LES ENFANTS COULEUR D'OR
Il y avait une fois un
pauvre homme et une pauvre femme qui ne possédaient rien au
monde qu'une petite cabane. Ils ne vivaient que du produit de
leur pêche. Un jour que le pauvre homme assis au bord de
l'eau tirait ses filets, il prit un poisson entièrement
d'or. Tandis qu'il contemplait ce poisson avec des yeux
étonnés, celui-ci prit la parole :
- Bon pêcheur, écoute-moi, lui dit-il, si tu consens à me
rejeter dans l'eau, je changerai ta misérable cabane en un
château magnifique.
- À quoi me servira un château, si je n'ai pas de quoi
manger ?
- J'y aviserai aussi : il se trouvera dans le château une
armoire, tu n'auras qu'à l'ouvrir pour y trouver à souhait
des plats de toutes sortes.
- S'il en est ainsi, dit notre homme, je ne demande pas mieux
que de faire ce que tu désires.
- Oui, reprit le poisson, mais j'y mets pour condition que tu
ne diras à personne l'origine de ta fortune ; si tu souffles
là-dessus le plus petit mot, tout s'écroulera.
Le pêcheur rejeta dans l'eau le poisson merveilleux, et prit
le chemin de sa demeure ; mais à la place où se trouvait sa
chétive cabane, s'élevait maintenant un château
magnifique. Il ouvrit de grands yeux, franchit la porte et
aperçut sa femme assise dans une chambre richement ornée,
et vêtue d'habits précieux. Cette dernière était au
comble de la joie. Elle s'écria :
- Cher homme, comment cela est-il arrivé tout d'un coup ? je
m'en trouve fort bien.
- Et moi aussi, répondit l'homme, mais je meurs de faim ;
commence par me donner quelque chose à manger.
- Je ne possède rien, et je ne sais où chercher dans ce
château.
- Oh ! dit le pêcheur, je vois là une grande armoire ; si
tu l'ouvrais ?
La femme tourna la clef aussitôt et aperçut, rangés avec
ordre, des gâteaux, des viandes, des sucreries et des vins.
Elle poussa un cri de joie, et tous deux se mirent à faire
honneur au repas préparé. Quand ils eurent fini, la femme
élevant la voix :
- Dis-moi donc un peu, cher homme, quelle est l'origine de
toute cette richesse ?
- Ne m'interroge pas, répondit le pêcheur, je dois garder
le silence sur ce point, la moindre indiscrétion nous ferait
retomber dans notre premier état.
- Il suffit ; puisque je ne dois pas le savoir, je ne te
prierai plus de me le dire.
Cependant elle le tourmenta et le persécuta si bien, qu'il
finit par lui avouer que toute leur fortune leur venait d'un
poisson d'or qu'il avait capturé.
Il avait à peine fini ce récit, que le château disparut
ainsi que l'armoire merveilleuse, et qu'ils se trouvèrent de
nouveau assis dans leur ancienne cabane de pêcheur.
Notre homme fut donc forcé de reprendre son ancien métier.
Cependant le bonheur voulut qu'il attrapât une seconde fois
le poisson d'or.
- Si tu me rends encore la liberté, dit le poisson, je te
donnerai de nouveau le château et l'armoire ; mais pour le
coup tiens-toi ferme et garde-toi bien de dire à qui que ce
soit de qui tu tiens ces richesses sinon, tu les perdras de
nouveau.
- J'y prendrai garde, répondit le pêcheur.
Et il rejeta le poisson dans l'eau.
Quand il revint chez lui, tout avait repris son éclat et sa
femme était radieuse mais la curiosité ne la laissa pas
longtemps en repos, et deux jours s'étaient à peine
écoulés qu'elle recommença à questionner son mari.
Celui-ci finit par céder.
Le château s'évanouit, et ils se trouvèrent dans leur
ancienne cabane.
- Tu l'as voulu, dit le pêcheur : grâce à toi, nous allons
recommencer notre vie misérable.
- Hélas ! répondit la femme, je préfère encore me passer
de la richesse que de ne pas savoir d'où elle me vient.
Le pêcheur retourna à ses filets, et quelque temps après
il attrapa pour la troisième fois le poisson d'or.
- Écoute, dit ce dernier ; je vois bien que je suis destiné
à tomber entre tes mains ; emporte-moi avec toi au logis, et
coupe-moi en six morceaux ; de ces morceaux, fais-en manger
deux à ta femme, deux à ton cheval, et mets en terre les
deux restants ; tu n'auras pas lieu de t'en repentir.
Le pêcheur revint chez lui avec le poisson, et fit tout ce
que celui-ci avait recommandé.
Il arriva que deux lis d'or poussèrent à l'endroit où les
deux morceaux avaient été enterrés, la jument eut deux
poulains de couleur d'or, et la femme du pêcheur deux
garçons également d'une couleur d'or.
Les enfants grandirent, ainsi que les lits et les jeunes
poulains.
Il arriva qu'un jour les deux frères dirent au pêcheur :
- Cher père, permettez-nous de monter nos coursiers d'or et
de nous mettre à courir le monde.
Le pêcheur répondit avec tristesse :
- Comment pourrai-je supporter votre absence ? Songez à
l'incertitude cruelle dans laquelle je serai sur votre compte
; qui me dira ce qui vous arrive ?
Les frères répondirent :
- Les deux lis d'or vous donneront de nos nouvelles. Tant
qu'ils brilleront d'un frais éclat, nous serons en bonne
santé , si au contraire ils pâlissent, ce sera signe que
nous sommes malades et leur mort annoncerait la nôtre.
Ils partirent donc, et arrivèrent bientôt dans une auberge
pleine de monde. À la vue des deux frères couleur d'or, on
se mit à rire et à se moquer. L'un d'eux ayant compris
qu'il était l'objet de ces plaisanteries, regagna la maison
paternelle.
Quant à l'autre, il poursuivit son voyage, et parvint au
bord d'une grande forêt. Comme il se disposait à y pousser
son cheval, des paysans lui dirent :
- Il ne sera pas prudent à vous de pénétrer dans cette
forêt ; elle est pleine de voleurs ; et s'ils aperçoivent
votre couleur d'or et celle de votre cheval, ils ne
manqueront pas de vous donner la mort.
Mais le jeune homme ne se laissa pas effrayer ; il reprit :
- Il faut absolument que je traverse cette forêt.
Cela dit, il prit des peaux d'ours, s'en couvrit
entièrement, ainsi que son cheval, si bien qu'on ne voyait
plus luire la moindre petite place d'or, et il pénétra
hardiment dans la forêt. Soudain, il entendit les
broussailles s'agiter et des voix en sortirent et
s'entretinrent tout bas. D'un côté on disait :
- En voici un !
Mais du côté opposé on répondait aussitôt :
- Qu'on le laisse courir, c'est un pauvre diable, gueux comme
un rat d'église !
C'est ainsi que le jeune homme couleur d'or arriva
heureusement à l'autre extrémité de la forêt. Il traversa
bientôt un village où il remarqua une jeune fille si belle
qu'il crut qu'aucune autre au monde ne pouvait la surpasser
en beauté. Il se sentit si épris, qu'il s'approcha d'elle
et lui dit :
- Je vous aime de tout mon coeur, consentez-vous à devenir
ma femme ?
De son côté, la jeune fille le trouva si fort de son goût
qu'elle répondit :
- Oui, je veux bien devenir votre femme et vous rester
fidèle toute ma vie.
Ils célébrèrent donc le mariage, et ils étaient au moment
le plus joyeux de la fête, lorsque arriva le père de la
fiancée. Celui-ci se fit présenter le marié. On lui montra
le jeune homme couleur d'or, lequel ne s'était pas encore
débarrassé de sa peau d'ours. À cette vue, le père entra
dans une grande colère et s'écria :
- Jamais ma fille ne sera la femme d'un tel homme.
Et il voulut le tuer. Cependant la fiancée se jeta aux
genoux de son père qu'elle baigna de ses larmes en disant :
- Il est mon mari et je l'aime !
Le père se laissa fléchir ; toutefois l'idée ne lui sortit
pas de la tête, que sa fille avait épousé un misérable
gueux ; aussi dès le lendemain matin, s'empressa-t-il de se
lever pour s'en convaincre de ses propres yeux. Quand il
entra dans la chambre des époux, il vit dans le lit un bel
homme de couleur d'or, et par terre étaient étendues les
peaux d'ours qu'il avait dépouillées.
Aussitôt il revint sur ses pas en disant :
- Quel bonheur que j'aie pu contenir ma colère ! j'aurais
commis une action bien déplorable.
Cependant le jeune homme couleur d'or avait rêvé qu'il
était sorti pour chasser un cerf magnifique; à son réveil,
il dit à la jeune femme :
- Il faut que je sorte pour aller à la chasse.
Ces paroles inquiétèrent la jeune femme, et elle le supplia
de rester, en disant :
- Il pourrait facilement t'arriver un grand malheur.
Il répondit :
- Il faut absolument que je sorte.
Il se rendit dans la forêt. Il ne tarda pas à voir
paraître un beau cerf au port majestueux. Il le coucha en
joue, mais le cerf disparut d'un seul bond. Il se mit à sa
poursuite, à travers les ravins et les broussailles. Quand
vint le soir, le cerf disparut complètement. Lorsque notre
chasseur porta ses regards autour de lui, il vit qu'il était
en face d'une petite maison dans laquelle était assise une
sorcière, et il frappa à la porte ; une vieille femme vint
lui ouvrir et lui dit :
- Qu'est-ce qui vous amène si tard dans cette immense forêt
?
- N'avez-vous pas vu un cerf ?
- Oui, reprit-elle, je connais ce cerf.
Et un petit chien qui était sorti avec elle de la maison se
mit à aboyer fortement.
- Veux-tu bien te taire, maudit roquet, s'écria ce dernier,
sinon je t'imposerai silence d'un coup de fusil.
La sorcière repartit d'un ton irrité :
- Comment ! tu parles de tuer mon chien ?
Et soudain elle le métamorphosa en pierre si bien que sa
jeune épouse, ne le voyant point revenir, se prit à penser
:
« Sans doute que ce qui me donnait tant d'inquiétude et qui
me pesait comme un fardeau sur le coeur, lui sera arrivé. »
Cependant le second frère qui était retourné dans la
maison paternelle, et qui se tenait en ce moment auprès des
lis d'or, en vit un s'incliner tout à coup.
« Mon Dieu ! se dit-il, un grand malheur menace mon frère ;
il faut que je parte sans retard, si je veux pouvoir lui
porter secours. »
Son père lui dit alors :
- Ne t'en va pas , si je te perds aussi, que deviendrai-je ?
Mais le jeune homme répondit :
- Il faut à toute force que je parte.
Cela dit, il monta son cheval d'or, se mit en route et arriva
dans la grande forêt.
La vieille sorcière sortit encore une fois de sa
maisonnette, l'appela, et voulut l'attirer dans son piège ;
mais il évita de s'approcher, et lui cria aussi :
- Si tu ne rends pas la vie à mon frère, je t'envoie une
balle dans la tête.
La vieille fée fut donc forcée, bien à contrecoeur,
d'animer de nouveau la pierre et de lui rendre son état
naturel.
Lorsque les deux frères couleur d'or se revirent, ils
éprouvèrent une grande joie, s'embrassèrent tendrement et
sortirent ensemble de la forêt ; l'un alla retrouver sa
jeune épouse, et l'autre son père.
Dès que ce dernier aperçut son fils, il lui cria :
- Je savais bien que tu avais délivré ton frère car le lis
d'or, qui s'était incliné, s'est relevé tout à coup et a
refleuri de plus belle...
À partir de ce moment, rien ne manqua plus à leur bonheur.
Un père avait deux fils. Le
premier était réfléchi et intelligent. Il savait se tirer
de toute aventure. Le cadet en revanche était sot, incapable
de comprendre et d'apprendre. Quand les gens le voyaient, ils
disaient : « Avec lui, son père n'a pas fini d'en voir. »
Quand il y avait quelque chose à faire, c'était toujours à
l'aîné que revenait la tâche, et si son père lui
demandait d'aller chercher quelque chose, le soir ou même la
nuit, et qu'il fallait passer par le cimetière ou quelque
autre lieu terrifiant, il répondait : « Oh non ! père, je
n'irai pas, j'ai peur. » Car il avait effectivement peur.
Quand, à la veillée, on racontait des histoires à donner
la chair de poule, ceux qui les entendaient disaient parfois
: « Ça me donne le frisson ! » Le plus jeune des fils,
lui, assis dans son coin, écoutait et n'arrivait pas à
comprendre ce qu'ils voulaient dire. « Ils disent toujours :
"ça me donne la chair de poule ! ça me fait frissonner
!" Moi, jamais ! Voilà encore une chose à laquelle je
ne comprends rien. »Il arriva qu'un jour son père lui dit :
- Écoute voir, toi, là dans ton coin ! Tu deviens grand et
fort. Il est temps que tu apprennes à gagner ton pain. Tu
vois comme ton frère se donne du mal.
- Eh ! père, répondit-il, j'apprendrais bien volontiers. Si
c'était possible, je voudrais apprendre à frissonner. C'est
une chose que j'ignore totalement.
Lorsqu'il entendit ces mots, l'aîné des fils songea : «
Seigneur Dieu ! quel crétin que mon frère ! Il ne fera
jamais rien de sa vie. » Le père réfléchit et dit :
- Tu apprendras bien un jour à avoir peur. Mais ce n'est pas
comme ça que tu gagneras ton pain.
Peu de temps après, le bedeau vint en visite à la maison.
Le père lui conta sa peine et lui expliqua combien son fils
était peu doué en toutes choses.
- Pensez voir ! Quand je lui ai demandé comment il ferait
pour gagner son pain, il a dit qu'il voulait apprendre à
frissonner !
- Si ce n'est que ça, répondit le bedeau, je le lui
apprendrai. Confiez-le-moi.
Le père était content ; il se disait : « On va le
dégourdir un peu. » Le bedeau l'amena donc chez lui et lui
confia la tâche de sonner les cloches. Au bout de quelque
temps, son maître le réveilla à minuit et lui demanda de
se lever et de monter au clocher pour carillonner. « Tu vas
voir ce que c'est que d'avoir peur », songeait-il. Il quitta
secrètement la maison et quand le garçon fut arrivé en
haut du clocher, comme il s'apprêtait à saisir les cordes,
il vit dans l'escalier, en dessous de lui, une forme toute
blanche.
- Qui va là ? cria-t-il.
L'apparition ne répondit pas, ne bougea pas.
- Réponds ! cria le jeune homme. Ou bien décampe ! Tu n'as
rien à faire ici !
Le bedeau ne bougeait toujours pas. Il voulait que le jeune
homme le prit pour un fantôme. Pour la deuxième fois,
celui-ci cria :
- Que viens-tu faire ici ? Parle si tu es honnête homme.
Sinon je te jette au bas de l'escalier.
Le bedeau pensa : "Il n'en fera rien. " Il ne
répondit pas et resta sans bouger. Comme s'il était de
pierre. Alors le garçon l'avertit pour la troisième fois et
comme le fantôme ne répondait toujours pas, il prit son
élan et le précipita dans l'escalier. L'apparition
dégringola d'une dizaine de marches et resta là allongée.
Le garçon fit sonner les cloches, rentra à la maison, se
coucha sans souffler mot et s'endormit.
La femme du bedeau attendit longtemps son mari. Mais il ne
revenait pas. Finalement, elle prit peur, réveilla le jeune
homme et lui demanda :
- Sais-tu où est resté mon mari ? Il est monté avant toi
au clocher.
- Non, répondit-il, je ne sais pas. Mais il y avait
quelqu'un dans l'escalier et comme cette personne ne
répondait pas à mes questions et ne voulait pas s'en aller,
je l'ai prise pour un coquin et l'ai jetée au bas du
clocher. Allez-y, vous verrez bien si c'était votre mari. Je
le regretterais.
La femme s'en fut en courant et découvrit son mari
gémissant dans un coin, une jambe cassée. Elle le ramena à
la maison, puis se rendit en poussant de grands cris chez le
père du jeune homme :
- Votre garçon a fait des malheurs, lui dit-elle. Il a jeté
mon mari au bas de l'escalier, où il s'est cassé une jambe.
Débarrassez notre maison de ce vaurien !
Le père était bien inquiet. Il alla chercher son fils et
lui dit :
- Quelles sont ces façons, mécréant ! C'est le diable qui
te les inspire !
- Écoutez-moi, père, répondit-il. Je suis totalement
innocent. Il se tenait là, dans la nuit, comme quelqu'un qui
médite un mauvais coup. Je ne savais pas qui c'était et,
par trois fois, je lui ai demandé de répondre ou de partir.
- Ah ! dit le père, tu ne me feras que des misères.
Disparais !
- Volontiers, père. Attendez seulement qu'il fasse jour. Je
voyagerai pour apprendre à frissonner. Comme ça, je saurai
au moins faire quelque chose pour gagner mon pain.
- Apprends ce que tu veux, dit le père. Ça m'est égal !
Voici cinquante talents, va par le monde et surtout ne dis à
personne d'où tu viens et qui est ton père.
- Qu'il en soit fait selon votre volonté, père. Si c'est
là tout ce que vous exigez, je m'y tiendrai sans peine.
Quand vint le jour, le jeune homme empocha les cinquante
talents et prit la route en se disant : « Si seulement
j'avais peur ! si seulement je frissonnais ! »Arrive un
homme qui entend les paroles que le garçon se disait à
lui-même. Un peu plus loin, à un endroit d'où l'on
apercevait des gibets, il lui dit :
- Tu vois cet arbre ? Il y en a sept qui s'y sont mariés
avec la fille du cordier et qui maintenant prennent des
leçons de vol. Assieds-toi là et attends que tombe la nuit.
Tu sauras ce que c'est que de frissonner.
- Si c'est aussi facile que ça, répondit le garçon, c'est
comme si c'était déjà fait. Si j'apprends si vite à
frissonner, je te donnerai mes cinquante talents. Tu n'as
qu'à revenir ici demain matin.
Le jeune homme s'installa sous la potence et attendit que
vînt le soir. Et comme il avait froid, il alluma du feu. À
minuit le vent était devenu si glacial que, malgré le feu,
il ne parvenait pas à se réchauffer. Et les pendus
s'entrechoquaient en s'agitant de-ci, de-là. Il pensa : «
Moi, ici, près du feu, je gèle. Comme ils doivent avoir
froid et frissonner, ceux qui sont là-haut ! » Et, comme il
les prenait en pitié, il appliqua l'échelle contre le
gibet, l'escalada, décrocha les pendus les uns après les
autres et les descendit tous les sept. Il attisa le feu,
souffla sur les braises et disposa les pendus tout autour
pour les réchauffer. Comme ils ne bougeaient pas et que les
flammes venaient lécher leurs vêtements, il dit :
- Faites donc attention ! Sinon je vais vous rependre
là-haut !
Les morts, cependant, n'entendaient rien, se taisaient et
laissaient brûler leurs loques. Le garçon finit par se
mettre en colère.
- Si vous ne faites pas attention, dit-il, je n'y puis rien !
je n'ai pas envie de brûler avec vous.
Et, l'un après l'autre, il les raccrocha au gibet. Il se
coucha près du feu et s'endormit. Le lendemain, l'homme s'en
vint et lui réclama les cinquante talents :
- Alors, sais-tu maintenant ce que c'est que d'avoir le
frisson ? lui dit-il.
- Non, répondit le garçon. D'où le saurais-je ? Ceux qui
sont là-haut n'ont pas ouvert la bouche, et ils sont si
bêtes qu'ils ont laissé brûler les quelques hardes qu'ils
ont sur le dos.
L'homme comprit qu'il n'obtiendrait pas les cinquante talents
ce jour-là et s'en alla en disant : « Je n'ai jamais vu un
être comme celui-là ! »
Le jeune homme reprit également sa route et se dit à
nouveau, parlant à haute voix .
- Ah ! si seulement j'avais peur ! Si seulement je savais
frissonner !
Un cocher qui marchait derrière lui l'entendit et demanda :
- Qui es-tu ?
- Je ne sais pas, répondit le garçon.
Le cocher reprit :
- D'où viens-tu ?
- Je ne sais pas, rétorqua le jeune homme.
- Qui est ton père ?
- Je n'ai pas le droit de le dire.
- Que marmonnes-tu sans cesse dans ta barbe ?
- Eh ! répondit le garçon, je voudrais frissonner. Mais
personne ne peut me dire comment j'y arriverai.
- Cesse de dire des bêtises ! reprit le cocher. Viens avec
moi !
Le jeune homme accompagna donc le cocher et, le soir, ils
arrivèrent à une auberge avec l'intention d'y passer la
nuit. En entrant dans sa chambre, le garçon répéta à
haute et intelligible voix :
- Si seulement j'avais peur ! Si seulement je savais
frissonner !
L'aubergiste l'entendit et dit en riant :
- Si vraiment ça te fait plaisir, tu en auras sûrement
l'occasion chez moi.
- Tais-toi donc ! dit sa femme. À être curieux, plus d'un a
déjà perdu la vie , et ce serait vraiment dommage pour ses
jolis yeux s'ils ne devaient plus jamais voir la lumière du
jour.
Mais le garçon répondit :
- Même s'il fallait en arriver là, je veux apprendre à
frissonner. C'est d'ailleurs pour ça que je voyage.
Il ne laissa à l'aubergiste ni trêve ni repos jusqu'à ce
qu'il lui dévoilât son secret. Non loin de là, se trouvait
un château maudit, dans lequel il pourrait certainement
apprendre ce que c'était que d'avoir peur, en y passant
seulement trois nuits. Le roi avait promis sa fille en
mariage à qui tenterait l'expérience et cette fille était
la plus belle qu'on eût jamais vue sous le soleil. Il y
avait aussi au château de grands trésors gardés par de
mauvais génies dont la libération pourrait rendre un pauvre
très riche. Bien des gens étaient déjà entrés au
château, mais personne n'en était jamais ressorti. Le
lendemain, le jeune homme se rendit auprès du roi :
- Si vous le permettez, je voudrais bien passer trois nuits
dans le château.
Le roi l'examina, et comme il lui plaisait, il répondit :
- Tu peux me demander trois choses. Mais aucune d'elles ne
saurait être animée et tu pourras les emporter avec toi au
château.
Le garçon lui dit alors :
- Eh bien ! je vous demande du feu, un tour et un banc de
ciseleur avec un couteau.
Le jour même, le roi fit porter tout cela au château. À la
tombée de la nuit, le jeune homme s'y rendit, alluma un
grand feu dans une chambre, installa le tabouret avec le
couteau tout à côté et s'assit sur le tour.
- Ah ! si seulement je pouvais frissonner ! dit-il. Mais ce
n'est pas encore ici que je saurai ce que c'est.
Vers minuit, il entreprit de ranimer son feu. Et comme il
soufflait dessus, une voix retentit tout à coup dans un coin
de la chambre :
- Hou, miaou, comme nous avons froid !
- Bande de fous ! s'écria-t-il. Pourquoi hurlez-vous comme
ça ? Si vous avez froid, venez ici, asseyez-vous près du
feu et réchauffez-vous !
À peine eut-il prononcé ces paroles que deux gros chats
noirs, d'un bond formidable, sautèrent vers lui et
s'installèrent de part et d'autre du garçon en le regardant
d'un air sauvage avec leurs yeux de braise. Quelque temps
après, s'étant réchauffés, ils dirent :
- Si nous jouions aux cartes, camarade ?
- Pourquoi pas ! répondit-il, mais montrez-moi d'abord vos
pattes.
Les chats sortirent leurs griffes.
- Holà ! dit-il. Que vos ongles sont longs ! attendez ! il
faut d'abord que je vous les coupe.
Il les prit par la peau du dos, les posa sur l'étau et leur
y coinça les pattes.
- J'ai vu vos doigts, dit-il, j'en ai perdu l'envie de jouer
aux cartes.
Il les tua et les jeta par la fenêtre dans l'eau d'un étang
. À peine s'en était-il ainsi débarrassé que de tous les
coins et recoins sortirent des chats et des chiens, tous
noirs, tirant des chaînes rougies au feu. Il y en avait tant
et tant qu'il ne pouvait leur échapper. Ils criaient
affreusement, dispersaient les brandons du foyer,
piétinaient le feu, essayaient de l'éteindre.
Tranquillement, le garçon les regarda faire un moment. Quand
il en eut assez, il prit le couteau de ciseleur et dit :
- Déguerpissez, canailles !
Et il se mit à leur taper dessus. Une partie des assaillants
s'enfuit ; il tua les autres et les jeta dans l'étang. Puis
il revint près du feu, le ranima en soufflant sur les
braises et se réchauffa. Bientôt, il sentit ses yeux se
fermer et eut envie de dormir. Il regarda autour de lui et
vit un grand lit, dans un coin.
- Voilà ce qu'il me faut, dit-il.
Et il se coucha. Comme il allait s'endormir, le lit se mit de
lui-même à se déplacer et à le promener par tout le
château.
- Très bien ! dit-il. Plus vite !
Le lit partit derechef comme si une demi-douzaine de chevaux
y étaient attelés, passant les portes, montant et
descendant les escaliers. Et tout à coup, il versa sens
dessus dessous hop ! et le garçon se retrouva par terre avec
comme une montagne par-dessus lui. Il se débarrassa des
couvertures et des oreillers, se faufila de dessous le lit et
dit :
- Que ceux qui veulent se promener se promènent.
Et il se coucha auprès du feu et dormit jusqu'au matin.
Le lendemain, le roi s'en vint au château. Quand il vit le
garçon étendu sur le sol, il pensa que les fantômes
l'avaient tué. Il murmura :
- Quel dommage pour un si bel homme!
Le garçon l'entendit, se leva, et dit :
- Je n'en suis pas encore là !
Le roi s'étonna, se réjouit et lui demanda comment les
choses s'étaient passées.
- Très bien. Voilà une nuit d'écoulée, les autres se
passeront bien aussi.
Quand il arriva chez l'aubergiste, celui-ci ouvrit de grands
yeux.
- Je n'aurais jamais pensé, dit-il, que je te reverrais
vivant. As- tu enfin appris à frissonner ?
- Non ! répondit-il ; tout reste sans effet. Si seulement
quelqu'un pouvait me dire comment faire !
Pour la deuxième nuit, il se rendit à nouveau au château,
s'assit auprès du feu et reprit sa vieille chanson : « Ah !
si seulement je pouvais frissonner. » À minuit on entendit
des bruits étranges. D'abord doucement, puis toujours plus
fort, puis après un court silence, un grand cri. Et la
moitié d'un homme arrivant par la cheminée tomba devant
lui.
- Holà ! cria-t-il. Il en manqua une moitié. Ça ne suffit
pas comme ça !
Le vacarme reprit. On tempêtait, on criait. Et la seconde
moitié tomba à son tour de la cheminée.
- Attends, dit le garçon ; je vais d'abord ranimer le feu
pour toi.
Quand il l'eut fait, il regarda à nouveau autour de lui :
les deux moitiés s'étaient rassemblées et un homme
d'affreuse mine s'était assis à la place qu'occupait le
jeune homme auparavant.
- Ce n'est pas ce que nous avions convenu, dit-il. Ce tour
est à moi !
L'homme voulut l'empêcher de s'y asseoir mais il ne s'en
laissa pas conter. Il le repoussa avec violence et reprit sa
place. Beaucoup d'autres hommes se mirent alors à
dégringoler de la cheminée les uns après les autres et ils
apportaient neuf tibias et neuf têtes de mort avec lesquels
ils se mirent à jouer aux quilles. Le garçon eut envie d'en
faire autant.
- Dites, pourrais-je jouer aussi ?
- Oui, si tu as de l'argent.
- J'en ai bien assez, répondit-il ; mais vos boules ne sont
pas rondes.
Il prit les têtes de mort, s'installa à son tour et en fit
de vraies boules.
- Comme ça elles rouleront mieux, dit-il. En avant ! on va
rire !
Il joua et perdit un peu de son argent. Quand sonna une
heure, tout avait disparu. Au matin, le roi vint aux
renseignements.
- Que t'est-il arrivé cette fois-ci ? demanda-t-il.
- J'ai joué aux quilles, répondit le garçon, et j'ai perdu
quelques deniers.
- Tu n'as donc pas eu peur ?
- Eh ! non ! dit-il, je me suis amusé ! Si seulement je
savais frissonner !
La troisième nuit, il s'assit à nouveau sur son tour et dit
tristement :
- Si seulement je pouvais frissonner !
Quand il commença à se faire tard, six hommes immenses
entrèrent dans la pièce portant un cercueil.
- Hi ! Hi ! Hi ! dit le garçon, voilà sûrement mon petit
cousin qui est mort il y a quelques jours seulement.
Du doigt, il fit signe au cercueil et s'écria :
- Viens, petit cousin, viens !
Les hommes posèrent la bière sur le sol ; il s'en approcha
et souleva le couvercle. Un mort y était allongé. Il lui
toucha le visage. Il était froid comme de la glace.
- Attends, dit-il, je vais te réchauffer un peu. Il alla
près du feu, s'y réchauffa la main et la posa sur la figure
du mort. Mais celui-ci restait tout froid. Alors il le sortit
du cercueil, s'assit près du feu et l'installa sur ses
genoux en lui frictionnant les bras pour rétablir la
circulation du sang. Comme cela ne servait à rien, il songea
tout à coup qu'il suffit d'être deux dans un lit pour avoir
chaud. Il porta le cadavre sur le lit, le recouvrit et
s'allongea à ses côtés. Au bout d'un certain temps, le
mort se réchauffa et commença à bouger.
- Tu vois, petit cousin, dit le jeune homme, ne t'ai-je pas
bien réchauffé ?
Mais le mort, alors, se leva et s'écria:
- Maintenant, je vais t'étrangler !
- De quoi ! dit le garçon, c'est comme ça que tu me
remercies ? retourne au cercueil !
Il le ceintura, et le jeta dans la bière en refermant le
couvercle. Les six hommes arrivèrent alors et
l'emportèrent.
- Je ne réussis pas à frissonner, dit-il. Ce n'est
décidément pas ici que je l'apprendrai.
À ce moment précis entra un homme plus grand que tous les
autres et qui avait une mine effrayante. Il était vieux et
portait une longue barbe blanche.
- Pauvre diable, lui dit-il, tu ne tarderas pas à savoir ce
que c'est que de frissonner : tu vas mourir !
- Pas si vite ! répondit le garçon. Pour que je meure, il
faudrait d'abord que vous me teniez.
- Je finirai bien par t'avoir ! dit le monstrueux bonhomme.
- Tout doux, tout doux ! ne te gonfle pas comme ça ! je suis
aussi fort que toi. Et même bien plus fort !
- C'est ce qu'on verra, dit le vieux. Si tu es plus fort que
moi, je te laisserai partir. Viens, essayons!
Il le conduisit par un sombre passage dans une forge, prit
une hache et d'un seul coup, enfonça une enclume dans le
sol.
- Je ferai mieux, dit le jeune homme en s'approchant d'une
autre enclume.
Le vieux se plaça à côté de lui, laissant pendre sa barbe
blanche. Le garçon prit la hache, fendit l'enclume d'un seul
coup et y coinça la barbe du vieux.
- Et voilà ! je te tiens ! dit-il, à toi de mourir
maintenant !
Il saisit une barre de fer et se mit à rouer de coups le
vieux jusqu'à ce que celui-ci éclatât en lamentations et
le suppliât de s'arrêter en lui promettant mille trésors.
Le jeune homme débloqua la hache et libéra le vieux qui le
reconduisit au château et lui montra, dans une cave, trois
caisses pleines d'or.
- Il y en a une pour les pauvres, une pour le roi et la
troisième sera pour toi, lui dit-il.
Sur quoi, une heure sonna et le méchant esprit disparut. Le
garçon se trouvait au milieu d'une profonde obscurité.
- Il faudra bien que je m'en sorte, dit-il. Il tâtonna
autour de lui, retrouva le chemin de sa chambre et s'endormit
auprès de son feu. Au matin, le roi arriva et dit :
- Alors, as-tu appris à frissonner ?
- Non, répondit le garçon, je ne sais toujours pas. J'ai vu
mon cousin mort et un homme barbu est venu qui m'a montré
beaucoup d'or. Mais personne ne m'a dit ce que signifie
frissonner.
Le roi dit alors :
- Tu as libéré le château de ses fantômes et tu
épouseras ma fille.
- Bonne chose ! répondit-il, mais je ne sais toujours pas
frissonner.
On alla chercher l'or et les noces furent célébrées. Mais
le jeune roi continuait à dire : « Si seulement j'avais
peur, si seulement je pouvais frissonner ! » La reine finit
par en être contrariée. Sa camériste dit :
- Je vais l'aider à frissonner.
Elle se rendit sur les bords du ruisseau qui coulait dans le
jardin et se fit donner un plein seau de goujons. Durant la
nuit, alors que son époux dormait, la princesse retira les
couvertures et versa sur lui l'eau et les goujons, si bien
que les petits poissons frétillaient tout autour de lui. Il
s'éveilla et cria :
- Ah ! comme je frissonne, chère femme ! Ah ! Oui,
maintenant je sais ce que c'est que de frissonner.
Il était une fois un pauvre
bûcheron qui travaillait du matin au soir. S'étant
finalement mis quelque argent de côté, il dit à son fils :
- Tu es mon unique enfant. Je veux consacrer à ton
instruction ce que j'ai durement gagné à la sueur de mon
front. Apprends un métier honnête et tu pourras subvenir à
mes besoins quand je serai vieux, que mes membres seront
devenus raides et qu'il me faudra rester à la maison.
Le jeune homme fréquenta une haute école et apprit avec
zèle. Ses maîtres le louaient fort et il y resta tout un
temps. Après qu'il fut passé par plusieurs classes - mais
il ne savait pas encore tout - le peu d'argent que son père
avait économisé avait fondu et il lui fallut retourner chez
lui.
- Ah ! dit le père, je ne puis plus rien te donner et, par
ce temps de vie chère, je n'arrive pas à gagner un denier
de plus qu'il n'en faut pour le pain quotidien.
- Cher père, répondit le fils, ne vous en faites pas ! Si
telle est la volonté de Dieu, ce sera pour mon bien. Je m'en
tirerai.
Quand le père partit pour la forêt avec l'intention d'y
abattre du bois, pour en tirer un peu d'argent, le jeune
homme lui dit :
- J'y vais avec vous. Je vous aiderai.
- Ce sera bien trop dur pour toi, répondit le père. Tu n'es
pas habitué à ce genre de travail. Tu ne le supporterais
pas. D'ailleurs, je n'ai qu'une seule hache et pas d'argent
pour en acheter une seconde.
- Vous n'avez qu'à aller chez le voisin, rétorqua le
garçon. Il vous en prêtera une jusqu'à ce que j'ai gagné
assez d'argent moi-même pour en acheter une neuve.
Le père emprunta une hache au voisin et, le lendemain matin,
au lever du jour, ils s'en furent ensemble dans la forêt. Le
jeune homme aida son père. Il se sentait frais et dispos.
Quand le soleil fut au zénith, le vieux dit :
- Nous allons nous reposer et manger un morceau. Ça ira
encore mieux après.
Le fils prit son pain et répondit :
- Reposez-vous, père. Moi, je ne suis pas fatigué ; je vais
aller me promener dans la forêt pour y chercher des nids.
- Petit vaniteux ! rétorqua le père ; pourquoi veux-tu te
promener ? Tu vas te fatiguer et, après, tu ne pourras plus
remuer les bras. Reste ici et assieds-toi près de moi.
Le fils, cependant, partit par la forêt, mangea son pain et,
tout joyeux, il regardait à travers les branches pour voir
s'il ne découvrirait pas un nid. Il alla ainsi, de-ci,
de-là, jusqu'à ce qu'il arrivât à un grand chêne, vieux
de plusieurs centaines d'années, et que cinq hommes se
tenant par les bras n'auraient certainement pas pu enlacer.
Il s'arrêta, regarda le géant et songea : « Il y a
certainement plus d'un oiseau qui y a fait son nid. » Tout
à coup, il lui sembla entendre une voix. Il écouta et
comprit : « Fais-moi sortir de là ! Fais-moi sortir de là
! » Il regarda autour de lui, mais ne vit rien. Il lui parut
que la voix sortait de terre. Il s'écria :
- Où es-tu ?
La voix répondit :
- Je suis là, en bas, près des racines du chêne. Fais-moi
sortir ! Fais-moi sortir !
L'écolier commença par nettoyer le sol, au pied du chêne,
et à chercher du côté des racines. Brusquement, il
aperçut une bouteille de verre enfoncée dans une petite
excavation. Il la saisit et la tint à la lumière. Il y vit
alors une chose qui ressemblait à une grenouille ; elle
sautait dans la bouteille.
- Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir ! ne cessait-elle de
crier.
Sans songer à mal, l'écolier enleva le bouchon. Aussitôt,
un esprit sortit de la bouteille, et commença à grandir, à
grandir tant et si vite qu'en un instant un personnage
horrible, grand comme la moitié de l'arbre se dressa devant
le garçon.
- Sais-tu quel sera ton salaire pour m'avoir libéré ? lui
demanda-t-il d'une épouvantable voix.
- Non, répondit l'écolier qui ne ressentait aucune crainte.
Comment le saurais-je ?
- Je vais te tuer ! hurla l'esprit. Je vais te casser la
tête !
- Tu aurais dû me le dire plus tôt, dit le garçon. Je
t'aurais laissé où tu étais. Mais tu ne me casseras pas la
tête. Tu n'es pas seul à décider !
- Pas seul à décider ! Pas seul à décider ! cria
l'esprit. Tu crois ça ! T'imaginerais-tu que c'est pour ma
bonté qu'on m'a tenu enfermé si longtemps ? Non ! c'est
pour me punir ! je suis le puissant Mercure. Je dois rompre
le col à qui me laisse échapper.
- Parbleu ! répondit l'écolier. Pas si vite ! Il faudrait
d'abord que je sache si c'était bien toi qui étais dans la
petite bouteille et si tu es le véritable esprit. Si tu peux
y entrer à nouveau, je te croirai. Après, tu feras ce que
tu veux.
Plein de vanité, l'esprit déclara :
- C'est la moindre des chose .
Il se retira en lui-même et se fit aussi mince et petit
qu'il l'était au début. De sorte qu'il put passer par
l'étroit orifice de la bouteille et s'y faufiler à nouveau.
À peine y fut-il entré que l'écolier remettait le bouchon
et lançait la bouteille sous les racines du chêne, là où
il l'avait trouvée. L'esprit avait été pris.
Le garçon s'apprêta à rejoindre son père. Mais l'esprit
lui cria d'une voix plaintive :
- Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir !
- Non ! répondit l'écolier. Pas une deuxième fois ! Quand
on a menacé ma vie une fois, je ne libère pas mon ennemi
après avoir réussi à le mettre hors d'état de nuire.
- Si tu me rends la liberté, dit l'esprit, je te donnerai
tant de richesses que tu en auras assez pour toute ta vie.
- Non ! reprit le garçon. Tu me tromperais comme la
première fois.
- Par légèreté, tu vas manquer ta chance, dit l'esprit. Je
ne te ferai aucun mal et je te récompenserai richement.
L'écolier pensa : « Je vais essayer. Peut-être
tiendra-t-il parole. » Il enleva le bouchon et, comme la
fois précédente, l'esprit sortit de la bouteille, grandit
et devint gigantesque.
- Je vais te donner ton salaire, dit-il. Il tendit au jeune
homme un petit chiffon qui ressemblait à un pansement et dit
:
- Si tu en frottes une blessure par un bout, elle guérira.
Si, par l'autre bout, tu en frottes de l'acier ou du fer, ils
se transformeront en argent.
- Il faut d'abord que j'essaie, dit l'écolier.
Il s'approcha d'un arbre, en fendit l'écorce avec sa hache
et toucha la blessure avec un bout du chiffon. Elle se
referma aussitôt.
- C'était donc bien vrai, dit-il à l'esprit. Nous pouvons
nous séparer.
L'esprit le remercia de l'avoir libéré ; l'écolier le
remercia pour son cadeau et partit rejoindre son père.
- Où étais-tu donc ? lui demanda celui-ci. Pourquoi as-tu
oublié ton travail ? Je te l'avais bien dit que tu ne t' y
ferais pas !
- Soyez tranquille, père, je vais me rattraper.
- Oui, te rattraper ! dit le père avec colère. Ce n'est pas
une méthode !
- Regardez, père, je vais frapper cet arbre si fort qu'il en
tombera.
Il prit son chiffon, en frotta sa hache et assena un coup
formidable. Mais, comme le fer était devenu de l'argent, le
fil de la hache s'écrasa.
- Eh ! père, regardez la mauvaise hache que vous m'avez
donnée ! La voilà toute tordue.
Le père en fut bouleversé et dit :
- Qu'as-tu fait ! Il va me falloir payer cette hache. Et avec
quoi ? Voilà ce que me rapporte ton travail !
- Ne vous fâchez pas, dit le fils ; je paierai la hache
moi-même.
- Imbécile, cria le vieux, avec quoi la paieras-tu ? Tu ne
possèdes rien d'autre que ce que je t'ai donné. Tu n'as en
tête que des bêtises d'étudiant et tu ne comprends rien au
travail du bois.
Un moment après, l'écolier dit :
- Père, puisque je ne puis plus travailler, arrêtons-nous.
- Quoi ! dit le vieux. T'imagines-tu que je vais me croiser
les bras comme toi ? Il faut que je travaille. Toi, tu peux
rentrer.
- Père, je suis ici pour la première fois. Je ne
retrouverai jamais le chemin tout seul. Venez avec moi.
Le père, dont la colère s'était calmée, se laissa
convaincre et partit avec son fils. il lui dit :
- Va et vends la hache endommagée. On verra bien ce que tu
en tireras. Il faudra que je gagne la différence pour payer
le voisin.
Le fils prit la hache et la porta à un bijoutier de la
ville. Celui-ci la mit sur la balance et dit .
- Elle vaut quatre cents deniers. Mais je n'ai pas autant
d'argent liquide ici.
- Donnez- moi ce que vous avez ; vous me devrez le reste,
répondit le garçon.
Le bijoutier lui donna trois cents deniers et reconnut lui en
devoir encore cent autres. L'écolier rentra à la maison et
dit :
- Père, j'ai l'argent. Allez demander au voisin ce qu'il
veut pour sa hache.
- Je le sais déjà, répondit le vieux : un denier et six
sols.
- Eh bien ! donnez lui deux deniers et douze sols. Ça fait
le double et c'est bien suffisant. Regardez, j'ai de l'argent
de reste.
Il donna cent deniers à son père et reprit :
- Il ne vous en manquera jamais. Vivez à votre guise.
- Seigneur Dieu ! s'écria le vieux , comment as-tu acquis
une telle richesse ?
L'écolier lui raconta ce qui s'était passé et comment, en
comptant sur sa chance, il avait fait si bonne fortune. Avec
l'argent qu'il avait en surplus, il repartit vers les hautes
écoles et reprit ses études. Et comme, avec son chiffon, il
pouvait guérir toutes les blessures, il devint le médecin
le plus célèbre du monde entier.
Un hiver, comme le pays tout entier était
recouvert de neige, on envoya un pauvre garçon chercher du
bois. Avant même d'en avoir ramassé et d'en avoir chargé
sa luge, il était déjà gelé comme une grive. Il se dit
alors qu'avant de rentrer à la maison, il allait allumer un
petit feu pour se réchauffer.
Il écarta la neige et, en tâtonnant par terre, il trouva
une petite clé d'or. « Une clé n'est jamais loin d'une
serrure », se dit-il. Il commença à gratter de plus en
plus profondément et, en effet, il découvrit une petite
boîte en fer. « Pourvu que la clé puisse l'ouvrir,
pensa-t- il, elle contient certainement des objets de grande valeur. »
Il chercha le trou de la serrure mais ne le trouva pas ; il
finit toutefois par le découvrir ; mais le trou était si
petit que le garçon avait failli ne pas le voir.
Il essaya la clé et, par bonheur, c'était la bonne. Il la
fit tourner une fois - et maintenant, nous devons attendre
qu'il ouvre complètement et qu'il soulève le couvercle ; ce
n'est qu'après que nous saurons quels trésors il a trouvés dans la boîte.