Don Juan
Un bruit assourdissant, le cri
répété : « Le théâtre commence ! » me tirèrent du doux
sommeil dans lequel j'étais tombé. Les basses murmuraient de
concert, - un coup de timbales, - un accord de trompettes, un ut
échappé lentement d'un hautbois, - les violons qui s'accordent
: je me frotte les yeux. Le diable se serait-il joué de moi dans
mon enivrement ? Non, je me trouve dans la chambre de l'hôtel
où je suis descendu hier, à demi-rompu. Précisément au-dessus
de mon nez, pend le cordon rouge de la sonnette. Je le tire avec
violence. Un garçon paraît.
- Mais, au nom du ciel, que signifie cette musique confuse, si
près de moi ? va-t-on donner un concert dans la maison?
- Votre Excellence (j'avais bu du vin de Champagne à la table
d'hôte), Votre Excellence, ne sait peut-être pas que cet hôtel
touche au théâtre? Cette porte tapissée conduit à un petit
corridor, d'où l'on entre dans la loge n° 23 : c'est la loge
des étrangers.
- Comment ? la loge des étrangers ?
- Oui, une petite loge qui ne contient que deux personnes, trois
au plus; elle est réservée aux gens de distinction, tout proche
du théâtre, grillée et tapissée de vert. S'il plaisait à
Votre Excellence... on donne aujourd'hui Don
Juan, du célèbre Mozart. Le prix de la
place est d'un écu et de huit gros; nous le mettrons sur le
compte.
Il prononça ces derniers mots en ouvrant déjà la porte de la
loge, tant, au seul nom de Don Juan, je m'étais empressé de me
précipiter dans le corridor par la porte tapissée. La salle
était vaste, décorée avec goût et éclairée d'une façon
brillante; les loges et le parterre étaient chargés de monde.
Les premiers accords de l'ouverture me convainquirent que
l'orchestre était excellent; et si les chanteurs le secondaient
quelque peu, je devais m'attendre à toutes les jouissances que
me promettait le chef-d'oeuvre. - Dans l'andante, l'effroi du
terrible et souterrain regno all pianto
s'empara de moi; l'horreur pénétra dans mon âme. La joyeuse
fanfare, placée à la septième mesure de l'allégro, résonna
comme les cris de plaisir d'un criminel ; je crus voir des
démons menaçants sortir de la nuit profonde, puis des figures
animées par la gaieté danser avec ivresse sur la mince surface
d'un abîme sans fond. Le conflit de la nature humaine, avec les
puissances inconnues qui la circonviennent pour la détruire,
s'offrit clairement à mon esprit: enfin, la tempête s'apaisa,
et le rideau fut levé. Gelé et malcontent sous son manteau,
Léporello s'avance vers le pavillon, par la nuit noire, et
commence: Notte e giorno fatigar.
- Ainsi de l'italien, me dis-je: Ah! che
piacere! Je vais donc entendre tous les
airs, tous les récitatifs tels que le grand maître les a reçus
dans son esprit, et tels qu'il nous les a transmis! - Don Juan se
précipite sur la scène, et derrière lui dona Anna, retenant le
coupable par son manteau. Quel aspect! Elle eût pu être plus
légère, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche;
mais, quelle tête! des yeux d'où s'échappent, comme d'un point
électrique, l'amour, la haine, la colère, le désespoir; des
cheveux dont les anneaux flottants volent sur le cou d'un cygne;
ce blanc négligé, qui recouvre et trahit à la fois des charmes
qu'on ne vit jamais sans danger. Encore soulevé par l'émotion,
son sein s'abaisse et s'élève violemment. Et quelle voix!
écoutez-la chanter: Non sperar se non
m'uccidi. - A travers le tumulte des
instruments s'échappent, comme par éclairs, les accents
infernaux; en vain Don Juan cherche à se débarrasser. Le
veut-il donc ? pourquoi ne repousse-t-il pas d'une main puissante
cette faible femme ? pourquoi ne prend-il pas la fuite ? Le crime
qu'il vient de commettre a-t-il brisé ses forces, ou le combat
que se livrent en lui l'amour et la haine, lui ravit-il son
courage? Le vieux père a payé de sa vie la folie qu'il a
commise de combattre dans le nuit ce terrible adversaire. Don
Juan et Léporello s'avancent ensemble sur le devant de la
scène. Don Juan se débarrasse de son manteau, et reste en
costume de satin rouge richement brodé; une noble et vigoureuse
stature! Son visage est mâle, ses yeux perçants, ses lèvres
mollement arrondies; le singulier jeu des muscles de son front
lui donne une expression diabolique, qui excite une légère
terreur sans affaiblir la beauté de ses traits; on dirait qu'il
peut exercer la magie de la fascination; il semble que les
femmes, dès qu'elles ont subi son regard, ne puissent plus s'en
détacher, et soient contraintes d'accomplir elles-mêmes leur
perdition. - Long et fluet, couvert d'une veste rayée de rouge
et de blanc, d'un petit manteau gris, d'un chapeau blanc à
plumes rouges, Léporello arpente le plancher; les traits de son
visage offrent un singulier mélange de bonhomie, de finesse,
d'ironie et de jovialité: on voit que le vieux coquin mérite
d'être le serviteur et le complice de Don Juan. Ils ont
heureusement escaladé le mur, ils ont pris la fuite. - Des
flambeaux. Dona Anna et Don Ottavio paraissent: un petit homme
paré, maniéré, léché, de vingt et un ans au plus. Comme
fiancé d'Anna, il demeure sans doute dans la maison, pour qu'on
ait pu l'appeler si promptement: il a entendu le bruit tout
d'abord, et il aurait pu accourir, et peut-être sauver le père;
mais il fallait auparavant qu'il se parât, et le beau jeune
homme craint peut-être la froideur de la nuit. - «Ma
qual mai s'offre, o Dei, spectacolo funeste agli occhi miei! »
Il y a plus que du désespoir sur cet effroyable attentat, dans
les accents de ce duo et de ce récitatif. La maigre Dona Elvira,
portant encore les traces d'une grande beauté, mais d'une
beauté flétrie, vient se plaindre du traître Don Juan, et le
compatissant Léporello remarquait fort ingénieusement qu'elle
parlait comme un livre, parla come un libre
stampato, lorsque je crus entendre
quelqu'un derrière moi. On pouvait facilement avoir ouvert la
porte de la loge, et s'être placé dans le fond. Cela me
chagrina singulièrement. Je m'étais trouvé si heureux d'être
seul dans cette loge, de pouvoir entendre, sans être troublé,
le divin chef-d'oeuvre si bien représenté; de me laisser saisir
par toutes les impressions qu'il porte, et de m'abandonner à
moi-même! Un seul mot, un mot absurde, m'eût douloureusement
arraché à mon enthousiasme ! Je résolus de ne faire aucune
attention à mon voisin, et tout adonné à la représentation,
d'éviter chaque mot, chaque regard. La tête appuyée sur ma
main, tournant le dos à mon compagnon, je dirigeai mes yeux vers
la scène. Tout y répondait à l'excellence du début. La petite
Zerlina, vive et amoureuse, consolait par des traits charmants le
pauvre sot de Mazetto. Don Juan épanchait son mépris pour ses
semblables, dont il ne faisait que des instruments de plaisir,
dans l'air brusque et coupé Fin ch'han
dalvino. Le jeu de ses muscles exprimait
admirablement sa pensée. Les masques parurent. Leur trio était
une prière qui montait en accords purs vers le ciel. Le fond du
théâtre s'ouvrit. La joie éclata: le choc des verres retentit;
les paysans et tous les masques que la fête de Don Juan avait
attirés, dansaient et formaient des groupes animés. - Les trois
masques conjurés pour la vengeance s'avancèrent. Tout devint
solennel; puis on se remit à danser jusqu'au moment où Zerlina
est sauvée, et où Don Juan s'avance courageusement, l'épée
haute, au-devant de son ennemi. Il fait sauter l'épée des mains
de son rival, et se fraie un chemin à travers la multitude qu'il
met en désordre.
Déjà depuis longtemps, je croyais entendre derrière moi une
haleine fraîche et voluptueuse, et comme le frôlement d'une
robe de soie: je soupçonnais la présence d'un être féminin;
mais, entièrement plongé dans le monde poétique que m'ouvrait
l'harmonie, je ne me laissai pas distraire de mes rêves. Quand
le rideau se fut abaissé, je me retournai. - Non, il n'est pas
de paroles pour exprimer mon étonnement: Dona Anna, entièrement
habillée comme je l'avais vue sur le théâtre, se trouvait là
et dirigeait sur moi son regard plein d'âme et d'expression! Je
restai sans voix, la contemplant d'un oeil effaré; sa bouche (à
ce qu'il me sembla du moins) forma un sourire ironique et léger,
dans lequel je crus voir se réfléchir ma figure stupide. Je
sentis la nécessité de lui parler, et cependant la surprise, je
dirai presque l'effroi, appesantissaient ma langue et la
rendaient immobile. Enfin, ces mots s'échappèrent
involontairement: Comment se fait-il, madame, que je vous voie
ici ? - Elle me répondit dans le plus pur toscan, que si je ne
comprenais pas l'italien, elle se verrait privée du plaisir de
causer avec moi, car elle n'entendait et ne parlait que cette
langue. Ses mots étaient pleins de douceur et résonnaient comme
du chant. En parlant, l'expression de ses yeux, d'un bleu foncé,
prenait plus de force, et chaque regard qui s'en échappait
faisait battre toutes mes artères. C'était Dona Anna, sans nul
doute. Il ne me vint pas à la pensée de discuter la
possibilité de sa double présence dans la salle et sur la
scène !. Avec quel plaisir je rapporterais ici l'entretien qui
eut lieu entre la signora et moi; mais en traduisant, chaque mot
me semble trop raide et trop pâle, chaque phrase trop alourdie,
pour rendre la grâce et la légèreté de l'idiome toscan.
Tandis qu'elle parlait de Don Juan et de son rôle, il me
semblait que tous les trésors secrets de ce chef-d'oeuvre
s'ouvraient à moi, et que je pénétrais pour la première fois
dans un monde étranger. Elle me dit que la musique était sa vie
entière, et que souvent elle croyait comprendre, en chantant,
mainte chose qui gisait ignoré en son coeur. - Oui, je comprends
tout alors, dit-elle, l'oeil étincelant et la voix animée; mais
tout reste froid et mort autour de moi; et lorsqu'au lieu de me
sentir, de me deviner, on m'applaudit pour une roulade difficile
ou pour une fioritura
agréable, il me semble qu'une main de fer vienne comprimer mon
coeur! - Mais vous, vous me comprenez, car je sais que l'empire
de l'imagination et du merveilleux, où se trouvent les
sensations célestes, vous est ouvert aussi! - Quoi ! femme
divine ! ... tu... vous connaissez ?... Elle sourit et prononça
mon nom.
La clochette du théâtre retentit: une pâleur rapide décolora
le visage dépouillé de fard de dona Anna, elle porta sa main à
son coeur comme si elle eût éprouvé une douleur subite, et
disant d'une voix éteinte: « Pauvre Anna, voici tes moments les
plus terribles! » Elle disparut de la loge. Le premier acte
m'avait ravi, mais après ce merveilleux incident, la musique
opéra sur moi un effet bien autrement puissant. C'était comme
l'accomplissement longtemps attendu de mes plus doux rêves,
comme la réalisation de mes pressentiments les plus secrets.
Dans la scène de dona Anna, je me sentis soulevé par une
voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement; mes yeux
se fermaient malgré moi, et j'éprouvais comme la sensation d'un
baiser sur mes lèvres, mais ce baiser avait toute la ténuité
et la durée du son le plus harmonieux. - Le final : «Gia
la mensa è preparata!» s'exécuta avec la
gaieté la plus désordonnée. Don Juan était assis et caquetait
entre les deux jeunes filles, faisant sauter les bouchons les uns
après les autres, et donnant libre issue aux esprits impétueux
qui frémissaient de leur joug. C'était dans une chambre peu
profonde, terminée par une haute fenêtre gothique, à travers
laquelle on apercevait la nuit. Déjà, tandis qu'Elvire
rappelait à l'infidèle tous ses serments, on voyait les
éclairs traverser le ciel, et on entendait l'approche sourde de
l'orage. Enfin on frappa violemment. Elvire! les jeunes filles
s'enfuirent, et, au milieu des accords effroyables des esprits
infernaux, s'avança le colosse de pierre, auprès duquel don
Juan semblait un pygmée. Le sol tremblait sous les pas tonnants
du géant. - Don Juan prononce à travers la tempête, le
tonnerre et les affreux hurlements des démons, son terrible no!
et l'heure de l'anéantissement est arrivée. La statue
disparaît, une épaisse vapeur remplit la salle, elle se dissipe
et laisse voir des figures effroyables; don Juan se démène au
milieu des tourments de l'enfer, et on ne l'aperçoit plus que de
temps en temps parmi les démons. Une explosion effrayante a lieu
tout à coup. Don Juan, les démons ont disparu, on ignore
comment. Léporello est étendu sans mouvement dans le coin de la
salle. - Que de bien fait l'apparition des autres personnages qui
cherchent, inutilement, don Juan! Il semble qu'on vienne
d'échapper à la puissance des divinités infernales. Dona Anna
parut alors; qu'elle était changée! une pâleur mortelle
couvrait son visage, son oeil était éteint, sa voix tremblante
et inégale; mais dans le petit duo avec le doux fiancé qui veut
faire la noce aussitôt que le ciel l'a affranchi du dangereux
métier de vengeur, elle ne fut que plus ravissante. Le choeur
avait consommé l'oeuvre par une franche exécution, et je
courus, dans la disposition la plus exaltée où je me fusse
jamais trouvé, me renfermer dans ma chambre. On ne tarda pas à
m'appeler pour souper à table d'hôte, et je m'y rendis
machinalement. La société était nombreuse, et la
représentation de don Juan fut le sujet de la conversation. On
vanta généralement les Italiens et le prestige de leur jeu;
mais de petites observations sarcastiques, jetées çà et là,
me prouvèrent qu'aucun des assistants ne soupçonnait même
l'intention profonde de l'opéra des opéras. - Don Ottavio avait
beaucoup plu. Dona Anna s'était montrée trop passionnée. On
devait, disait quelqu'un, se modérer sur la scène pour éviter
de frapper trop vivement. Ce quelqu'un-là prit une prise de
tabac, et approuva grandement son voisin qui assura que
l'italienne était au reste une très belle femme, mais trop peu
soigneuse de sa toilette; car dans sa grande scène, sa coiffure
s'était dérangée et avait nui à l'air de son visage. Un autre
se mit à fredonner lair fin : ch'han
dal vino, et une dame remarqua que don Juan
était trop sombre, et qu'il ne savait pas se donner un air
évaporé. - Au reste, on vanta beaucoup l'explosion de la fin.
Las de tout ce bavardage, je m'enfuis dans ma chambre.
De la loge n° 23.
Je me sentais à l'étroit,
j'étouffais dans cette triste chambre d'auberge. Vers minuit, je
crus entendre du bruit près de la porte tapissée. - Qui
m'empêche de visiter encore une fois le lieu de cette
singulière aventure ? Peut-être la reverrai-je encore! Il m'est
facile d'y porter cette petite table, deux bougies, ce pupitre.
J'y cours. Le garçon vient m'apporter le punch que j'ai
demandé; il trouve ma chambre vide, la petite porte ouverte; il
me suit dans ma loge, et me lance un regard équivoque. A un
signe que je lui fais, il pose le bol sur la table et s'éloigne,
tout en se retournant encore vers moi, une question sur les
lèvres. J'appuie mes deux coudes sur le bord de la loge, et je
contemple la salle déserte, dont l'architecture magiquement
éclairée par mes deux lumières se projette bizarrement en
reflets merveilleux. Le vent, qui pénètre à travers les portes
entrouvertes, agite le rideau. - S'il se levait! Si Dona Anna
venait encore m'apparaître! - Dona Anna! m'écriai-je
involontairement. Mon cri se perdit dans l'espace vide, mais il
réveilla les esprits des instruments de l'orchestre. - Il en
sortit un accent faible et singulier, comme s'ils eussent
murmuré ce nom chéri. Je ne pus me défendre d'une terreur
secrète, mais qui n'était pas dépourvue de charme.
Maintenant, je suis plus maître de mes sensations, et je me sens
en état, mon cher Théodore, de t'indiquer ce que j'ai cru
saisir dans l'admirable composition de ce divin maître. - Le
poète seul comprend le poète ; les âmes qui ont reçu la
consécration dans le temple devinent seules ce qui reste ignoré
des profanes. - Si l'on considère le poème de don Juan sans y
chercher une pensée plus profonde, si l'on ne s'attache qu'à la
fable qui en fait le sujet, on doit à peine comprendre que
Mozart ait pensé et composé sur ce motif une semblable musique.
Un bon vivant qui aime outre mesure le vin et les filles, qui
invite follement à sa table la statue de pierre d'un vieil homme
qu'il a tué en défendant sa propre vie ? - En vérité, il n'y
a pas là beaucoup de poésie, et il faut en convenir, un tel
homme ne vaut guère la peine que prennent les puissances
infernales de monter sur la terre pour venir se l'approprier; il
ne mérite pas qu'une statue prenne une âme et descende tout
exprès de son cheval de marbre dans le dessein de l'avertir de
la colère du ciel; enfin, que la foudre gronde et qu'elle
éclate en sa faveur. - Tu peux me croire, Théodore: la nature
pourvut don Juan, comme le plus cher de ses enfants, de tout ce
qui élève l'homme au-dessus de la foule commune, condamnée à
souffrir et à travailler; elle lui prodigua tous les dons qui
rapprochent l'humanité de l'essence divine; elle le destina à
briller, à vaincre, à dominer. Elle anima d'une organisation
magnifique ce corps vigoureux et accompli; elle fit tomber dans
cette poitrine une étincelle de ce feu qui réchauffe d'idées
célestes; il eut une âme profonde, une intelligence vive et
rapide. - Mais c'est une suite effroyable de notre origine que l'ennemi
de notre race ait conservé la puissance de consumer l'homme par
l'homme lui-même, en lui donnant le désir de l'infini, la soif
de ce qu'il ne peut atteindre. Ce conflit du Dieu et du démon,
c'est la lutte de la vie morale et de la vie matérielle. - Les
désirs qu'enfantait la puissante organisation de don Juan
l'enivrèrent, et une ardeur incessamment entretenue fit
bouillonner son sang, et le porta sans cesse vers les plaisirs
sensuels, avec l'espoir d'y trouver une satisfaction qu'il
chercha en vain. Il n'est rien sur la terre qui élève plus
l'homme dans sa plus intime pensée que l'amour; c'est l'amour
dont l'influence immense et mystérieuse éclaire notre coeur et
y porte à la fois le bonheur et la confusion. Peut-on s'étonner
que don Juan ait espéré d'apaiser par l'amour les désirs qui
déchirent son sein, et que là le démon ait tendu son piège?
C'est lui qui inspira à don Juan la pensée que par l'amour, par
la jouissance des femmes, on peut déjà accomplir sur la terre
les promesses célestes que nous portons écrites au fond de
notre âme, désir infini qui nous apparente, dès notre premier
jour, avec le ciel. Volant sans relâche de beauté en beauté,
jouissant de leurs charmes jusqu'à satiété, jusqu'à l'ivresse
la plus accablante; se croyant sans cesse trompé dans son choix,
espérant atteindre l'idéal qu'il poursuivait, don Juan se
trouva enfin écrasé par les plaisirs de la vie réelle; et
méprisant surtout les hommes, il dut surtout s'irriter contre
ces fantômes de volupté qu'il avait si longtemps regardés
comme le bien suprême, et qui l'avaient si amèrement trompé.
Chaque femme dont il abusait, n'était plus pour lui une joie des
sens, mais une insulte audacieuse à la nature humaine et à son
créateur. Un profond mépris pour la manière vulgaire
d'envisager la vie, au-dessus de laquelle il se sentait élevé;
la gaieté ironique et intarissable qu'il éprouvait à la vue du
bonheur, selon les idées bourgeoises; le dédain que lui
inspiraient le calme et la paix de ceux en qui le besoin de
remplir les hautes destinées de notre nature divine ne s'est pas
fait sentir, le portaient à se faire un jeu cruel de ces
créatures douces, humbles et plaintives, à les faire servir de
but à son humeur blasée. Chaque fois qu'il enlevait une
fiancée chérie, qu'il troublait le repos d'une famille unie,
c'était un triomphe remporté sur la nature et sur son Dieu.
L'enlèvement d'Anna, avec les circonstances qui l'accompagnent,
est la plus haute victoire de ce genre à laquelle il puisse
prétendre. Dona Anna est placée en opposition à don Juan, par
les hautes perfections qu'elle a également reçues. Comme à don
Juan, la beauté du corps et de l'âme lui a été départie;
mais elle a conservé la pureté idéale, et l'enfer ne peut la
perdre que sur la terre. Dès que ce mal est accompli, la
vengeance doit arriver.
Dona Anna était faite pour être l'idéal de don Juan, pour
l'arracher à ce désespoir qui lui inspire des ardeurs si
funestes; mais il l'a vue trop tard, et il ne peut accomplir que
la pensée diabolique de la perdre. Elle n'est pas sauvée: elle
succombe! car lorsque don Juan apparaît au début de l'action,
l'attentat est consommé. Le feu de l'enfer, qui brûle en son
âme, a rendu toute résistance inutile. Lui seul, lui, don Juan,
pouvait exciter en elle ce voluptueux égarement qui l'a mise
dans ses bras. Après sa chute, toutes les suites funestes de sa
faute s'accomplissent à la fois. La mort de son père, tué par
la main de don Juan, son mariage avec le froid, l'ordinaire,
l'efféminé don Ottavio, qu'elle croyait aimer autrefois;
l'amour même qui la dévore, qui a brûlé son sein dès le
moment où elle s'est livrée : tout lui fait sentir que la perte
de don Juan peut seule lui rendre le repos, mais que ce repos
sera la mort pour elle! Aussi elle excite sans cesse son fiancé
glacial à la vengeance; elle poursuit elle-même le traître, et
elle ne recouvre un peu de calme qu'après l'avoir vu en proie
aux vengeances éternelles. Seulement elle ne veut pas céder à
ce fiancé si avide de noces: lascia, o caro,
un anno encora, allo sfogo del cor mio!
Mais elle ne survivra pas à cette année! Don Ottavio ne verra
jamais dans ses bras celle qui a été marquée de l'empreinte
brûlante de la passion de don Juan! Avec quelle vivacité je
ressentis toutes ces impressions pendant les accords du premier
récitatif et le récit de l'attaque nocturne! - La scène même
de dona Anna dans le second acte: Crudele,
qui, considérée superficiellement, semble n'avoir trait qu'à
don Ottavio, a des accords secrets qui expriment tous les
troubles de son âme; car que penser de ces mots, jetés
peut-être sans dessein par le poète:
Forse un giomo il cielo encora
sentirà
Pieta di me !
Deux heures sonnent ! - Une commotion électrique me saisit. Je sens les douces vapeurs des parfums italiens qui me firent pressentir hier la présence de ma voisine: un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s'empare de moi. Le vent s'engouffre avec plus de bruit dans la salle, les cordes du piano de l'orchestre frémissent. - Ciel ! Il me semble entendre, comme dans le lointain, porté sur les sons ailés d'un orchestre vaporeux, la voix d'Anna, qui chante: Non mi dir bell idol mio! - Ouvre-toi, royaume éloigné et inconnu, patrie des âmes ! paradis plein de charmes, où une douleur céleste et indicible remplit mieux qu'une joie infinie toutes les espérances semées sur la terre! laisse-moi pénétrer dans le cercle de tes ravissantes apparitions; puissent les rêves qui tantôt m'inspirent l'effroi, et tantôt se changent en messagers de bonheur, tandis que le sommeil retient mon corps sous des liens de plomb, délivrer mon esprit et le conduire aux plaines éthérées!
CONVERSATION A LA TABLE D'HÔTE
UN HOMME RAISONNABLE, frappant sur le couvercle de sa tabatière.
Il est bien fatal que nous ne puissions entendre de sitôt un opéra bien exécuté! Mais cela vient de cette maudite exagération.
UN HOMME BASANÉ
Oui, oui ! je l'ai dit assez souvent ! le rôle de dona Anna lui fait toujours mal ! - Hier, elle était comme possédée. On dit que pendant tout l'entracte, elle est restée évanouie, et après la scène du second acte, elle a eu des attaques de nerfs.
UN INSIGNIFIANT
Oh ! contez-moi donc cela?...
L'HOMMF, BASANÉ
Eh ! sans doute, des attaques de nerfs, et de si terribles, qu'on n'a pas pu l'emporter du théâtre.
MOI
Au nom du ciel ! ces attaques sont-elles dangereuses ? Reverrons-nous bientôt la signora ?
L'HOMME RAISONNABLE, prenant une prise de tabac
Difficilement, car la signora est morte cette nuit, au coup de deux heures.