LES DUCATS TOMBÉS DU CIEL
Il était une fois une
petite fille dont le père et la mère étaient morts. Elle
était si pauvre qu'elle n'avait ni chambre ni lit pour se
coucher ; elle ne possédait que les vêtements qu'elle avait
sur le corps, et un petit morceau de pain qu'une âme
charitable lui avait donné ; mais elle était bonne et
pieuse.
Comme elle était abandonnée de tout le monde, elle se mit
en route à la garde du bon Dieu. Sur son chemin, elle
rencontra un pauvre homme qui lui dit :
- Hélas ! J'ai si grand' faim ! donne-moi un peu à manger.
Elle lui présenta son morceau de pain tout entier en lui
disant :
- Dieu te vienne en aide ! et continua de marcher.
Plus loin, elle rencontra un enfant qui pleurait, disant :
- J'ai froid à la tête ; donne-moi quelque chose pour me
couvrir.
Elle ôta son bonnet et le lui donna. Plus loin encore elle
en vit un autre qui était glacé faute de camisole et elle
lui donna la sienne ; enfin un dernier lui demanda sa jupe,
qu'elle lui donna aussi.
La nuit étant venue, elle arriva dans un bois où un autre
enfant lui demanda une chemise. La pieuse petite fille pensa
: « Il est nuit noire, personne ne me verra, je peux bien
donner ma chemise » et elle la donna encore.
Ainsi elle ne possédait plus rien au monde. Mais au même
instant les étoiles du ciel se mirent à tomber, et par
terre elles se changeaient en beaux ducats reluisants et,
quoiqu'elle eût ôté sa chemise, elle en avait une toute
neuve, de la toile la plus fine. Elle ramassa les ducats et
fut riche pour toute sa vie.
Il y avait une fois un
pêcheur et sa femme ; ils vivaient dans une misérable hutte
près du bord de la mer. Le pêcheur, qui se nommait Pierre,
allait tous les jours jeter son hameçon mais il restait
souvent bien des heures avant de prendre quelque poisson.
Un jour qu'il se tenait sur la plage, regardant sans cesse
les mouvements du hameçon, voilà qu'il le voit disparaître
et aller au fond ; il tire, et au bout de la ligne se montre
un gros cabillaud.
- Je t'en supplie, dit l'animal, laisse-moi la vie, je ne
suis pas un vrai poisson, mais bien un prince enchanté.
Relâche-moi, je t'en prie ; rends-moi la liberté, le seul
bien qui me reste.
- Pas besoin de tant de paroles, répondit le brave Pierre.
Un poisson, qui sait parler, il mérite bien qu'on le laisse
nager à son aise.
Et il détacha la bête, qui s'enfuit de nouveau au fond de
l'eau, laissant derrière elle une traînée de sang. De
retour dans sa cahute, il raconta à sa femme quel beau
poisson il avait pris et comment il lui avait rendu la
liberté.
- Et tu ne lui as rien demandé en retour ? dit la femme.
- Mais non, qu'aurais-je donc dû souhaiter ? répondit
Pierre.
- Comment, n'est-ce pas un supplice, que de demeurer toujours
dans cette vilaine cabane, sale et infecte ; tu aurais bien
pu demander une gentille chaumière.
L'homme ne trouvait pas que le service qu'il avait rendu bien
volontiers au pauvre prince valût une si belle récompense.
Cependant il alla sur la plage, et, arrivé au bord de la
mer, qui était toute verte, il s'écria :
- Cabillaud, cher cabillaud, ma femme, mon Isabelle, malgré
moi, elle veut absolument quelque chose.
Aussitôt apparut le poisson, et il dit :
- Eh bien, que lui faut-il ?
- Voilà, dit le pêcheur ; parce que je t'ai rendu la
liberté, elle prétend que tu devrais m'accorder un souhait
; elle en a assez de notre hutte, elle voudrait habiter une
gentille chaumière.
- Soit, répondit le cabillaud, retourne chez toi, et tu
verras son voeu accompli.
En effet, Pierre aperçut sa femme sur la porte d'une
chaumière coquette et proprette.
- Viens donc vite, lui cria-t-elle, viens voir comme c'est
charmant ici ; il y a deux belles chambres, et une cuisine ,
derrière nous avons une cour avec des poules et des canards,
et un petit jardin avec des légumes et quelques fleurs.
- Oh ! quelle joyeuse existence nous allons mener maintenant
dit Pierre.
- Oui, dit-elle, je suis au comble de mes voeux !
Pendant une quinzaine de jours ce fut un enchantement
continuel ; puis tout à coup la femme dit :
- Écoute, Pierre, cette chaumière est par trop étroite et
son jardin n'est pas plus grand que la main. je ne serai
heureuse que dans un grand château en pierres de taille. Va
trouver le cabillaud et fais-lui savoir que tel est mon
désir.
- Mais, répondit le pêcheur, voilà quinze jours à peine
que cet excellent prince nous a fait cadeau d'une si jolie
chaumière, comme nous n'aurions jamais osé en rêver une
pareille. Et tu veux que j'aille l'importuner de nouveau ! Il
m'enverra promener, et il aura raison.
- Du tout, dit la femme ; je le sais mieux que toi, il ne
demande pas mieux que de nous faire plaisir. Va le trouver,
comme je te le dis.
Le brave homme s'en fut sur la plage ; la mer était bleu
foncé, presque violette, mais calme. Le pêcheur s'écria :
- Cabillaud, mon cher cabillaud ! ma femme, mon Isabelle,
malgré moi, elle veut absolument quelque chose.
- Que lui faut-il donc ? répondit le poisson, qui apparut
sur-le-champ, la tête hors de l'eau.
- Imagine-toi, répondit Pierre tout confus, que la belle
chaumière ne lui convient plus, et qu'elle désire un palais
en pierres de taille !
- Retourne chez toi, dit le cabillaud, son souhait est déjà
accompli.
En effet, le pêcheur trouva sa femme se promenant dans la
vaste cour d'un splendide château. 1
- Oh ! ce gentil cabillaud, dit-elle ; regarde donc comme
tout est magnifique !
Ils entrèrent à travers un vestibule en marbre ; une foule
de domestiques galonnés d'or leur ouvrirent les portes des
riches appartements, garnis de meubles dorés et recouverts
des plus précieuses étoffes. Derrière le château
s'étendait un immense jardin où poussaient les fleurs les
plus rares puis, venait un grandissime parc, où folâtraient
des cerfs, des daims et toute espèce d'oiseaux ; sur le
côté se trouvaient de vastes écuries, avec des chevaux de
luxe et une étable, qui contenait une quantité de belles
vaches.
- Quel sort digne d'envie, que le nôtre, dit le brave
pêcheur, écarquillant les yeux à l'aspect de ces
merveilles ; j'espère que tes voeux les plus téméraires
sont satisfaits.
- C'est ce que je me demande, répondit la femme ; mais j'y
réfléchirai mieux demain.
Puis, après avoir goûté des mets délicieux qui leur
furent servis pour le souper, ils allèrent se coucher.
Le lendemain matin, qu'il faisait à peine jour, la femme,
éveillant son mari, en le poussant du coude, lui dit :
- Maintenant que nous avons ce palais, il faut que nous
soyons maîtres et seigneurs de tout le pays à l'entour.
- Comment, répondit Pierre, tu voudrais porter une couronne
? quant à moi, je ne veux pas être roi.
- Eh bien, moi je tiens à être reine. Allons, habille-toi,
et cours faire savoir mon désir à ce cher cabillaud.
Le pêcheur haussa les épaules, mais il n'en obéit pas
moins. Arrivé sur la plage, il vit la mer couleur gris
sombre, et assez houleuse ; il se mit à crier :
- Cabillaud, cher cabillaud ! Ma femme, mon Isabelle, malgré
moi, elle veut absolument quelque chose.
- Que lui faut-il donc ? dit le poisson qui se présenta
aussitôt, la tête hors de l'eau.
- Ne s'est-elle pas mis en tête de devenir reine !
- Rentre chez toi, la chose est déjà faite, dit la bête.
Et, en effet, Pierre trouva sa femme installée sur un trône
en or, orné de gros diamants, une magnifique couronne sur la
tête, entourée de demoiselles d'honneur, richement
habillées de brocard, et l'une plus belle que l'autre ; à
la porte du palais, qui était encore bien plus splendide que
le château de la veille, se tenaient des gardes en uniformes
brillants une musique militaire jouait une joyeuse fanfare ;
une nuée de laquais galonnés était répandue dans les
vastes cours, où étaient rangés de magnifiques équipages.
- Eh bien, dit le pêcheur, j'espère que te voilà au comble
de tes voeux ; naguère pauvre entre les plus pauvres, te
voilà une puissante reine.
- Oui, répondit la femme, c'est un sort assez agréable,
mais il y a mieux, et je ne comprends pas comment je n'y ai
pas pensé ; je veux être impératrice, ou plutôt empereur
; oui, je veux être empereur !
- Mais, ma femme, tu perds le sens ; non, je n'irai pas
demander une chose aussi folle à ce bon cabillaud ; il
finira par m'envoyer promener, et il aura raison.
- Pas d'observations, répliqua-t-elle ; je suis la reine et
tu n'es que le premier de mes sujets. Donc, obéis
sur-le-champ.
Pierre s'en fut vers la mer, pensant qu'il faisait une course
inutile. Arrivé sur la plage, il vit la mer noire, presque
comme de l'encre ; le vent soufflait avec violence et
soulevait d'énormes vagues.
- Cabillaud, cher cabillaud, s'écria-t-il, ma femme, mon
Isabelle, malgré moi, elle veut encore quelque chose.
- Qu'est-ce encore ? dit le poisson qui se montra aussitôt.
- Les grandeurs lui tournent la tête, elle souhaite d'être
empereur.
- Retourne chez toi, répondit le poisson ; la chose est
faite.
Lorsque Pierre revint chez lui, il aperçut un immense
palais, tout construit en marbre précieux ; le toit en
était de lames d'or. Après avoir passé par une vaste cour,
remplie de belles statues et de fontaines qui lançaient les
plus délicieux parfums, il traversa une haie formée de
gardes d'honneur, tous géants de plus de six pieds ; et,
après avoir passé par une enfilade d'appartements décorés
avec une richesse extrême, il atteignit une vaste salle où
sur un trône d'or massif, haut de deux mètres, se tenait sa
femme, revêtue d'une robe splendide, toute couverte de gros
diamants et de rubis, et portant une couronne qui à elle
seule valait plus que bien des royaumes ; elle était
entourée d'une cour composée rien que de princes et de ducs
; les simples comtes étaient relégués dans l'antichambre.
Isabelle paraissait tout à fait à son aise au milieu de ces
splendeurs.
- Eh bien, lui dit Pierre, j'espère que te voilà au comble
de tes voeux ; il n'y a jamais eu de sort comparable au tien.
- Nous verrons cela demain, répondit-elle.
Après un festin magnifique, elle alla se coucher ; mais elle
ne put dormir ; elle était tourmentée à l'idée qu'il y
avait peut-être quelque chose de plus désirable encore que
d'être empereur. Le matin, lorsqu'elle se leva, elle vit que
le ciel était brumeux.
« Tiens, se dit-elle, je voudrais bien voir le soleil ; les
nuages sombres m'attristent. Oui, mais, pour faire lever le
soleil, il faudrait être le bon Dieu. C'est cela, je veux
être aussi puissante que le bon Dieu. »
Toute ravie de son idée, elle s'écria :
- Pierre, habille-toi sur-le-champ, et va dire à ce brave
cabillaud que je désire avoir la toute-puissance sur
l'univers, comme le bon Dieu ; il ne peut pas te refuser
cela.
Le brave pêcheur fut tellement saisi d'effroi, en entendant
ces paroles impies, qu'il dut se tenir à un meuble pour ne
pas tomber à la renverse.
- Mais, ma femme, dit-il, tu es tout à fait folle. Comment,
il ne te suffit pas de régner sur un immense et riche empire
?
- Non, dit-elle, cela me vexe, de ne pas pouvoir faire se
lever ou se coucher le soleil, la lune et les astres. Il me
faut pouvoir leur commander comme le bon Dieu.
- Mais enfin, cela passe le pouvoir de ce bon cabillaud ; il
se fâchera à la fin, si je viens l'importuner avec une
demande aussi insensée.
- Un empereur n'admet pas d'observations, répliqua-t-elle
avec colère ; fais ce que je t'ordonne, et cela
sur-le-champ.
Le brave Pierre, le coeur tout en émoi, se mit en route. Il
s'était levé une affreuse tempête, qui courbait les arbres
les plus forts des forêts, et faisait trembler les rochers ;
au milieu du tonnerre et des éclairs, le pêcheur atteignit
avec peine la plage. Les vagues de la mer étaient hautes
comme des tours, et se poussaient les unes les autres avec un
épouvantable fracas.
- Cabillaud, cher cabillaud, s'écria Pierre, ma femme, mon
Isabelle, malgré moi, elle veut encore une dernière chose.
- Qu'est-ce donc ? dit le poisson, qui apparut aussitôt.
- J'ose à peine le dire, répondit Pierre ; elle veut être
toute-puissante comme le bon Dieu.
- Retourne chez toi, dit le cabillaud, et tu la trouveras
dans la pauvre cabane, d'où je l'avais tirée.
Et, en effet, palais et splendeurs avaient disparu ;
l'insatiable Isabelle, vêtue de haillons, se tenait sur un
escabeau dans son ancienne misérable hutte. Pierre en prit
vite son parti, et retourna à ses filets ; mais jamais plus
sa femme n'eut un moment de bonheur.
LE PAUVRE MEUNIER ET LA PETITE CHATTE
Dans un moulin vivait un
vieux meunier qui n'avait ni femme ni enfant. Trois apprentis
étaient à son service. Quand ils eurent travaillé pendant
quelques années chez lui, il leur dit un jour :
- Je suis vieux et je veux rester au coin du feu. Partez par
le monde ! Celui de vous qui me ramènera le meilleur cheval
héritera de mon moulin et me soignera jusqu'à ma mort.
Le troisième des garçons était un simple valet. Les deux
autres le tenaient pour un demeuré et ne voulaient pas qu'il
héritât du moulin. Lui-même, d'ailleurs, n'en avait aucune
envie.
Ils partirent donc tous les trois et, à la sortie du
village, les deux autres dirent à Jeannot-le-Simple:
- Tu n'as qu'à rester ici ; de toute façon, jamais de ta
vie tu ne trouveras un cheval.
Jeannot, cependant, les accompagna. À la nuit tombante, ils
arrivèrent à une caverne ; ils s'y installèrent pour
dormir. Les deux qui se croyaient malins attendirent que
Jeannot fût plongé dans le sommeil ; puis ils partirent en
le laissant tout seul. Ils s'imaginaient avoir été très
adroits.
Quand le soleil se leva et qu'à son réveil Jeannot
s'aperçut qu'il était couché dans une profonde grotte, il
s'écria :
- Ah ! mon Dieu, où suis-je ? Il se leva, sortit de la
caverne, entra dans la forêt et songea :
« Je suis ici seul et abandonné. Comment pourrais-je
trouver un cheval ? »
Pendant qu'il réfléchissait ainsi tout en marchant, il
rencontra une petite chatte à la fourrure bigarrée qui lui
dit, pleine d'amitié :
- Où vas-tu, Jeannot ?
- Qu'importe ! tu ne peux de toute façon me venir en aide.
- Je sais fort bien ce que tu veux, dit le chaton. Tu veux un
beau cheval. Viens avec moi et sois sept années durant mon
fidèle serviteur. Je te donnerai alors un cheval plus beau
que tu n'en as jamais vu.
« Voilà une chatte miraculeuse ! se dit Jeannot. Il faut
que je voie si ce qu'elle dit est vrai. »
Le chaton l'emmena dans un château enchanté où il n'y
avait que des chats à son service. Ils couraient de haut en
bas dans l'escalier, joyeux et de parfaite humeur. Le soir,
quand leur maîtresse se mit à table, trois d'entre eux
jouèrent de la musique : l'un frottait la contrebasse, le
deuxième le violon et le troisième soufflait dans une
trompette en gonflant ses joues autant qu'il le pouvait.
Quand le repas fut terminé, on débarrassa la table et le
chaton dit à Jeannot :
- Et maintenant danse avec moi !
- Non, répondit-il, je ne danse pas avec une chatte, je n'ai
jamais fait cela.
- Alors, conduisez-le au lit, dit le chaton à ses serviteurs
chats.
L'un d'eux le mena à la chambre à coucher, un autre lui
retira ses chaussures, un troisième ses bas et un
quatrième, finalement, éteignit la lumière.
Le lendemain matin, ils revinrent auprès de lui et
l'aidèrent à sortir du lit ; le premier lui remit ses bas,
le deuxième noua ses jarretières, le troisième alla
chercher ses chaussures, le quatrième le fit se lever et le
dernier lui débarbouilla le visage avec sa queue.
- Ça fait vraiment du bien, dit Jeannot.
Quant à lui, il devait servir sa maîtresse chatte et tous
les jours fendre du bois pour elle. On lui donna une hache,
des coins et une scie en argent ; la cognée était en
cuivre. Il coupait donc le bois, restait à la maison,
mangeait et buvait tout son soûl. Il ne voyait personne
d'autre que la chatte bigarrée et ses compagnons. Un jour,
celle-ci lui dit :
- Va faucher mon pré et fais les foins.
Elle lui donna une faux en argent et une pierre à aiguiser
en or en lui demandant de les lui rendre quand il aurait
fini. Quand il eut terminé son travail, il ramena la faux,
la pierre et le foin à la maison et demanda s'il recevrait
bientôt son salaire.
- Non, dit la chatte, il te reste encore quelque chose à
faire. Voici des planches en argent, une hache de charpentier
et des équerres avec tout ce qu'il faut d'autre. Le tout en
argent. Construis-moi une petite maison.
Jeannot construisit la maisonnette. Après quoi il déclara
qu'il avait fait tout ce qu'on lui avait demandé, mais qu'il
n'avait toujours pas reçu le cheval. Et cependant, les sept
années s'étaient écoulées aussi vite que s'il se fût agi
de six mois. La petite chatte lui demanda alors s'il voulait
voir le cheval.
- Oui, répondit Jeannot.
Elle ouvrit la porte de la maison qu'il avait construite et
quand Jeannot y jeta un coup d'oeil, il aperçut douze
chevaux. Ah ! de fiers chevaux ! Leur robe luisait à vous en
réjouir le coeur. La chatte lui donna à boire et à manger
et lui dit :
- Et maintenant rentre chez toi. Je ne te donnerai cependant
pas ton cheval aujourd'hui, mais d'ici trois jours, je te
l'amènerai.
Jeannot partit. La chatte lui avait indiqué le chemin du
moulin. Elle ne l'avait cependant pas habillé de neuf et il
portait toujours les vieux vêtements avec lesquels il était
venu. En l'espace de sept années, ils étaient devenus trop
courts de partout.
Quand il arriva au moulin, les deux autres garçons meuniers
étaient déjà de retour. Chacun d'eux avait ramené un
cheval, mais l'un était aveugle, l'autre paralytique.
Ils demandèrent :
- Jeannot, où est ton cheval ?
- Il me suit et sera là dans trois jours.
Ils se mirent à rire et dirent :
- Dis donc, Jeannot, d'où te viendrait ce cheval ? Ce doit
être une belle bête !
Jeannot se rendit auprès du meunier qui lui interdit de
venir à table tout déchiré et guenilleux qu'il était, car
ce serait une honte si jamais quelqu'un venait. On lui donna
un peu à manger, mais dehors et le soir, quand vint l'heure
de se coucher, les deux autres garçons refusèrent de lui
donner un lit. Il lui fallut dormir au poulailler, avec les
oies, sur un peu de paille dure.
Le lendemain, quand il s'éveilla, les trois jours étaient
écoulés. Arriva un carrosse tiré par six chevaux. Ah !
leur robe luisait que c'en était un plaisir ! Un laquais en
conduisait un septième par derrière. Il était destiné au
plus jeune garçon. Du carrosse descendit une magnifique
princesse. C'était elle, la petite chatte bigarrée que le
pauvre Jeannot avait servi sept années durant ! Elle entra
au moulin et demanda au meunier où se trouvait le garçon,
le dernier des valets. Le meunier répondit :
- Il ne nous est pas possible de le recevoir à la maison. Il
est déguenillé et couche avec les oies.
La princesse exigea qu'on l'allât chercher. On le fit donc
sortir du poulailler et il lui fallut ramasser les lambeaux
de son habit pour s'en couvrir. Le laquais le lava, lui
tendit des vêtements magnifiques, et l'en para. Quand tout
fut terminé, un roi n'eût pas été plus beau. La jeune
fille demanda ensuite à voir les chevaux que les deux autres
garçons avaient ramenés : l'un était aveugle, l'autre
paralytique. Elle fit avancer le septième cheval.
Quand le meunier le vit, il dit que jamais encore un aussi
bel animal n'était entré chez lui.
- Il est pour votre troisième garçon meunier, dit la
princesse.
- Dans ce cas, c'est lui qui aura le moulin ! répondit le
vieux.
La princesse lui dit de garder le cheval et le moulin
par-dessus le marché. Elle emmena son fidèle Jeannot, le
fit asseoir dans son carrosse et partit avec lui. Ils se
rendirent tout d'abord dans la petite maisonnette qu'il avait
construite avec des outils d'argent : elle était devenue un
grand château et tout ce qu'il y avait dedans était en or
et en argent. Ils se marièrent et Jeannot devint riche, si
riche qu'il eut assez de fortune jusqu'à la fin de ses
jours.
C'est pour cela qu'il ne faut jamais dire qu'un simple
d'esprit ne peut pas réussir dans la vie.