Trois contes de Grimm

LES DEUX COMPAGNONS EN TOURNÉE

Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent, et souvent les bons avec les mauvais. Un cordonnier et un tailleur se trouvèrent sur la même route en faisant leur tour de pays. Le tailleur était un joli petit homme toujours gai et de bonne humeur. Il vit venir de son côté le cordonnier et, reconnaissant son métier au paquet qu'il portait, il se mit à chanter une petite chanson moqueuse :

Perce un point subtil ;
Tire fort ton fil,
Poisse-le bien dans sa longueur,
Chasse tes clous avec vigueur.

Mais le cordonnier, qui n'entendait pas la plaisanterie, prit un air comme s'il avait bu du vinaigre ; on aurait cru qu'il allait sauter à la gorge du tailleur. Heureusement le petit bonhomme lui dit en riant et en lui présentant sa gourde :
- Allons, c'était pour rire ; bois un coup et ravale ta bile.
Le cordonnier but un grand trait, et l'air de son visage parut revenir un peu au beau. Il rendit la gourde au tailleur en disant :
- J'y ai fait honneur. C'est pour la soif présente et pour la soif à venir. Voulez- vous que nous voyagions ' ensemble ?
- Volontiers, dit le tailleur, pourvu que nous allions dans quelque grande ville où l'ouvrage ne manque pas.
- C'est aussi mon intention, dit le cordonnier ; dans les petits endroits il n'y a rien à faire ; les gens y vont nu-pieds.
Et ils firent route ensemble, à pied comme les chiens du roi.
Tous deux avaient plus de temps à perdre que d'argent à dépenser. Dans chaque ville où ils entraient, ils visitaient les maîtres de leurs métiers ; et, comme le petit tailleur était joli et de bonne humeur, avec de gentilles joues roses, on lui donnait volontiers de l'ouvrage ; souvent même, sous la porte, la fille du patron lui laissait prendre un baiser par-dessus le marché. Quand il se retrouvait avec son compagnon, sa bourse était toujours la mieux garnie. Alors, le cordonnier, toujours grognon, allongeait encore sa mine en grommelant :
- Il n'y a de la chance que pour les coquins.
Mais le tailleur ne faisait qu'en rire, et il partageait tout ce qu'il avait avec son camarade. Dès qu'il sentait sonner deux sous dans sa poche, il faisait servir du meilleur, et les gestes de sa joie faisaient sauter les verres sur la table ; c'était, chez lui, lestement gagné, lestement dépensé.
Après avoir voyagé pendant quelque temps, ils arrivèrent à une grande forêt par laquelle passait le chemin de la capitale du royaume. Il fallait choisir entre deux sentiers, l'un offrant une longueur de sept jours, l'autre de deux jours de marche mais ils ne savaient ni l'un ni l'autre quel était le plus court. Ils s'assirent sous un chêne et tinrent conseil sur le parti à prendre et sur la quantité de pain qu'il convenait d'emporter. Le cordonnier dit :
- On doit toujours pousser la précaution aussi loin que possible ; je prendrai du pain pour sept jours.
- Quoi ! dit le tailleur, traîner sur son dos du pain pour sept jours comme une bête de somme ! À la grâce de Dieu ; je ne m'en embarrasse pas. L'argent que j'ai dans ma poche vaut autant en été qu'en hiver, mais en temps chaud le pain se dessèche et moisit. Mon habit ne va pas plus bas que la cheville, je ne prends pas tant de précautions. Et d'ailleurs, pourquoi ne tomberions-nous pas sur le bon chemin ? Deux jours de pain, c'est bien assez.
Chacun d'eux fit sa provision, et ils se mirent en route au petit bonheur.
Tout était calme et tranquille dans la forêt comme dans une église. On n'entendait ni le souffle du vent, ni le murmure des ruisseaux, ni le chant des oiseaux, et l'épaisseur du feuillage arrêtait les rayons du soleil. Le cordonnier ne disait mot, courbé sous sa charge de pain, qui faisait couler la sueur sur son noir et sombre visage. Le tailleur, au contraire, était de la plus belle humeur ; il courait de tous côtés, sifflant, chantant quelques petites chansons, et il disait :
- Dieu, dans son paradis, doit être heureux de me voir si gai.
Les deux premiers jours se passèrent ainsi ; mais le troisième, comme ils ne voyaient pas le bout de la route, le tailleur, qui avait consommé tout son pain, sentit sa gaieté s'évanouir ; cependant, sans perdre courage, il se remit à sa bonne chance et à la grâce de Dieu. Le soir, il se coucha sous un arbre avec la faim, et il se releva le lendemain sans qu'elle fût apaisée. Il en fut de même le quatrième jour, et pendant que le cordonnier dînait, assis sur un tronc d'arbre abattu, le pauvre tailleur n'avait d'autre ressource que de le regarder faire. Il lui demanda une bouchée de pain ; mais l'autre lui répondit en ricanant :
- Toi qui étais toujours si gai, il est bon que tu connaisses un peu le malheur. Les oiseaux qui chantent trop matin, le soir l'épervier les croque.
Bref il fut sans pitié.
Le matin du cinquième jour, le pauvre tailleur n'avait plus la force de se lever. À peine si, dans son épuisement, il pouvait prononcer une parole ; il avait les joues pâles et les yeux rouges. Le cordonnier lui dit :
- Tu auras un morceau de pain, mais à condition que je te crèverai l'oeil droit.
Le malheureux, obligé d'accepter cet affreux marché pour conserver sa vie, pleura des deux yeux pour la dernière fois, et s'offrit à son bourreau, qui lui perça l'oeil droit avec la pointe d'un couteau. Le tailleur se rappela alors ce que sa mère avait coutume de lui dire dans son enfance, quand elle le fouettait pour l'avoir surpris dérobant quelque friandise : « Il faut manger tant qu'on peut, mais aussi souffrir ce qu'on ne saurait empêcher. » Quand il eut mangé ce pain qui lui coûtait si cher, il se remit sur ses jambes et se consola de son malheur en pensant qu'il y verrait encore assez avec un oeil. Mais le sixième jour la faim revint, et le coeur lui défaillit tout à fait. Il tomba le soir au pied d'un arbre et, le lendemain matin, la faiblesse l'empêcha de se lever. Il sentait la mort venir. Le cordonnier lui dit :
- Je veux avoir pitié de toi et te donner encore un morceau de pain ; mais pour cela je te crèverai l'oeil qui te reste.
Le pauvre petit homme songea alors à sa légèreté qui était cause de tout cela , et il demanda pardon à Dieu et dit :
- Fais ce que tu voudras, je souffrirai ce qu'il faudra. Mais songe que, si Dieu ne punit pas toujours sur l'heure, il viendra cependant un instant où tu seras payé du mal que tu me fais sans que je l'ai mérité. Dans mes jours heureux, j'ai partagé avec toi ce que j'avais. Pour mon métier les yeux sont nécessaires. Quand je n'en aurai plus et que je ne pourrai plus coudre, il faudra donc que je demande l'aumône. Au moins, lorsque je serai aveugle, ne me laisse pas seul ici, car j'y mourrai de faim.
Le cordonnier, qui avait chassé Dieu de son coeur, prit son couteau et lui creva l'oeil gauche. Puis il lui donna un morceau de pain, et lui tendant le bout d'un bâton, il le mena derrière lui.
Au coucher du soleil, ils arrivèrent à la lisière de la forêt, et devant un gibet. Le cordonnier conduisit son compagnon aveugle jusqu'au pied des potences et, l'abandonnant là, il continua sa route tout seul. Le malheureux s'endormit accablé de fatigue, de douleur et de faim, et passa toute la nuit dans un profond sommeil. À la pointe du jour, il s'éveilla sans savoir où il était. Il y avait deux pauvres pécheurs pendus au gibet, avec des corbeaux sur leurs têtes. Le premier pendu se mit à dire : Frère, dors-tu ?
- Je suis éveillé, répondit l'autre.
- Sais-tu, reprit le premier, que la rosée qui est tombée cette nuit du gibet sur nous rendrait la vue aux aveugles qui s'en baigneraient les yeux ? S'ils le savaient, plus d'un recouvrerait la vue, qu'il croit avoir perdue pour jamais.
Le tailleur, entendant cela, prit son mouchoir, le frotta sur l'herbe jusqu'à ce qu'il fût mouillé par la rosée, et en humecta les cavités vides de ses yeux. Aussitôt ce que le pendu avait prédit se réalisa, et les orbites se remplirent de deux yeux vifs et clairvoyants. Le tailleur ne tarda pas à voir le soleil se lever derrière les montagnes. Dans la plaine devant lui se dressait la grande capitale avec ses portes magnifiques et ses cent clochers surmontés de croix étincelantes. Il pouvait désormais compter les feuilles des arbres, suivre le vol des oiseaux et les danses des mouches. Il tira une aiguille de sa poche et essaya de l'enfiler ; en voyant qu'il y réussissait parfaitement, son coeur sauta de joie. Il se jeta à genoux pour remercier Dieu de sa miséricorde et faire sa prière du matin, sans oublier ces pauvres pécheurs pendus au gibet et ballottés par le vent comme des battants de cloche. Ses chagrins étaient loin de lui. Il reprit son paquet sur son dos et se remit en route en chantant et en sifflant.
Le premier être qu'il rencontra fut un poulain bai brun qui paissait en liberté dans une prairie. Il le saisit aux crins, et il allait monter dessus pour se rendre à la ville ; mais le poulain le pria de le laisser :
- Je suis encore trop jeune, ajouta-t-il ; tu as beau n'être qu'un petit tailleur léger comme une plume, tu me romprais les reins ; laisse-moi courir jusqu'à ce que je sois plus fort. Un temps viendra peut-être où je pourrai t'en récompenser.
- Va donc, répondit le tailleur ; aussi bien je vois que tu n'es qu'un petit sauteur.
Et il lui donna un petit coup de houssine sur le dos ; le poulain se mit à ruer de joie et à se lancer à travers champs en sautant par-dessus les haies et les fossés.
Cependant le tailleur n'avait pas mangé depuis la veille. « Mes yeux, se disait-il, ont bien retrouvé le soleil, mais mon estomac n'a pas retrouvé de pain. La première chose à peu près mangeable que je rencontrerai y passera. »
En même temps il vit une cigogne qui s'avançait gravement dans la prairie.
- Arrête, lui cria-t-il en la saisissant par une patte , j'ignore si tu es bonne à manger, mais la faim ne me laisse pas le choix ; je vais te couper la tête et te faire rôtir.
- Garde-t'en bien, dit la cigogne ; je suis un oiseau sacré utile aux hommes, et personne ne me fait jamais de mal. Laisse-moi la vie, je te revaudrai cela peut-être une autre fois.
- Eh bien donc, dit le tailleur, sauve-toi, commère aux longs pieds.
La cigogne prit son vol et s'éleva tranquillement dans les airs en laissant pendre ses pattes.
« Qu'est-ce que tout cela va devenir ? se dit-il ; ma faim augmente et mon estomac se creuse : cette fois, le premier être qui me tombe sous la main est perdu. »
À l'instant même il vit deux petits canards qui nageaient sur un étang. « Ils viennent bien à propos » pensa-t-il ; et en saisissant un, il allait lui tordre le cou.
Mais une vieille cane, qui était cachée dans les roseaux, courut à lui le bec ouvert, et le pria en pleurant d'épargner ses petits. - Pense, lui dit-elle, à la douleur de ta mère, si on te donnait le coup de la mort.
- Sois tranquille, répondit le bon petit homme, je n'y toucherai pas.
Et il remit sur l'eau le canard qu'il avait pris.
En se retournant, il vit un grand arbre à moitié creux, autour duquel volaient des abeilles sauvages.
« Me voilà récompensé de ma bonne action, se dit-il, je vais me régaler de miel. » Mais la reine des abeilles, sortant de l'arbre, lui déclara que, s'il touchait à son peuple et à son nid, il se sentirait à l'instant percé de mille piqûres que si, au contraire, il les laissait en repos, les abeilles pourraient lui rendre service plus tard.
Le tailleur vit bien qu'il n'y avait encore rien à faire de ce côté-là. « Trois plats vides, et rien dans le quatrième, se disait-il, cela fait un triste dîner. »
Il se traina, exténué de faim, jusqu'à la ville ; mais, comme il y entra à midi sonnant, la cuisine était toute prête dans les auberges, et il n'eut qu'à se mettre à table. Quand il eut fini, il parcourut la ville pour chercher de l'ouvrage, et il en eut bientôt trouvé à de bonnes conditions. Comme il savait son métier à fond, il ne tarda pas à se faire connaître, et chacun voulait avoir son habit neuf de la façon du petit tailleur. Sa renommée croissait chaque jour. Enfin, le roi le nomma tailleur de la cour.
Mais voyez comme on se retrouve dans le monde. Le même jour, son ancien camarade le cordonnier avait été nommé cordonnier de la cour. Quand il aperçut le tailleur avec deux bons yeux, sa conscience se troubla. « Avant qu'il cherche à se venger de moi, se dit-il, il faut que je lui tende quelque piège. »
Mais souvent on tend des pièges à autrui pour s'y prendre soi-même. Le soir, après son travail, il alla secrètement chez le roi et lui dit :
- Sire, le tailleur est un homme orgueilleux, qui s'est vanté de retrouver la couronne d'or que vous avez perdue depuis si longtemps.
- J'en serais fort aise, dit le roi ; et le lendemain il fit comparaître le tailleur devant lui, et lui ordonna de rapporter la couronne, ou de quitter la ville pour toujours.
« Oh ! se dit le tailleur, il n'y a que les fripons qui promettent ce qu'ils ne peuvent tenir. Puisque ce roi a l'entêtement d'exiger de moi plus qu'un homme ne peut faire, je n'attendrai pas j'usqu'à demain, et je vais décamper dès aujourd'hui. »
Il fit son paquet ; mais en sortant des portes, il avait du chagrin de tourner le dos à cette ville où tout lui avait réussi. Il passa devant l'étang où il avait fait connaissance avec les canards ; la vieille cane à laquelle il avait laissé ses petits était debout sur le rivage et lissait ses plumes avec son bec. Elle le reconnut tout de suite et lui demanda d'où venait cet air de tristesse.
- Tu n'en seras pas étonnée quand tu sauras ce qui m'est arrivé, répondit le tailleur ; et il lui raconta son affaire.
- N'est-ce que cela ? dit la cane ; nous pouvons te venir en aide. La couronne est tombée justement au fond de cet étang en un instant nous l'aurons rapportée sur le bord. Étends ton mouchoir pour la recevoir.
Elle plongea dans l'eau avec ses douze petits et, au bout de cinq minutes, elle était de retour et nageait au milieu de la couronne qu'elle soutenait avec ses ailes, tandis que les jeunes, rangés tout autour, aidaient à la porter avec leur bec. Ils arrivèrent au bord et déposèrent la couronne sur le mouchoir. Vous ne sauriez croire combien elle était belle : elle étincelait au soleil comme un million d'escarboucles. Le tailleur l'enveloppa dans son mouchoir et la porta au roi qui, dans sa joie, lui passa une chaîne d'or autour du cou.
Quand le cordonnier vit que le coup était manqué, il songea à un autre expédient, et alla dire au roi :
- Sire, le tailleur est retombé dans son orgueil ; il se vante de pouvoir reproduire en cire tout votre palais avec tout ce qu'il contient, le dedans et le dehors, les meubles et le reste.
Le roi fit venir le tailleur et lui ordonna de reproduire en cire tout son palais avec tout ce qu'il contenait, le dedans et le dehors, les meubles et le reste, l'avertissant que, s'il n'en venait pas à bout et s'il oubliait seulement un clou à un mur, on l'enverrait finir ses jours dans un cachot souterrain.
Le pauvre tailleur se dit : « Voilà qui va de mal en pis ; on me demande l'impossible. » Il fit son paquet et quitta la ville.
Quand il fut arrivé au pied de l'arbre creux, il s'assit en baissant la tête. Les abeilles volaient autour de lui ; la reine lui demanda, en lui voyant la tête si basse, s'il n'avait pas le torticolis.
- Non, dit-il, ce n'est pas là que le mal me tient, et il lui raconta ce que le roi avait demandé.
Les abeilles se mirent à bourdonner entre elles, et la reine lui dit :
- Retourne chez toi, et reviens demain à la même heure avec une grande serviette ; tout ira bien.
Il rentra chez lui, mais les abeilles volèrent au palais et entrèrent par les fenêtres ouvertes pour fureter partout et examiner toutes choses dans le plus grand détail ; et, se hâtant de regagner leur ruche, elles construisirent un palais en cire avec une telle promptitude qu'on aurait pu le voir s'élever à vue d'oeil. Dès le soir tout était prêt, et quand le tailleur arriva le lendemain, il trouva le superbe édifice qui l'attendait, blanc comme la neige et exhalant une douce odeur de miel, sans qu'il manquât un clou aux murs ni une tuile au toit. Le tailleur l'enveloppa avec soin dans la serviette et le porta au roi, qui ne pouvait en revenir d'admiration. Il fit placer le chef-d'oeuvre dans la grande salle de son palais, et récompensa le tailleur par le don d'une grande maison en pierres de taille.
Le cordonnier ne se tint pas pour battu. Il alla une troisième fois trouver le roi, et lui dit :
- Sire, il est revenu aux oreilles du tailleur qu'on avait toujours tenté vainement de creuser un puits dans la cour de votre palais ; il s'est vanté d'y faire jaillir un jet d'eau haut comme un homme et clair comme le cristal.
Le roi fit venir le tailleur et lui dit :
- Si demain il n'y a pas un jet d'eau dans la cour comme tu t'en es vanté, dans cette même cour mon bourreau te raccourcira la tête.
L'infortuné tailleur gagna sans plus tarder les portes de la ville, et comme cette fois il s'agissait de sa vie, les larmes lui coulaient le long des joues. Il marchait tristement, quand il fut accosté par le poulain auquel il avait accordé la liberté, et qui était devenu un beau cheval bai brun.
- Voici le moment arrivé, lui dit-il où je peux te montrer ma reconnaissance. je connais ton embarras, mais je t'en tirerai ; enfourche-moi seulement ; maintenant j'en porterai deux comme toi sans me gener.
Le tailleur reprit courage ; il sauta sur le cheval, qui galopa aussitôt vers la ville et entra dans la cour du palais. Il y fit trois tours au galop, rapide comme l'éclair, et au troisième il s'arrêta court. Au même instant on entendit un craquement épouvantable ; une motte de terre de détacha et sauta comme une bombe pardessus le palais, et il jaillit un jet d'eau haut comme un homme à cheval et pur comme le cristal , les rayons du soleil s'y jouaient en étincelant. Le roi, en voyant cela, fut au comble de l'étonnement il prit le tailleur dans ses bras et l'embrassa devant tout le monde.
Mais le repos du bon petit homme ne fut pas de longue durée. Le roi avait plusieurs filles, plus belles les unes que les autres, mais pas de fils. Le méchant cordonnier se rendit une quatrième fois près du roi, et lui dit :
- Sire, le tailleur n'a rien rabattu de son orgueil ; à présent, il se vante que, quand il voudra, il vous fera venir un fils du haut des airs.
Le roi manda le tailleur, et lui dit que s'il lui procurait un fils dans huit jours, il lui donnerait sa fille aînée en mariage. « La récompense est honnête, se disait le petit tailleur, on peut s'en contenter ; mais les cerises sont trop hautes ; si je monte à l'arbre, la branche cassera et je tomberai par terre. »
Il alla chez lui et s'assit, les jambes croisées, sur son établi, pour réfléchir à ce qu'il devait faire.
« C'est impossible s'écria-t-il enfin, il faut que je m'en aille ; il n'y pas ici de repos pour moi. » Il fit son paquet et se hâta de sortir de la ville.
En passant par la prairie, il aperçut sa vieille amie la cigogne, qui se promenait en long et en large comme un philosophe, et qui de temps en temps s'arrêtait pour considérer de tout près quelque grenouille qu'elle finissait par gober. Elle vint au- devant de lui pour lui souhaiter le bonjour.
- Eh bien ! lui dit-elle, te voilà le sac au dos ; tu quittes donc la ville ?
Le tailleur lui raconta l'embarras où le roi l'avait mis, et se plaignit amèrement de son sort.
- Ne te fais pas de mal pour si peu de choses, répliqua-t-elle. Je te tirerai d'affaire. J'ai assez apporté de petits enfants ; je peux bien, pour une fois, apporter un petit prince. Retourne à ta boutique et tiens-toi tranquille. D'aujourd'hui en neuf jours, sois au palais du roi ; je m'y trouverai de mon côté.
Le petit tailleur revint chez lui, et le jour convenu il se rendit au palais. Un instant après, la cigogne arriva à tire-d'aile et frappa à la fenêtre. Le tailleur lui ouvrit, et la commère aux longs pieds entra avec précaution et s'avança gravement sur le pavé de marbre. Elle tenait à son bec un enfant beau comme un ange, qui tendait ses petites mains à la reine. Elle le lui posa sur les genoux, et la reine se mit à le baiser et à le presser contre son coeur, tant elle était joyeuse.
La cigogne avant de s'en aller, prit son sac de voyage qui était sur son épaule et le présenta à la reine. Il était garni de cornets pleins de bonbons de toutes les couleurs, qui furent distribués aux petites princesses. L'ainée n'en eut pas parce qu'elle était trop grande, mais on lui donna pour mari le joli petit tailleur.
- C'est, disait-il, comme si j'avais gagné le gros lot à la loterie. Ma mère avait bien raison de dire qu'avec de la foi en Dieu et du bonheur on réussit toujours.
Le cordonnier fut obligé de faire les souliers qui servirent au tailleur pour son bal de noces, puis on le chassa de la ville en lui défendant d'y jamais rentrer. En prenant le chemin de la forêt, il repassa devant le gibet et, accablé par la chaleur, la colère et la jalousie, il se coucha au pied des potences. Mais, comme il s'endormait, les deux corbeaux qui étaient perchés sur les têtes des pendus se lancèrent sur lui en poussant de grands cris et lui crevèrent les deux yeux. Il courut comme un insensé à travers la forêt, et il doit y être mort de faim car, depuis ce temps-là, personne ne l'a vu et n'a eu de ses nouvelles.


Retour

 

 

 

 

 

 

 

 

 

HEINZ LE PARESSEUX

Heinz était paresseux et quoiqu'il n'eût rien d'autre à faire que de garder sa chèvre chaque jour dans les prés, il en soupirait encore quand il rentrait le soir, sa journée terminée. « En vérité, disait-il, c'est une charge et un travail accablants que de conduire ainsi, bon an mal an, une chèvre aux champs jusqu'à la fin de l'automne. Et encore si on pouvait se coucher et dormir ! Mais non ! Il faut avoir l'oeil ouvert pour l'empêcher d'attaquer les jeunes arbres, de pénétrer dans les jardins à travers les haies ou de se sauver. Comment être tranquille un moment et prendre du bon temps ! » Il s'assit, rassembla ses esprits et réfléchit au moyen de se débarrasser d'un aussi lourd fardeau. Longtemps, il ne trouva rien. Mais tout à coup, ce fut comme si des écailles lui tombaient des yeux. « Je sais ce que je vais faire ! s'écria t-il. je n'ai qu'à épouser la grosse Catherine. Elle possède également une chèvre et elle gardera la mienne avec la sienne. Ainsi, je n'aurai pas à me torturer plus longtemps ! »
Heinz se leva et mit en mouvement ses membres fatigués. Il traversa la route (ce n'était pas plus loin que ça) jusqu'à la maison où habitaient les parents de la grosse Catherine et les entretint de leur fille, travailleuse et pleine de vertu. Les parents ne mirent pas longtemps à comprendre. « Qui se ressemble s'assemble », dirent-ils. Et ils acceptèrent sa demande en mariage. La grosse Catherine épousa donc Heinz et conduisit les deux chèvres aux champs. Heinz prit du bon temps et le seul travail dont il avait à se reposer fut sa propre paresse. De temps à autre, il allait avec elle et disait : « Je ne le fais que pour goûter mieux le repos qui s'ensuit. Sinon, on en perd le goût. »
La grosse Catherine, cependant, n'était pas moins paresseuse que lui.
- Mon cher Heinz, dit-elle un jour, pourquoi nous faire de la bile sans raison et perdre les meilleures années de notre jeunesse ? Ne vaudrait-il pas mieux donner nos deux chèvres, qui nous réveillent chaque matin par leurs bêlements au meilleur moment du sommeil, à notre voisin, en échange d'une ruche ? Nous la placerons derrière la maison dans un coin ensoleillé et nous n'aurons pas à nous en occuper. Il n'est pas besoin de garder les abeilles ou de les conduire au champ. Elles s'envolent, retrouvent d'elles-mêmes le chemin de la maison et fabriquent du miel sans qu'on ait à s'en soucier.
- Tu as parlé en femme intelligente, dit Heinz. Nous allons adopter ta proposition sans plus attendre. En outre, le miel est meilleur et nourrit mieux que le lait de chèvre et on peut le conserver plus longtemps.
Le voisin échangea volontiers une ruche contre deux chèvres. Inlassablement, les abeilles volaient de-ci, de-là, du matin jusqu'au soir, remplissant la ruche de bon miel. Heinz put en récolter une pleine cruche quand l'automne fut venu. Ils la placèrent sur une étagère au-dessus de leur lit. Comme ils craignaient qu'on la leur volât, ou que les souris s'y promenassent, Catherine se procura un gros bâton qu'elle plaça sous son lit. Ainsi, ils pouvaient l'atteindre sans se déranger et chasser les visiteurs indésirables sans se lever.
Le paresseux Heinz ne quittait guère le lit avant midi. « Qui se lève tôt, disait-il, mange son bien. » Un matin qu'il était encore dans les plumes, en plein jour, se reposant de son sommeil, il dit à sa femme :
- Les femmes aiment les sucreries et tu es friande de miel. Avant que tu ne l'aies tout mangé, il vaudrait mieux que nous l'échangions contre une oie et son petit.
- Mais pas avant que nous ayons un enfant qui les gardera, rétorqua Catherine. Je ne vais pas me fatiguer avec une oie et user mes forces pour rien.
- Crois-tu, dit Heinz, que notre enfant garderait une oie ? De nos jours, les enfants n'obéissent plus. Ils n'en font qu'à leur tête parce qu'ils se croient plus malins que leurs parents. C'est comme ce valet qui devait chercher les vaches et courait après trois merles.
- Oh ! répondit Catherine, il lui en cuirait s'il ne faisait pas ce que je lui dis ! Je prendrais un bâton et le rouerais de mille coups. Tu vois Heinz, ajouta-t-elle en saisissant le bâton avec lequel elle se proposait de chasser les souris, c'est comme ça que je lui taperais dessus ! Elle brandit le bâton et, par malchance, atteignit la cruche de miel. La cruche heurte le mur et éclate en mille morceaux. Et le beau miel se répand par terre.
- Voilà l'oie et son petit, dit Heinz. Il n'y a plus besoin de les garder. Une veine encore que la cruche ne me soit pas tombée sur la tête. Nous avons toutes les raisons d'être satisfaits de notre sort.
Et voyant un peu de miel sur un des débris de la cruche, il ajouta satisfait :
-Nous allons déguster ce petit reste et ensuite, nous nous reposerons de nos émotions. Peu importe que nous nous levions un peu plus tard que d'habitude ! La journée sera toujours assez longue.
- Oui, répondit Catherine, il est toujours temps pour bien faire. Tu connais l'histoire de l'escargot invité à une noce, qui se mit en route et n'arriva que pour le baptême. Lorsqu'il parvint à la maison, il se cogna au mur et dit :
- J'ai eu tort de me presser.


Retour

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CENDRILLON

Sentant sa fin venir, la femme d'un homme très riche appela sa fille unique auprès de son lit et lui tint ce langage :
- Chère enfant, reste pieuse et bonne. Dieu te sera toujours secourable, et moi, du haut du ciel, je veillerai sur toi.
Sur quoi, elle ferma les yeux et mourut. La petite fille, chaque jour, se rendit sur sa tombe et resta pieuse et bonne. Lorsque vint l'hiver, la neige recouvrit la tombe d'un blanc manteau que le soleil fit fondre au printemps. Alors, le père se choisit une nouvelle femme.
Cette femme avait amené avec elle deux filles, belles et à la peau bien blanche, mais dont le coeur était laid et noir. Une triste période commença pour la pauvre petite.
- Cette oie stupide doit-elle habiter dans la même chambre que nous ? demandaient les deux filles.
- Qui veut manger doit travailler. À la cuisine avec la servante !
Elles lui arrachèrent ses beaux habits, lui jetèrent un vieux sarrau gris et lui donnèrent des sabots de bois.
- Regardez, comme elle est propre, la fière princesse ! s'écrièrent-elles en riant.
Et elles la conduisirent dans la cuisine. Du matin au soir, elle dut s'y livrer aux pires besognes, se lever avant le jour, porter des seaux d'eau, allumer le feu, faire la cuisine, balayer. Par-dessus le marché, les deux soeurs lui faisaient les pires misères, crachaient sur elle, répandaient les petits pois et les lentilles dans les cendres pour qu'elle soit obligée de les trier à nouveau. Le soir, quand elle était morte de fatigue, elle n'avait même pas un lit pour se reposer : elle devait se coucher dans la cendre, près du foyer. Et comme elle paraissait désormais toujours poussiéreuse et sale, on l'appela Cendrillon.
Un jour que le père avait décidé de se rendre à la foire, il demanda à ses deux belles-filles ce qu'il devrait leur en rapporter.
- De beaux vêtements, dit l'une.
- Des perles et des diamants, dit l'autre.
- Et toi, Cendrillon, dit le père, que veux-tu ?
- Cueillez pour moi, répondit-elle, la première petite branche qui heurtera votre chapeau.
Le père acheta donc pour ses belles-filles de beaux habits, des perles et des diamants. Sur le chemin du retour, comme il chevauchait à travers un fourré, un brin de noisetier l'effleura et fit tomber son chapeau. il coupa le rameau et l'emporta avec lui. Lorsqu'il arriva à la maison, il donna aux deux soeurs ce qu'elles avaient demandé. À Cendrillon, il remit le rameau de noisetier. Cendrillon le remercia, se rendit sur la tombe de sa mère et y planta la petite branche. Elle pleurait si fort que le rameau fut tout arrosé de larmes. Il poussa et devint un bel arbre. Cendrillon se rendait auprès de lui trois fois par jour pour pleurer et prier. Et, chaque fois, un petit oiseau blanc se posait sur l'arbre. Lorsqu'elle demandait quelque chose, du haut des branches, il lui lançait ce qu'elle désirait.
Il arriva que le roi organisa une fête qui devait durer trois jours et à laquelle les plus jolies filles du pays étaient invitées pour que son fils pût, parmi elles, trouver une épouse. Lorsque les deux soeurs apprirent qu'elles pourraient s'y rendre, toutes joyeuses, elles appelèrent Cendrillon et lui dirent :
- Coiffe-nous, brosse nos souliers, attache nos ceintures. Nous allons à la fête au château du roi.
Cendrillon obéit, pleura parce qu'elle aurait bien voulu aller danser aussi et en demanda l'autorisation à sa marâtre.
- Toi, Cendrillon, toi pleine de poussière et de saleté tu voudrais aller à la fête ! Tu n'as ni vêtements ni souliers et tu voudrais danser !
Finalement, pour répondre à ses prières, elle lui dit :
- Tiens, j'ai versé une casserolée de lentilles dans les cendres ; si tu réussis à les trier en l'espace de deux heures, tu pourras y aller.
La jeune fille sortit par la porte de derrière et cria :
- Douces colombes, gentilles tourterelles, oh ! vous, tous les oiseaux du ciel, venez et aidez-moi à trier :

les bonnes dans mon petit pot
les mauvaises dans votre jabot !

Voilà qu'arrivent à la fenêtre de la cuisine deux pigeons blancs, et puis des tourterelles ; finalement, tous les oiseaux du ciel, sifflant et volant, s'abattent dans les cendres. Et les pigeons commencèrent à picorer, pic, pic, et les autres aussi, pic, pic, pic, mettant toutes les bonnes graines dans le petit pot. Une heure à peine était écoulée, tout était fini et les oiseaux s'étaient de nouveau envolés. La jeune fille apporta la casserole à la marâtre, tout heureuse, s'imaginant qu'elle pourrait aller à la fête. Mais la méchante femme dit :
- Non, Cendrillon, tu n'as pas d'habits et tu ne sais pas danser. On se moquerait de toi.
Comme Cendrillon pleurait, elle lui dit :
- Si tu parviens à trier deux casserolées de lentilles en une heure, tu pourras venir.
Elle pensait : « Elle n'y arrivera jamais. » Après qu'elle eut jeté deux casserolées de lentilles dans les cendres, Cendrillon sortit de la cuisine par la porte de derrière et appela :
- Douces colombes, gentilles tourterelles, Oh ! vous, tous les oiseaux du ciel, venez et aidez-moi à trier :

les bonnes dans mon petit pot
les mauvaises dans votre jabot !

Deux pigeons blancs arrivent à la fenêtre, suivis des tourterelles ; finalement tous les oiseaux du ciel, sifflant et volant, s'abattent dans les cendres. Et les pigeons commencèrent à picorer, pic pic, pic, et les autres aussi ; pic, pic, pic, mettant toutes les bonnes graines dans le petit pot. Avant qu'une demi-heure ne fût écoulée, ils avaient déjà fini et reprenaient leur vol. La jeune fille porta la casserole à sa belle-mère, se réjouissant et croyant qu'elle pourrait aller à la fête. Mais la marâtre dit :
- Ce que tu as fait ne te servira de rien ; tu ne viendras pas parce que tu n'as pas de robe et que tu ne sais pas danser, tu nous ferais honte.
Elle lui tourna le dos et se hâta de se préparer avec ses deux filles orgueilleuses.
Quand tout le monde eut quitté la maison, Cendrillon s'en alla sur la tombe de sa mère, sous le noisetier, et dit :
- Cher petit arbre, secoue-toi, secoue-toi, jette de l'or et de l'argent sur moi. L'oiseau lui lança une robe d'or et d'argent et des pantoufles tressées de soie et d'argent. Elle revêtit la robe en toute hâte et se rendit au château. Ses soeurs et sa belle-mère ne la reconnurent pas et s'imaginèrent qu'il s'agissait d'une princesse étrangère, tant elle était belle dans sa robe d'or. Elles ne pensaient pas du tout à Cendrillon et la croyaient assise dans la saleté, cherchant des lentilles dans la cendre. Le fils du roi vint à sa rencontre, la prit par la main et dansa avec elle. Il ne voulut danser avec personne d'autre, de sorte qu'il ne lâchait pas sa main. Quand quelqu'un voulait l'inviter, il disait :
- C'est ma cavalière.
Elle dansa jusqu'au soir. Quand elle voulut se retirer, le prince dit :
- Je vais avec toi, je t'accompagne.
Il voulait savoir qui était la jolie jeune fille. Elle se sauva et alla se cacher dans le pigeonnier. Le prince attendit qu'arrivât le père et lui dit que la jeune étrangère s'était réfugiée dans le pigeonnier. Le vieux se dit : « Serait-ce Cendrillon ? » Il se fit apporter une hache et une pioche pour démolir le pigeonnier, mais il n'y trouva personne.
Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, Cendrillon, vêtue de ses habits sales, était couchée dans la cuisine. Une misérable lampe à huile brûlait sur la cheminée ; car Cendrillon avait vivement quitté le pigeonnier par-derrière et avait couru vers le noisetier. Elle avait retiré ses beaux habits, les avait déposés sur la tombe et l'oiseau les avait repris ; puis, dans ses vieux vêtements, elle était allée se coucher dans la cendre.
Le lendemain, comme la fête recommençait, et que les parents et les deux filles étaient de nouveau partis, Cendrillon s'en fut sous le noisetier et dit :
- Cher petit arbre, secoue-toi, secoue-toi, jette de l'or et de l'argent sur moi. Alors l'oiseau lui lança une robe encore bien plus belle que celle de la veille. Lorsqu'elle arriva à la fête, chacun fut saisi d'admiration devant sa beauté. Le prince, qui l'avait attendue, la prit par la main et ne dansa qu'avec elle. Quand d'autres venaient pour l'inviter, il disait :
- C'est ma cavalière.
Quand le soir fut venu, elle voulut s'en aller. Le prince la suivit pour voir dans quelle maison elle irait. Mais elle s'enfuit dans le jardin, derrière la maison. Il s'y trouvait un grand arbre, magnifique, auquel pendaient des poires splendides. Elle grimpa dans ses branches, agile comme un écureuil, et le fils du roi se demanda où elle était passée. Il attendit que vint le père et lui dit :
- La jeune étrangère m'a échappé et je crois qu'elle a grimpé dans le poirier.
Le père pensa : « Serait-ce Cendrillon ? », il se fit apporter une hache et abattit l'arbre mais il n'y avait personne dessus. Et lorsqu'ils arrivèrent tous à la maison, Cendrillon était couchée dans la cendre, comme d'habitude car elle avait sauté de l'autre côté de l'arbre, rendu ses beaux vêtements à l'oiseau du noisetier et revêtu son sarrau gris.
Le troisième jour, quand les parents et les deux filles furent partis, Cendrillon se dirigea de nouveau vers la tombe de sa mère et dit au noisetier :
- Cher petit arbre, secoue-toi, secoue-toi, jette de l'or et de l'argent sur moi. Alors l'oiseau lui lança une robe plus merveilleuse et plus brillante que les autres, et les souliers étaient d'or massif. Lorsque ainsi vêtue elle arriva à la fête, tout le monde resta muet d'admiration. Le fils du roi ne dansa qu'avec elle et quand quelqu'un voulait l'inviter, il disait :
- C'est ma cavalière.
Quand le soir tomba, Cendrillon voulut s'en aller et le prince l'accompagner ; elle lui échappa avec tant de rapidité qu'il ne put la suivre. Mais il avait préparé un piège : il avait fait enduire l'escalier de poix. Lorsque la jeune fille s'y précipita, sa pantoufle gauche y resta collée. Le prince la ramassa : elle était petite, mignonne et tout en or.
Le lendemain matin, il se rendit avec elle auprès de l'homme et lui dit :
- Personne d'autre ne sera ma femme qui ne puisse mettre cette pantoufle.
Les deux soeurs se réjouirent, car elles avaient de jolis pieds. L'aînée emporta la pantoufle dans sa chambre et voulut l'essayer ; et sa mère se tenait auprès d'elle. Mais, malgré tous ses efforts, elle ne put l'enfiler : la pantoufle était trop petite. La mère lui tendit un couteau et dit : « Coupe-toi les orteils ; lorsque tu seras reine, tu n'auras plus besoin de marcher. » La jeune fille coupa, enfonça son pied dans la pantoufle, avala sa douleur et se rendit auprès du prince. Il en fit sa fiancée, la plaça sur son cheval et partit au galop. Mais il leur fallait passer devant la tombe ; deux petits pigeons étaient perchés sur le noisetier. Il crièrent :

Crou, crou, crou, crou,
dans la pantoufle il y a du sang partout ;
la pantoufle est bien trop petite,
la vraie fiancée est encore au gîte.

Le prince regarda les pieds de la jeune fille, vit que du sang coulait. Il fit faire demi-tour à son cheval, ramena la fausse fiancée chez elle, dit que ce n'était pas la bonne, que l'autre soeur devait essayer la pantoufle. Celle-ci alla dans sa chambre. Ses orteils entraient dans la pantoufle, mais le talon était trop gros. Sa mère lui tendit un couteau et dit :
- Coupe un morceau du talon. lorsque tu seras reine, tu ne seras plus obligée de marcher.
La jeune fille coupa un morceau du talon, avala sa douleur et revint auprès du prince. Il en fit sa fiancée, la plaça sur son cheval et partit au galop. Comme ils passaient devant le noisetier, deux pigeons qui y étaient posés crièrent :

Crou, crou, crou, crou,
dans la pantoufle il y a du sang partout ;
la pantoufle est bien trop petite,
la vraie fiancée est encore au gîte.

Le prince regarda les pieds de la jeune fille, vit que du sang coulait de la pantoufle et que le bas blanc était devenu tout rouge. Il fit faire demi-tour à son cheval et ramena la fausse fiancée chez elle.
- Ce n'est pas la bonne non plus, dit-il ; n'avez-vous pas d'autre fille ?
- Non, dit l'homme, il n'y a qu'une vilaine petite Cendrillon, fille de ma première femme.
Le prince demanda qu'on la lit venir. Mais la mère répondit :
- Ah non, elle est bien trop sale ! On ne peut pas la montrer.
Malgré tout, le prince voulut la voir et il fallut faire venir Cendrillon. Elle se lava les mains et le visage, s'approcha et fit révérence devant le fils du roi qui lui tendit la pantoufle d'or. Elle s'assit sur un tabouret, retira son pied du noir sabot et enfila la pantoufle : c'était comme si elle avait été faite sur mesure ! Lorsqu'elle se releva et que le prince la regarda dans les yeux, il reconnut la jolie fille qui avait dansé avec lui et il s'écria :
- Voilà ma vraie fiancée !
La marâtre et ses deux filles avaient peur ; elles devinrent blêmes de colère ; mais le prince prit Cendrillon sur son cheval et partit au galop. Les noces furent bientôt célébrées.


Retour