je jamais boire le bon lait blanc bien chaud ? Tu es très maligne et très belle. Tu ne devrais pas être si cruelle, même envers un Chat. »
La Femme dit :
« Je savais que j'étais maligne, mais j'ignorais que j'étais belle. Je vais donc conclure un marché avec toi. Si jamais je prononce un seul mot à ta louange, tu pourras entrer dans la Caverne.
- Et si tu en prononces deux ? dit le Chat.
- Cela n'arrivera pas, dit la Femme. Mais si je prononce deux mots à ta louange, tu pourras t'asseoir près du feu dans la Caverne.
Et si tu en prononces trois ? dit le Chat.
- Cela n'arrivera pas, dit la Femme. Mais si je prononce trois mots à ta louange, tu pourras boire le bon lait blanc bien chaud trois fois par jour pour toujours et à jamais. »
Alors le Chat fit le gros dos et dit :
« Que le Rideau à l'entrée de la Caverne et le Feu au fond de la Caverne et les pots à lait posés près du feu se souviennent de ce qu'a dit mon Ennemie et la Femme de mon Ennemi. »
Et il partit dans les Bois Humides et Sauvages en agitant sa queue sauvage, s'en allant solitaire et sauvage.
Ce soir-là, quand l'Homme, le Cheval et le Chien rentrèrent de la chasse, la Femme ne leur parla pas du marché qu'elle avait conclu avec le Chat car elle craignait que cela ne leur plût pas.
Chat partit loin, très loin se cacher dans les Bois Humides et Sauvages, solitaire et sauvage, pendant longtemps, jusqu'à ce que la Femme l'ait oublié. Seule la petite Chauve-Souris suspendue la tête en bas à l'intérieur de la Caverne, seule Chauve-Souris savait où se cachait Chat ; et Chauve-Souris chaque soir volait annoncer les nouvelles à Chat.
Un soir, Chauve-Souris dit :
« Il y a un Bébé dans la Caverne. Il est tout neuf, tout rose, petit et dodu, et la femme en raffole.
- Ah ! dit le Chat tout ouïe. Mais le Bébé, de qui raffole-t-il ?
- Il raffole de choses douces et qui chatouillent, dit la Chauve-Souris. Il raffole de choses chaudes à tenir dans ses bras lorsqu'il s'endort. Il raffole qu'on joue avec lui. Il raffole de tout ça.
- Ah ! dit le Chat tout ouïe. Alors mon heure est venue. »
La nuit suivante, Chat traversa les Bois Humides et Sauvages et se cacha tout près de la Caverne jusqu'au matin lorsque Homme, Chien et Cheval partirent à la chasse. La Femme faisait la cuisine ce matin-là et le Bébé pleurait et la dérangeait. Alors, elle le porta hors de la Caverne et lui donna une poignée de cailloux pour jouer. Mais le Bébé continua à pleurer.
Alors, le Chat avança sa patte et caressa la joue du Bébé qui se mit à gazouiller, et le Chat se frotta contre ses genoux dodus et de sa queue le chatouilla sous son menton dodu. Et le Bébé rit ; et la Femme l'entendit et sourit.
Alors la Chauve-Souris, la petite Chauve-Souris suspendue la tête en bas, dit :
« 0 mon Hôtesse, Femme de mon Hôte et Mère du Fils de mon Hôte, une Chose Sauvage des Bois Sauvages joue très joliment avec votre Bébé.
- Bénie soit cette Chose Sauvage quelle qu'elle soit, dit la Femme en se redressant, car je suis une femme très occupée ce matin et elle m'a rendu service. »
A la minute et à la seconde même, ma Mieux-Aimée, le Rideau en peau de cheval séchée qui pendait la queue en bas à l'entrée de la Caverne, tomba - vlan ! - car il se souvenait du marché conclu avec le Chat ; et lorsque la Femme alla le ramasser, voila-t-il pas que le Chat était confortablement installé à l'intérieur de la Caverne.
« Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat. C'est moi, car tu as prononcé un mot à ma louange et désormais je peux rester dans la Caverne pour toujours et à jamais. Mais je suis encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent. »
La Femme était très en colère, elle serra les lèvres et prit son rouet et se mit à filer.
Mais le Bébé pleurait car le Chat était parti et la Femme ne parvenait pas à le faire taire ; il se débattait et gigotait et devenait tout noir.
« Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat. Prends un bout du fil que tu files, attache-le à ton fuseau et fais-le traîner par terre, je te montrerai une Magie qui fera rire ton Bébé aussi fort qu'il pleure en ce moment.
- Je vais le faire, dit la Femme, car je suis à bout de nerfs, mais n'attends pas de remerciements. »
Elle attacha le fil au petit fuseau d'argile et le fit traîner sur le sol, et alors le Chat courut après, et donna des coups de patte, et fit des culbutes, et l'envoya en arrière par-dessus son épaule, et le poursuivit entre ses pattes de derrière, et fit semblant de le perdre, et se jeta de nouveau dessus jusqu'à ce que le Bébé se mette à rire aussi fort qu'il avait pleuré et à courir à quatre pattes après le Chat en faisant le fou à travers la Caverne, jusqu'à tomber de fatigue et s'endormir avec le Chat dans les bras.
« Maintenant, dit le Chat, je vais chanter au Bébé une chanson qui le fera dormir pendant une heure. »
Et il se mit à ronronner tout fort et tout bas, tout bas et tout fort, jusqu'à ce que le Bébé s'endormît. La Femme sourit en les voyant tous les deux et dit :
« Voilà qui est très bien. Aucun doute, tu es très habile, ô Chat. »
A la minute et à la seconde même, ma Mieux-Aimée, la fumée du Feu au fond de la Caverne descendit en nuages de la voûte - pouf ! - car il se souvenait du marché conclu avec le Chat ; et lorsqu'elle se dissipa, voila-t-il pas que le Chat était confortablement installé près du feu.
« 0 mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat. C'est moi, car tu as prononcé une seconde parole à ma louange et désormais je peux m'asseoir près du feu si chaud au fond de la Caverne pour toujours et à jamais. Mais je suis encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent. »
La Femme était très très en colère, elle défit ses cheveux et remit du bois dans le feu et sortit la large omoplate de l'épaule de mouton et se mit à faire une Magie qui devait l'empêcher de prononcer un troisième mot à la louange du Chat. Ce n'était pas une Magie Chantante, ma Mieux-Aimée, c'était une Magie Silencieuse et peu à peu la Caverne devint si silencieuse qu'une petite souris minuscule sortit d'un coin et traversa la Caverne en courant.
« Ô Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat. Cette petite souris fait-elle partie de ta Magie ?
- Oh non ! Sûrement pas ! » dit la Femme.
Et elle laissa tomber l'omoplate et sauta sur le tabouret devant le feu et elle rattacha rapidement ses cheveux, de peur que la souris n'y grimpât.
« Ah ! dit le Chat aux aguets. Alors la souris ne me fera aucun mal si je la mange ?
- Non, dit la Femme en rattachant ses cheveux. Mange-la vite et je t'en serai à jamais reconnaissante. »
D'un bond, Chat attrapa la petite souris et la Femme dit :
« Mille fois merci. Premier Ami lui-même n'est pas aussi rapide que toi pour attraper les petites souris. Tu es certainement très habile. »
A la minute et à la seconde même, ô ma Mieux-Aimée, le Pot à Lait qui se trouvait près du feu se fendit en deux - ffftt ! - car il se souvenait du marché conclu avec le Chat, et lorsque la Femme sauta du tabouret, voila-t-il pas que le Chat lapait le bon lait blanc bien chaud resté dans l'un des morceaux brisés.
« Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat. C'est moi, car tu as prononcé un troisième mot à ma louange et désormais je peux boire le bon lait blanc bien chaud trois fois par jour pour toujours et à jamais. Mais je suis encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent. »
Alors la Femme rit et déposa devant le Chat un bol de bon lait blanc bien chaud et dit :
« Ô Chat, tu es aussi habile qu'un homme, mais souviens-toi que notre marché ne fut conclu ni avec l'Homme ni avec le Chien, et j'ignore ce qu'ils feront lorsqu'ils rentreront.
- Que m'importe, dit le Chat. Du moment que j'ai ma place dans la Caverne près du feu et mon bon lait blanc bien chaud trois fois par jour, je me moque de l'Homme et du Chien. »
Ce soir-là, quand l'Homme et le Chien revinrent à la Caverne, la Femme leur raconta toute l'histoire du marché, tandis que le Chat souriait, assis au coin du feu. Alors l'Homme dit :
« Oui, mais ce n'est pas avec moi qu'il a conclu un marché, ni avec tous les Hommes après moi. »
Puis il retira ses bottes en cuir, il prit sa petite hache de pierre (ce qui fait trois) et il alla chercher un morceau de bois et une hachette (ce qui fait cinq); et il les aligna devant lui et dit :
« Maintenant, à nous deux de conclure un marché ! Si tu n'attrapes pas les souris alors que tu seras toujours et toujours et toujours dans la Caverne, je te jetterai ces cinq objets chaque fois que je te verrai, et ainsi feront tous les autres Hommes après moi.
- Ah! dit la Femme tout ouïe. C'est un Chat habile, mais il n'est pas aussi habile que mon Homme. »
Le Chat compta les cinq objets (et ils avaient l'air très bosselés) et il dit :
« J'attraperai les souris tant que je serai dans la Caverne pour toujours et à jamais, mais je suis encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent.
- Pas tant que je suis là, dit l'Homme. Si tu n'avais pas dit ces derniers mots, j'aurais rangé ces objets à jamais et pour toujours, mais à présent je te jetterai mes deux bottes et ma petite hache de pierre (ce qui fait trois) chaque fois que je te rencontrerai. Et ainsi feront tous les autres Hommes après moi. »
Alors le Chien dit :
« Attends une minute, il n'a pas conclu le marché avec moi ni avec tous les autres Chiens après moi. »
Puis il montra les crocs et dit :
« Si tu n'es pas gentil avec le Bébé tant que je serai dans la Caverne pour toujours et à jamais, je te poursuivrai jusqu'à ce que je t'attrape et quand je t'aurai attrapé, je te mordrai. Et ainsi feront tous les autres Chiens après moi.
- Ah! dit la Femme tout ouïe. C'est un Chat très habile, mais il n'est pas aussi habile que le Chien. »
Chat compta les crocs du Chien (et ils avaient l'air très pointus) et il dit :
« Je serai gentil avec le Bébé tant que je serai dans la Caverne, pourvu qu'il ne me tire pas la queue trop fort pour toujours et à jamais. Mais je suis encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour moi tous les endroits se valent.
- Pas tant que je suis là, dit le Chien. Si tu n'avais pas dit ces derniers mots, j'aurais fermé ma gueule pour toujours et à jamais, mais à présent je te ferai grimper aux arbres chaque fois que je te rencontrerai. Et ainsi feront tous les autres Chiens après moi. »
Alors l'Homme jeta ses deux bottes et sa petite hache de pierre (ce qui fait trois) sur le Chat, et le Chat s'enfuit en courant hors de la Caverne et le Chien le fit grimper en haut d'un arbre ; et depuis ce jour jusqu'à aujourd'hui, ma Mieux-Aimée, trois Hommes sur cinq ne manqueront jamais de jeter des choses à un Chat chaque fois qu'ils en rencontreront un et tous les autres Chiens lui courront après pour le faire grimper aux arbres. Mais le Chat respecte lui aussi sa part du marché. Il tuera les souris et il sera gentil avec le Bébé tant qu'il sera dans la maison, pourvu qu'il ne lui tire pas la queue trop fort. Mais lorsqu'il a fait tout ça et entre-temps, quand la lune se lève et que la nuit vient, il est encore le Chat qui va son chemin tout seul et pour lui tous les endroits se valent. Alors il part dans les Bois Humides et Sauvages ou dans les Arbres Humides et Sauvages ou bien sur les Toits Humides et Sauvages, en agitant sa queue sauvage et en s'en allant solitaire et sauvage.

Voici

le dessin représentant le Chat qui allait son chemin tout seul, s'en allant solitaire et sauvage à travers les Bois Humides et Sauvages en remuant sa queue sauvage. Il n'y a rien d'autre dans ce dessin, excepté quelques champignons. Ils étaient obligés de pousser là, car les Bois étaient si humides. Cette sorte de tas sur la branche basse n'est pas un oiseau. C'est de la mousse qui a poussé là, car les Bois étaient si humides. Au-dessous du vrai dessin, il y a un autre dessin représentant la Caverne confortable où l'Homme et la Femme s'installèrent après la naissance du Bébé. C'est leur Caverne d'été et ils ont planté du blé devant. L'Homme part sur le Cheval chercher la Vache afin de la ramener à la Caverne pour la traire. Il lève la main pour appeler le Chien qui a traversé la rivière à la nage pour chasser des lapins.


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Le Papillon qui tapait du pied.

 

Voici, ô ma Mieux-Aimée, une histoire, une nouvelle et merveilleuse histoire, une histoire différente des autres histoires, une histoire sur le Très Sage Souverain Suleiman-bin-Daoud, Salomon Fils de David.
Il existe trois cent cinquante-cinq histoires sur Suleiman-bin-Daoud, mais celle-ci n'en fait pas partie. Ce n'est pas l'histoire du Vanneau qui découvrit l'Eau, ni de la Huppe qui protégeait de la chaleur Suleiman-bin-Daoud. Ce n'est pas l'histoire du Pavé en Verre, ni du Rubis avec le Trou de Travers, ni des Lingots d'Or de Balkis. C'est l'histoire du Papillon qui Tapait du Pied.
Maintenant, prête attention une fois encore et écoute !
Suleiman-bin-Daoud était sage. Il comprenait ce que disaient les bêtes, ce que disaient les poissons et ce que disaient les insectes. Il comprenait ce que disaient les rochers au plus profond de la terre quand ils se penchaient les uns vers les autres en gémissant ; et il comprenait ce que disaient les arbres quand ils frissonnaient au milieu de la matinée. Il comprenait tout, depuis l'évêque en chaire jusqu'à l'hysope sur le mur ; et Balkis, sa Reine Principale, la Toute Belle Reine Balkis, était presque aussi sage que lui.
Suleiman-bin-Daoud était puissant. Au troisième doigt de sa main droite il portait un anneau. Lorsqu'il le tournait une fois, les Afrites et les Djinns surgissaient de terre pour faire tout ce qu'il leur ordonnait. Lorsqu'il le tournait deux fois, les Fées descendaient du ciel pour faire tout ce qu'il leur ordonnait ; et lorsqu'il le tournait trois fois, le très puissant ange Azrael de l'Épée venait, vêtu en porteur d'eau, lui apporter les nouvelles des trois mondes : Au-Dessus, Au-Dessous et Ici.
Pourtant, Suleiman-bin-Daoud n'était pas orgueilleux. Il tentait rarement de faire de l'épate et lorsque cela lui arrivait, il le regrettait. Une fois, il voulut nourrir tous les animaux du monde entier en un seul jour, mais quand la nourriture fut prête, un Animal sortit de la mer profonde et avala tout en trois bouchées. Fort surpris, Suleiman-bin-Daoud dit :
« Ô Animal, qui es-tu ? »
Et l'Animal dit :
« Ô Roi, longue vie à toi ! Je suis le plus petit de trente mille frères et nous vivons au fond de la mer. Nous avons appris que tu allais nourrir tous les animaux du monde et mes frères m'ont envoyé te demander quand le dîner serait servi. »
Suleiman-bin-Daoud, encore plus surpris, dit :
« Ô Animal, tu as mangé tout le dîner que j'avais préparé pour tous les animaux du monde. »
Et l’Animal dit :
« Ô Roi, longue vie à toi ! Tu appelles ça un dîner ? D'où je viens, nous mangeons deux fois plus entre les repas. »
Alors Suleiman-bin-Daoud s'aplatit la face contre terre et dit :
« Ô Animal ! J'offrais ce dîner pour montrer quel puissant et riche roi j'étais, et pas vraiment pour être bienveillant envers les animaux. Maintenant, j'ai honte et c'est bien fait pour moi. »

Voici

le dessin représentant l’animal qui sortit de la mer et mangea toute la nourriture que Suleiman-bin-Daoud avait préparée pour tous les animaux du monde entier. C'était un Animal très gentil et sa maman en était folle, ainsi que de ses vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf frères qui vivaient au fond de la mer. C'était le plus petit de tous, sais-tu, et il s'appelait donc Petit Porgies. Il mangea toutes les boîtes, les paquets, les balles et toutes les choses qui avaient été préparées pour tous les animaux, sans même ôter les couvercles ou défaire les ficelles et cela ne lui fit aucun mal. Les mâts dressés tout droits derrière les caisses de nourriture sont ceux des navires de Suleiman-bin-Daoud. Ils étaient en train d'apporter encore de la nourriture lorsque Petit Porgies aborda. Il ne mangea pas les navires. Ils cessèrent de décharger les provisions et prirent immédiatement le large en attendant que Petit Porgies eût fini de manger. Tu peux voir quelques-uns des navires qui commencent à s'en aller près de l'épaule de Petit Porgies. Je n'ai pas dessiné Suleiman-bin-Daoud, mais il est juste à côté du dessin, fort surpris. Le paquet qui pend du mât du navire dans le coin est vraiment un ballot de dattes mouillées pour les perroquets. Je ne connais pas les noms des navires. C'est tout ce qu'il y a dans ce dessin

Suleiman-bin-Daoud était un sage, un vrai de vrai, ma Mieux-Aimée. Après cela, il n'oublia jamais que c'était idiot de faire de l'épate, et maintenant commence la véritable histoire.
Il épousa des femmes tant et plus. Il épousa neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes, sans compter la Toute Belle Balkis ; et elles vivaient dans un immense palais d'or, au milieu d'un ravissant jardin avec des fontaines. Il n'avait pas vraiment besoin de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes, mais en ce temps-là, tout le monde épousait des femmes tant et plus et le Roi, bien entendu, se devait d'en épouser plus encore, rien que pour montrer qu'il était le Roi.
Certaines des femmes étaient aimables mais d'autres tout bonnement abominables, et les abominables se querellaient avec les aimables et les rendaient abominables à leur tour ; alors elles se querellaient toutes avec Suleiman-bin-Daoud et cela devenait abominable pour lui. Mais Balkis la Toute Belle ne se querellait jamais avec Suleiman-bin-Daoud. Elle l'aimait trop. Elle restait assise dans ses appartements du Palais d'Or ou bien elle se promenait dans les jardins du Palais, et elle était sincèrement désolée pour lui.
Bien sûr, s'il avait décidé de tourner sa bague pour évoquer les Djinns et les Afrites, ils auraient magiqué ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf épouses querelleuses en mules blanches du désert, en lévriers ou en pépins de grenades, mais Suleiman-bin-Daoud craignait que cela soit de l'épate. Si bien que lorsqu'elles se querellaient trop, il allait se promener seul dans les beaux jardins du Palais en souhaitant n'être jamais né.
Un jour, alors qu'elles se querellaient depuis trois semaines, toutes les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf épouses ensemble, Suleiman-bin-Daoud sortit pour chercher la paix et le calme comme d'habitude, et parmi les orangers il rencontra Balkis la Toute Belle, fort peinée que Suleiman-bin-Daoud soit à ce point tourmenté. Elle lui dit :
« Ô mon Seigneur et Lumière de mes Yeux, tournez la bague à votre doigt et montrez à ces Reines d'Égypte, de Mésopotamie, de Perse et de Chine quel puissant et terrible Roi vous êtes.»
Mais Suleiman-bin-Daoud secoua la tête et dit :
« Ô ma Dame et Délice de ma Vie, souvenez-vous de l'Animal qui sortit de la mer et me fit honte devant tous les animaux du monde parce que je voulais faire de l'épate. Maintenant, si je faisais de l'épate devant ces reines de Perse, d'Egypte, d'Abyssinie et de Chine, uniquement parce qu'elles me tourmentent, je pourrais avoir plus honte encore. »
Et Balkis la Toute Belle dit :
« Ô mon Seigneur et Trésor de mon Ame, qu'allez-vous faire ? »
Et Suleiman-bin-Daoud dit :
« Ô ma Dame et Contentement de mon Coeur, je continuerai à endurer mon destin entre les mains de ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Reines qui me contrarient avec leurs querelles incessantes. »
Alors il poursuivit sa promenade parmi les lis, les nèfles, les roses, les balisiers et les gingembriers aux lourdes senteurs, qui poussaient dans le jardin, jusqu'à ce qu'il atteignît le grand camphrier qu'on appelait le Camphrier de Suleiman-bin-Daoud. Mais Balkis se cacha parmi les hauts iris, les bambous tachetés et les lis rouges, derrière le camphrier, afin de rester proche de son seul et véritable amour, Suleiman-bin-Daoud.
Bientôt, deux Papillons arrivèrent sous l'arbre en voletant, et ils se querellaient.
Suleiman-bin-Daoud entendit l'un dire à l'autre :
« J'admire ton audace à me parler ainsi. Ignores-tu que si je tapais du pied, le Palais de Suleiman-bin-Daoud tout entier et ce jardin disparaîtraient dans un coup de tonnerre ? »
Alors Suleiman-bin-Daoud oublia ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes agaçantes et rit, à en faire trembler le camphrier, de la vantardise du Papillon. Puis il leva le doigt et dit :
« Viens ici, petit bonhomme. »
Le Papillon était terriblement effrayé, mais il trouva moyen de voler jusqu'à la main de Suleiman-bin-Daoud et il s'y posa en s’éventant. Suleiman-bin-Daoud pencha la tête et murmura tout doucement :
« Petit bonhomme, tu sais que tous tes tapements de pied ne courberaient pas un brin d'herbe. Qu'est-ce qui t'a poussé à dire ce boniment effarant à ton épouse ? Car à coup sûr, il s'agit de ton épouse. »
Le Papillon regarda Suleiman-bin-Daoud et il vit les yeux du Roi Très Sage scintiller comme deux étoiles par une nuit de gel ; il prit son courage à deux ailes et il pencha la tête sur le côté et dit :
« Ô Roi, longue vie à toi ! C'est bien mon épouse, et tu sais comment sont les épouses. »
Suleiman-bin-Daoud sourit dans sa barbe et dit :
« Oui, je sais, petit frère.
- Il faut les tenir d'une manière ou d'une autre. J'ai dit ça pour la calmer. »
Et Suleiman-bin-Daoud dit :
« Puisse cela la calmer. Retourne auprès de ton épouse, petit frère, et laisse-moi écouter ce que tu lui dis. »
Le Papillon repartit en voletant vers son épouse qui était dans tous ses états, derrière une feuille, et elle dit :
« Il t'a entendu ! Suleiman-bin-Daoud t'a entendu !
- S'il m'a entendu ! dit le Papillon. Bien sûr qu'il m'a entendu ! Je voulais qu'il m'entende !
- Et qu'a-t-il dit ? Oh, qu'a-t-il dit ?
- Eh bien, dit le Papillon en s'éventant d'un air avantageux, entre nous, ma chère, bien sûr je ne le blâme pas, car ce Palais a dû lui coûter fort cher et les oranges commencent juste à mûrir, il m'a demandé de ne pas taper du pied, et j'ai promis de ne pas le faire.
- Bonté divine ! » dit son épouse qui en resta assise et coite, mais Suleiman-bin-Daoud riait, à en avoir les larmes aux yeux, devant l'impudence de ce mauvais petit Papillon.
Balkis la Toute Belle se leva derrière l'arbre, parmi les lis rouges, et sourit in Petto car elle avait tout entendu. Elle pensa : « Si je suis habile, je peux encore sauver mon Seigneur des persécutions de ces Reines querelleuses. » Elle leva le doigt et murmura doucement à l'Épouse du Papillon :
« Viens ici, petite bonne-femme. »
L'Épouse du Papillon s'envola, tout effrayée, pour se poser sur la blanche main de Balkis.
Balkis pencha son joli visage et murmura :
« Petite bonne-femme, crois-tu ce que ton mari vient de te dire ? »
L'Épouse du Papillon regarda Balkis et vit les yeux de la Reine Toute Belle briller comme des lacs profonds à la clarté des étoiles ; elle prit son courage à deux ailes et dit :
« Ô Reine, sois belle à jamais. Tu sais, toi, comment sont les hommes. »
Et la Reine Balkis, la Sage Balkis de Saba, mit la main sur les lèvres pour dissimuler un sourire et dit : « Je sais, petite soeur.
- Ils se mettent en colère pour un rien, dit la Femme du Papillon en s'éventant très vite, mais nous devons leur complaire. Ils ne pensent pas la moitié de ce qu'ils disent. S'il chante à mon mari de croire que je le crois capable de faire disparaître le Palais de Suleiman-bin-Daoud en tapant du pied, franchement, cela m'est bien égal. Demain il aura tout oublié.
- Tu as bien raison, petite soeur, dit Balkis. Mais la prochaine fois qu'il commencera à se vanter, prends-le au mot. Demande-lui de taper du pied pour voir ce qui se passera. Nous autres, nous savons, n'est-ce pas, comment sont les hommes. Il aura très honte. »
L'Épouse du Papillon rejoignit son mari en voletant et au bout de cinq minutes ils se querellaient de plus belle.
« Rappelle-toi! dit le Papillon. Rappelle-toi ce que je peux faire si je tape du pied.
- Je n'en crois pas un mot, dit l'Épouse du Papillon. Je voudrais bien te voir à l'oeuvre. Supposons que tu tapes du pied maintenant ?
- J'ai promis à Suleiman-bin-Daoud de ne pas le faire, dit le Papillon, et je ne veux pas renier ma parole.
- Ça ne changerait rien si tu le faisais, dit son épouse. Tu ne courberais pas un brin d'herbe en tapant du pied. Je te défie de le faire, dit-elle. Tape ! Tape ! Tape ! »
Suleiman-bin-Daoud, assis sous le camphrier, entendit chaque mot et il rit comme jamais encore il n'avait ri de sa vie. Il en oublia complètement ses Reines, il en oublia l'Animal qui avait surgi de la mer, il en oublia l'épate. Il riait de joie voilà tout, et Balkis, de l'autre côté de l'arbre, sourit car son seul et véritable amour était heureux.
Bientôt, le Papillon, tout échauffé et essoufflé, revint en tournoyant à l'ombre du camphrier et dit à Suleiman :
« Elle veut que je tape du pied ! Elle veut voir ce qui se passera, ô Suleiman-bin-Daoud ! Tu sais que je ne peux pas le faire et désormais, elle ne voudra plus jamais croire un mot de ce que je dis. Elle va se moquer de moi jusqu'à la fin de mes jours !
- Non, petit frère, dit Suleiman-bin-Daoud. Elle ne se moquera plus jamais de toi. »
Et il tourna l'anneau à son doigt, rien que pour le petit Papillon, non pour faire de l'épate, et voilà-t-il pas que quatre gigantesques Djinns sortent de terre !
« Esclaves, dit Suleiman-bin-Daoud. Quand ce monsieur qui est sur mon doigt (c'est là que s'était posé l'impudent Papillon) tapera du pied gauche avant de devant, vous ferez disparaître mon Palais et ces jardins dans un coup de tonnerre. Lorsqu'il tapera une seconde fois, vous les remettrez soigneusement en place. Maintenant, petit frère, dit-il, retourne auprès de ton épouse et tape du pied tout ton soûl. »
Le Papillon s'envola vers sa femme qui criait : « Je te défie de le faire ! Je te défie de le faire ! Tape! Tape maintenant ! »
Balkis vit les quatre énormes Djinns se baisser vers les quatre coins du jardin, avec le Palais au milieu, et elle applaudit doucement et dit :
« Enfin Suleiman-bin-Daoud va faire pour un Papillon ce qu'il aurait dû faire depuis longtemps pour lui-même, et les Reines querelleuses vont avoir peur! »
Alors le Papillon tapa du pied. Les Djinns soulevèrent le Palais et les jardins à mille lieues dans les airs : il se produisit un effroyable coup de tonnerre et tout devint noir comme de l'encre. L'Épouse du Papillon voletait dans l'obscurité en criant :
« Oh ! Je serai gentille ! Je regrette tant d'avoir parlé ! Ramène les jardins, mon petit mari chéri, et je ne te contredirai plus ! »
Le Papillon était presque aussi apeuré que sa femme et Suleiman-bin-Daoud riait si fort qu'il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son souffle et murmurer au Papillon :
« Tape encore du pied, petit frère. Rends-moi mon Palais, très grand magicien.
- Oui, rends-lui son Palais, dit l'Épouse du Papillon en continuant à voler dans tous les sens dans le noir comme une mite. Rends-lui son Palais et finissons-en avec cette horrible magie.
- Très bien, ma chère, dit le Papillon, de l'air aussi brave qu'il put. Tu vois à quoi ont mené tes chamailleries. Bien sûr, pour moi cela importe peu, je suis habitué à ce genre de choses, mais par bonté pour toi et pour Suleiman-bin-Daoud, j'accepte de tout remettre en place. »
Il tapa donc du pied une nouvelle fois et à l'instant les Djinns reposèrent le Palais et les jardins sans le moindre heurt. Le soleil brilla sur les feuilles d'oranger vert foncé, les fontaines jouèrent parmi les lis roses d’Egypte, les oiseaux se remirent à chanter et l'Epouse du Papillon s'allongea sur le flanc à l'ombre du camphrier, frémissant des ailes et haletant :
« Oh ! Je serai gentille ! Je serai gentille ! »
Suleiman-bin-Daoud pouvait à peine parler tant il riait. Il se renversa, épuisé et hoquetant, et il menaça du doigt le Papillon et dit :
« Ô grand magicien, à quoi bon me rendre mon Palais si en même temps tu me fais mourir de rire ? »
Alors se produisit un bruit terrible car les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Reines au grand complet sortirent du Palais en criant, hurlant, et appelant leurs bébés. Elles dévalèrent le grand escalier de marbre sous la fontaine, cent de front, et Balkis la Très Sage s'avança vers elles majestueuse et dit :
« Quel ennui est le vôtre, ô Reines ? »
Elles s'arrêtèrent sur l'escalier de marbre, cent de front, et crièrent :
« Notre ennui, quel est-il ? Nous vivions en paix dans notre Palais d'Or, comme à l'accoutumée, quand le Palais, soudain, a disparu et nous nous sommes retrouvées assises dans d'épaisses et très denses ténèbres ; puis il a tonné tandis que des Djinns et des Afrites se mouvaient dans les ténèbres ! Voilà notre ennui, ô Reine Première, et nous sommes très extrêmement ennuyées au niveau de cet ennui car ç'a été un ennui très ennuyeux ne ressemblant à aucun ennui que nous ayons connu. »
Alors Balkis, la Reine Toute Belle, la Très Mieux-Aimée de Suleiman-bin-Daoud, qui fut Reine de Saba, de Sabie et des Fleuves de l'Or du Sud, du Désert de Zinn aux Tours du Zimbabwe, Balkis, presque aussi sage que le Très Sage Suleiman-bin-Daoud lui-même, dit :
« Ce n'est rien, ô Reines ! Un Papillon s'est plaint de son épouse qui ne cessait de se quereller avec lui et il a plu à notre Seigneur Suleiman-bin-Daoud de donner à cette dame une leçon de suavité vocale et d'humilité, car ce sont là des vertus parmi les épouses de papillons. »
Alors une Reine d'Egypte, la fille d'un Pharaon, s'avança et dit :
« Notre Palais ne peut pas être déraciné comme un poireau à cause d'un misérable insecte. Non ! Suleiman-bin-Daoud doit être mort et ce que nous avons entendu et vu, c'était la terre qui tonnait et s'obscurcissait en apprenant la nouvelle. »
Alors Balkis fit signe à cette Reine téméraire sans la regarder et lui dit, ainsi qu'aux autres :
« Venez voir. »
Elles descendirent l'escalier de marbre, cent de front, et sous son camphrier, tout épuisé encore d'avoir tant ri, elles virent le Très Sage Roi Suleiman-bin-Daoud se balancer d'avant en arrière, un Papillon sur chaque main, et elles l'entendirent qui disait :
« Ô Épouse de mon frère dans les airs, souviens-toi après ceci de plaire à ton mari en toutes choses, et de ne point le provoquer de peur qu'il ne tape de nouveau du pied, car il s'est dit coutumier de cette Magie et, suréminemment, c'est un grand magicien, il peut à lui seul dérober le Palais même de Suleiman-bin-Daoud. Allez en paix, petites gens ! »
Et il les embrassa sur les ailes et ils s'envolèrent.
Alors, toutes les Reines, excepté Balkis, la Toute Belle et Rayonnante Balkis, qui se tenait à l'écart en souriant, s'aplatirent le visage contre terre et dirent :
« Si de telles choses se produisent lorsqu'un Papillon est mécontent de son épouse, que nous arrivera-t-il à nous qui agaçons notre Roi avec nos éclats de voix et nos querelles permanentes depuis tant de jours ? »
Alors, elles abaissèrent leur voile sur leur visage et elles posèrent les mains sur leur bouche, et elles regagnèrent le Palais sur la pointe des pieds, sages comme des images.
Alors, Balkis, la Toute Belle et Excellente Balkis, s'avança parmi les lis rouges jusqu'à l'ombre du camphrier, posa la main sur l'épaule de Suleiman-bin-Daoud et dit :
« Ô mon Seigneur et Trésor de mon Ame, réjouissez-vous car nous avons donné aux Reines d'Égypte, de Mésopotamie, d'Abyssinie, de Perse, d'Inde et de Chine une grande et mémorable leçon. »
Et Suleiman-bin-Daoud qui regardait encore les Papillons jouer dans la lumière du soleil dit :
« Ô ma Dame et Joyau de ma Félicité, quand cela a-t-il eu lieu ? Car je ne fais que m'amuser avec un Papillon depuis que je suis dans le jardin. »
Et il raconta à Balkis ce qu'il avait fait.
Balkis, la Tendre et Toute Ravissante Balkis, dit :
« Ô mon Seigneur et Régent de mon Existence, j'étais cachée derrière le camphrier et j'ai tout vu. C'est moi qui ai dit à l'Epouse du Papillon de demander au Papillon de taper du pied en espérant que par amusement mon Seigneur accomplirait quelque grande Magie et que voyant cela les Reines auraient peur. »
Et elle lui répéta ce qu'avaient dit, vu et pensé les Reines.
Alors Suleiman-bin-Daoud se leva de son siège sous le camphrier, il s'étira et se réjouit et dit :
« Ô ma Dame et Liqueur de mes Jours, sachez que si j'avais fait une Magie contre mes Reines, par orgueil ou colère de même que j'avais organisé ce banquet pour tous les animaux, j'aurais certainement eu honte. Mais grâce à votre sagesse, j'ai fait la Magie par amusement à cause d'un petit Papillon, et voilà, elle m'a aussi délivré des tracasseries de mes tracassières épouses. Dites-moi donc, ô ma Dame et Coeur de mon Coeur, d'où vient tant d'habileté ? »
Et Balkis la Reine, belle et grande, plongea ses yeux dans les yeux de Suleiman-bin-Daoud et pencha un peu la tête sur le côté, comme le Papillon, et dit :
« C'est premièrement, ô mon Seigneur, que je vous aime et deuxièmement, ô mon Seigneur, que je sais comment sont les femmes. »
Alors ils remontèrent ensemble vers le palais et vécurent heureux pendant très longtemps.
N'était-ce pas habile de la part de Balkis ?

Il n'y eut jamais
Du bout du vaste monde jusqu'ici Reine semblable à Balkis
Mais...
Mais Balkis parlait à un papillon
Comme on ferait à un ami.

Il n'y eut jamais
Depuis que s'est mise à tourner la terre
Roi semblable à Salomon
Mais...
Salomon parlait à un papillon
Comme ferait homme à son frère.

L'une était Reine de Saba
L'autre était Maître de l'Asie
Tous les deux parlaient à des papillons
Quand ds se promenaient là-bas
Loin de leur patrie.


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