Hans-mon-Hérisson
Il était une fois un paysan
qui avait de l'argent et des biens en suffisance, et même plus,
qu'il n'en fallait ; mais aussi riche qu'il fût, il manquait
pourtant quelque chose à son bonheur, car ils n'avaient, sa
femme et lui, pas eu d'enfant. Il en souffrait, et comme il
arrivait souvent que les autres paysans, quand il allait avec eux
à la ville voisine, se moquaient de lui et lui demandaient
pourquoi il n'avait toujours pas d'enfant, il finit par le
prendre mal et un jour, quand il revint chez lui, il s'emporta et
dit :
- Je veux un enfant, j'en veux un, même si ce doit être un
hérisson !
Par la suite, sa femme mit au monde un enfant qui était
mi-hérisson, mi-homme : le haut du corps en hérisson, le bas
constitué normalement. Sa mère en fut épouvantée quand elle
le vit et s'exclama :
- Là, tu vois ! tu nous as jeté un mauvais sort !
- Qu'est-ce que cela change à présent ? répondit le mari. Le
petit doit quand même être baptisé ; mais comment trouver
quelqu'un qui veuille être le parrain ?
- Hans-mon-Hérisson, ce sera le seul nom qu'on pourra lui
donner, dit la femme.
Le prêtre, après l'avoir baptisé, remarqua qu'il ne pouvait
pas être couché dans un lit ordinaire, à cause de ses
piquants. Ils lui firent une couche de paille derrière le
fourneau, et ce fut là que le petit Hans-mon-Hérisson resta
couché. Sa mère ne pouvait pas non plus lui donner le sein
comme à un autre enfant, parce que ses piquants lui déchiraient
la poitrine. Et Hans-mon-Hérisson resta derrière le fourneau
pendant huit années de suite. Son père en était las, au point
de penser : « Ah ! si seulement il pouvait mourir ! » Mais non,
il ne mourait pas ; il était toujours là, couché derrière le
fourneau.
Un jour qu'il y avait foire à la ville, le paysan décida d'y
aller, et avant de partir il demanda à sa femme ce qu'elle
voulait qu'il lui rapporte. « Un peu de viande, lui dit-elle, et
quelques brioches ; enfin, tu sais bien ce qu'il faut pour la
maison. » Il fit la même question à la servante, qui voulait,
elle, une paire de bas à jours et des chaussons. Enfin, il
demanda aussi à Hans-mon-Hérisson ce qu'il aimerait avoir.
- Papa, répondit-il, je voudrais que tu me rapportes une
cornemuse.
En revenant de la foire, le paysan donna à sa femme ce qu'il
avait acheté pour elle: la viande et les brioches ; il donna
ensuite à la servante ses bas et ses pantoufles, et enfin il se
pencha derrière le fourneau et donna à Hans-mon-Hérisson sa
cornemuse. Et Hans-mon-Hérisson, quand il eut en main sa
cornemuse, dit à son père :
- Papa, tu devrais maintenant aller devant la forge et m'y faire
ferrer mon coq ; alors je l'enfourcherai et je m'en irai pour ne
plus revenir.
Le père, content d'être débarrassé, alla faire ferrer le coq
aussitôt ; quand ce fut fini, Hans-mon-Hérisson se mit à
califourchon sur le coq et partit en le chevauchant, non sans
emmener avec lui des cochons et des ânes qu'il voulait garder au
loin, dans la forêt. Lorsque le coq et son étrange cavalier
furent dans la forêt, le coq dut s'envoler avec lui au sommet
d'un grand arbre et s'y tenir perché, portant toujours
Hans-mon-Hérisson sur son dos, où il resta pendant des années
à garder, de là-haut, ses ânes et ses cochons, dont le nombre
augmentait sans cesse, et qui lui firent un grand troupeau.
Pendant tout ce temps-là, son père n'entendit pas parler de
lui. Installé sur son arbre, Hans soufflait dans sa cornemuse et
se faisait de la musique pour se passer le temps ; et sa musique
était fort belle.
Un jour, il arriva qu'un roi s'était perdu dans la forêt et
s'étonna beaucoup d'entendre cette jolie musique, sans savoir
d'où elle pouvait venir. Il envoya quelqu'un de sa suite en
avant, pour qu'il regarde un peu d'où cela pouvait bien sortir ;
mais tout ce qu'il put voir, en regardant partout alentour,
c'était un drôle d'animal perché tout en haut d'un arbre,
quelque chose comme un coq, sur lequel un hérisson se serait
mis, et qui jouait de la musique. Ayant entendu son rapport, le
roi renvoya son messager lui demander pourquoi il se trouvait
perché là-haut, et s'il ne pourrait pas lui indiquer le chemin
qui lui permettrait de regagner son royaume. Hans-mon-Hérisson
descendit alors de son arbre et déclara qu'il montrerait le
chemin si le roi voulait lui promettre, et s'y engager par
écrit, de lui accorder le premier être vivant qu'il
rencontrerait en arrivant dans sa cour royale.
Le roi se dit : « Je peux facilement le faire :
Hans-mon-Hérisson ne pouvant pas comprendre, j'écrirai ce qu'il
me plaira. » Le roi prit donc une plume et de l'encre pour
écrire quelque chose, et cela fait, Hans-mon-Hérisson lui
montra le bon chemin, qui lui permit de rentrer heureusement chez
lui. Mais sa fille, qui l'avait aperçu de loin, fut si contente
de le revoir qu'elle accourut à sa rencontre et se jeta à son
cou pour l'embrasser. Le roi se ressouvint alors de
Hans-mon-Hérisson, et il raconta l'aventure à sa fille et
comment il avait dû donner à un étrange animal un engagement
par écrit, qui lui attribuait le premier être vivant qu'il
verrait en arrivant au palais ; et comment cet animal était
comme à cheval sur un coq, jouant une fort belle musique ; mais
il ajouta bien vite qu'il avait écrit le contraire, à savoir
qu'il n'aurait rien ni personne, parce que ce Hans-mon-Hérisson
ne savait heureusement pas lire. La princesse s'en montra ravie
et déclara que, de toute façon, jamais elle n'eût accepté
d'aller là-bas.
Hans-mon-Hérisson n'en continuait pas moins de garder ses ânes et ses cochons, toujours
gai et plein d'entrain, perché sur l'arbre et se faisant de la
jolie musique en soufflant dans sa cornemuse. Et puis voilà
qu'un autre roi vint à passer par là avec son escorte et toute
sa suite ; il s'était perdu lui aussi et ne savait plus par où
retourner dans son royaume, car la forêt était très, très
grande. Il entendit également la belle musique de loin et envoya
quelqu'un pour voir ce que cela pouvait bien être. Le messager
arriva jusqu’au dessous de l'arbre et vit le coq perché et
Hans-mon-Hérisson assis dessus à califourchon. Le messager du
roi s'enquit de ce qu'il faisait là.
- Je garde mes cochons et mes ânes, répondit-il. Mais vous, que
désirez-vous ?
Le messager lui expliqua qu'ils étaient perdus et ne parvenaient
pas à revenir dans leur royaume, à moins qu'il ne voulût bien
leur indiquer le chemin. Alors Hans-mon-Hérisson descendit de
son arbre et dit au vieux roi qu'il lui montrerait le chemin, à
condition qu'il consentît à lui donner en propre ce qu'il
verrait en premier dès qu'il serait chez lui, à la porte de son
château royal.
- Oui, déclara le roi, et voici mon accord.
Il écrivit et signa à Hans-mon-Hérisson l'engagement qu'il
aurait comme sien ce que lui, le roi, aurait vu en premier devant
son palais.
La chose faite, Hans-mon-Hérisson monta son coq et chevaucha
devant le roi, suivi de ses gens, pour leur montrer le chemin ;
et grâce à lui ils rentrèrent heureusement dans le royaume et
arrivèrent au château, où la joie fut grande après
l'inquiétude. Le roi avait une fille unique qui était d'une
grande beauté, et ce fut elle qui se précipita pour
l'accueillir et l'embrasser, tout heureuse de son retour.
- Mais comment se fait-il que vous soyez resté si longtemps au
loin ? lui demanda-t-elle.
Le roi lui raconta qu'il s'était perdu et que, pour un peu,
jamais il n'eût pu rentrer, s'il n'avait eu la chance de
rencontrer un drôle d'être, mi-hérisson mi-homme, qui
chevauchait un coq perché à la pointe d'un arbre, au coeur de
l'immense forêt, et qui jouait une belle musique ; car c'était
lui qui l'avait tiré de là en lui montrant le bon chemin. Mais
il ajouta qu'il avait promis à cet être sa première rencontre
dans la cour du château, et qu'il le regrettait bien maintenant,
car cette première personne n'était autre qu'elle-même, sa fille
bien-aimée. Quel chagrin n'en avait-il pas ! La princesse lui
promit aussitôt qu'elle le ferait et irait de son plein gré
là-bas, s'il venait la chercher, parce qu'elle aimait et
respectait son vieux père.
Pendant ce temps, Hans-mon-Hérisson gardait toujours ses
cochons, et ses cochons faisaient d'autres cochons, si bien qu'il
en avait un tel nombre que la grande forêt en était pleine.
Hans-mon-Hérisson décida alors qu'il ne resterait plus dans la
grande forêt, et il fit dire à son père qu'ils devaient tous,
au village, faire place nette dans leurs écuries et leurs
étables, parce qu'il arrivait avec un tel troupeau, qu'il y en
aurait partout et qu'on pourrait bouchoyer autant qu'on voudrait,
aussi longtemps qu'on voudrait, dans toutes les familles. Le
père fut consterné de la nouvelle, car il croyait
Hans-mon-Hérisson mort depuis longtemps.
Mais Hans-mon-Hérisson monta son coq et se mit en route,
poussant devant lui ses cochons jusque dans le village pour les
livrer à l'abattage. Et ce fut un massacre, oh, la, la, et une
tuerie et un dépeçage et une charcuterie qu'on put entendre à
deux lieues à la ronde !
Après, quand tout fut terminé, Hans-mon-Hérisson pria son
père de lui ramener son coq-cheval devant la forge pour le faire
ferrer une autre fois, ajoutant qu'il s'en irait alors et ne
reviendrait plus jamais. Le père alla faire ferrer le coq, se
réjouissant à la pensée qu'il ne reverrait plus
Hans-mon-Hérisson de sa vie.
A cheval sur son coq, Hans-mon-Hérisson se rendit dans le
premier royaume ; mais le roi avait ordonné à ses troupes de
tirer à vue sur celui qui viendrait en chevauchant un coq et qui
aurait une cornemuse : de tirer et de frapper dessus, de le
blesser et de l'abattre, afin qu'il n'arrive pas jusqu'au palais.
Lors donc que les gardes le virent apparaître sur son coq, ils
croisèrent devant lui leurs baïonnettes pour lui barrer le
passage, mais Hans-mon-Hérisson éperonna son coq qui s'envola
par-dessus leurs têtes et franchit le portail, pour entrer dans
le château par une fenêtre. Hans-mon-Hérisson descendit de sa
monture et alla tout droit réclamer au roi ce qu'il lui avait
promis, faute de quoi il les tuerait, lui et sa fille. Le roi usa
alors de belles et nombreuses paroles pour persuader sa fille de
le suivre, car ainsi elle sauverait leurs deux vies, et ils
n'avaient pas le choix!
Elle alla s'habiller de blanc, et son père lui donna un carrosse
à six chevaux, une escorte et des serviteurs de splendide
prestance, de l'or et de l'argent, des bijoux et des robes,
quantité d'autres biens. Elle monta dans le carrosse et
Hans-mon-Hérisson, toujours à cheval sur son coq et tenant sa
cornemuse, monta à côté d'elle ; ils prirent congé du roi qui
pensait ne plus les revoir et s'en allèrent. Mais quand ils
furent à quelque distance de la ville, Hans-mon-Hérisson
déshabilla la princesse et l'écorcha un peu partout avec ses
piquants, en la faisant saigner des pieds à la tête.
- Cela, lui dit-il, c'est votre récompense pour la duplicité
dont vous avez fait preuve. Et maintenant, va-t'en : je ne veux
pas de toi !
Il la chassa honteusement, dans l'état où elle se trouvait ; et
ce fut ainsi qu'elle dut regagner le palais, humiliée et confuse
pour le restant de ses jours.
Sa cornemuse sous le bras et chevauchant son coq,
Hans-mon-Hérisson se rendit alors au royaume du second roi
auquel il avait indiqué son chemin. Mais là, les ordres du roi
étaient que si quelqu'un venait à cheval sur un coq, fait comme
l'était Hans-mon-Hérisson, l'armée et les gardes devaient lui
présenter les armes, l'accueillir avec des vivats et lui faire
une escorte d'honneur jusque dans la cour du château. Il arriva
donc dans ces conditions ; mais lorsque la belle princesse le
vit, elle en fut effrayée, car elle ne s'attendait pas à lui
voir un extérieur aussi fantastique ; néanmoins, elle se dit
que puisqu'il était comme cela, il n'était pas autrement ; et
elle se rappela qu'elle avait donné sa promesse à son père.
«Au surplus, se disait-elle, il a sauvé mon père et n'a
sûrement pas un mauvais coeur. » Toujours est-il qu'elle
accueillit Hans-mon-Hérisson avec sympathie, et que le mariage
fut célébré. Le nouvel époux dut prendre place à la table
royale, et sa jeune femme était à côté de lui pour le festin.
Le soir venu, quand il fut temps pour eux d'aller dormir, elle se
sentit inquiète, redoutant l'effet de ses piquants ; mais il la
rassura en lui disant qu'elle .n'avait rien à craindre et qu'il
ne lui ferait aucun mal , puis il demanda au roi, son père, de
poster quatre hommes de garde devant la porte de leur chambre,
avec mission d'entretenir un bon feu dans la cheminée. Il
expliqua que lorsqu'il irait au lit, il quitterait sa peau de
hérisson et la laisserait par terre au pied du lit ; il fallait
alors que les gardes accourent pour s'en saisir, et qu'ils la
jettent immédiatement dans le feu, devant lequel ils devraient
veiller jusqu'à ce que la peau fût entièrement consumée.
Ici mon conte se termine
Pour s'en aller chez Augustine.
Il y avait une fois un jeune gaillard qui
s'était engagé dans l'armée et qui s'y comporta vaillamment ;
il était toujours le premier à l'assaut quand les autres
hésitaient sous les balles. Tant que dura la guerre, tout alla
bien pour lui ; mais une fois la paix conclue, il reçut son
congé et s'entendit signifier par son capitaine d'aller où bon
lui semblerait. Ses parents étaient morts ; il était sans
foyer. Alors il se rendit auprès de ses frères, auxquels il
demanda de l'héberger jusqu'à la prochaine guerre.
- Que veux-tu que nous fassions de toi ici ? lui répondirent les
frères, qui avaient le coeur sec et dur. Tu ne peux nous être
utile en rien, et tu n'as qu'à veiller toi-même à te tirer
d'affaire. Nous ne pouvons pas t'aider.
N'ayant à lui rien d'autre que son fusil, le soldat se le mit à
l'épaule et s'en alla par le vaste monde. Arrivé dans une
grande plaine où il n'y avait qu'un seul bouquet d'arbres, il
s'y achemina et s'y laissa tomber tristement à l'ombre, songeant
à son misérable destin. « Sans argent, sans métier, que
puis-je devenir ? se disait-il. Je ne sais que combattre, et
maintenant que la paix est conclue, ils n'ont plus besoin de moi.
Hélas je vois qu'il faut crever de faim ! »
Entendant tout à coup un bruissement derrière lui, il se
retourna et vit un inconnu planté là, tout habillé de vert,
l'air cossu, mais avec un pied de cheval du plus affreux effet.
- Je sais déjà ce qu'il te manque, déclara l'homme. L'argent
et le confort : tu en auras autant que tu voudras et pourras en
vouloir ; mais il me faut, avant, savoir si tu n'es pas poltron,
car je ne tiens pas à gâcher mon or.
- Peureux et soldat, cela ne va pas ensemble, répondit-il. Tu
n'as qu'à me mettre à l'épreuve.
- Parfait, dit l'homme : retourne-toi !
Le soldat regarda et vit un ours de grosse taille qui arrivait
sur lui en grognant furieusement.
- Holà ! s'exclama le soldat, je vais te passer ton envie de
grogner en te chatouillant un peu le nez à ma manière !
Epaulant et tirant, il toucha l'ours en plein museau et l'abattit
au sol, où il resta sans bouger.
- Il est clair que tu ne manques pas de courage, dit l'homme
inconnu ; mais il y a encore une condition à remplir.
- Tant qu'elle ne nuira pas à mon salut éternel, dit le soldat,
qui avait bien compris à qui il avait affaire, je n'ai rien
contre.
- Tu en jugeras par toi-même, rétorqua l'homme vert. Au long
des sept années qui viennent, tu dois ne pas te laver, ne pas te
peigner les chevaux ou la barbe, ne pas te couper les ongles et
ne dire aucune patenôtre ; et puis le costume et le manteau que
je vais te donner, tu devras les porter tout le temps. Si tu
meurs dans le cours de ces sept années, tu es à moi ; si tu
restes en vie, par contre, tu seras libre et riche jusqu'à la
fin de tes jours.
Le soldat repensa à sa grande misère actuelle, et comme il ne
craignait pas la mort, lui qui s'y était exposé si souvent, il
décida de prendre le risque cette fois encore et accepta la
proposition. Le Diable enleva son habit vert pour le lui donner.
- Tant que tu porteras cet habit, lui dit-il, tu auras de l'or en
poche, même si tu le dépenses à pleines mains.
Ensuite, il prit la peau de l'ours, qu'il dépouilla en un
tournemain, et il la lui remit.
- Ce sera ton manteau et ton lit, lui dit-il. Tu ne dois pas
dormir autrement, ni te couvrir avec autre chose. Mais ce costume
te vaudra d'être appelé partout Peau-d'Ours.
Ces mots dits, le Diable avait disparu.
Le soldat revêtit l'habit vert et mit aussitôt la main à la
poche : c'était exact, l'or y était. Il se jeta ensuite la peau
d'ours sur le dos et partit dans le vaste monde, où il ne se
priva pas de rien de ce qui pouvait lui faire plaisir, et que lui
procurait l'argent. Et je vous prie de croire qu'il s'en donna à
coeur joie : tant que cela lui faisait du bien à lui et du mal
à sa bourse, il pouvait y aller!
Pendant la première année, ce fut encore supportable, mais
déjà la seconde année, il avait l'air d'un monstre : ses
cheveux lui retombaient jusque sur la figure, la cachaient à
moitié ; sa barbe ressemblait à du feutre rugueux ; ses ongles
étaient comme des griffes de rapace ; quant à la peau de sa
figure, elle portait une telle couche de crasse, que si l'on y
avait semé de l'herbe elle y aurait poussé ! Les gens fuyaient
à sa vue ; mais comme il donnait partout de l'argent aux
pauvres, en leur demandant de prier pour lui, et comme aussi il
payait tout fort largement, il arrivait encore à se faire
héberger partout. Au bout de quatre ans, par contre, il vint un
jour dans une auberge où l’hôtelier lui refusa l'entrée
et ne voulut même pas le laisser coucher dans l'écurie, de peur
d'en rendre ses chevaux ombrageux. Mais après que Peau-d'Ours
eut mis la main à la poche pour la sortir pleine de ducats,
l'aubergiste se laissa convaincre et lui donna une chambre sur
l'arrière-cour, à la condition expresse, toutefois, qu'il ne se
montrerait à personne, afin de ne pas ruiner la réputation de
la maison.
Seul dans sa chambre, le soir, Peau-d'Ours était en train de
souhaiter de tout son coeur que finissent les sept années, quand
il entendit qu'on gémissait et pleurait tout haut dans une
chambre voisine. N'écoutant que son bon coeur, il alla en ouvrir
la porte et vit un vieillard qui se tordait les mains de
désespoir et qui pleurait à grands sanglots. Peau-d'Ours voulut
s'avancer vers lui, mais dès qu'il l'aperçut, le vieil homme
fut pris d'épouvante et voulut fuir ; en entendant pourtant une
voix humaine, il s'apaisa un petit peu ; Peau-d’Ours, à
force de paroles amicales, réussit à obtenir qu'il lui
découvrît la cause de son grand chagrin. Ses moyens avaient
fondu petit à petit ; lui-même et ses filles en étaient
réduits à mourir de faim désormais, car il était si pauvre
qu'il n'avait même plus de quoi payer son auberge, et il devrait
aller en prison !
- Si ce sont là vos seuls soucis, répondit Peau-d'Ours, vous
pouvez vous tranquilliser : de l'argent, j'en ai plus qu'il n'en
faut.
Il fit venir l'aubergiste pour lui régler sa note, et il glissa
encore une bourse pleine d'or dans la poche du malheureux.
Débarrassé de ses soucis, le vieil homme ne savait plus comment
remercier son bienfaiteur.
- Venez avec moi, lui dit-il. Mes filles sont des merveilles de
beauté, et vous en prendrez une comme épouse : quand elle saura
ce que vous avez fait pour moi, elle ne voudra pas refuser. Il
est vrai que vous avez bien l'air un peu étrange, mais elle aura
tôt fait de vous arranger convenablement !
Peau-d'Ours, enchanté de cette offre, suivit le vieillard jusque
chez lui. Mais la fille aînée, en le voyant, fut frappée d'une
telle terreur qu'elle poussa un cri et se sauva. La deuxième,
elle, était restée et elle l'examina de la tête aux pieds
avant de dire :
- Comment prendrais-je pour mari un être qui n'a pas figure
humaine ? J'aime encore mieux l'ours rasé qu'on nous a montré
un jour, déguisé en homme : il portait au moins une veste de
hussard et des gants blancs ! Quand il n'y a que la laideur, on
peut encore, à la rigueur, arriver à s'y habituer...
- Mon cher père, dit alors la cadette, il faut qu'il soit brave
homme pour vous avoir secouru comme il l'a fait dans votre grande
détresse ; et puisque vous lui avez promis une fiancée en
retour, votre parole doit être honorée.
Dommage que la crasse et le poil eussent couvert entièrement la
figure de Peau-d'Ours, car sans cela, on eût vu s'illuminer ses
traits de la grande joie que ces paroles lui avaient mise au
coeur, et tout l'amour dont il débordait ! Il tira la bague
qu'il avait à son doigt et la brisa en deux, pour en donner la
moitié à sa fiancée et garder l'autre pour lui. Celle qu'il
garda portait gravé le nom de sa fiancée, et celle de sa
fiancée était gravée de son nom à lui. Quand il eut écrit
les deux noms et tendu à sa fiancée la demi-bague, qu'il lui
recommanda de bien garder, il prit congé et s'en alla en lui
disant :
- Tu dois m'attendre encore trois ans, pendant lesquels je dois
poursuivre mon errance à travers le monde. Si je reviens, alors
nous célébrerons notre mariage ; si je ne reviens pas, c'est
que je serai mort, et donc tu seras libre. Mais prie Dieu
qu’il me garde la vie !
La pauvre fiancée s'habilla de noir et les larmes lui venaient
aux yeux quand elle pensait à son fiancé, alors que ses deux
soeurs lui décochaient les moqueries les plus cruelles. « Fais
attention ! lui disait l'aînée, quand tu lui donneras ta main,
il va te la broyer dans sa patte d'ours ! » Et la seconde soeur
renchérissait : « Prends garde ! les ours aiment les douceurs :
si tu lui plais, il va te dévorer ! » L'aînée reprenait : «
Si tu ne veux pas qu'il se mette à grogner, ton animal, il te
faudra lui faire ses quatre volontés et bien lui obéir en
toutes choses ! » Puis l'autre soeur ajoutait : « N'empêche
que la noce sera joyeuse : les ours savent très bien danser ! »
La fiancée les écoutait dire sans leur répondre, ne se
laissant pas du tout entamer. Peau-d'Ours, pendant ce temps,
poursuivait ses pérégrinations et s'en allait de place en
place, sans oublier de faire le bien aussi souvent qu’il en
trouvait l'occasion, donnant généreusement aux pauvres et
attendant beaucoup de leurs prières. Puis à la fin des fins,
lorsque fut arrivé le dernier jour des sept années, il était
revenu dans la grande plaine et s'était assis sous le bouquet
d'arbres. Bientôt il entendit comme un soupir du vent, et le
Diable se tint devant lui, l'observant d'un air déçu ; puis il
lui lança ses vieilles hardes et réclama son habit vert.
- Pas si vite ! dit le soldat. Avant que nous arrivions là, il
faut encore que tu me fasses ma toilette et que je redevienne
propre !
Bon gré, mal gré, le Diable dut s'exécuter, apporter de l'eau,
laver et nettoyer l'ours encrotté, lisser sa barbe, peigner ses
cheveux, tailler ses ongles, bref lui rendre son air de vaillant
guerrier revenant de la guerre ; et à la vérité, le soldat se
retrouva beaucoup mieux qu'il ne l'était sept ans plus tôt.
Lorsque tout fut heureusement terminé, et le Diable parti, celui
qui avait été l'horrible Peau-d'Ours se sentit le coeur léger
et tout joyeux. Il se rendit à la ville, s'acheta un magnifique
habit de velours, prit place dans un carrosse attelé de quatre
chevaux blancs et se fit conduire à la demeure de sa fiancée.
Personne ne l'y reconnut, et le vieux père le prit pour un
officier libéré de l'armée ; il l'introduisit dans la pièce
où se tenaient ses filles. Les deux aînées s'empressèrent
autour de lui, le firent asseoir entre elles, lui servirent du
vin et tout ce qu'il y avait de meilleur à offrir, car elles se
disaient l'une et l'autre, en secret, qu'elles n'avaient jamais
vu de plus bel homme. Sa fiancée, pendant ce temps, se trouvait
assise en face, les yeux baissés dans son vêtement de deuil,
sans prononcer une parole. Lorsque le visiteur finit par demander
au vieux père s'il consentait à lui donner sa fille en mariage,
les deux aînées ne firent qu'un saut jusqu'à leur chambre pour
s'y parer et revenir dans leurs plus beaux atours: aucune des
deux ne doutait, en effet, d'être la préférée. Mais
l'inconnu, dès qu'il fut seul avec sa fiancée, prit la
demi-bague qu'il gardait dans sa poche et la fit tomber dans une
coupe de vin, qu'il poussa vers elle de l'autre côté de la
table. Elle n'avait pas vu son geste, mais lorsqu'elle eut vidé
la coupe et trouvé l'anneau brisé dans le fond, elle
tressaillit en rougissant. A son tour, elle prit le fragment
qu'elle avait en sautoir à son cou, l'appliqua contre l'autre et
constata qu'ils s'adaptaient parfaitement.
- Oui, c'est moi, lui dit-il, le fiancé que tu as connu dans sa
peau d'ours et qui a, grâce à Dieu, retrouvé son air humain et
sa netteté sans souillure !
Tout en parlant, il s'était levé pour aller à elle, la prendre
dans ses bras et lui donner le premier baiser de son grand amour.
Les deux soeurs, en grande toilette, firent leur entrée à ce
moment ; et quand elles virent que le beau cavalier avait choisi
leur cadette, elles n'en crurent pas leurs yeux ; mais
lorsqu'elles apprirent que ce bel homme n'était autre que
Peau-d'Ours, le tant méprisé, elles furent prises d'une rage
folle et s'enfuirent en courant vers la mort : l'une se noya en
se jetant dans le puits ; l'autre se pendit à la branche d'un
arbre.
Le même soir, on frappa à la porte, et le fiancé alla ouvrir :
c'était le Diable Vert, serré dans son habit, qui déclara :
- Eh bien, tu vois ! A la place de la tienne, ce sont deux âmes
que j'ai eues !
Il était une fois une femme avec sa fille qui
avaient un beau jardin de choux. Un lapin y vint, à la saison
d'hiver, et voilà qu'il leur mangeait tous les choux. Alors la
femme dit à sa fille :
- Va au jardin et chasse-moi le lapin !
- Ouste ! ouste ! dit la fille. Petit lapin, tu nous boulottes
tous les choux !
- Viens, fillette, dit le lapin, mets-toi sur ma queue de petit
lapin et suis-moi dans ma chaumière de petit lapin.
La fille ne veut pas.
Le lendemain, revient le petit lapin qui mange encore les choux,
et la femme dit à sa fille :
- Va au jardin et chasse-moi le lapin !
- Ouste ! ouste ! dit la fille. Petit lapin, encore tu nous
boulottes nos choux !
- Viens, fillette, dit le lapin, mets-toi sur ma queue de petit
lapin et suis-moi dans ma chaumière de petit lapin.
La fille ne veut pas.
Le surlendemain, voilà le petit lapin revenu, en train de
boulotter les choux. Alors, la mère dit à sa fille :
- Va au jardin et chasse-moi le lapin !
- Viens, fillette, dit le lapin, mets-toi sur ma queue de petit
lapin et suis-moi dans ma chaumière de petit lapin.
La fille s'assied sur le petit bout de queue du lapin, qui file
au loin et la mène dans sa chaumière.
- Maintenant, fillette, fais bouillir le chou vert et le millet,
je vais inviter les gens de la noce.
Et les invités de la noce arrivèrent tous ensemble. Mais qui
étaient les gens de la noce ? Je peux te le dire parce que c'est
ce qu'on m'a raconté : les invités, c'étaient tous les lapins,
et le corbeau y était venu aussi comme curé pour unir les
époux, et le renard était le sacristain, et l'autel sous
l'arc-en-ciel.
Mais la fillette se sentait triste : elle était toute seule.
Arrive le petit lapin, qui lui dit :
- Viens servir ! Viens servir ! Les invités sont gais !
La fiancée ne dit rien. Elle pleure. Petit lapin s'en va. Petit
lapin revient.
- Sers-les donc ! lui dit-il. Sers-les donc ! Les invités sont
affamés !
La fiancée ne dit rien. Elle pleure. Petit lapin s'en va. Petit
lapin revient.
- Sers enfin ! lui dit-il. Sers enfin ! Les invités vont
s'impatienter !
La fiancée ne dit toujours rien ; alors petit lapin s'en va.
Elle fait une poupée de paille, qu'elle habille de ses
vêtements, lui met une cuillère de bois dans la main, la pose
devant la marmite au millet, puis s'en retourne chez sa mère.
Petit lapin revient encore une fois en criant :
« Vas-tu servir ? Vas-tu servir ? » Il se précipite sur la
poupée de paille et lui frappe un coup sur la tête, qui lui
fait tomber son bonnet.
Il s'aperçoit alors que ce n'est pas sa fiancée et s'éloigne ;
et il est tout triste.
Il était une fois un mari et sa femme qui
avaient depuis longtemps désiré avoir un enfant, quand enfin la
femme fut dans l'espérance et pensa que le Bon Dieu avait bien
voulu accomplir son voeu le plus cher. Sur le derrière de leur
maison, ils avaient une petite fenêtre qui donnait sur un
magnifique jardin où poussaient les plantes et les fleurs les
plus belles ; mais il était entouré d'un haut mur, et nul
n'osait s'aventurer à l'intérieur parce qu'il appartenait à
une sorcière douée d'un grand pouvoir et que tout le monde
craignait. Un jour donc que la femme se tenait à cette fenêtre
et admirait le jardin en dessous, elle vit un parterre planté de
superbes raiponces avec des rosettes de feuilles si vertes et si
luisantes, si fraîches et si appétissantes, que l'eau lui en
vint à la bouche et qu'elle rêva d'en manger une bonne salade.
Cette envie qu'elle en avait ne faisait que croître et grandir
de jour en jour ; mais comme elle savait aussi qu'elle ne
pourrait pas en avoir, elle tomba en mélancolie et commença à
dépérir, maigrissant et pâlissant toujours plus. En la voyant
si bas, son mari s'inquiéta et lui demanda : « Mais que
t'arrive-t-il donc, ma chère femme ?
- Ah ! lui répondit-elle, je vais mourir si je ne peux pas
manger des raiponces du jardin de derrière chez nous ! »
Le mari aimait fort sa femme et pensa : « plutôt que de la
laisser mourir, je lui apporterai de ces raiponces, quoi qu'il
puisse m'en coûter ! » Le jour même, après le crépuscule, il
escalada le mur du jardin de la sorcière, y prit en toute hâte
une, pleine main de raiponces qu'il rapporta à son épouse. La
femme s'en prépara immédiatement une salade, qu'elle mangea
avec une grande avidité. Mais c'était si bon et cela lui avait
tellement plu que le lendemain, au lieu que son envie fût
satisfaite, elle avait triplé. Et pour la calmer, il fallut
absolument que son mari retournât encore une fois dans le
jardin. Au crépuscule, donc, il fit comme la veille, mais quand
il sauta du mur dans le jardin, il se figea d'effroi car la
sorcière était devant lui !
- Quelle audace de t'introduire dans mon jardin comme un voleur,
lui dit-elle avec un regard furibond, et de venir me voler mes
raiponces ! Tu vas voir ce qu'il va t'en coûter !
- Oh ! supplia-t-il, ne voulez-vous pas user de clémence et
préférer miséricorde à justice ? Si Je l'ai fait, si je me
suis décidé à le faire, c'est que j'étais forcé : ma femme a
vu vos raiponces par notre petite fenêtre, et elle a été prise
d'une telle envie d'en manger qu'elle serait morte si elle n'en
avait pas eu.
La sorcière fit taire sa fureur et lui dit : « Si c'est comme
tu le prétends, je veux bien te permettre d'emporter autant de
raiponces que tu voudras, mais à une condition : c'est que tu me
donnes l'enfant que ta femme va mettre au monde. Tout ira bien
pour lui et j'en prendrai soin comme une mère. »
Le mari, dans sa terreur, accepta tout sans discuter. Et quelques
semaines plus tard, quand sa femme accoucha, la sorcière arriva
aussitôt, donna à l'enfant le nom de Raiponce et l'emporta avec
elle.
Raiponce était une fillette, et la plus belle qui fut sous le
soleil. Lorsqu'elle eut ses douze ans, la sorcière l'enferma
dans une tour qui se dressait, sans escalier ni porte, au milieu
d'une forêt. Et comme la tour n'avait pas d'autre ouverture
qu'une minuscule fenêtre tout en haut, quand la sorcière
voulait y entrer, elle appelait sous la fenêtre et criait :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Raiponce avait de longs et merveilleux cheveux
qu'on eût dits de fils d'or. En entendant la voix de la
sorcière, elle défaisait sa coiffure, attachait le haut de ses
nattes à un crochet de la fenêtre et les laissait se dérouler
jusqu'en bas, à vingt aunes au-dessous, si bien que la sorcière
pouvait se hisser et entrer.
Quelques années plus tard, il advint qu'un fils de roi qui
chevauchait dans la forêt passa près de la tour et entendit un
chant si adorable qu'il s'arrêta pour écouter. C'était
Raiponce qui se distrayait de sa solitude en laissant filer sa
délicieuse voix. Le fils de roi, qui voulait monter vers elle,
chercha la porte de la tour et n'en trouva point. Il tourna bride
et rentra chez lui ; mais le chant l'avait si fort bouleversé et
ému dans son coeur, qu'il ne pouvait plus laisser passer un jour
sans chevaucher dans la forêt pour revenir à la tour et
écouter. Il était là, un jour, caché derrière un arbre,
quand il vit arriver une sorcière qu'il entendit appeler sous la
fenêtre :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Alors Raiponce laissa se dérouler ses nattes et la sorcière grimpa. « Si c'est là l'escalier par lequel on monte, je veux aussi tenter ma chance », se dit-il ; et le lendemain, quand il commença à faire sombre, il alla au pied de la tour et appela :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Les nattes se déroulèrent aussitôt et le
fils de roi monta. Sur le premier moment, Raiponce fut très
épouvantée en voyant qu'un homme était entré chez elle, un
homme comme elle n'en avait jamais vu ; mais il se mit à lui
parler gentiment et à lui raconter combien son coeur avait été
touché quand il l'avait entendue chanter, et qu'il n'avait plus
eu de repos tant qu'il ne l'eût vue en personne. Alors Raiponce
perdit son effroi, et quand il lui demanda si elle voulait de lui
comme mari, voyant qu'il était jeune et beau, elle pensa : «
Celui-ci m'aimera sûrement mieux que ma vieille mère-marraine,
la Taufpatin », et elle répondit qu'elle le voulait bien, en
mettant sa main dans la sienne. Elle ajouta aussitôt :
- Je voudrais bien partir avec toi, mais je ne saurais pas
comment descendre. Si tu viens, alors apporte-moi chaque fois un
cordon de soie : j'en ferai une échelle, et quand elle sera
finie, je descendrai et tu m'emporteras sur ton cheval.
Ils convinrent que d'ici là il viendrait la voir tous les soirs,
puisque pendant la journée venait la vieille. De tout cela, la
sorcière n'eût rien deviné si, un jour, Raiponce ne lui avait
dit : « Dites-moi, mère-marraine, comment se fait-il que vous
soyez si lourde à monter, alors que le fils du roi, lui, est en
haut en un clin d'oeil ?
- Ah ! scélérate ! Qu'est-ce que j'entends ? s'exclama la
sorcière. Moi qui croyais t'avoir isolée du monde entier, et tu
m'as pourtant flouée ! »
Dans la fureur de sa colère, elle empoigna les beaux cheveux de
Raiponce et les serra dans sa main gauche en les tournant une
fois ou deux, attrapa des ciseaux de sa main droite et cric-crac,
les belles nattes tombaient par terre. Mais si impitoyable était
sa cruauté, qu'elle s'en alla déposer Raiponce dans une
solitude désertique, où elle l'abandonna à une existence
misérable et pleine de détresse.
Ce même jour encore, elle revint attacher solidement les nattes
au crochet de la fenêtre, et vers le soir, quand le fils de roi
arriva et appela :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
la sorcière laissa se dérouler les nattes
jusqu'en bas. Le fils de roi y monta, mais ce ne fut pas sa
bien-aimée Raiponce qu'il trouva en haut, c'était la vieille
sorcière qui le fixait d'un regard féroce et empoisonné.
- Ha, ha ! ricana-t-elle, tu viens chercher la dame de ton coeur,
mais le bel oiseau n'est plus au nid et il ne chante plus : le
chat l'a emporté, comme il va maintenant te crever les yeux.
Pour toi, Raiponce est perdue tu ne la verras jamais plus !
Déchiré de douleur et affolé de désespoir, le fils de roi
sauta par la fenêtre du haut de la tour : il ne se tua pas ;
mais s'il sauva sa vie, il perdit les yeux en tombant au milieu
des épines ; et il erra, désormais aveugle, dans la forêt, se
nourrissant de fruits sauvages et de racines, pleurant et se
lamentant sans cesse sur la perte de sa femme bien-aimée. Le
malheureux erra ainsi pendant quelques années, aveugle et
misérable, jusqu'au jour que ses pas tâtonnants l'amenèrent
dans la solitude où Raiponce vivait elle-même misérablement
avec les deux jumeaux qu'elle avait mis au monde : un garçon et
une fille. Il avait entendu une voix qu'il lui sembla connaître,
et tout en tâtonnant, il s'avança vers elle. Raiponce le
reconnut alors et lui sauta au cou en pleurant. Deux de ses
larmes ayant touché ses yeux, le fils de roi recouvra
complètement la vue, et il ramena sa bien-aimée dans son
royaume, où ils furent accueillis avec des transports de joie et
vécurent heureux désormais pendant de longues, longues années
de bonheur.