La leçon de violon
J'étais à Berlin, très jeune,
j'avais seize ans, et je me livrais à l'étude de mon art, du
fond de l'âme, avec tout l'enthousiasme que la nature m'a
départi. Le maître de chapelle Haak, mon digne et très
rigoureux maître, se montrait de plus en plus satisfait de moi.
Il vantait la netteté de mon coup d'archet, la pureté de mes
intonations; et bientôt il m'admit à jouer du violon à
l'orchestre de l'Opéra et dans les concerts de la chambre du
roi. Là j'entendais souvent Haak s'entretenir avec Duport,
Ritter et d'autres grands maîtres, des soirées musicales que
donnait le baron de B***, et qu'il arrangeait avec tant
d'aptitude et de goût que le roi ne dédaignait pas de venir
quelquefois y prendre part. Ils citaient sans cesse les
magnifiques compositions de vieux maîtres presque oubliés qu'on
n'entendait que chez le baron, - qui possédait la plus rare
collection de morceaux de musique anciens et nouveaux; - et
s'étendaient avec complaisance sur l'hospitalité splendide qui
régnait dans la maison du baron, sur la libéralité presque
incroyable avec laquelle il traitait les artistes. Ils
finissaient toujours par convenir d'un commun accord qu'on
pouvait le nommer avec raison l'astre qui éclairait le monde
musical du Nord.
Tous ces discours éveillaient ma curiosité; elle s'augmentait
encore bien davantage lorsqu'au milieu de leur entretien les
maîtres se rapprochaient l'un de l'autre, et que, dans le
bourdonnement mystérieux qui s'élevait entre eux, je
distinguais le nom du baron, et que, par quelques mots qui
m'arrivaient à la dérobée, je devinais qu'il était question
d'études et de leçons musicales. Dans ces moments-là, je
croyais surtout apercevoir un sourire caustique errer sur les
lèvres de Duport; et mon Maître était surtout l'objet de
toutes les plaisanteries dont il se défendait faiblement
jusqu'au moment où, appuyant son violon sur son genou pour le
mettre d'accord, il s'écriait en souriant: - Après tout, c'est
un charmant homme!
Je n'y tins plus. Au risque de me faire éconduire un peu
rudement, je priai le maître de chapelle de me présenter au
baron, et de m'emmener lorsqu'il allait à ses concerts. Haak me
toisa avec de grands yeux. Je voyais déjà l'orage gronder dans
ses regards; mais tout à coup sa gravité fit place à un
singulier sourire. - Bon! dit-il. Peut-être as-tu raison. Il y a
de bonnes choses à apprendre du baron. Je lui parlerai de toi,
et je pense qu'il consentira à te recevoir; car il aime assez à
recevoir les jeunes artistes. Quelques jours après, je venais de
jouer avec Haak quelques concertos très difficiles; il me prit
mon violon des mains, et me dit: - Allons, Carl! c'est ce soir
qu'il faut mettre ton habit des dimanches et des bas de soie.
Viens me trouver: nous irons ensemble chez le baron. Il s'y
trouvera peu de monde, et c'est une bonne occasion pour te
présenter. Le coeur me battait de joie; car j'espérais, sans
trop savoir pourquoi, apprendre là quelque chose d'inouï,
d'extraordinaire. Nous allâmes. Le baron, un homme de moyenne
taille, passablement vieux, en habit à la française brodé de
toutes couleurs, vint à nous dès que nous entrâmes dans le
salon, et secoua cordialement la main de mon maître. Jamais je
n'avais ressenti autant de respect véritable, éprouvé une
impression plus favorable à la vue d'un homme de distinction. On
lisait dans les traits du baron une pleine expression de bonhomie
et de bonté, tandis que dans ses yeux brillait ce feu sombre qui
trahit toujours l'artiste pénétré de son art. Toute ma
timidité de jeune homme disparut en un instant. - Comment vous
va, mon bon Haak? avez-vous bien travaillé mon concerto? dit le
baron d'une belle voix sonore. - Eh bien! nous verrons demain! -
Ah! voilà sans doute le jeune homme, le brave petit virtuose
dont vous m'avez parlé?
Je baissai les yeux avec honte; je sentais mes joues rougir et
brûler. Haak prononça mon nom, fit l'éloge de mes
dispositions, et parla de mes progrès rapides. Ainsi, dit le
baron en se tournant vers moi, c'est le violon que tu as choisi
pour ton instrument, mon garçon? Mais as-tu bien pensé que le
violon est le plus difficile de tous les instruments qui aient
jamais été inventés? Sais-tu que cet instrument cache, sous sa
simplicité presque misérable, les plus voluptueux trésors de
tons que la nature ait produits; que ces cordes et ce bois sont
un tout merveilleux qui ne se révèle qu'à un petit nombre
d'hommes élus du ciel? Sais-tu certainement, ton esprit te
dit-il avec fermeté, que tu pénétreras au fond de ce mystère?
D'autres que toi, et en grand nombre, ont cru à leur vocation,
et sont restés toute leur vie de pitoyables racleurs. Je ne
voudrais pas te voir augmenter le nombre de ces malheureux, mon
fils. - Bon! tu vas me jouer quelque chose; je te dirai où tu en
es, et tu suivras mon conseil. Il t'arrivera peut-être ce qui
est arrivé à Carl Stamitz, qui rêvait des miracles qu'il
devait faire un jour sur son violon: je lui ouvris
l'intelligence, et vite, vite il jeta son violon sous le poêle,
prit la basse, et fit bien. Sur cet instrument-là il pouvait
étendre à plaisir ses grands doigts pattus, et il joua
passablement. Bon! - Me voici prêt à t'entendre, mon garçon.
Je restai confondu de ce singulier discours. Les paroles du baron
produisirent sur moi une impression profonde, et j'éprouvai un
découragement affreux en songeant que j'avais entrepris une
tâche pour laquelle je n'avais peut-être pas été créé. On
se disposait à jouer les trois nouveaux quartetti de Haydn, qui
étaient alors dans toute leur nouveauté. Mon maître tira son
violon de sa boîte, mais à peine eut-il touché les cordes de
l'instrument pour le mettre d'accord, que le baron se boucha les
oreilles avec ses deux mains, et s'écria comme hors de lui: -
Haak, Haak! je vous en prie, pour l'amour de Dieu, comment
pouvez-vous me gâter tout votre jeu avec ces misérables accords
criards! Or le maître de chapelle avait un des plus magnifiques
et des plus merveilleux violons que j'eusse jamais vus et
entendus, un véritable et authentique Antonio Stradivarius; et
rien ne l'irritait plus que de voir quelqu'un se refuser à
rendre les honneurs convenables à son instrument favori. Aussi
ne fus-je pas peu surpris en le voyant remettre tranquillement le
violon dans la boîte. Il savait sans doute ce qui allait arriver
car à peine eut-il retiré la clef de la boîte, que le baron,
qui venait de sortir du salon, reparut apportant avec précaution
dans ses bras, comme un nouveau-né, une longue boîte recouverte
de velours rouge et ornée de galons d'or. - Je veux vous faire
un honneur, mon cher Haak! dit-il. Vous vous servirez aujourd'hui
du plus beau et du plus ancien de mes violons. C'est un
véritable Gramulo, et auprès de ce vieux maître, son élève
Stradivarius n'est qu'un apprenti. Tartini ne voulait jamais
jouer sur d'autres violons que sur des Gramulo. Recueillez-vous
bien, afin que mon Gramulo consente à vous ouvrir tous ses
trésors. Le baron ouvrit la boîte, et j'aperçus un instrument
dont la forme annonçait une haute antiquité. Tout auprès
gisait l'archet le plus singulier du monde, qui semblait, par sa
courbure exagérée, plutôt destiné à lancer des flèches
qu'à arracher les sons des cordes. Le baron tira l'instrument de
son coffre avec les précautions les plus solennelles, et le
présenta au maître de chapelle, qui le reçut avec non moins de
cérémonie. - Pour l'archet, dit le baron en souriant et en
frappant légèrement sur l'épaule de mon maître, pour
l'archet, je ne vous le remets pas; car vous ne vous entendez pas
à le conduire; aussi de votre vie ne parviendrez-vous à la
perfection véritable !
Cet archet, dit le baron en l'élevant et le contemplant d'un
oeil brillant d'enthousiasme, cet archet ne pouvait servir qu'au
grand et immortel Tartini; et, après lui, il n'est sur toute
l'étendue de la terre que deux de ses écoliers qui aient été
assez heureux pour s'approprier le jeu riche, pénétrant et
moelleux qu'on n'obtient qu'avec un tel archet. L'un est Nardini.
C'est maintenant un vieillard de soixante-dix ans, qui n'a plus
de puissance en musique qu'au fond de son âme. L'autre, vous le
connaissez déjà, messieurs; c'est moi. Je suis donc le seul,
l'unique en qui survit l'art de jouer du violon; et je n'épargne
pas mon zèle et mes efforts pour propager cet art, dont Tartini
fut le créateur. - Mais! - Commençons, messieurs! Les quartetti
de Haydn furent alors joués, comme on le pense, avec une
perfection telle que l'exécution ne laissa rien à désirer. Le
baron était là, assis, les yeux fermés et se dandinant sur son
siège. Tout à coup, il se leva, s'approcha des exécutants,
jeta les yeux sur la partition en fronçant les sourcils, puis
fit un léger pas en arrière, se recula tout doucement jusqu'à
son fauteuil, s'y replaça, laissa tomber sa tête sur ses mains,
souffla, gémit et gronda sourdement. - Halte! s'écria-t-il tout
à coup à un passage en adagio, riche de chant et de mélodie;
arrêtez! Par les dieux, c'est là du chant de Tartini tout pur;
mais vous ne l'avez pas bien compris. Encore une fois, je vous en
prie!
Et les maîtres reprirent en souriant et à grands coups d'archet
ce passage, et le baron gémit et pleura comme un enfant. Lorsque
les quartetti furent achevés, le baron s'écria: - Un homme
divin, cet Haydn! Il sait aller à l'âme; mais quant à écrire
pour le violon, il ne s'en doute guère. Peut-être aussi n'y
a-t-il jamais songé; car il eût alors écrit dans la seule
véritable manière, comme Tartini, et vous ne pourriez pas le
jouer!
Ce fut mon tour de jouer quelques variations que Haak avait
placées devant moi. Le baron se tint tout près de moi, le
visage sur mes notes. On imagine la crainte dont je fus saisi en
commençant, un si rude critique à mes côtés. Mais bientôt un
vigoureux allégro m'entraîna tout entier. J'oubliai le baron,
et je pus me mouvoir en liberté dans toute l'étendue du cercle
de mes facultés, dont je disposai librement. Lorsque j'eus fini,
le baron me frappa sur l'épaule et dit en souriant: - Tu peux
t'en tenir au violon, mon fils; mais tu n'entends encore rien au
coup d'archet et aux démanchés, ce qui provient sans doute de
ce que tu as manqué jusqu'à ce jour d'un bon maître. On alla
se mettre à table; elle était dressée dans la salle voisine;
la profusion qui y régnait allait jusqu'à la prodigalité. Les
maîtres firent bravement honneur au repas. La conversation, qui
devenait de plus en plus animée, roulait exclusivement sur la
musique. Le baron étala des trésors de connaissances
précieuses; son jugement, vif et pénétrant, montrait non pas
seulement un amateur distingué, mais un artiste achevé, un
virtuose plein de pensée et de goût. Je fus surtout frappé des
portraits des violonistes qu'il nous peignait tour à tour. J'en
veux rassembler quelques souvenirs. - Copelli, dit le baron,
ouvrit le premier la route. Ses compositions ne peuvent être
jouées qu'à la manière de Tartini; et il est facile de prouver
qu'il a reconnu toute la grandeur du rôle de son instrument. Pugnani
est un violon passable: il a du ton et beaucoup d'intelligence;
mais son trait est trop mou dans certains appogiamenti. Que ne
m'avait-on pas dit de Gemianini! Lorsque je l'entendis pour la
dernière fois, à Paris, il y a trente ans, il jouait comme un
somnambule qui gesticule en rêvant; et c'était aussi un rêve
pénible que de l'entendre: ce n'était qu'un tempo
rubato sans style et sans terme.
Malédiction sur cet éternel tempo rubato!
il perd les meilleurs violons. Je lui jouai mes sonates; il vit
son erreur, et voulut prendre de mes leçons, ce que je lui
accordai volontiers : mais l'enfant était déjà trop enfoncé
dans sa méthode; il avait trop vieilli là-dessus: il était
dans sa soixante-onzième année. - Que Dieu pardonne à Giardini
et ne lui fasse pas payer dans l'éternité! mais c'est lui qui,
le premier, a mangé le fruit de l'arbre de la science, et fait,
de tous les violons qui l'ont suivi, de coupables pécheurs;
c'est le premier de tous les extravagants. Il ne songe qu'à sa
main gauche et aux doigts sautilleurs, et il ne se doute pas le
moins du monde que l'âme du chant gît dans la main droite, et
que, de chacune de ses pulsations s'échappent les battements du
coeur tels qu'ils retentissent dans notre sein. A chacun de ces
extravagants je souhaiterais un Jomelli, debout à leur côté,
qui les réveillât de leur cauchemar par un vigoureux soufflet,
comme le brave Jomelli le fit en effet lorsque Giardini gâta en
sa présence un morceau magnifique. - Quant à Lulli, c'est un
fou plus complet encore; le drôle est un véritable danseur de
corde. Il ne saurait jouer un adagio, et tout son talent consiste
dans les gambades ridicules qui lui valent l'admiration des
ignorants. Je le dis hautement: avec moi et avec Nardini
s'éteindra l'art de jouer du violon. Le jeune Viotti est un
excellent artiste, plein de bonnes dispositions. Il me doit tout
ce qu'il sait; car c'est un de mes élèves les plus assidus.
Mais puis-je tout faire ? Point de persévérance, point de
patience! Il s'est échappé de mon école. J'espère mieux
former Kreutzer: il a profité de mes leçons, et il les mettra
en pratique à son retour à Paris. Mon concerto que vous
étudiez avec moi maintenant, Haak, il ne le joue pas trop mal,
en vérité; mais il lui manque toujours un poignet pour se
servir de mon archet. Pour Giarnowicki, je ne veux pas qu'il
passe le seuil de ma porte; c'est un fat et un ignorant qui se
permet de mal parler de Tartini, le maître des maîtres, et qui
se moque de mes leçons. Il y a aussi ce petit garçon, ce Rode,
qui promet de s'instruire en m'écoutant, et qui pourra bien
devenir un jour maître de son archet. - Il est de ton âge, mon
garçon, dit le baron en se tournant vers moi, mais plus grave,
d'une nature plus réfléchie. - Toi, tu me sembles un peu
étourdi. Bon! cela se passe. Pour vous, mon cher Haak, je fonde
maintenant de grandes espérances sur vous! Depuis que je vous
dirige, vous êtes devenu un tout autre homme. Continuez à
persévérer dans votre zèle, et n'épargnez pas une heure. Vous
savez que je ne badine pas là-dessus.
Je demeurai frappé de surprise de tout ce que j'avais entendu.
J'eus la plus grande peine à attendre le moment d'interroger mon
maître, et de lui demander s'il était vrai que le baron fût
réellement le premier violon de l'époque, et si véritablement
lui, mon maître, prenait de ses leçons! Haak me répondit que,
sans nul doute, il se faisait un devoir de prendre des leçons du
baron, et que je ferais fort bien d'aller le trouver un matin, et
de le supplier de vouloir bien m'honorer de ses conseils. A
toutes mes questions sur le talent du baron, le maître de
chapelle ne répondit rien et resta impénétrable, répétant
seulement que je me trouverais fort bien de suivre son exemple.
Au milieu de tous ces propos, le sourire singulier qui se
montrait sans cesse sur les lèvres de Haak ne m'échappait pas.
Et lorsque je m'en allai bien humblement présenter mes désirs
au baron, lorsque je lui vins déclarer que l'amour le plus
ardent, l'enthousiasme le plus vrai pour mon art m'animaient, son
regard, d'abord fixe et surpris, prit insensiblement l'expression
d'une douce bienveillance. - Mon garçon, mon garçon, lui
dit-il, en t'adressant à moi, à moi, l'unique joueur de violon
qui ait survécu aux grands maîtres, tu prouves que tu portes en
toi un véritable coeur d'artiste. Je voudrais bien t'aider dans
ta marche et te soutenir; mais le temps, le temps, où prendre le
temps? - Ton maître Haak me donne beaucoup à faire, et puis
j'ai maintenant ce jeune homme, ce Durand qui veut se faire
entendre en public, et qui s'est bien aperçu que cela ne pouvait
avoir lieu avant que d'avoir fait un cours sous ma direction. -
Voyons! Attends, attends! - Entre le déjeuner et le dîner, - ou
bien pendant le déjeuner. - Oui, j'ai alors une heure qui me
reste. Mon garçon, viens me trouver ponctuellement tous les
jours, à midi: je violonnerai avec toi jusqu'à une heure;
ensuite vient Durand.
Vous pouvez imaginer que dès le lendemain, à l'heure dite,
j'accourus chez le baron, le coeur gros d'espoir. Il ne me permit
pas de tirer un seul son du violon que j'avais apporté, et me
mit dans les mains un gothique instrument d'Antonio Amati. Jamais
je ne m'étais servi d'un semblable instrument. Le ton céleste
qui s'élevait des cordes me ravit. Je me perdis en passages
hardis, je laissai le torrent harmonique s'élever en
bouillonnant comme une vague furieuse, et retomber légèrement
en cascade murmurante. Je crois que je me surpassai, que je jouai
mieux dans ce premier moment, sous l'influence de cette situation
si nouvelle, que dans tout le reste de ma vie. Le baron secoua la
tête d'un air mécontent, et me dit enfin, lorsque j'eus
terminé le morceau: - Mon garçon, il faut oublier tout cela.
D'abord, tu tiens ton archet d'une façon misérable! Il me
montra la manière dont il fallait tenir son archet, selon
Tartini. Je crus d'abord que je ne pourrais pas produire un son
de cette manière; mais, à mon grand étonnement, à peine
eus-je repris tous les passages que je venais d'exécuter, que je
m'aperçus de l'extrême facilité et des avantages que me
donnait cette méthode. - Allons! dit le baron, nous allons
commencer la leçon. File un son, mon garçon, et soutiens-le le
plus longtemps que tu pourras. Ménage l'archet, ménage
l'archet: l'archet est pour le violon ce qu'est l'haleine pour le
chanteur.
Je fis ce qu'il me disait, et je ne pus m'empêcher de me
réjouir en voyant que je réussissais à produire un ton
vigoureux, que je menai du pianissimo au fortissimo, et que je
fis lentement descendre, à longs traits d'archet, par une belle
dégradation. - Vois-tu bien, mon fils, s'écria le baron, tu
peux exécuter de beaux passages, faire des bonds à la mode, des
traits sautillants et des démanchés; mais tu ne saurais
soutenir le ton comme il convient. Allons, je vais te montrer ce
qu'on peut faire sortir d'un violon.
Il me prit l'instrument des mains, posa l'archet tout près du
chevalet. - Non. Ici les termes me manquent, en vérité, pour
exprimer ce qui en résulta! L'archet tremblottant fouetta la
corde, la fit siffler, geindre, gémir et miauler d'une façon à
crisper les nerfs les moins délicats: on eût dit d'une vieille
femme, le nez comprimé par des lunettes, et s'efforçant de
retrouver l'air d'une vieille chanson. En même temps, ses
regards se portaient au ciel avec une expression de ravissement
divin, et lorsqu'il cessa enfin de promener le maudit archet sur
les cordes, ses yeux brillèrent de plaisir, et il s'écria avec
une émotion profonde: - Voilà un ton! voilà ce qu'on appelle
filer un son!
Jamais je ne m'étais trouvé dans une situation semblable. Le
fou rire qui me prenait à la gorge s'évanouissait à la vue du
vénérable vieillard dont les traits étaient illuminés par
l'enthousiasme ; et puis toute cette scène me faisait l'effet
d'une apparition diabolique, si bien que le coeur me battait
violemment, et que j'étais hors d'état de proférer une parole.
- N'est-ce pas, mon fils, dit le baron, que cela t'a pénétré
jusqu'au fond de l'âme ? Tu n'aurais jamais pu soupçonner qu'il
y eût une si grande puissance dans cette pauvre petite affaire
que voilà, avec ses quatre maigres cordes. Allons! approche, mon
garçon, et bois un coup pour te remettre.
Il me versa un verre de vin de Madère, qu'il me fallut vider, en
l'accompagnant d'un biscuit qu'il prit sur la table. Une heure
sonna. - C'est assez pour aujourd'hui, dit le baron. Va, mon
fils, et reviens bientôt. - Tiens, prends ceci.
Le baron me remit une papillote, dans laquelle je trouvai un beau
ducat hollandais cordonné. Dans l'excès de ma surprise, je
courus trouver mon maître, et je lui racontai tout ce qui
s'était passé. Il se mit à rire aux éclats. - Tu vois
maintenant comment les choses se passent avec notre baron et ses
leçons, me dit-il. Il te traite en commençant, et ne te donne
qu'un ducat par leçon. Quand tu auras fait des progrès, selon
lui, il augmentera tes honoraires. Moi, je reçois maintenant un
louis, et Durand a, je crois, deux ducats. Je ne pus m'empêcher
de lui remontrer qu'il n'était pas bien de mystifier ainsi ce
bon vieux gentilhomme, et de lui tirer ses ducats de la sorte. -
Sache donc, lui dit le maître, que tout le bonheur du baron
consiste à donner ses leçons; que si moi et d'autres maîtres
nous repoussions ses conseils, il nous décrierait dans le monde
musical, où il passe pour un juge infaillible; que d'ailleurs,
exécution à part, c'est un homme qui entend parfaitement la
théorie de l'art, et dont les réflexions sont extrêmement
judicieuses. Visite-le donc assidûment, et, sans t'arrêter aux
folies qu'il débite, tâche de profiter des éclairs de sens et
de raison qu'il montre chaque fois qu'il parle de la philosophie
de l'art: tu t'en trouveras bien.
Je suivis le conseil de mon maître. Plus d'une fois, j'eus peine
à étouffer un éclat de rire qui me prenait lorsque le baron
s'emparait de l'archet et le promenait d'une manière
extravagante sur le dos du violon, en prétendant qu'il jouait le
plus admirable solo de Tartini, et qu'il était le seul homme du
monde en état d'exécuter pareille musique; mais bientôt,
lorsqu'il déposait l'instrument et qu'il se livrait à des
réflexions qui m'enrichissaient de connaissances profondes, je
sentais au gonflement de mon sein, à l'enthousiasme qui
m'animait pour l'art magnifique dont il décrivait si bien les
merveilles, que mon coeur lui devait une reconnaissance profonde.
Puis, lorsque je jouais dans ses concerts et que j'obtenais
quelques applaudissements, le baron souriait avec orgueil et
regardait autour de lui, en disant: - C'est à moi que ce jeune
homme doit son talent; à moi, l'élève du grand Tartini!
Et, à mon grand profit, je continuai de prendre ses leçons - et
ses beaux ducats.