LA CHOUETTE
Il y a environ quelques
siècles, lorsque les hommes n'étaient pas encore aussi fins
et aussi rusés qu'ils le sont aujourd'hui, il arriva une
singulière histoire dans je ne sais plus quelle petite
ville, fort peu familiarisée, comme on va le voir, avec les
oiseaux nocturnes.
À la faveur d'une nuit très obscure, une chouette, venue
d'une forêt voisine, s'était introduite dans la grange d'un
habitant de la petite ville en question et, quand reparut le
jour, elle n'osa pas sortir de sa cachette, par crainte des
autres oiseaux qui n'auraient pas manqué de la saluer d'un
concert de cris menaçants.
Or, il arriva que le domestique vint chercher une botte de
paille dans la grange ; mais à la vue des yeux ronds et
brillants de la chouette tapie dans un coin, il fut saisi
d'une telle frayeur qu'il prit ses jambes à son cou, et
courut annoncer à son maître qu'un monstre comme il n'en
avait encore jamais vu se tenait caché dans la grange, qu'il
roulait dans ses orbites profondes des yeux terribles, et
qu'à coup sûr, cette horrible bête avalerait un homme sans
cérémonie et sans difficulté.
- Je te connais, beau masque, lui répondit son maître ;
s'il ne s'agit que de faire la chasse aux merles dans la
plaine, le coeur ne te manque pas ; mais aperçois-tu un
pauvre coq étendu mort contre terre, avant de t'en
approcher, tu as soin de t'armer d'un bâton. Je veux aller
voir moi-même à quelle espèce de monstre nous allons avoir
affaire.
Cela dit, notre homme pénétra d'un pied hardi dans la
grange, et se mit à regarder en tous sens.
Il n'eut pas plutôt vu de ses propres yeux l'étrange et
horrible bête, qu'il fut saisi d'un effroi pour le moins
égal à celui de son domestique. En deux bonds il fut hors
de la grange, et courut prier ses voisins de vouloir bien lui
prêter aide et assistance contre un monstre affreux et
inconnu :
- Il y va de votre propre salut, leur dit-il, car si ce
terrible animal parvient à s'évader de ma grange, c'en est
fait de la ville entière !
En moins de quelques minutes, des cris d'alarme retentirent
par toutes les rues ; les habitants arrivèrent armés de
piques, de fourches et de faux, comme s'il se fût agi d'une
sortie contre l'ennemi ; puis enfin parurent, en grand
costume et revêtus de leur écharpe, les conseillers de la
commune avec le bourgmestre en tête. Après s'être mis en
rang sur la place, ils s'avancèrent militairement vers la
grange qu'ils cernèrent de tous côtés. Alors le plus
courageux de la troupe sortit du cercle, et se risqua à
pénétrer dans la grange, la pique en avant ; mais on l'en
vit ressortir aussitôt à toutes jambes, pâle comme la
mort, et poussant de grands cris.
Deux autres bourgeois intrépides osèrent encore après lui
tenter l'aventure, mais ils ne réussirent pas mieux.
À la fin, on vit se présenter un homme d'une stature
colossale et d'une force prodigieuse. C'était un ancien
soldat qui par sa bravoure s'était fait une réputation à
la guerre.
- Ce n'est pas en allant vous montrer les uns après les
autres, dit-il, que vous parviendrez à vous débarrasser du
monstre ; il s'agit ici d'employer la force, mais je vois
avec peine que la peur a fait de vous autant de femmes. Cela
dit, notre valeureux guerrier se fit apporter cuirasse,
glaive et lance, puis il s'arma en guerre.
Chacun vantait son courage, quoique presque tous fussent
persuadés qu'il courait à une mort certaine. Les deux
portes de la grange furent ouvertes, et l'on put voir alors
la chouette qui était allée se poser sur une poutre du
milieu. Le soldat se décida à monter à l'assaut. En
conséquence, on lui apporta une échelle qu'il plaça contre
la poutre.
Au moment où il s'apprêta à monter, ses camarades lui
crièrent en choeur de se conduire en homme ; puis, ils le
recommandèrent à saint Georges qui, chacun le sait, dompta
jadis le dragon.
Quand il fut parvenu aux trois quarts de l'échelle, la
chouette qui s'aperçut qu'on en voulait à sa noble
personne, et que d'ailleurs les clameurs de la foule avaient
effarouchée, ne sachant de quel côté s'enfuir, se mit
soudain à rouler de grands yeux, hérissa ses plumes,
déploya ses vastes ailes, desserra son bec hideux, et poussa
trois cris sauvages, d'une voix rauque et effrayante.
- Frappez-la de votre lance ! frappez-la de votre lance !
s'écrièrent au même instant du dehors les bourgeois
électrisés.
- Je voudrais bien vous voir à ma place, répondit le
belliqueux aventurier ; je gage qu'alors vous ne seriez pas
si braves.
Toutefois, il monta encore d'un degré sur l'échelle ;
après quoi, la peur s'empara de lui, si bien qu'il lui resta
tout au plus assez de force pour redescendre jusqu'au bas.
Dès lors, il ne se trouva plus personne pour affronter le
danger.
- Au moyen de sa seule haleine et par la fascination de son
regard, disaient-ils tous, cet horrible monstre a pénétré
de son venin et blessé à mort le plus robuste d'entre nous
; à quoi nous servirait donc de nous exposer à une mort
certaine ?
D'accord sur ce point, ils tinrent conseil à l'effet de
savoir ce qu'il y avait à faire pour préserver la ville
d'une ruine imminente. Pendant longtemps tous les moyens
avaient été jugés insuffisants, lorsque enfin, par
bonheur, le bourgmestre eut une idée.
- Mon avis est, dit ce respectable citoyen, que nous
dédommagions, au nom de la commune, le propriétaire de
cette grange ; que nous lui payions la valeur de tous les
sacs d'orge et de blé qu'elle renferme puis, que nous y
mettions le feu, aux quatre coins, ce qui ne coûtera la vie
à personne. Ce n'est pas dans une circonstance aussi
périlleuse qu'il faut se montrer avare des deniers publics ;
et d'ailleurs il s'agit ici du salut commun.
L'avis du bourgmestre fut adopté à l'unanimité.
En conséquence, le feu fut mis aux quatre coins de la
grange, qui bientôt fut entièrement consumée; tandis que
la chouette s'envolait par le toit.
Si vous doutez de la vérité de ce récit, allez sur les
lieux vous en informer vous- même.
Petit frère prit sa petite soeur par la main et dit :
- Depuis que notre mère est morte, nous ne connaissons plus que le
malheur. Notre belle-mère nous bat tous les jours et quand
nous voulons nous approcher d'elle, elle nous chasse à coups
de pied. Pour nourriture, nous n'avons que de vieilles
croûtes de pain, et le petit chien, sous la table, est plus
gâté que nous ; de temps à autre, elle lui jette quelques
bons morceaux. Que Dieu ait pitié de nous ! Si notre mère
savait cela ! Viens, nous allons partir par le vaste monde !
Tout le jour ils marchèrent par les prés, les champs et les
pierrailles et quand la pluie se mit à tomber, Petite soeur
dit :
- Dieu et nos coeurs pleurent ensemble !
Au soir, ils arrivèrent dans une grande forêt. Ils étaient
si épuisés de douleur, de faim et d'avoir si longtemps
marché qu'ils se blottirent au creux d'un arbre et
s'endormirent.
Quand ils se réveillèrent le lendemain matin, le soleil
était déjà haut dans le ciel et sa chaleur pénétrait la
forêt. Petit frère dit à sa soeur :
- Petite soeur, j'ai soif. Si je savais où il y a une
source, j'y courrais pour y boire ; il me semble entendre
murmurer un ruisseau.
Il se leva, prit Petite soeur par la main et ils partirent
tous deux à la recherche de la source. Leur méchante
marâtre était en réalité une sorcière et elle avait vu
partir les enfants. Elles les avait suivis en secret, sans
bruit, à la manière des sorcières, et avait jeté un sort
sur toutes les sources de la forêt. Quand les deux enfants
en découvrirent une qui coulait comme du vif argent sur les
pierres, Petit frère voulut y boire. Mais Petite soeur
entendit dans le murmure de l'eau une voix qui disait : «
Qui me boit devient tigre. Qui me boit devient tigre. » Elle
s'écria :
- Je t'en prie, Petit frère, ne bois pas ; sinon tu
deviendras une bête sauvage qui me dévorera. Petit frère
ne but pas, malgré sa grande soif, et dit :
- J'attendrai jusqu'à la prochaine source.
Quand ils arrivèrent à la deuxième source, Petite soeur
l'entendit qui disait : « Qui me boit devient loup. Qui me
boit devient loup. » Elle s'écria :
- Petit frère, je t'en prie, ne bois pas sinon tu deviendras
loup et tu me mangeras.
Petit frère ne but pas et dit :
- J'attendrai que nous arrivions à une troisième source,
mais alors je boirai, quoi que tu dises, car ma soif est trop
grande.
Quand ils arrivèrent à la troisième source, Petite soeur
entendit dans le murmure de l'eau : « Qui me boit devient
chevreuil. Qui me boit devient chevreuil. » Elle dit :
- Ah ! Petit frère, je t'en prie, ne bois pas, sinon tu
deviendras chevreuil et tu partiras loin de moi.
Mais déjà Petit frère s'était agenouillé au bord de la
source, déjà il s'était penché sur l'eau et il buvait.
Quand les premières gouttes touchèrent ses lèvres, il fut
transformé en jeune chevreuil.
Petite soeur pleura sur le sort de son pauvre Petit frère et
le petit chevreuil pleura aussi et s'allongea tristement
auprès d'elle. Finalement, la petite fille dit :
- Ne pleure pas cher petit chevreuil, je ne t'abandonnerai
jamais.
Elle détacha sa jarretière d'or, la mit autour du cou du
chevreuil, cueillit des joncs et en tressa une corde souple.
Elle y attacha le petit animal et ils s'enfoncèrent toujours
plus avant dans la forêt. Après avoir marché longtemps,
longtemps, ils arrivèrent à une petite maison. La jeune
fille regarda par la fenêtre et, voyant qu'elle était vide,
elle se dit : « Nous pourrions y habiter. » Elle ramassa
des feuilles et de la mousse et installa une couche bien
douce pour le chevreuil. Chaque matin, elle faisait
cueillette de racines, de baies et de noisettes pour elle et
d'herbe tendre pour son petit frère. Il la lui mangeait dans
la main, était content et folâtrait autour d'elle. Le soir,
quand Petite soeur était fatiguée et avait dit sa prière,
elle appuyait sa tête sur le dos du chevreuil -c'était un
doux oreiller - et s'endormait. Leur existence eût été
merveilleuse si Petit frère avait eu son apparence humaine !
Pendant quelque temps, ils vécurent ainsi dans la solitude.
Il arriva que le roi du pays donna une grande chasse dans la
forêt. On entendit le son des trompes, la voix des chiens et
les joyeux appels des chasseurs à travers les arbres. Le
petit chevreuil, à ce bruit, aurait bien voulu être de la
fête.
- Je t'en prie, Petite soeur, laisse-moi aller à la chasse,
dit-il ; je n'y tiens plus. Il insista tant qu'elle finit par
accepter.
- Mais, lui dit-elle, reviens ce soir sans faute. Par crainte
des sauvages chasseurs, je fermerai ma porte. À ton retour,
pour que je te reconnaisse, frappe et dis « Petite soeur,
laisse-moi entrer. » Si tu n'agis pas ainsi, je n'ouvrirai
pas.
Le petit chevreuil s'élança dehors, tout joyeux de se
trouver en liberté. Le roi et ses chasseurs virent le joli
petit animal, le poursuivirent, mais ne parvinrent pas à le
rattraper. Chaque fois qu'ils croyaient le tenir, il sautait
par-dessus les buissons et disparaissait. Quand vint le soir,
il courut à la maison, frappa et dit :
- Petite soeur, laisse-moi entrer !
La porte lui fut ouverte, il entra et se reposa toute la nuit
sur sa couche moelleuse. Le lendemain matin, la chasse
recommença et le petit chevreuil entendit le son des cors et
les « Oh ! Oh ! » des chasseurs. Il ne put résister.
- Petite soeur, ouvre, ouvre, il faut que je sorte ! dit-il.
Petite soeur ouvrit et lui dit :
- Mais ce soir il faut que tu reviennes et que tu dises les
mêmes mots qu'hier.
Quand le roi et ses chasseurs revirent le petit chevreuil au
collier d'or, ils le poursuivirent à nouveau. Mais il était
trop rapide, trop agile. Cela dura toute la journée. Vers le
soir, les chasseurs finirent par le cerner et l'un d'eux le
blessa légèrement au pied, si bien qu'il boitait et ne
pouvait plus aller que lentement. Un chasseur le suivit
jusqu'à la petite maison et l'entendit dire :
- Petite soeur, laisse-moi entrer !
Il vit que l'on ouvrait la porte et qu'elle se refermait
aussitôt. Il enregistra cette scène dans sa mémoire, alla
chez le roi et lui raconta ce qu'il avait vu et entendu.
Alors le roi dit :
- Demain nous chasserons encore !
Petite soeur avait été fort affligée de voir que son petit
chevreuil était blessé. Elle épongea le sang qui coulait,
mit des herbes sur la blessure et dit :
- Va te coucher, cher petit chevreuil, pour que tu guérisses
bien vite.
La blessure était si insignifiante qu'au matin il ne s'en
ressentait plus du tout. Quand il entendit de nouveau la
chasse il dit :
- Je n'y tiens plus ! Il faut que j'y sois ! Ils ne m'auront
pas.
Petite soeur pleura et dit :
- Ils vont te tuer et je serai seule dans la forêt,
abandonnée de tous. Je ne te laisserai pas sortir !
- Alors je mourrai ici de tristesse, répondit le chevreuil.
Quand j'entends le cor, j'ai l'impression que je vais bondir
hors de mes sabots.
Petite soeur n'y pouvait plus rien. Le coeur lourd, elle
ouvrit la porte et le petit chevreuil partit joyeux dans la
forêt. Quand le roi le vit, il dit à ses chasseurs :
- Poursuivez-le sans répit tout le jour, mais que personne
ne lui fasse de mal !
Quand le soleil fut couché, il dit à l'un des chasseurs :
- Maintenant tu vas me montrer la petite maison !
Quand il fut devant la porte, il frappa et dit :
- Petite soeur, laisse-moi entrer !
La porte s'ouvrit et le roi entra. Il aperçut une jeune
fille si belle qu'il n'en avait jamais vu de pareille. Quand
elle vit que ce n'était pas le chevreuil, mais un homme
portant une couronne d'or sur la tête qui entrait, elle prit
peur. Mais le roi la regardait avec amitié, lui tendit la
main et dit :
- Veux-tu venir à mon château et devenir ma femme ?
- Oh ! oui, répondit la jeune fille, mais il faut que le
chevreuil vienne avec moi, je ne l'abandonnerai pas.
Le roi dit :
- Il restera avec toi aussi longtemps que tu vivras et il ne
manquera de rien.
Au même instant, le chevreuil arriva. Petite soeur lui passa
sa laisse et, la tenant elle-même à la main, quitta la
petite maison.
Le roi prit la jeune fille sur son cheval et la conduisit
dans son château où leurs noces furent célébrées en
grande pompe. Petite soeur devint donc altesse royale et ils
vécurent ensemble et heureux de longues années durant. On
était aux petits soins pour le chevreuil qui avait tout
loisir de gambader dans le parc clôturé. Cependant, la
marâtre méchante, à cause de qui les enfants étaient
partis par le monde, s'imaginait que Petite soeur avait été
mangée par les bêtes sauvages de la forêt et que Petit
frère, transformé en chevreuil, avait été tué par les
chasseurs. Quand elle apprit que tous deux vivaient heureux,
l'envie et la jalousie remplirent son coeur et ne la
laissèrent plus en repos. Elle n'avait d'autre idée en
tête que de les rendre malgré tout malheureux. Et sa
véritable fille, qui était laide comme la nuit et n'avait
qu'un oeil, lui faisait des reproches, disant :
- C'est moi qui aurais dû devenir reine !
- Sois tranquille ! disait la vieille. Lorsque le moment
viendra, je m'en occuperai.
Le temps passa et la reine mit au monde un beau petit
garçon. Le roi était justement à la chasse. La vieille
sorcière prit l'apparence d'une camériste, pénétra dans
la chambre où se trouvait la reine et lui dit :
- Venez, votre bain est prêt. Il vous fera du bien et vous
donnera des forces nouvelles. Faites vite avant que l'eau ne
refroidisse.
Sa fille était également dans la place. Elles portèrent la
reine affaiblie dans la salle de bains et la déposèrent
dans la baignoire. Puis elles fermèrent la porte à clef et
s'en allèrent. Dans la salle de bains, elles avaient allumé
un feu d'enfer, pensant que la reine étoufferait rapidement.
Ayant agi ainsi, la vieille coiffa sa fille d'un béguin et
la fit coucher dans le lit, à la place de la reine dont elle
lui avait donné la taille et l'apparence. Mais elle n'avait
.pu remplacer l'oeil qui lui manquait. Pour que le roi ne
s'en aperçût pas, elle lui ordonna de se coucher sur le
côté où elle n'avait pas d'oeil. Le soir, quand le roi
revint et apprit qu'un fils lui était né, il se réjouit en
son coeur et voulut se rendre auprès de sa chère épouse
pour prendre de ses nouvelles. La vieille s'écria aussitôt
:
- Prenez bien garde de laisser les rideaux tirés ; la reine
ne doit voir aucune lumière elle doit se reposer !
Le roi se retira. Il ne vit pas qu'une fausse reine était
couchée dans le lit.
Quand vint minuit et que tout fut endormi, la nourrice, qui
se tenait auprès du berceau dans la chambre d'enfant et qui
seule veillait encore, vit la porte s'ouvrir et la vraie
reine entrer. Elle sortit l'enfant du berceau, le prit dans
ses bras et lui donna à boire. Puis elle tapota son
oreiller, le recoucha, le couvrit et étendit le
couvre-pieds. Elle n'oublia pas non plus le petit chevreuil,
s'approcha du coin où il dormait et le caressa. Puis, sans
bruit, elle ressortit et, le lendemain matin, lorsque la
nourrice demanda aux gardes s'ils n'avaient vu personne
entrer au château durant la nuit, ceux-ci répondirent :
- Non, nous n'avons vu personne.
La reine vint ainsi chaque nuit, toujours silencieuse. La
nourrice la voyait bien, mais elle n'osait en parler à
personne. Au bout d'un certain temps, la reine commença à
parler dans la nuit et dit :
- Que devient mon enfant
? Que devient mon chevreuil ?
Deux fois encore je reviendrai ; ensuite plus jamais.
La nourrice ne lui répondit
pas. Mais quand elle eut disparu, elle alla trouver le roi et
lui raconta tout. Le roi dit alors :
- Mon Dieu, que signifie cela ? je veillerai la nuit
prochaine auprès de l'enfant.
Le soir, il se rendit auprès du berceau et, à minuit, la
reine parut et dit à nouveau :
- Que devient mon enfant
? Que devient mon chevreuil ?
Une fois encore je reviendrai ensuite plus jamais.
Elle s'occupa de l'enfant comme à l'ordinaire avant de disparaître. Le roi n'osa pas lui parler, mais il veilla encore la nuit suivante. De nouveau elle dit :
- Que devient mon enfant
? Que devient mon chevreuil ?
Cette fois suis revenue, jamais ne reviendrai.
Le roi ne put se contenir.
Il s'élança vers elle et dit :
- Tu ne peux être une autre que ma femme bien-aimée !
Elle répondit :
- Oui, je suis ta femme chérie.
Et, en même temps, par la grâce de Dieu, la vie lui revint.
Elle était fraîche, rose et en bonne santé. Elle raconta
alors au roi le crime que la méchante sorcière et sa fille
avaient perpétré contre elle. Le roi les fit comparaître
toutes deux devant le tribunal où on les jugea. La fille fut
conduite dans la forêt où les bêtes sauvages la
déchirèrent. La sorcière fut jetée au feu et brûla
atrocement. Quand il n'en resta plus que des cendres, le
petit chevreuil se transforma et retrouva forme humaine.
Petite soeur et Petit frère vécurent ensuite ensemble,
heureux jusqu'à leur mort.
Il était un homme qui avait
une fille nommée Elsa la futée. Quand elle fut devenue grande, il dit :
- Nous allons la marier.
- Oui, dit la mère, si seulement quelqu'un voulait d'elle !
De loin, on vit arriver un gars qui s'appelait Jeannot et qui
lui faisait la cour. Il voulait bien l'épouser, mais à une
condition : qu'Elsa la futée fût vraiment intelligente.
- Oh ! dit le père ; elle en a dans la cervelle !
Et la mère ajouta :
- Elle voit le vent et entend les mouches tousser.
- Si elle n'est pas vraiment intelligente, je ne la prendrai
pas, dit Jeannot.
Après avoir mangé, comme ils étaient encore à table, la
mère dit :
- Elsa, va à la cave chercher de la bière.
Elsa la futée prit la cruche qui pendait au mur et descendit
à la cave, tout en faisant claquer le couvercle du pot pour
trouver le temps moins long. Quand elle y fut arrivée, elle
prit un tabouret et l'installa devant le tonneau pour ne pas
être obligée de se courber, de se faire mal au dos et de
tomber peut-être malade. Puis elle plaça la cruche devant
elle et ouvrit le robinet. Pendant que la bière coulait, ne
voulant pas laisser ses yeux à rien faire, elle regarda le
mur d'en face et aperçut, au bout d'un certain temps, une
pioche qu'un maçon avait laissée là par inadvertance. Elsa
la futée se mit à pleurer, disant :
- Si j'épouse Jeannot et si nous avons un enfant, quand il
sera assez grand pour que nous l'envoyions à la cave, y
tirer de la bière, la pioche tombera sur sa tête et le
tuera.
Elle restait là à pleurer, gémissant sur ce malheur à
venir. En haut, les autres attendaient la bière, mais Elsa
la futée n'arrivait pas. Sa mère dit à la servante :
- Va donc voir à la cave ce que devient Elsa.
La servante y alla et trouva Elsa assise devant le tonneau,
pleurant et criant à tue-tête.
- Pourquoi pleures-tu ? Lui demanda-t-elle.
- Ah ! répondit-elle, comment ne pleurerais-je pas ? Si
j'épouse Jeannot et si nous avons un enfant, quand il sera
grand et que nous l'enverrons ici tirer de la bière, cette
pioche lui tombera peut-être sur la tête et il en mourra.
- Que notre Elsa est futée, dit la bonne.
Et elle s'assit auprès d'elle et se mit à pleurer, à son
tour, sur le malheur annoncé.
Au bout d'un certain temps, comme la servante ne revenait pas
et que les autres avaient de plus en plus soif, le père dit
au valet :
- Va donc voir à la cave ce que deviennent Elsa et la bonne.
Le valet s'y rendit. Il les vit toutes deux pleurant.
- Pourquoi ces larmes? Leur demanda-t-il.
- Ah ! dit Elsa, comment ne pleurerais-je pas ? Si j'épouse
Jeannot et si nous avons un enfant, quand il sera grand et
que nous l'enverrons ici tirer de la bière, la pioche lui
tombera sur la tête et le tuera.
Le valet dit alors :
- Que notre Elsa est futée.
Il s'assit à côté des deux femmes et se mit à hurler de
chagrin.
En haut, on attendait le valet. Mais comme il ne revenait pas
plus que les autres, le père dit à sa femme :
- Va donc voir à la cave ce que devient Elsa.
La femme y alla et les vit tous les trois qui gémissaient.
Elle leur en demanda la raison. Elsa lui expliqua que son
futur enfant serait certainement tué par la pioche qui
tomberait sur lui, quand il serait assez grand pour qu'on
l'envoyât chercher de la bière. Et comme les autres, la
mère dit :
- Ah ! que notre Elsa est futée !
Elle s'assit et pleura avec eux.
En haut, le père attendit encore un moment. Ne voyant pas sa
femme revenir et sa soif devenant de plus en plus grande, il
dit :
- Il va falloir que j'aille moi-même à la cave pour voir ce
que devient Elsa.
Quand il y arriva, et qu'il les vit tous assis là à
pleurer, quand il apprit que l'enfant d'Elsa pourrait être
tué par la pioche au moment où il viendrait tirer de la
bière, il s'écria :
- Que notre Elsa est futée ! s'assit et pleura avec les
autres.
Le fiancé resta seul longtemps. Comme personne ne revenait,
il se dit : « Ils doivent m'attendre en bas. Il faut que j'y
aille pour voir ce qui se passe ». Quand il arriva à la
cave, les cinq étaient assis là qui pleuraient et
gémissaient pitoyablement, l'un plus fort que l'autre.
- Quel malheur est-il donc arrivé ? demanda-t-il.
- Ah ! mon cher Jeannot, dit Elsa ; si nous nous marions
ensemble et si nous avons un enfant, quand il sera grand et
que nous l'enverrons peut-être ici pour tirer de la bière,
cette pioche qui est restée là-haut pourra lui casser la
tête, si elle lui tombe dessus. N'y a-t-il pas de quoi
pleurer ?
- Non, répondit Jeannot.
- Tant d'intelligence me suffit. Puisque tu es si futée, je
t'épouserai.
Et il la prit par la main, la conduisit dans la maison et ils
se marièrent.
Au bout de quelque temps, Jeannot lui dit :
- Femme, je vais partir pour travailler et gagner de
l'argent. Va au champ et coupe les blés pour que nous ayons
du pain.
- Je le ferai, mon cher Jeannot.
Quand son mari fut parti, elle se prépara une bonne bouillie
et partit pour les champs. Une fois arrivée, elle se dit à
elle-même : « Que dois-je faire ? Couper d'abord ou manger
d'abord ? Je vais commencer par manger. » Elle vida son pot
de bouillie et quand elle fut rassasiée, elle se dit encore
: « Que vais-je faire ? Couper d'abord ou dormir d'abord ?
Dormons d'abord ! » Elle s'allongea dans les blés et
s'endormit. Jeannot était depuis longtemps rentré à la
maison et Elsa n'était toujours pas là. Il se dit : «
Qu'est-ce que mon Elsa est futée ! Elle est si travailleuse
qu'elle ne revient même pas à la maison pour manger. »
Comme elle ne rentrait toujours pas et que le soir tombait,
Jeannot partit à sa rencontre pour voir combien de blé elle
avait coupé. Mais il n'y avait rien de coupé du tout, et
Elsa dormait au milieu du champ. Jeannot se hâta de rentrer
à la maison, prit un filet à oiseaux avec des petites
clochettes, et alla l'en recouvrir. Elle dormait toujours. Il
repartit chez lui, verrouilla la porte, s'assit sur une
chaise et travailla.
Finalement, comme il faisait déjà nuit, Elsa la futée
s'éveilla. Quand elle se leva, elle entendit un bruissement
autour d'elle et des clochettes se mirent à tinter à chaque
pas qu'elle faisait. Elle prit peur et se demanda si elle
était vraiment Elsa la futée. « Le suis-je ou ne le
suis-je pas ? » se demanda-t-elle. Mais elle ne savait
quelle réponse donner à sa propre question et resta un
moment à hésiter. Finalement, elle se dit : « je vais
aller à la maison et je demanderai si je le suis ou si je ne
le suis pas. On verra bien. »
Elle courut vers sa porte, mais celle-ci était fermée. Elle
frappa à la fenêtre et cria :
- Jeannot, Elsa est-elle là ?
- Oui, répondit Jeannot, elle est là.
Elsa s'effraya et reprit :
- Seigneur Dieu, c'est que je ne suis pas Elsa.
Et elle alla à une autre porte. Mais les gens, qui
entendaient tinter les clochettes, ne voulurent pas ouvrir et
personne ne la laissa entrer. Elle quitta le village et,
depuis, on n'en a plus entendu parler.