Gluck.
La fin de l'été a souvent de
beaux jours à Berlin. Le soleil perce joyeusement les nuages, et
l'air humide, qui se balance sur les rues de la cité, s'évapore
légèrement à ses rayons. On voit alors de longues files de
promeneurs, un mélange chamarré d'élégants, de bons bourgeois
avec leurs femmes et leurs enfants en habits de fête,
d'ecclésiastiques, de juifs, de filles de joie, de professeurs,
d'officiers et de danseurs, passer sous les allées de tilleuls,
et se diriger vers le jardin botanique. Bientôt toutes les
tables sont assiégées chez Klaus et chez Weber ; le café de
chicorée fume en pyramides tournoyantes, les jeunes gens
allument leurs cigares, on parle, on dispute sur la guerre ou la
paix, sur la chaussure de madame Bethmann, sur le dernier traité
de commerce et la dépréciation des monnaies, jusqu'à ce que
toutes les discussions se perdent dans les premiers accords d'une
ariette de Fanchon, avec laquelle une harpe discorde, deux
violons fêlés et une clarinette asthmatique viennent tourmenter
leurs auditeurs et se tourmenter eux-mêmes. Tout proche de la
balustrade qui sépare de la rue la rotonde de Weber, sont
plusieurs petites tables environnées de chaises de jardin ; là,
on respire un air pur, on observe les allants et les venants, et
on est éloigné du bourdonnement cacophonique de ce maudit
orchestre : c'est là que je viens m'asseoir, m'abandonnant aux
légers écarts de mon imagination, qui m'amène sans cesse des
figures amies avec lesquelles je cause à l'aventure, des arts,
des sciences et de tout ce qui fait la joie de l'homme. La masse
des promeneurs passe devant moi, toujours plus épaisse, toujours
plus mêlée, mais rien ne me trouble, rien ne m'enlève à mes
amis fantastiques. Une aigre valse échappée des maudits
instruments me rappelle quelquefois du pays des ombres ; je
n'entends que la voie criarde des violons et de la clarinette qui
brait; elle monte et elle descend le long d'éternelles octaves
qui me déchirent l'oreille, et alors la douleur aiguë que je
ressens m'arrache une exclamation involontaire. - Oh ! les
infernales octaves ! m'écriai-je un jour.
J'entendis murmurer auprès de moi : Fâcheux destin ! encore un
chasseur d'octaves ! Je me levai et je m'aperçus qu'un homme
avait pris place à la même table que moi. Il me regardait
fixement, et je ne pus à mon tour détacher mes regards des
siens. Jamais je n'avais vu une tête et une figure qui eussent
fait sur moi une impression aussi subite et aussi profonde. Un
nez doucement aquilin regagnait un front large et ouvert, où des
saillies fort apparentes s'élevaient au-dessus de deux sourcils
épais et à demi-argentés. Ils ombrageaient deux yeux
étincelants, presque sauvages à force de feu, des yeux
d'adolescents jetés sur un visage de cinquante ans. Un menton
gracieusement arrondi contrastait avec une bouche sévèrement
fermée, et un sourire involontaire, que produisait le jeu des
muscles, semblait protester contre la mélancolie répandue sur
ce vaste front. Quelques boucles grises pendaient seulement
derrière sa tête chauve, et une large houppelande enveloppait
sa haute et maigre stature. Dès que mes regards tombèrent sur
cet homme, il baissa les yeux, et reprit sa tâche, que mon
exclamation avait sans doute interrompue : elle consistait à
secouer complaisamment, de plusieurs petits cornets dans une
grande tabatière, du tabac qu'il arrosait de temps en temps de
quelques gouttes de vin. La musique ayant cessé, je ne pus me
défendre de lui adresser la parole. - Il est heureux que la
musique se taise, lui dis-je, elle n'était pas supportable.
Il me jeta un regard à la dérobée, et versa son dernier
cornet. - Il vaudrait mieux qu'on ne jouât pas du tout, que de
jouer aussi mal, repris-je. N'êtes-vous pas de mon avis ? - Je
ne suis d'aucun avis, dit-il. Vous êtes musicien et connaisseur
de profession ?... - Vous vous trompez. Je ne suis ni l'un ni
l'autre. J'ai appris autrefois à jouer un peu du piano et de la
contrebasse, comme une chose qui tient à une bonne éducation,
et mon maître me disait que rien ne faisait plus mauvais effet
qu'une voix de haute-contre procédant par octaves vers la basse.
Voilà mon autorité, je vous la donne pour ce qu'elle vaut. -
Vraiment, répondit-il. Quittant alors son siège, il se dirigea
lentement et d'un air pensif vers les musiciens, en levant à
plusieurs reprises les yeux au ciel et se frappant le front avec
la paume de sa main, comme quelqu'un qui voudrait éveiller en
lui un souvenir. Je le vis de loin parler aux exécutants, qu'il
traita avec une dignité hautaine. Il revint, et à peine eut-il
repris sa place, qu'on se mit à jouer l'ouverture d'Iphigénie
en Aulide. Il écouta l'andante
les yeux à demi-fermés, et les bras croisés sur la table. Par
un léger mouvement de son pied gauche, il marquait les
intonations ; il releva la tête, jeta un regard derrière lui,
étendit sur la table sa main gauche, dont les doigts ouverts
semblaient plaquer un accord sur un piano, et éleva la droite en
l'air : c'était un maître d'orchestre qui donnait le signal
d'une autre mesure. - Sa main droite retomba, et l'allegro
commença. Une rougeur brûlante couvrit ses joues pâles, ses
sourcils se rejoignirent entre les plis de son front, et une
fureur divine dissipa le sourire forcé qui voltigeait autour de
ses lèvres. Il se recula, ses sourcils se relevèrent, les
muscles de ses joues se contractèrent de nouveau, ses yeux
brillèrent, une expression de douleur couvrit ses traits ; son
haleine s'échappa péniblement de sa poitrine, des gouttes de
sueur vinrent mouiller son front, et son doigt levé annonça le
tutti et le morceau d'ensemble. Sa main
droite ne cessa pas de battre la mesure ; mais de la gauche il
tira son mouchoir et s'essuya le visage. C'est ainsi qu'il anima
le squelette d'ouverture que nous offraient deux violons, et
qu'il lui donna de la chair et des couleurs. J'entendais les sons
tendres et plaintifs de la flûte, dans ses tons ascendants,
lorsque la tempête des violons et des basses a cessé, et que le
tonnerre des timbales garde le silence ; j'entendais les accents
brefs et rapides des violoncelles, du hautbois, qui exprime la
douleur, jusqu'à ce que le tutti,
revenant tout à coup, eût, comme un géant, écrasé toutes les
plaintes et les douces lamentations, sous ses pas cadencés et
retentissants.
L'ouverture était achevée : l'homme laissa tomber ses deux bras
et resta les yeux fermés, comme quelqu'un dont une application
extrême a épuisé les forces. La bouteille qui se trouvait
devant lui était vide. Je remplis son verre avec du vin de
Bourgogne que je m'étais fait apporter. Je l'invitai à boire ;
il but sans cérémonie, et vidant son verre d'un trait, il
s'écria : Je suis content de l'exécution ! L'orchestre s'est
bravement comporté. - Et cependant, repris-je, on ne nous a
donné qu'une pâle esquisse d'un chef-d'oeuvre composé des
couleurs les plus éclatantes. -Si je juge bien, vous n'êtes pas
de Berlin ? - En effet, je ne suis ici que momentanément. - Mais
il fait froid, si nous allions dans la salle ? - L'idée est
bonne. - Je ne vous connais pas, mais vous ne me connaissez pas
non plus. Nous ne nous demanderons pas nos noms ; des noms sont
souvent une chose embarrassante. Je bois avec vous du vin de
Bourgogne qui ne me coûte rien, nous sommes bien ensemble ; tout
est au mieux.
Il me dit ces paroles avec bonhomie. Nous étions entrés dans la
salle ; en s'asseyant, sa houppelande s'ouvrit, et je remarquai
avec surprise qu'il portait sous ce vêtement une veste brodée,
une culotte de velours et une petite épée d'argent. Il boutonna
sa houppelande avec soin. - Pourquoi, lui dis-je, pourquoi
m'avez-vous demandé si je suis de Berlin ? - Parce que, dans ce
cas, j'aurais été forcé de vous quitter. - Cela est fort
énigmatique. -Nullement, si je vous dis que... Eh bien ! oui, je
suis un compositeur. - Je ne vous comprends pas encore. - Alors
pardonnez-moi ma question, car je vois que vous n'entendez rien
ni à Berlin ni aux Berlinois.
Il se leva et fit rapidement le tour de la chambre ; puis il
s'approcha de la fenêtre, et fredonna le choeur des prêtresses
d'Iphigénie en Tauride,
en s'accompagnant du bruit de ses doigts sur les vitres. Je
remarquai avec étonnement qu'il y introduisait de nouvelles
phrases musicales, dont l'énergie m'agita. Il revint prendre sa
place. J'étais singulièrement frappé des manières de ce
personnage et de son talent musical. Je gardai involontairement
le silence. - N'avez-vous jamais composé ? me dit-il. - Je me
suis essayé dans cet art ; mais j'ai trouvé que ce que
j'écrivais dans mes moments d'enthousiasme me paraissait ensuite
pâle et ennuyeux. Alors j'ai renoncé à ce travail. - Vous avez
eu tort, car c'est déjà bon signe que de n'être pas content de
ses essais. On apprend la musique quand on est petit garçon,
parce que papa et maman le veulent ainsi, et dès lors on racle
et on clapotte à plaisir ; mais tout doucement l'âme devient
sensible à la mélodie. Peut-être le thème à demi-oublié
d'un air qu'on chantait autrefois, est-il la première idée
qu'on ait en propre, et cet embryon, péniblement nourri par
d'autres idées également étrangères, devient un colosse ! -
Ah ! comment serait-il possible d'indiquer seulement les mille
manières dont on arrive à composer ? C'est une large route, où
la foule se presse, en s'agitant et en criant : Nous sommes élus
! nous sommes au but ! - On arrive par une porte d'ivoire dans le
royaume des rêveries. Il est peu d'hommes qui aient vu cette
porte une seule fois ; il en est moins encore qui l'aient
franchie ! - Là tout est merveilleux ; de folles images flottent
çà et là ; il en est de sublimes ; mais on ne les trouve
qu'au-delà des portes d'ivoire. Il est encore plus difficile de
sortir de cet empire. On y vogue, on y tourne, on y tourbillonne.
Beaucoup de ces voyageurs oublient leur rêve dans le pays des
rêves ; ils deviennent eux-mêmes des ombres au milieu de tous
ces brouillards. Quelques-uns s'éveillent et sentent ; ils
s'élèvent, et gravissent ces cimes mobiles : enfin ils arrivent
à la vérité ! Le moment est venu ; ils touchent à ce qui est
éternel, à ce qui est indicible ! - Voyez ce soleil ; c'est le
diaposon d'où les accords, semblables à des astres, vous
plongent et vous enveloppent dans des flots de lumière. Des
langues de feu vous environnent, et vous garrottent comme un
nouveau-né, jusqu'à ce que Psyché vous dégage et vous
entraîne au séjour de l'harmonie.
A ces derniers mots, il se dressa sur ses pieds, et leva les yeux
vers le ciel ; puis il se remit à sa place, et vida son verre,
que j'avais rempli. Nous étions seuls, un silence profond
régnait autour de nous, et je me serais gardé de le rompre, de
crainte de troubler les méditations de cet homme extraordinaire.
Enfin il reprit la parole, mais avec plus de calme. - Quand je
pénétrai dans ce vaste champ, j'étais poursuivi par mille
anxiétés, par mille douleurs. Il était nuit, et des masques
grimaçants venaient m'effrayer et s'accroupir autour de moi ;
des spectres m'entraînaient jusqu'au fond des mers, et du même
trait, me ramenaient dans les plaines lumineuses du ciel. Tout
redevenait ténèbres, et des éclairs perçaient la nuit, et ces
éclairs étaient des tons d'une pureté admirable, qui me
berçaient doucement. - Je me réveillai, et je vis un oeil vaste
et limpide, qui plongeait son regard dans un orgue ; et chaque
fois que son éclatant rayon visuel colorait une des touches, il
en sortait des accords magnifiques, tels que je n'en avais jamais
ouïs. Des flots de mélodie débordaient de toutes parts, et
moi, je nageais délicieusement dans ce frais torrent qui
menaçait de m'engloutir. L'oeil se dirigea vers moi, et me
soutint à la surface des ondes écumantes. Les ténèbres
revinrent. Alors deux géants, couverts d'armures brillantes,
m'apparurent : c'étaient la basse
fondamentale et la
quinte. Ils m'entraînèrent de nouveau
dans l'abîme ; mais l'oeil me souriait : Je sais, dit-il, que
ton coeur est animé de désirs ; la douce tierce
va venir pour toi se placer entre ces deux colosses ; tu
entendras sa voix légère, et tu me reverras avec le cortège de
mes mélodies.
Il se tut. - Et vous revîtes cet oeil divin ? - Oui, je le
revis. Je me retrouvai dans le pays des songes. J'étais dans un
vallon ravissant ; et les fleurs y chantaient ensemble. Un
tournesol gardait seul le silence, et inclinait tristement vers
la terre son calice fermé. Un attrait irrésistible
m'entraînait vers lui. - Il releva sa tête. - Le calice se
rouvrit, et, du milieu de ses feuilles, je vis apparaître l'oeil
dont les regards étaient tournés vers moi. Alors
s'échappèrent de mon front des sons harmonieux qui se
répandaient au milieu des fleurs et semblaient les raviver;
elles les aspiraient en frémissant, comme une pluie bienfaisante
qui vient après une longue sécheresse. Des vapeurs odorantes
s'élevèrent du milieu des fleurs, et me plongèrent dans
l'ivresse ; les feuilles du calice s'élevèrent au-dessus de ma
tête, et je perdis mes sens.
A ces derniers mots, il se leva et s'échappa d'un pas rapide.
J'attendis vainement son retour : je résolus de regagner seul la
ville. J'approchais déjà de la porte de Brandenbourg, lorsque,
dans l'ombre, je vis marcher devant moi une longue figure que je
reconnus pour mon original. Je lui adressai la parole. - Pourquoi
m'avez-vous si brusquement quitté ? - Il commençait à faire
trop chaud, et l'Euphon commençait à résonner. - Je ne vous
comprends pas. - Tant mieux. - Tant pis, car je voudrais bien
vous comprendre. - N'entendez-vous rien ? - Rien. - C'est passé.
- Marchons. Je n'aime pas beaucoup la compagnie ; mais vous ne
composez pas, et vous n'êtes pas de Berlin. - Je ne puis deviner
la cause de votre rancune pour les Berlinois. Dans cette ville,
où on estime tant la musique et où on la cultive si
généralement, un homme tel que vous devrait se trouver très
heureux. - Vous êtes dans l'erreur. Pour mon tourment, je suis
condamné à errer, comme un ange déchu, dans une contrée
déserte. -Une contrée déserte, ici, à Berlin ? - Oui, c'est
un désert que ce lieu, car aucun esprit ne s'approche de moi. Je
suis seul. - Mais les artistes ! ... les compositeurs ! - Loin de
moi ces gens-là ! ils griffonnent, raffinent, arrangent tout,
jusqu'à ce que tout soit mignon et compassé ; ils mettent tout
en branle pour trouver une misérable pensée, et au bout de tous
ces bavardages sur l'art et le génie des arts, ils ne peuvent
arriver à produire ; ou bien, s'ils se sentent assez de coeur
pour mettre une ou deux idées en lumière, la froideur glaciale
de leur oeuvre témoigne leur éloignement du soleil. - C'est un
travail de Lapon. - Votre jugement me semble trop rigoureux. Les
belles représentations du théâtre doivent au moins vous
satisfaire. - J'avais pris sur moi d'aller encore une fois au
théâtre, pour entendre l'opéra de mon jeune ami. - Comment se
nomme-t-il donc ? - Ah ! le monde entier est dans cet opéra !
les esprits de l'enfer se montrent tout au milieu de la foule
brillante des gens du monde ; tout y a une voix et un accent
tout-puissant. - Diable ! ... je parle de Don
Juan. Mais je ne pus assister jusqu'à la
fin de l'ouverture, qui fut tripotée prestissimo, sans tact et
sans âme. Et je m'étais préparé à l'entendre par le jeûne
et par la prière ! - Si je dois convenir qu'ici les
chefs-d'oeuvre de Mozart sont trop souvent négligés d'une
manière coupable, du moins ceux de Gluck sont-ils représentés
avec une pompe digne de leur mérite. - Vous pensez ? -J'ai voulu
une fois entendre Iphigénie en Tauride.
- En entrant au théâtre, je m'aperçois qu'on joue l'ouverture
d'Iphigénie en Aulide.
Hem ! me dis-je, c'est une erreur. On donne cette Iphigénie-là.
Mais je tombe de mon haut, en entendant arriver l'andante par
lequel commence Iphigénie en Tauride,
et puis l'ouragan. Tout l'effet, toute l'exposition calculée du
drame se trouve perdue. Une mer calme. Une tempête. - Les Grecs
jetés sur le rivage ; tout l'opéra est là ! Quoi ? le
compositeur a-t-il écrit son ouverture sur un tambour, pour
qu'on la souffle comme on veut et où on veut, comme un morceau
de trompettes ? - Je conviens de la faute. Cependant on fait tout
pour relever les ouvrages de Gluck ! - Oh ! oui, dit-il d'un ton
bref, et en souriant amèrement. Tout à coup il repartit, et
rien ne put l'arrêter. En un instant, il eut disparu. Durant
plusieurs jours, je le cherchai vainement dans le jardin
botanique.
Quelques mois s'étaient écoulés. Je m'étais attardé, par une
froide soirée pluvieuse, dans un quartier éloigné, et je
regagnais en toute hâte ma demeure, située dans la rue
Frédéric. Mon chemin me conduisait devant le théâtre; la
musique bruyante des timbales et des trompettes que j'entendis en
passant, me fit souvenir qu'on donnait l'Armide
de Gluck, et j'étais sur le point d'entrer, lorsqu'un singulier
monologue qui vint à moi au-dessous de la fenêtre d'où l'on
distinguait presque tous les tons de l'orchestre, fixa mon
attention. - Voici que vient le roi. - Ils jouent la marche. -
Roulez, roulez, timbales ! Bien ! vigoureusement ! Oui, oui, il
faut recommencer ce trait onze fois ; autrement, la marche ne
serait plus une marche. - Ah ! ah ! Maestoso. - Graduez cela
lentement, mes enfants. - Voyez, voilà un violon qui traîne la
semelle ! - Allons, reprenez pour la douzième fois, et frappez
toujours à la dominante ! - Maintenant, il fait son compliment.
- Armide le remercie gracieusement. - Encore une fois. - Là, il
manque encore deux soldats ! Maintenant, entrons vigoureusement
dans le récitatif. - Quel mauvais génie m'a attaché ici ? -
L'enchantement est rompu, lui dis-je. Venez.
Je pris par le bras mon original du jardin botanique, car ce
n'était nul autre, et je l'entraînai avec moi. Il parut surpris
et me suivit en silence. Mais nous nous trouvions déjà dans la
rue Frédéric, lorsqu'il s'arrêta tout à coup. Je vous
connais, dit-il. Vous étiez au jardin botanique. Nous parlâmes
beaucoup. Je bus du vin qui m'échauffa. - Ensuite l'Euphon
résonna durant deux jours. J'ai beaucoup souffert, mais c'est
passé. - Je me réjouis que le hasard m'ait ramené auprès de
vous. Faisons plus ample connaissance. Je ne demeure pas loin
d'ici, si... - Je ne puis aller chez personne. - Eh bien, vous ne
m'échapperez pas, je vous suivrai. - Alors, vous aurez quelques
centaines de pas à courir avec moi. Ne vouliez-vous pas aller au
théâtre ? - Je voulais entendre Armide,
mais maintenant... - Vous entendrez Armide
! venez.
Nous remontâmes silencieusement la Fredericstrasse ; il prit
vivement une petite rue latérale, et à peine pus-je le suivre,
tant il courut rapidement, jusqu'à ce qu'il fût enfin arrivé
devant une maison de chétive apparence. Il frappait depuis
longtemps, lorsque la porte s'ouvrit enfin. En tâtonnant dans
l'ombre nous atteignîmes à un escalier et parvînmes jusque
dans une chambre de l'étage supérieur ; mon guide la referma
avec soin. J'entendis ouvrir encore une porte ; bientôt il
reparut avec une lumière à la main, qui me permit de distinguer
ce lieu, dont le singulier arrangement ne me surprit pas peu. Des
chaises antiques, richement garnies, une horloge dans une grande
boîte dorée, et un large miroir entouré d'arabesques de formes
massives, donnaient à l'ensemble de l'ameublement l'aspect
affligeant d'une splendeur ternie. Au milieu de la chambre se
trouvait un petit piano sur lequel on voyait une grande
écritoire de porcelaine, et non loin de là quelques feuilles de
papier réglé. Un second regard jeté sur ce petit
établissement de compositeur, me convainquit qu'on n'en avait
pas fait usage depuis longtemps, car le papier avait entièrement
jauni, et une épaisse toile d'araignée s'étendait sur toute la
surface de l'écritoire. L'homme s'approcha d'une armoire placée
dans l'angle de la chambre, et tira un rideau qui la masquait. Je
vis alors une suite de grands livres bien reliés, avec des
inscriptions en lettres d'or, telles que : Orfeo,
Armida, Alceste, Iphigenia ; bref, je vis
réunis à la fois tous les chefs-d'oeuvre de Gluck. - Vous
possédez toute l'oeuvre de Gluck ? m'écriai-je. Il ne répondit
rien, mais un sourire convulsif contracta sa bouche ; et le jeu
des muscles de ses joues tombantes, mis tout à coup en
mouvement, changea son visage en un masque chargé de plis. Les
regards fixés sur moi, il saisit un des livres, - c'était Armide
; et s'avança d'un pas solennel vers le piano. Je l'ouvris
vitement, et j'en déployai le pupitre ; il sembla voir cette
attention avec plaisir. Il ouvrit le livre, et quel fut mon
étonnement ! je vis du papier réglé, et pas une note ne s'y
trouvait écrite. Il me dit : Je vais jouer l'ouverture ; tournez
les feuillets, et à temps ! - Je le promis, et il joua
magnifiquement et en maître, à grands accords fortement
plaqués, et presque conformément à la partition, le majestueux
Tempo di Marcia, par
lequel commence l'ouverture : mais l'allégro ne fut que parsemé
des principales pensées de Gluck. Il y introduisit tant de
phrases originales, que mon étonnement s'accrut de plus en plus.
Ses modulations étaient surtout frappantes, et il savait
rattacher à tant de variations brillantes le motif principal,
qu'il semblait sans cesse rajeunir et paraître sous une forme
nouvelle. Son visage était incandescent ; tantôt ses sourcils
se rejoignaient, et une fureur longtemps contenue semblait sur le
point d'éclater ; tantôt ses yeux, remplis de larmes,
exprimaient une douleur profonde. Quelquefois, tandis que ses
deux mains travaillaient d'ingénieuses variations, il chantait
le thème avec une agréable voix de ténor ; puis, il savait
imiter d'une façon toute particulière, avec sa voix, le bruit
sourd du roulement des timbales. Je tournais assidûment les
feuillets en suivant ses regards. L'ouverture s'acheva, et il
tomba dans son fauteuil, épuisé et les yeux fermés. Bientôt
il se releva, et tournant avec vivacité plusieurs pages blanches
de son livre, il dit d'une voix étouffée : Tout ceci, monsieur,
je l'ai écrit en revenant du pays des rêves. Mais j'ai
découvert à des profanes ce qui est sacré, et une main de
glace s'est glissée dans ce coeur brûlant. Il ne s'est pas
brisé ; seulement j'ai été condamné à errer parmi les
profanes, comme un esprit banni, sans forme, pour que personne ne
me connaisse, jusqu'à ce que l'oeil
m'élève jusqu'à lui, sur son regard. - Ah ! chantons
maintenant les scènes d'Armide.
Et il se mit à chanter la dernière scène d'Armide
avec une expression qui pénétra jusqu'au fond de mon âme. Mais
il s'éloigna sensiblement de la version originale : sa musique
était la scène de Gluck, dans un plus haut degré de puissance.
Tout ce que la haine, l'amour, le désespoir, la rage, peuvent
produire d'expressions fortes et animées, il le rendit dans
toutes ses gradations. Sa voix semblait celle d'un jeune homme,
et des cordes les plus basses elle s'élevait aux notes les plus
éclatantes. Toutes mes fibres vibraient sous ses accords ;
j'étais hors de moi. Lorsqu'il eut terminé la scène, je me
jetai dans ses bras, et je m'écriai d'une voix émue : Quel est
donc votre pouvoir ? Qui êtes-vous ? Il se leva et me toisa d'un
regard sévère et pénétrant, et au moment où je me disposais
à répéter ma question, il avait disparu avec la lumière, me
laissant dans l'obscurité la plus complète. J'étais seul
déjà depuis un quart d'heure, je désespérais de le revoir, et
je cherchais, en m'orientant sur la position du piano, à gagner
la porte, lorsqu'il reparut tout à coup avec la lumière : il
portait un riche habit à la française, chargé de broderies,
une belle veste de satin, et une épée pendait à son côté. Je
restai stupéfait ; il s'avança solennellement vers moi, me prit
doucement la main, et me dit en souriant d'un air singulier : JE
SUIS LE CHEVALIER GLUCK !