LA MORT POUR PARRAIN
Il était une fois un homme
pauvre qui avait douze enfants. Pour les nourrir, il lui
fallait travailler jour et nuit. Quand le treizième vint au
monde, ne sachant plus comment faire, il partit sur la
grand-route dans l'intention de demander au premier venu d'en
être le parrain. Le premier qu'il rencontra fut le Bon Dieu.
Celui-ci savait déjà ce que l'homme avait sur le coeur et
il lui dit :
- Brave homme, j'ai pitié de toi ; je tiendrai ton fils sur
les fonts baptismaux, m'occuperai de lui et le rendrai
heureux durant sa vie terrestre.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Bon Dieu.
- Dans ce cas, je ne te demande pas d'être parrain de mon
enfant, dit l'homme. Tu donnes aux riches et tu laisses les
pauvres mourir de faim. (L'homme disait cela parce qu'il ne
savait pas comment Dieu partage richesse et pauvreté.)
Il prit donc congé du Seigneur et poursuivit sa route. Le
Diable vint à sa rencontre et dit :
- Que cherches-tu ? Si tu me prends pour parrain de ton fils,
je lui donnerai de l'or en abondance et tous les plaisirs de
la terre par-dessus le marché.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Diable.
- Alors, je ne te veux pas pour parrain. Tu trompes les
hommes et tu les emportes.
Il continua son chemin. Le Grand Faucheur aux ossements
desséchés venait vers lui et l'apostropha en ces termes :
- Prends-moi pour parrain.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis la Mort qui rend les uns égaux aux autres.
Alors l'homme dit :
- Tu es ce qu'il me faut. Sans faire de différence, tu
prends le riche comme le pauvre. Tu seras le parrain.
Le Grand Faucheur répondit :
- Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui
m'a pour ami ne peut manquer de rien.
L'homme ajouta :
- Le baptême aura lieu dimanche prochain ; sois à l'heure.
Le Grand Faucheur vint comme il avait promis et fut parrain.
Quand son filleul eut grandi, il appela un jour et lui
demanda de le suivre. Il le conduisit dans la forêt et lui
montra une herbe qui poussait en disant :
- Je vais maintenant te faire ton cadeau de baptême. Je vais
faire de toi un médecin célèbre. Quand tu te rendras
auprès d'un malade, je t'apparaîtrai. Si tu me vois du
côté de sa tête, tu pourras dire sans hésiter que tu le
guériras. Tu lui donneras de cette herbe et il retrouvera la
santé. Mais si je suis du côté de ses pieds, c'est qu'il
m'appartient ; tu diras qu'il n'y a rien à faire, qu'aucun
médecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de donner
l'herbe contre ma volonté, il t'en cuirait !
Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devint le
médecin le plus illustre de la terre.
« Il lui suffit de regarder un malade pour savoir ce qu'il
en est, s'il guérira ou s'il mourra », disait-on de lui. On
venait le chercher de loin pour le conduire auprès de
malades et on lui donnait tant d'or qu'il devint bientôt
très riche. Il arriva un jour que le roi tomba malade. On
appela le médecin et on lui demanda si la guérison était
possible. Quand il fut auprès du lit, la Mort se tenait aux
pieds du malade, si bien que l'herbe ne pouvait plus rien
pour lui.
- Et quand même, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort ?
Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son
filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais
essayer.
Il saisit le malade à bras le corps, et le retourna de
façon que maintenant, la Mort se trouvait à sa tête. Il
lui donna alors de son herbe, le roi guérit et retrouva
toute sa santé. La Mort vint trouver le médecin et lui fit
sombre figure ; elle le menaça du doigt et dit :
- Tu m'as trompée ! Pour cette fois, je ne t'en tiendrai pas
rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences,
il t'en cuira et c'est toi que j'emporterai !
Peu de temps après, la fille du roi tomba gravement malade.
Elle était le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait
jour et nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoir que celui
qui la sauverait deviendrait son époux et hériterait de la
couronne. Quand le médecin arriva auprès de la patiente, il
vit que la Mort était à ses pieds. Il aurait dû se
souvenir de l'avertissement de son parrain, mais la grande
beauté de la princesse et l'espoir de devenir son époux
l'égarèrent tellement qu'il perdit toute raison. Il ne vit
pas que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colère
et le menaçait de son poing squelettique. Il souleva la
malade et lui mit la tête, où elle avait les pieds. Puis il
lui fit avaler l'herbe et, aussitôt, elle retrouva ses
couleurs et en même temps la vie.
Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l'avait
privée de son bien, elle marcha à grandes enjambées vers
le médecin et lui dit :
- C'en est fini de toi ! Ton tour est venu !
Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort
qu'il ne put lui résister, et le conduisit dans une grotte
souterraine. Il y vit, à l'infini, des milliers et des
milliers de cierges qui brûlaient, les uns longs, les autres
consumés à demi, les derniers tout petits. À chaque
instant, il s'en éteignait et s'en rallumait, si bien que
les petites flammes semblaient bondir de-ci de-là, en un
perpétuel mouvement.
- Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie
humaine. Les grands appartiennent aux enfants ; les moyens
aux adultes dans leurs meilleures années, les troisièmes
aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et des jeunes gens
n'ont également que de petits cierges.
- Montre-moi mon cierge, dit le médecin, s'imaginant qu'il
était encore bien long.
La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menaçait de
s'éteindre et dit :
- Regarde, le voici !
- Ah ! Cher parrain, dit le médecin effrayé, allume-m'en un
nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse
profiter de la vie, devenir roi et épouser la jolie
princesse.
- Je ne le puis, répondit la Mort. Il faut d'abord qu'il
s'en éteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.
- Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau de sorte
qu'il s'allume aussitôt, lorsque le premier s'arrêtera de
brûler, supplia le médecin.
Le Grand Faucheur fit comme s'il voulait exaucer son voeu. Il
prit un grand cierge, se méprit volontairement en procédant
à l'installation demandée et le petit bout de bougie tomba
et s'éteignit. Au même moment, le médecin s'effondra sur
le sol et la Mort l'emporta.
Il y avait une fois deux
frères, dont l'un était riche, et l'autre pauvre. Le riche
était orfèvre, et il avait un mauvais coeur ; le pauvre
gagnait sa misérable vie à nouer des balais ; il était bon
et honnête. Il avait deux enfants ; c'étaient deux jumeaux
qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Ces deux
enfants avaient coutume de parcourir en tous sens la maison
du riche, où on les nourrissait quelquefois avec les restes.
Il arriva que le frère pauvre, allant un jour dans la forêt
pour y chercher du bouleau, aperçut un oiseau dont le
plumage était entièrement couleur d'or, et si beau qu'il
n'en avait jamais vu de pareil. Il ramassa aussitôt une
petite pierre, la lança après l'oiseau, et réussit à
l'atteindre ; mais il ne tomba de son corps qu'une plume
d'or, et l'oiseau disparut en volant. Le pauvre homme prit la
plume et la porta à son frère, qui l'examina et dit :
- C'est de l'or pur.
Il lui donna en échange beaucoup d'argent. Le lendemain, le
pauvre homme monta au haut d'un bouleau et il allait en
couper quelques rameaux, lorsque le même oiseau sortit des
feuilles ; le pauvre homme fouilla dans le feuillage, et
trouva un nid où il y avait un oeuf d'or. Il emporta cet
oeuf avec lui au logis, et alla le montrer à son frère, qui
dit de nouveau :
- C'est de l'or pur, et lui donna une bonne récompense.
Puis l'orfèvre ajouta :
- Je voudrais bien avoir cet oiseau.
Le frère pauvre alla une troisième fois dans la forêt, et
aperçut de nouveau l'oiseau d'or posé sur la cime de
l'arbre ; il prit une pierre et visa si juste qu'il l'abattit
du coup ; il le porta à son frère qui lui donna en retour
un grands tas d'or.
« Maintenant, pensa celui-ci, je pourrai me tirer d'affaire.
»
Et il revint tout joyeux à la maison.
L'orfèvre, qui était habile et rusé, savait bien quel
oiseau précieux était tombé entre ses mains. Il appela sa
femme, et lui dit :
- Fais moi rôtir cet oiseau d'or, et aie bien soin qu'il
n'en sorte pas le plus petit morceau ; je me fais une fête
de le manger tout entier.
Cet oiseau était d'une si merveilleuse nature que celui qui
en mangerait le coeur et le foie devait trouver tous les
matins une pièce d'or sous son oreiller. La femme prépara
l'oiseau, le mit à la broche, et le fit rôtir. Il advint
que, tandis qu'il était devant le feu et que la femme
s'occupait à d'autres ouvrages dans la cuisine, les deux
enfants du pauvre faiseur de balais entrèrent, se placèrent
en face de la broche, et la tournèrent deux fois ou trois
fois ; et comme deux petits morceaux de l'oiseau venaient de
tomber dans la lèchefrite, l'un des enfants dit à l'autre :
- Mangeons ces deux petits morceaux, je meurs de faim ; aussi
bien personne ne pourra s'en apercevoir.
Ce qui fut dit, fut fait. La femme arriva sur l'entrefaite,
et voyant leurs mâchoires en train de fonctionner, elle leur
dit :
- Que mangez-vous donc là ?
- Deux petits morceaux qui sont tombés de l'oiseau,
répondirent-ils.
- C'étaient le coeur et le foie, dit la femme saisie
d'épouvante.
Et pour que son mari ne s'aperçût de rien, elle tua
aussitôt un coq, en prit le coeur et le foie, et les plaça
dans l'oiseau d'or. Quand celui-ci fut entièrement rôti,
elle l'apporta à l'orfèvre, qui le dévora à lui seul,
sans rien laisser. Mais, lorsque le lendemain matin il passa
la main sous son oreiller, dans l'espoir d'y prendre un
morceau d'or, il fut très étonné de n'y n'en trouver.
Les deux enfants, au contraire, ne se doutaient pas du
bonheur qui leur était arrivé. Le matin suivant, quand ils
se levèrent, quelque chose tomba à terre avec un bruit
clair, et quand ils le ramassèrent, ils virent que
c'étaient deux pièces d'or. Ils les portèrent à leur
père, qui fut au comble de la surprise, et leur dit :
- Comment cela a-t-il donc pu arriver ?
Le même prodige s'étant encore renouvelé le matin suivant
et les autres jours, le père des jumeaux alla trouver son
frère, et lui raconta la singulière histoire. L'orfèvre
n'eut pas de peine à comprendre la cause de ce résultat
merveilleux, et vit bien que les enfants avaient mangé le
coeur et le foie de l'oiseau d'or ; et pour se venger d'eux
en homme envieux et méchant qu'il était, il dit au père :
- Tes enfants sont en relation avec le malin esprit ;
garde-toi bien de prendre cet or, et chasse ces enfants loin
de ta maison, car désormais le diable a du pouvoir sur eux,
et il pourrait te perdre toi-même.
Ces paroles consternèrent le pauvre père, et quoique ce
fût pour lui une bien douloureuse nécessité, il emmena les
deux jumeaux au milieu de la forêt, où il les abandonna,
hélas ! avec un profond désespoir.
Les deux malheureux enfants se mirent à parcourir en tous
sens la forêt, cherchant à retrouver le chemin de la maison
paternelle, mais au lieu de le trouver, ils s'égarèrent de
plus en plus. Ils rencontrèrent enfin un chasseur qui leur
demanda :
- À qui appartenez-vous, mes enfants ?
- Nous sommes les fils du pauvre faiseur de balais.
Et ils lui racontèrent que leur père les avait abandonnés
parce que, tous les matins, une pièce d'or se trouvait sous
leur oreiller. Le chasseur était un brave homme, et comme
ces enfants lui plurent, et qu'il n'en avait pas lui-même,
il les emmena chez lui, et leur dit :
- Je veux vous servir de père et avoir soin de vous jusqu'à
ce que vous soyez devenus grands.
Ils apprirent auprès de lui l'art de la chasse, et le brave
homme mit en réserve les pièces d'or qui se trouvaient
chaque matin sous la tête des jumeaux, pour les leur rendre
plus tard lorsqu'ils en auraient besoin.
Quand ils furent devenus grands, leur père nourricier les
emmena un jour avec lui dans la forêt, en leur disant :
- Vous devez montrer aujourd'hui ce que vous savez faire ; je
veux voir si vous êtes en état de vous passer de moi, et de
devenir des chasseurs.
Ils allèrent donc avec lui se poster à l'affût ; là, ils
attendirent longtemps, et le gibier ne se montra pas. À la
fin pourtant, le chasseur, levant les yeux, aperçut une
troupe d'oies sauvages qui, dans leur vol, décrivaient un
triangle, et il dit à l'un des jeunes gens :
- Dirige ton coup sur une des oies de ce côté-ci.
Le jeune homme obéit et tira juste. Bientôt après, apparut
une seconde troupe d'oies, qui avaient dans leur vol la forme
du chiffre 3 ; le chasseur dit encore à son second élève
de viser une des oies de tel côté, ce que fit ce dernier
avec autant de succès que son frère ; sur quoi, le père
nourricier leur dit :
- Vous pouvez maintenant vous passer de moi, vous êtes des
chasseurs consommés.
Là-dessus, les deux frères s'enfoncèrent ensemble dans la
forêt, se concertèrent et formèrent un projet. Et le soir,
lorsqu'ils prirent place au souper, ils dirent à leur père
nourricier :
- Nous ne mangeons pas une miette que vous ne nous ayez
accordé une grâce.
- Parlez, quelle est cette grâce ? leur dit-il.
Ils répondirent :
- Maintenant que nous connaissons à fond notre métier, il
serait bon que nous parcourussions un peu le monde ; trouvez
donc bien que nous prenions congé de vous pour voyager.
Le chasseur reprit avec joie :
- Vous parlez comme de braves chasseurs ; ce que vous me
demandez, je le désirais déjà ; partez, il vous arrivera
bonheur.
Cela dit, ils soupèrent joyeusement.
Quand le jour fixé pour le départ fut arrivé, le père
nourricier leur donna à chacun un fusil et un chien, en leur
permettant de prendre sur leurs épargnes autant de pièces
d'or qu'ils voulurent. Puis il les accompagna un bout de
chemin, et lorsqu'ils furent sur le point de se quitter, il
leur fit encore cadeau d'un couteau poli, en leur disant :
- Si vous vous séparez un jour, enfoncez ce couteau dans
l'arbre le plus proche de l'endroit où vous vous quitterez ;
par ce moyen, celui de vous deux qui viendra le premier
pourra savoir ce qui est arrivé à son frère absent ; car,
s'il meurt, la pointe sera rouillée ; tant qu'il vivra, au
contraire, elle demeurera polie.
Les deux frères partirent, et arrivèrent bientôt dans une
forêt, dans une forêt si profonde qu'il était impossible
de la traverser en un jour. Ils y passèrent donc la nuit, et
se nourrirent des provisions qui se trouvaient dans leur
carnassière ; le jour suivant, ils eurent beau marcher sans
relâche, ils ne purent pas encore atteindre l'extrémité de
la forêt, et ils n'avaient plus rien à manger. L'un d'eux
dit :
- Nous ferions bien de tirer quelque chose, sans quoi nous
endurerons la faim.
En conséquence, il arma son fusil et se mit à regarder
autour de lui. Un vieux lièvre ne tarda pas à paraître il
le mit en joue, mais le lièvre lui cria :
Bon chasseur, laisse-moi
la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.
Cela dit, il sauta dans les broussailles, et apporta deux petits lièvres ; mais ces petits animaux jouaient avec tant de gentillesse, ils avaient tant de grâce, que les chasseurs n'eurent pas le courage de les tuer ; ils les gardèrent donc, et les petits lièvres marchaient derrière eux. Bientôt après, survint un renard ; ils se préparaient à le tirer, mais le renard leur cria :
Bon chasseur, laisse-moi
la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.
En effet, il ne tarda pas à leur apporter deux petits renards, que cette fois encore les chasseurs n'eurent pas le courage de tuer ; ils les donnèrent pour compagnons aux petits lièvres qui se mirent à suivre ces derniers. Peu de temps après, se présenta un loup qui, lui aussi, allait recevoir une balle, lorsqu'il se délivra, en criant :
Bon chasseur, laisse-moi
la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.
Les chasseurs réunirent les deux loups aux autres animaux, et augmentèrent ainsi leur escorte. Un ours arriva à son tour, et comme il n'était pas encore las de gambader, il cria :
Bon chasseur, laisse-moi
la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.
Et les chasseurs firent pour les deux petits ours ce qu'ils avaient déjà fait pour les autres animaux. Enfin, devinez qui vint encore ? Un lion. L'un des chasseurs le mit en joue, mais le lion cria aussitôt
Bon chasseur, laisse-moi
la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.
Nos chasseurs avaient donc
maintenant deux lions, deux ours, deux loups, deux renards et
deux lièvres qui les suivaient et qui étaient prêts à les
servir. Ils ne continuaient pas moins pour cela à avoir faim
; aussi dirent-ils aux renards :
- Çà, messieurs les sournois, procurez-nous quelque chose
à manger, car vous êtes rusés et adroits.
Ils répondirent :
- Non loin d'ici se trouve un village où nous avons déjà
dérobé plus d'une poule ; nous voulons vous enseigner le
chemin qui y conduit.
Ils allèrent de la sorte dans le village, achetèrent
quelque nourriture, n'oublièrent pas de faire aussi
rafraîchir leurs bêtes, et continuèrent leur route. Les
renards étaient en outre parfaitement renseignés sur les
endroits où se trouvaient les basses cours, et ne manquaient
pas de donner aux chasseurs les meilleures indications. Ils
circulèrent ainsi quelque temps, mais sans trouver un
service où ils pussent entrer ensemble.
En conséquence, ils se dirent :
- La nécessité l'exige, il faut nous séparer.
Après s'être partagé les animaux, de manière à avoir
chacun un lion, un ours, un renard, et un lièvre, ils se
quittèrent, en se promettant une amitié fraternelle
jusqu'à leur mort ; mais ils ne se dirent point adieu sans
avoir d'abord enfoncé dans un arbre le couteau que leur
père nourricier leur avait donné. Cela fait, ils se
dirigèrent l'un vers l'orient, l'autre vers le couchant.
Or, l'aînée des deux frères arriva bientôt dans une ville
qui était toute couverte de crêpe noir. Il entra dans une
auberge, et demanda à l'hôte de rafraîchir ses bêtes.
L'aubergiste mit à sa disposition une écurie où on
apercevait un trou dans le mur. Grâce à se trou, le lièvre
put aller chercher un chou, et le renard une poule, qu'ils
mangèrent de bon appétit ; mais quant au loup, à l'ours et
au lion, leur taille les empêcha de passer. Heureusement
pour eux, que l'aubergiste les fit conduire dans une prairie
où une génisse était étendue sur l'herbe : ce fut pour
eux un bon régal. Après avoir ainsi pris soin de ses
bêtes, le chasseur demanda à l'hôte pourquoi la ville
était ainsi couverte d'un crêpe noir.
- Parce que, répondit celui-ci, la fille du roi doit mourir
demain.
- Elle est donc bien gravement malade, reprit le chasseur.
- Non, répondit l'aubergiste, sa santé est excellente, mais
elle n'en doit pas moins mourir.
- Expliquez-moi donc comment cela est possible, demanda le
chasseur.
- À peu de distance de la ville, dit l'aubergiste, se dresse
une montagne habitée par un dragon ; il faut tous les ans à
ce dragon le tribut d'une vierge innocente, sinon il ravage,
dans sa colère, tout le pays. Toutes les jeunes filles de la
ville ont déjà eu leur tour, et il ne reste plus que la
fille du roi; il n'y a point de rémission : elle doit lui
être livrée.
- Et c'est demain que ce sacrifice doit être consommé ?
demanda la chasseur ; pourquoi donc ne tue-t-on pas ce dragon
?
- Hélas répondit l'aubergiste, bien des cavaliers l'ont
tenté, mais tous y ont perdu la vie ; le roi a donné sa
parole que celui qui dompterait le dragon obtiendrait la main
de sa fille, et hériterait de son royaume après sa mort.
Le chasseur n'ajouta pas un mot, mais le lendemain matin,
accompagné de ces animaux, il gravit la montagne du dragon.
Il y avait au sommet une petite église, et sur l'autel se
trouvaient trois gobelets remplis, et au-dessous d'eux cette
inscription :
« Celui qui videra ces gobelets deviendra l'homme le plus
fort de la terre, et pourra porter l'épée qui est enterrée
devant le seuil de la porte. »
Le chasseur ne voulut point boire, il sortit de l'église et
chercha l'épée dans la terre, mais il n'eut point la force
de la soulever. Il revint sur ses pas, vida les gobelets, et
se sentit aussitôt assez fort pour saisir l'épée qui se
porta dès lors très facilement.
Quand vint l'heure où la jeune fille devait être livrée au
dragon, le roi, le maréchal et les courtisans
l'accompagnèrent jusqu'à la sortie de la ville.
Elle aperçut de loin le chasseur sur le sommet de la
montagne, elle crut que c'était le dragon, et elle suspendit
sa marche tant son épouvante était grande ; mais à la fin,
la pensée qu'il y allait du salut de toute la ville lui
donna le courage de poursuivre cet affreux voyage. Le roi et
les courtisans retournèrent au palais, en proie à une
grande douleur, mais le maréchal dut rester là pour
assister de loin à cet horrible spectacle.
Cependant, lorsque la princesse fut arrivé au haut de la
montagne, elle trouva non pas le dragon, mais le jeune
chasseur qui lui adressa des paroles de consolation, lui
promit de la sauver, et la conduisit dans l'église où il
l'enferma. À peine cela était-il fait que le dragon aux
sept têtes arriva en poussant d'affreux hurlements.
Lorsqu'il aperçut le chasseur, il parut étonné et dit :
- Que viens-tu faire sur cette montagne ? Le chasseur
répondit :
- Je viens combattre contre toi.
Le dragon répondit :
- De même que maint chevalier a déjà perdu la vie en ces
lieux, ainsi serai-je bientôt débarrassé de toi.
Et en disant ces mots, ses sept gueules lancèrent des
flammes. Ces flammes devaient allumer l'herbe sèche et le
chasseur aurait été suffoqué par le feu et la fumée, mais
ses animaux accoururent et éteignirent le feu sous leurs
pattes. Alors le dragon s'élança contre le chasseur, qui
brandissant son épée, fit siffler l'air et abattit trois
têtes du monstre. Cette blessure rendit le dragon furieux il
se dressa de toute sa hauteur, vomit des flots de flammes
contre le chasseur et voulut se précipiter sur lui mais
celui-ci fit de nouveau jouer son épée et lui coupa encore
trois têtes. Le monstre était à bout de ses forces ; il
tomba en faisant mine encore de vouloir s'élancer sur le
chasseur mais le jeune homme, concentrant tout ce qui lui
restait de force dans un dernier coup, lui coupa la queue, et
comme il était désormais trop fatigué pour continuer le
combat, il appela à lui ses bêtes, qui achevèrent de
mettre le dragon en pièces.
La lutte terminée, le chasseur ouvrit la porte de l'église,
et il trouva la princesse étendue par terre, car elle
s'était évanouie d'inquiétude et d'effroi pendant le
combat. Le jeune homme la porta au grand air, et quand elle
eut repris ses esprits et rouvert les yeux, il lui montra le
dragon en lambeaux, il lui annonça que désormais elle
était libre ; elle s'abandonna à sa joie et lui dit :
- Maintenant, tu vas devenir mon époux, car mon père m'a
promise à celui qui tuerait le dragon.
Cela dit, elle détacha de son cou son collier de corail et
le partagea entre les animaux, et le lion reçut pour sa part
le fermoir d'or. Quant à son mouchoir, où son nom était
brodé, elle en fit cadeau au chasseur, qui s'éloigna un
moment, coupa les langues des sept têtes du dragon, les
roula dans le mouchoir et les mit soigneusement dans sa
poche.
Cela fait, comme les flammes et le combat l'avaient
excessivement fatigué, il dit à la jeune fille :
- Nous sommes tous deux si las que nous ferons bien de
prendre un peu de repos.
La princesse y consentit ; ils s'étendirent sur l'herbe, et
le chasseur dit au lion :
- Tu vas veiller à ce que personne ne nous surprenne pendant
notre sommeil.
Et ils s'endormirent.
Le lion se plaça près d'eux pour faire sentinelle, mais lui
aussi était fatigué du combat, de sorte qu'il appela l'ours
et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit
somme, et si quelque chose arrive, aie soin de m'éveiller.
L'ours se plaça donc près de lui, mais lui aussi était
fatigué il appela le loup et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit
somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le loup se plaça donc près de lui, mais lui aussi était
fatigué ; il appela le renard et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit
somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le renard se plaça près de lui, mais lui aussi était
fatigué ; il appela le lièvre et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit
somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de me
réveiller.
Le lièvre se plaça donc près de lui, mais le pauvre
lièvre aussi était fatigué ; il n'avait personne qu'il
pût charger de faire sentinelle, et il s'endormit.
Ainsi dormaient donc la princesse, le chasseur, le lion,
l'ours, le renard et le lièvre et tous dormaient d'un
profond sommeil.
Cependant le maréchal qui avait été chargé de regarder
tout de loin, n'ayant point vu le dragon s'enfuir avec la
jeune fille, et remarquant que tout était tranquille sur la
montagne, s'enhardit et se mit à la gravir. Quand il fut
arrivé au sommet, il aperçut le monstre dont les membres
épars gisaient à terre, et non loin de là, la princesse et
le chasseur avec ses bêtes, tous plongés dans un sommeil
profond. Et comme il était méchant et cruel, il prit son
épée, coupa la tête du chasseur, saisit la jeune fille
dans ses bras et la porta au bas de la montagne. Arrivés au
pied, celle-ci s'éveilla et fut saisie d'effroi ; mais le
maréchal lui dit :
- Tu es en mon pouvoir, il faut que tu dises que c'est moi
qui ai tué le dragon.
- Je ne le puis, répondit-elle, car c'est un chasseur qui
l'a fait avec le secours de ses bêtes.
- Alors le maréchal tira son épée et la menaça de l'en
frapper si elle ne consentait pas à lui obéir. La jeune
fille céda à cette violence ; il la conduisit en présence
du roi qui fut au comble de la joie, de revoir en vie sa
chère enfant qu'il croyait devenue la proie du dragon.
Le maréchal lui dit :
- J'ai tué le monstre et délivré ainsi la princesse et le
pays tout entier ; en conséquence, je la réclame pour mon
épouse, suivant votre parole royale.
Le roi dit à la jeune fille :
- Est-ce la vérité que je viens d'entendre ?
- Hélas ! oui, répondit-elle, mais je mets pour condition
que le mariage ne se célébrera qu'après un an et un jour.
Elle espérait que ce temps ne s'écoulerait pas sans lui
apporter des nouvelles de son cher libérateur.
Cependant, sur la montagne, les animaux continuaient de
dormir auprès de leur maître mort. Un gros bourdon dirigea
son vol de ce côté, et s'abattit sur le nez du lièvre,
mais le lièvre le chassa avec sa patte et continua à
dormir. Le bourdon vint une seconde fois, mais le lièvre le
chassa de nouveau et continua de dormir. Le bourdon vint une
troisième fois, lui enfonçant son dard dans le nez et le
lièvre se réveilla. Aussitôt il réveilla le renard, qui
s'empressa de réveiller le loup, qui réveilla l'ours, qui
réveilla le lion. Lorsque le lion eut ouvert les yeux, et
qu'il vit que la jeune fille avait disparu et que son maître
était mort, il se mit à pousser des rugissements terribles
et s'écria :
- Quel est l'auteur de ce meurtre ? Ours, pourquoi ne m'as-tu
pas réveillé ?
Et l'ours dit au loup :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le loup au renard :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le renard au lièvre :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Le pauvre lièvre ne savait seul que répondre, et toute la
faute pesa sur lui. En conséquence, tous les animaux
voulurent tomber sur lui, mais il demanda à être entendu et
dit :
- Ne me tuez pas, je promets de rendre la vie à notre
maître. Je connais une montagne sur laquelle croit une
racine ; quiconque a cette racine dans la bouche est guéri
aussitôt de toute maladie et de toute blessure. Mais la
montagne dont je vous parle se trouve à deux cents lieues
d'ici.
Le lion répondit .
- Il faut qu'en vingt-quatre heures tu sois de retour avec
cette racine.
Le lièvre ne fit qu'un bond, et vingt-quatre heures après
il était de retour avec la racine.
Le lion replaça la tête sur les épaules du chasseur, et le
lièvre lui mit la racine dans la bouche ; aussitôt tout
reprit son cours naturel ; le coeur palpita de nouveau et la
vie revint.
En ce moment le chasseur se réveilla ; il fut saisi
d'épouvante en n'apercevant plus la jeune fille, et il se
dit :
- Elle s'est enfuie sans doute pendant mon sommeil, afin de
se débarrasser de moi.
Dans l'excès de son empressement, le lion avait remis de
travers la tête de son maître ; celui-ci n'y prit point
garde, absorbé qu'il était dans ses tristes pensées. Ce ne
fut qu'à midi, lorsqu'il voulut manger, qu'il remarqua qu'il
avait le visage tourné du côté du dos ; ne pouvant
s'expliquer ce prodige, il demanda aux animaux ce qu'il lui
était arrivé pendant son sommeil.
Le lion lui raconta alors qu'au lieu de faire sentinelle, ils
s'étaient tous endormis de fatigue ; qu'à leur réveil, ils
l'avaient trouvé mort, la tête séparée du tronc ; que le
lièvre était allé chercher la racine de vie, mais que lui,
dans son empressement, il lui avait mis la tête de travers ;
il ajouta qu'il voulait réparer sa faute. Cela dit, il
arracha de nouveau la tête du chasseur, la lui replaça dans
l'autre sens, et la racine du lièvre aidant, tout fut
réparé.
Cependant le chasseur était triste ; il se mit à parcourir
le monde et il gagnait sa vie en faisant danser ses bêtes
devant les gens. Il arriva que juste un an après ce jour, il
revint dans la même ville où il avait délivré la fille du
roi, et cette fois la ville était entièrement décorée de
tenture écarlate. Il dit à l'aubergiste :
- Que signifie cela ? Il y a un an à pareil jour, la ville
était toute couverte de crêpe noir ; que veut dire
aujourd'hui cette décoration écarlate ?
L'aubergiste répondit :
- Il y a un an, la fille de notre roi devait être livrée au
dragon, mais le maréchal a combattu contre le monstre et il
l'a tué ; aussi ses noces se célèbrent-elles demain ;
c'est pourquoi la ville qui était naguère tendue de crêpe
noir en signe de deuil, l'est aujourd'hui de rouge ardent en
signe de joie.
Le lendemain, le chasseur dit à son hôte vers l'heure du
dîner :
- Croiriez-vous, monsieur l'aubergiste, que je veux
aujourd'hui en votre compagnie manger du pain de la table du
roi ?
- Oui, répondit l'hôte, et moi, je parierais volontiers
cent pièces d'or que ce ne sera pas.
Le chasseur accepta le pari et plaça sur la table une bourse
avec le nombre de pièces d'or engagées par l'aubergiste.
Cela fait, il appela le lièvre et lui dit :
- En route, mon cher sauteur, va me chercher du pain dont
mange le roi.
« Eh ! pensa le lièvre, si je vais ainsi seul en sautant
dans les rues, les chiens se mettront à mes trousses. »
Il avait pensé juste ; les chiens lui firent la chasse et
voulurent goûter de sa chair succulente. Aussi fallait-il
voir les bonds qu'il faisait. Il se glissa dans une guérite
sans être aperçu par le factionnaire; les chiens
arrivèrent pour le saisir, mais le soldat n'entendit pas la
plaisanterie, et il les reçut avec des coups de crosse qui
les firent fuir en poussant des cris. Lorsque le lièvre
aperçut le champ libre, il s'élança dans le palais, entra
dans la chambre de la princesse, se plaça sous son siège et
lui gratta légèrement le pied. La princesse cria :
- Veux-tu bien partir !
Car elle pensait que s'était son chien. Le lièvre gratta
une seconde fois, et la princesse répéta les mêmes
paroles, toujours dans la pensée que s'était son chien ,
mais le lièvre ne la laissa pas dans cette erreur ; il
gratta une troisième fois ; la princesse baissa les yeux et
reconnut le lièvre à son collier ; aussitôt elle le prit
dans ses bras, le porta dans son cabinet et lui dit :
- Lièvre, mon ami, que veux-tu ?
Il répondit :
- Mon maître, qui a tué le dragon, est ici, et il m'envoie
pour que je demande un pain pareil à celui dont mange le
roi.
À ces mots, la princesse ne se sentit pas de joie ; elle fit
venir le boulanger, et lui ordonna d'apporter un pain pareil
à ceux dont mangeait le roi.
Le lièvre prenant la parole :
- Mais il faut, dit-il, que le boulanger me porte moi-même
avec le pain, pour que les chiens ne me fassent pas de mal.
Le boulanger le prit donc dans ses bras et alla ainsi
jusqu'à la porte de l'aubergiste ; là, le lièvre se posa
sur ses pattes de devant et le porta à son maître.
Le chasseur dit alors :
- Vous le voyez, monsieur l'hôte, les cent pièces d'or sont
à moi.
L'aubergiste était au comble de l'étonnement. Cependant le
chasseur ajouta :
- J'ai bien le pain, monsieur l'hôte, mais je veux encore de
plus, maintenant, manger du rôti du roi.
Le chasseur appela le renard et lui dit :
- Renard, mon ami, mets-toi en route et va me chercher du
rôti pareil à celui que mange le roi.
Le renard connaissait mieux les détours que le lièvre ; il
se glissa le long des coins et des angles obscurs des rues
sans qu'un seul chien l'aperçût, alla se placer sous le
siège de la princesse et lui gratta le pied. La princesse
baissa les yeux, reconnut le renard à son collier, le prit
dans ses bras, le porta dans son cabinet et lui dit :
- Renard, mon ami, que veux-tu ?
Il répondit :
- Mon maître, qui a tué le dragon, est ici, et il m'envoie
pour que je demande un rôti pareil à celui dont mange le
roi.
La princesse fit venir le cuisinier. Celui-ci reçut l'ordre
de préparer un rôti pareil à celui que mangeait le roi, de
le porter pour le renard jusqu'à la porte de l'aubergiste.
Quand ils y furent arrivés, le renard prit le plat et le
porta à son maître.
- Vous voyez, monsieur l'hôte, dit le chasseur, nous avons
déjà le pain et le rôti ; mais je veux encore avoir un
plat de légumes comme ceux que mange le roi.
Cela dit, il appela le loup :
- Loup, mon ami, lui dit-il, mets-toi en route et apporte-moi
des légumes pareils à ceux que mange le roi.
Le loup, qui n'avait peur de personne, se dirigea tout droit
vers le palais, et quand il fut entré dans la chambre de la
princesse, il tira cette dernière par le pan de sa robe, ce
qui la fit se retourner. Elle reconnut le loup à son
collier, et le conduisant dans son cabinet :
- Loup, mon ami, lui dit-elle, que veux-tu ?
Il répondit :
- Mon maître, qui a tué le dragon, est ici, et il m'a
envoyé demander un plat de légumes pareils à ceux que
mange le roi.
La princesse fit venir le cuisinier, qui reçut l'ordre de
préparer un plat de légumes pareils à ceux que mangeait le
roi, et de le porter lui-même pour le loup jusqu'à la porte
de l'aubergiste. Le loup prit le plat et le porta à son
maître.
- Vous le voyez, dit le chasseur, voilà que j'ai maintenant
du pain, du rôti et des légumes ; mais il me faut des
sucreries semblables à celles que mange le roi.
Il appela l'ours et lui dit :
- Ours, mon ami, tu ne dédaignes pas de lécher quelque
chose de doux ; va donc et rapporte-moi des sucreries
semblables à celles que mange le roi.
L'ours se mit en route vers le palais, et chacun s'enfuit à
son approche, et quand il arriva près du fonctionnaire,
celui-ci lui présenta le bout de son fusil et ne voulut
point le laisser pénétrer dans le palais du roi. Mais
l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et distribua à
droite et à gauche quelques bons soufflets qui firent
trébucher tout le poste après cet exploit, il continua son
chemin, entra dans la chambre de la princesse, se plaça
derrière elle et grogna légèrement. La princesse se
retourna, et reconnut l'ours, l'emmena dans son cabinet et
lui dit :
- Ours, mon ami, que veux-tu ?
Il répondit :
- Mon maître, qui a tué le dragon, est ici ; je suis
chargé de demander des sucreries semblables à celles que
mange le roi.
La princesse fit venir le confiseur, qui reçut l'ordre de
préparer des sucreries pareilles à celles que mangeait le
roi, et de les porter lui-même pour l'ours jusqu'à la porte
de l'aubergiste.
- Vous le voyez, monsieur l'hôte, dit le chasseur, voilà
que j'ai maintenant du pain, du rôti, des légumes et des
sucreries ; mais je veux aussi boire du vin pareil à celui
que boit le roi.
Il appela son lion et lui dit :
- Lion, mon ami, je sais que tu te grises volontiers, va donc
et rapporte-moi du vin semblable à celui que boit le roi.
Le lion traversa les rues, et les gens fuyaient à son
approche, et quand il arriva près du poste, le factionnaire
voulut lui barrer le passage : mais il poussa un rugissement
qui mit tous les soldats en fuite. Le lion pénétra jusqu'à
la chambre de la princesse, et gratta légèrement avec sa
queue à la porte. La princesse vint lui ouvrir, et peu s'en
fallut que l'effroi ne s'emparât d'elle à la vue du lion;
mais elle le reconnut au fermoir d'or de son collier, et fit
entrer avec elle dans son cabinet :
- Lion, mon ami, lui dit-elle, que veux-tu ?
Il répondit :
- Mon maître, qui a tué le dragon, est ici ; je viens
demander du vin pareil à celui que boit le roi.
La princesse fit venir le sommelier, et lui ordonna de donner
au lion du vin semblable à celui que buvait le roi. Le lion
prit le panier et le porta à son maître.
- Vous le voyez, monsieur l'hôte, dit le chasseur, j'ai
maintenant du pain, du rôti, des légumes, des sucreries et
du vin pareils à ceux qu'on sert au roi ; maintenant, je
veux donner un banquet à mes animaux.
Et il se mit à table, but et mangea, et donna aussi une
bonne part de tout cela au lièvre, au renard, au loup, à
l'ours et au lion car la certitude qu'il venait d'acquérir
que la princesse l'aimait toujours lui donnait une humeur
charmante. Quand le repas fut terminé, il dit à l'hôte :
- Maintenant que j'ai mangé et bu comme boit et mange le
roi, je veux aller à la cour du roi, et épouser la fille du
roi.
L'aubergiste répondit :
- Comment cela pourra-t-il se faire, puisque la princesse a
déjà un fiancé, et que ses noces doivent se célébrer
aujourd'hui même ?
Le chasseur tira de sa poche le mouchoir que la princesse lui
avait donné sur la montagne du dragon, et où il avait
roulé les sept langues du monstre.
- Ce que j'ai là dans la main m'y aidera, dit-il.
L'aubergiste examina le mouchoir et repartit :
- Si j'ai cru tout le reste, je ne puis pourtant pas croire
cela, et je parie volontiers ma maison et ma cour.
Le chasseur tira de sa poche une bourse où se trouvaient
mille pièces d'or ; il la plaça sur la table et dit :
- Voici mon enjeu.
Lorsque le roi revit sa fille au dîner, il lui dit :
- Que te voulaient toutes ces bêtes qui sont venues te
trouver et qui ont parcouru en tous sens mon palais ?
Elle répondit :
- Je ne puis point le dire, mais dépêchez quelqu'un et
faites chercher le maître de ces animaux ; si vous faites
cela, vous ferez bien.
Le roi envoya un de ses gens à l'auberge avec mission
d'inviter l'étranger ; le serviteur du roi arriva juste au
moment où le chasseur venait de parier avec l'aubergiste.
- Vous le voyez, monsieur l'hôte, s'écria le chasseur,
voilà que le roi m'envoie un ambassadeur afin de m'inviter.
Le chasseur se rendit auprès du roi.
Celui-ci, le voyant venir, dit à sa fille :
- Comment dois-je le recevoir ?
Elle répondit :
- Allez à sa rencontre ; si vous faites cela, vous ferez
bien.
Le roi alla donc à sa rencontre, le fit monter avec lui dans
les appartements où les bêtes du chasseur le suivirent. Le
roi lui indiqua une place entre lui et sa fille, le maréchal
en sa qualité de fiancé prit place de l'autre côté.
En ce moment, on apporta en face d'eux les sept têtes du
dragon, et le roi dit :
- Ces sept têtes, c'est le maréchal qui les a coupées au
monstre ; voilà pourquoi je lui donne aujourd'hui ma fille.
Alors le chasseur se leva, ouvrit les sept gueules et dit :
- Où sont les sept langues du dragon ?
À ces mots, le maréchal devint pâle il dit dans son
trouble :
- Les dragons n'ont point de langue.
Le chasseur reprit :
- Les menteurs devraient n'en point avoir, mais les langues
de dragon sont les vrais signes du vainqueur.
Et il ouvrit le mouchoir où se trouvaient les sept langues
et il en mit une dans chacune des sept gueules. Cela fait, il
prit le mouchoir sur lequel était brodé le nom de la
princesse, et le montrant à la jeune fille, il lui demanda
à qui elle l'avait donné.
Elle répondit :
- Je l'ai donné à celui qui a tué le dragon.
Puis il appela ses animaux, leur enleva à chacun leur
collier ainsi qu'au lion son fermoir d'or, et les montrant à
la jeune fille, il lui demanda à qui cela appartenait.
Elle répondit :
- Le collier et le fermoir d'or étaient à moi, je les ai
partagés entre les animaux qui ont contribué à dompter le
dragon.
Le chasseur dit alors :
- M'étant endormi de fatigue après le combat, le maréchal
est arrivé, m'a coupé la tête, a enlevé la princesse et
déclaré que c'était lui qui avait tué le dragon ; en quoi
il a menti, comme le prouve par ces langues, par ce mouchoir
et par ce collier.
Le roi s'adressant alors à sa fille :
- Est-il vrai, lui dit-il, que c'est lui qui a tué le dragon
?
Elle répondit :
- Oui, c'est vrai ; et maintenant il m'est permis de
dévoiler toute l'infamie du maréchal qui m'avait fait
donner ma parole que je garderais le silence. C'était aussi
pour cela que j'avais exigé que les noces n'eussent lieu
qu'après un an et un jour.
Après avoir entendu cette déposition, le roi fit appeler
douze conseillers qu'il chargea de juger le maréchal.
Ceux-ci le condamnèrent à avoir les membres déchirés par
quatre boeufs. Ainsi fut puni le maréchal. Ensuite, le roi
donna sa fille au chasseur qui fut de plus reconnu dans tout
le pays pour son héritier.
Le jeune roi et la jeune reine vécurent désormais heureux
et contents. Le jeune roi allait souvent à la chasse qu'il
aimait, et ses animaux devaient l'accompagner. Or il y avait
à peu de distance de là une forêt qui, d'après le bruit
général, n'était pas sûre. Celui, disait-on, qui s'y
risquait une fois, n'en revenait pas facilement.
Depuis longtemps le jeune prince nourrissait un grand désir
d'aller y chasser, et il ne laissa pas de repos au vieux roi
qu'il lui en donna la permission. Il sortit donc un jour avec
une nombreuse escorte, et quand il fut arrivé près de la
forêt, il aperçut à travers les arbres une biche blanche
comme de la neige, et il dit à ses gens :
- Attendez ici mon retour ; je veux poursuivre cette bête.
Et il s'enfonça sur sa trace dans la forêt, où ses animaux
seuls l'escortèrent.
Ses gens l'attendirent jusqu'au soir ; mais comme il ne
revenait pas, ils retournèrent au palais et dirent à la
jeune princesse :
- Le jeune prince s'est aventuré dans la forêt enchantée
à la poursuite d'une blanche biche, et il n'est point
revenu.
À ces mots, la princesse fut saisie d'une grande inquiétude
; quant au prince, il n'avais pas cessé de poursuivre la
belle bête sans jamais pouvoir l'atteindre. A la fin, il
s'aperçut qu'il s'était égaré bien avant dans la forêt ;
il sonna du cor, mais il ne reçut aucune réponse, car ses
gens ne pouvaient l'entendre. Et comme la nuit tombait, il
vit bien qu'il ne pourrait revenir ce jour là au palais ; il
descendit de cheval, alluma du feu au pied d'un arbre, et
résolut d'y passer la nuit. Comme il était assis à côté
du feu, et que ses animaux s'étaient étendus autour de lui,
il crut entendre les sons d'une voix humaine et regarda
autour de lui, mais il ne put rien apercevoir. Bientôt
après, il lui sembla entendre comme une toux qui venait d'en
haut ; il leva la tête et aperçut une vieille femme assise
sur l'arbre, et qui se plaignait en criant :
- Hu ! hu ! hu ! que j'ai froid !
Le jeune prince lui dit :
- Descends et viens te chauffer, puisque tu as froid.
Mais elle répondit :
- Non, car tes animaux me mordraient.
Il reprit :
- Ils ne te feront rien, vieille mère, descends seulement.
Or cette vieille était une sorcière. Elle répondit :
- Je vais te jeter une verge du haut de cet arbre ; si tu
leur en donnes un coup sur le dos, ils ne me feront pas de
mal.
Elle lui jeta donc une verge, et il en frappa ses animaux. À
peine l'eut-il fait qu'ils furent métamorphosés en pierres.
Et quand la sorcière vit qu'elle n'avait plus rien à
craindre des animaux, elle se laissa couler en bas de
l'arbre, et le toucha, lui aussi, avec une verge et lui aussi
fut métamorphosé en pierre. Cela fait, la vieille se mit à
rire et elle le cacha ainsi que les animaux dans une caverne
où se trouvaient déjà beaucoup de pierres pareilles.
Cependant, comme le jeune prince ne revenait pas,
l'inquiétude de la princesse augmentait. Il se trouva qu'en
ce même temps l'autre frère qui, lors de la séparation,
s'était dirigé vers l'orient, arriva dans le royaume. Il
avait cherché, mais en vain, un service ; ne sachant que
faire, il s'était mis à courir le monde avec ses animaux
qui dansaient devant les gens. L'idée lui vint d'aller
consulter le couteau que son frère et lui avaient enfoncé
dans l'arbre au moment de se quitter, afin de connaître le
sort l'un de l'autre. Quand il arriva au pied de l'arbre, le
côté du couteau qui concernait son frère avait une moitié
déjà couverte de rouille ; mais l'autre était encore
blanche. L'inquiétude s'empara de lui, et il se prit à
penser :
« Il faut qu'un grand malheur menace la vie de mon frère
mais peut-être que je puis le sauver, car la moitié du
couteau est encore blanche. »
Cela dit, il se dirigea avec ses animaux vers le couchant.
Quand il arriva à la porte de la ville, le factionnaire vint
à sa rencontre et lui demanda s'il devait aller l'annoncer
à son épouse : il ajouta que son absence plongeait depuis
quelques jours la jeune princesse dans une profonde
inquiétude, qu'elle craignait qu'il ne lui fût arrivé
malheur dans la forêt enchantée.
Le factionnaire lui parlait ainsi, parce qu'il le prenait
pour le jeune prince, tant son frère lui ressemblait, et à
cause des animaux qui le suivaient. Celui-ci, entendant
parler de son frère, se dit en lui-même :
« Il vaut mieux que je me laisse prendre pour lui ; il me
sera plus facile ainsi de le sauver. »
Il se laissa donc accompagner par le factionnaire jusque dans
le palais, où il fut reçu avec de grandes démonstrations
de joie. La jeune princesse ne douta pas un moment que ce
fût son époux ; il lui raconta qu'il s'était égaré dans
la forêt, et qu'il lui avait été impossible de retrouver
plus tôt son chemin. Il demeura quelques jours au château,
s'informant de tout ce qui se trouvait dans la forêt
enchantée. À la fin, il dit :
- Il faut que j'aille y chasser encore une fois.
Le roi et la princesse voulurent l'en détourner, mais il
tint ferme et sortit avec une nombreuse escorte. Lorsqu'il
arriva devant la forêt, il aperçut, comme avait fait son
frère, une blanche biche, et il dit à ses gens :
- Attendez-moi jusqu'à ce que je revienne ; je veux courir
cette belle bête.
Il entra donc dans la forêt, accompagné de ses fidèles
animaux. Il lui arriva les mêmes aventures qu'à son frère
; il ne put atteindre la biche, et s'enfonça si avant dans
la forêt, qu'il dut se résoudre à y passer la nuit. Et
lorsqu'il eut allumé du feu, il entendit ces plaintes
au-dessus de sa tête :
- Hu ! hu ! hu ! comme je gèle !
Il leva la tête, et il aperçut la même sorcière assise
dans l'arbre.
Il lui cria :
- Si tu gèles, descends, vieille mère, et viens te
chauffer.
Elle répond :
- Non, car tes animaux me mordraient.
Il repartit :
- Ils ne te feront rien.
Elle lui cria :
- Je veux te jeter du haut de cet arbre une verge, et si tu
les en frappes, ils ne me feront aucun mal.
Le chasseur ne se fia pas à ces paroles de la vieille ; il
répondit :
- Je ne frapperai pas mes bêtes, mais descends, ou j'irai te
chercher.
Elle lui cria :
- Que veux-tu me faire ? Tu ne pourras rien contre moi.
- Si tu ne descends pas, reprit-il, je t'envoie une balle.
Elle lui cria :
- Tu peux tirer, je n'ai pas peur de tes balles.
Le chasseur la mit en joue, mais la sorcière était
invulnérable à toutes les balles de plomb ; elle se mettait
à rire toutes les fois qu'il la touchait, et criait :
- Tu ne pourras pourtant pas me blesser.
Le chasseur était rusé, il arracha de sa veste trois
boutons d'argent et les coula dans son fusil, car l'art de la
sorcière ne pouvait rien contre ce métal ; et dès qu'il
eut lâché la détente, elle tomba de l'arbre en poussant de
grands cris. Il lui mit le pied sur la poitrine, et lui dit :
- Vieille sorcière, si tu ne m'avoues pas sur-le-champ où
est mon frère, je te prends et je te jette dans le feu.
L'anxiété de la vieille était profonde, elle implora merci
en disant :
- Transformé en pierre ainsi que ses animaux, il est avec
eux dans une caverne.
Alors il la força de l'y conduire et lui dit :
- Vieille fée, tu vas sur-le-champ rendre la vie à mon
frère et à toutes les autres créatures qui se trouvent
ici, sinon je te jette dans le feu.
Elle prit une verge et frappa les pierres : aussitôt
revinrent à la vie non seulement le frère et ses animaux,
mais une foule d'autres personnes encore, tels que marchands,
ouvriers, pâtres, qui lui rendirent grâce de leur
délivrance et retournèrent chez eux.
Quant aux frères jumeaux, dès qu'ils se revirent, ils se
précipitèrent dans les bras l'un de l'autre. Puis ils
saisirent la sorcière, lui lièrent les membres et la
jetèrent dans le feu : dès qu'elle fut consumée, la forêt
sembla s'ouvrir d'elle-même ; elle devint claire et
brillante, et on pouvait apercevoir le palais du roi à trois
lieues de distance. Les deux frères reprirent ensemble la
route du château, et tout en allant, ils se racontèrent
chacun leur histoire. Et lorsque le plus jeune eut dit qu'il
devait un jour remplacer le roi sur le trône, l'autre reprit
:
- Je m'en suis bien aperçu, car lorsque j'arrivai dans la
ville et qu'on m'eut prit pour toi, on me rendit tous les
honneurs royaux, la jeune princesse me reçut comme son
époux, et je dus m'asseoir à son côté à table et dormir
dans ton lit.
Là-dessus, ils continuèrent leur route, et le jeune prince
dit à son frère :
- Tu me ressembles de tout point, tu portes comme moi des
vêtements royaux et tes bêtes te suivent ainsi que font les
miennes. Entrons dans la ville par les deux portes opposées
et arrivons de deux côtés différents et en même temps en
présence du roi.
Ils se séparèrent donc et les factionnaires de l'une et de
l'autre porte se présentèrent au même instant devant le
vieux roi pour lui annoncer que le jeune prince arrivait de
la chasse avec ses animaux.
Le roi répondit :
- Cela n'est pas possible ; les deux portes sont à une lieue
de distance.
En ce moment les deux frères entraient de deux côtés
différents dans la cour du palais. Ils en montèrent les
degrés ensemble.
Le roi dit à sa fille :
- Indique-moi quel est ton époux ; ces deux princes se
ressemblent tellement que je ne puis les reconnaître.
L'anxiété de la princesse était grande, et elle ne savait
que répondre, lorsqu'elle aperçut le collier qu'elle avait
donné aux animaux ainsi que le fermoir d'or que portait le
lion de son époux.
Alors elle s'écria avec joie :
- Celui-ci est mon véritable époux.
Le jeune prince se mit à rire et dit :
- Oui, c'est le véritable.
Et ils prirent tous place à table, et s'abandonnèrent à
leur joie.
Il était une
fois un vieux château au milieu d'une vaste et épaisse
forêt. Une vieille femme, tout seule, y habitait. C'était
la reine des sorcières. Le jour, elle se transformait en
chat ou en chouette. Le soir, elle reprenait son apparence
humaine. Elle avait le don d'attirer les bêtes ; elle les
tuait, les cuisait et les mangeait. A cent pas du château,
tout passant se trouvait figé sur place et il ne pouvait
repartir que si la sorcière le voulait bien. Mais lorsqu'une
chaste jeune fille entrait dans ce cercle maudit, elle la
transformait en oiseau, l'enfermait dans une cage et portait
la cage dans l'une des chambres du château. Elle en avait
bien sept mille déjà remplies de ces oiseaux rares.
Or donc, il était une fois une jeune fille nommée Jorinde.
Elle était la plus belle de toutes les filles. Et il y avait
un beau jeune homme dont le nom était Joringel. Elle lui
avait promis sa main. Ils étaient fiancés et heureux
d'être ensemble. Pour pouvoir se parler tranquillement, ils
allèrent un jour se promener dans la forêt.
- Garde-toi de t'approcher trop près du château, dit
Joringel.
La soirée était belle ; le soleil brillait encore entre les
troncs des arbres, mettant des taches de lumière sur le vert
sombre de la forêt. Et la tourterelle roucoulait
plaintivement dans les branches. Alors, tous deux se
sentirent devenir tristes. Jorinde pleura, s'assit au milieu
d'un rond de soleil et gémit ; Joringel gémit également.
Ils se sentaient abattus comme s'ils allaient mourir. Ils
regardèrent autour d'eux, ne s'y retrouvèrent pas ; ils ne
savaient plus de quel côté se trouvait leur maison. Le
disque du soleil avait déjà disparu à moitié par-delà la
montagne. C'est alors que Joringel vit à travers les
fourrés les vieux murs du château. Il eut peur et devint
pâle comme un mort. Jorinde chantait :
Mon
petit oiseau bagué d'or
chante tristement, tristement.
De la colombe il chante la mort
tristement, tristement.
Joringel regarda
Jorinde. Elle était devenue rossignol et faisait des
trilles. Une chouette aux yeux de braise vola par trois fois
autour d'elle et par trois fois cria .
« Hou ! Hou ! Hou ! » Joringel se sentit immobilisé. Il
était là comme une pierre, sans pouvoir pleurer, parler,
remuer bras ou jambes. Le soleil avait disparu ; la chouette
vola vers les broussailles et, tout de suite après, une
vieille femme bossue en sortit, jaune et maigre, avec de
grands yeux rouges et un nez crochu dont l'extrémité
rejoignait son menton. En grognant, elle saisit le rossignol
et l'emmena, posé sur sa main. Joringel ne pouvait rien
dire, ne pouvait pas bouger et le rossi- gnol n'était plus
là. Finalement, la vieille femme revint et dit d'une voix
rauque :
- Je te salue, imbécile. Quand la lune éclairera ce petit
panier, va-t'en, imbécile ; ce sera le moment.
Libéré, Joringel se jeta aux pieds de la vieille et la
supplia de lui rendre Jorinde. Elle lui répondit qu'il ne la
reverrait jamais et s'en alla. Il appela, il pleura, il
gémit: en vain.
- Oh ! Oh ! que va-t-il m'arriver ?
Joringel quitta les lieux et arriva finalement dans un
village étranger. Pendant longtemps, il y garda les moutons.
Souvent, il se rendait autour du château, prenant garde de
ne pas trop s'en approcher. Une nuit, il rêva qu'il avait
trouvé une fleur couleur rouge sang, au coeur de laquelle
gisait une énorme et magnifique perle. Il cueillait la
fleur, se rendait au château et tout ce qu'il touchait avec
elle était libéré du mauvais sort. Il rêva aussi que
grâce à cette fleur il retrouvait sa Jorinde. Au matin,
quand il fut réveillé, il partit par monts et par vaux à
la recherche d'une fleur de ce genre. Il chercha pendant huit
jours et le neuvième jour, à l'aube, il trouva la fleur
rouge sang. Une grosse goutte de rosée, comme la plus belle
des perles, reposait en son coeur. Nuit et jour, il courut
pour porter la fleur au château et quand il n'en fut plus
qu'à cent pas, il ne fut pas immobilisé. Il continua
jusqu'à la porte. Tout Joyeux, il la toucha avec la fleur :
elle éclata en mille morceaux. Après avoir traversé une
cour, il pénétra dans le château et tendit l'oreille pour
essayer d'entendre des chants d'oiseaux. Au bout d'un certain
temps, il les entendit. Il se dirigea de ce côté-là et
aperçut la sorcière qui donnait à manger à ses
prisonnières, dans leurs sept mille petites cages.
Lorsqu'elle aperçut Joringel, elle se mit en colère, très
en colère, cria, cracha poison et fiel contre lui, mais elle
ne put l'approcher à moins de deux pas. il ne s'occupa pas
d'elle, regarda les cages où étaient enfermés les oiseaux.
Il vit des centaines de rossignols. Comment retrouver sa
Jorinde parmi eux ? Comme il regardait ainsi, il remarqua que
la vieille se dirigeait sans bruit vers la porte, emportant
une petite cage et son oiseau. Il bondit vers elle, toucha la
cage et la vieille femme avec la fleur. Fini l'enchantement !
Jorinde était là, le tenant par le cou, plus belle qu'elle
n'avait jamais été. Alors il transforma tous les autres
oiseaux en jeunes filles et, avec sa Jorinde il rentra chez
lui et ils vécurent longtemps heureux.