LE FIDÈLE JEAN
Il était une fois un vieux roi qui tomba malade. Sentant
qu'il allait mourir, il fit appeler le fidèle Jean :
c'était son plus cher serviteur, et on le nommait ainsi
parce que toute sa vie il avait été fidèle à son
maître. Quand il fut venu, le roi lui dit :
- Mon fidèle Jean, je sens que ma fin s'approche, Je
n'ai de souci qu'en songeant à mon fils ; il est encore
bien jeune ; il ne saura pas toujours se diriger ; je ne
mourrai tranquille que si tu me promets de veiller sur
lui, de l'instruire de tout ce qu'il doit savoir, et
d'être pour lui un second père.
- Je vous promets, répondit Jean, de ne pas l'abandonner
; je le servirai fidèlement, dût-il m'en coûter la vie.
- Je peux donc mourir en paix, dit le vieux roi. Après
ma mort, tu lui feras voir tout le palais, toutes les
chambres, les salles, les souterrains avec les richesses
qui y sont renfermées : seulement tu ne le laisseras pas
entrer dans la dernière chambre de la grande galerie,
où se trouve le portrait de la princesse du Dôme d'or.
Car, s'il voit ce tableau, il ressentira pour elle un
amour irrésistible qui lui fera courir les plus grands
dangers. Tâche de l'en préserver.
Le fidèle Jean réitéra ses promesses, et le vieux roi,
tranquillisé, posa sa tête sur l'oreiller et expira.
Quand on eut mis le vieux roi au tombeau, Jean raconta au
jeune successeur ce qu'il avait promis à son père, au lit de mort.
- Je le tiendrai, ajouta-t-il, et je vous serai fidèle
comme je l'ai été à votre père, dût-il m'en coûter la vie.
Après que le grand deuil fut passé, Jean dit au roi :
- Il est temps que vous connaissiez votre héritage. je
vais vous faire voir le palais de votre père.
Il le conduisit partout, de haut en bas, et lui fit voir
toutes les richesses qui remplissaient les splendides
appartements, en omettant seulement la chambre où était
le dangereux portrait. Il avait été placé de telle
sorte que, lorsqu'on ouvrait la porte, on l'apercevait
aussitôt, et il était si bien fait qu'il semblait vivre
et respirer et que rien au monde n'était si beau ni si
aimable. Le jeune roi vit bien que le fidèle Jean
passait toujours devant cette porte sans l'ouvrir, et il
lui demanda pourquoi.
- C'est, répondit l'autre, parce qu'il y a dans la
chambre quelque chose qui vous ferait peur.
- J'ai vu tout le château, dit le roi, je veux savoir ce qu'il y a ici.
Et il voulait l'ouvrir de force.
Le fidèle Jean le retint encore et lui dit :
- J'ai promis à votre père, à son lit de mort, de ne
pas vous laisser entrer dans cette chambre : il en
pourrait résulter les plus grands malheurs pour vous et
pour moi.
- Le malheur le plus grand, répliqua le roi, c'est que
ma curiosité ne soit pas satisfaite. je n'aurai de repos
que lorsque mes yeux auront vu. je ne sors pas d'ici que
tu ne m'aies ouvert.
Le fidèle Jean, voyant qu'il n'y avait plus moyen de s'y
refuser, alla, le coeur bien gros et en soupirant
beaucoup, chercher la clef au grand trousseau. Quand la
porte fut ouverte, il entra le premier, tâchant de
cacher le portrait avec son corps ; tout fut inutile : le
roi, en se dressant sur la pointe des pieds, l'aperçut
par-dessus son épaule. Mais en voyant cette image de
jeune fille si belle et si brillante d'or et de
pierreries, il tomba sans connaissance sur le parquet. Le
fidèle Jean le releva et le porta sur son lit, tout en
murmurant :
- Le malheur est fait ; grand Dieu ! qu'allons-nous
devenir ?
Et il lui fit prendre un peu de vin pour le réconforter.
Le premier mot du roi, quand il revint à lui, fut pour
demander quel était ce beau portrait.
- C'est celui de la princesse du Dôme d'or, répondit le
fidèle Jean.
- Mon amour pour elle est si grand, continua le roi, que,
si toutes les feuilles des arbres étaient des langues,
elles ne suffiraient pas à l'exprimer. Ma vie tient
désormais à sa possession. Tu m'aideras, toi qui es mon
fidèle serviteur.
Le fidèle Jean réfléchit longtemps à la manière dont
il convenait de s'y prendre, car il était difficile
même de se présenter devant les yeux de la princesse.
Enfin, il imagina un moyen, et dit au roi :
- Tout ce qui entoure la princesse est d'or, chaises,
plats, tables, gobelets, meubles de toute espèce. Vous
avez cinq tonnes d'or dans votre trésor ; il faut en
confier une aux orfèvres pour qu'ils vous en fassent des
vases et des bijoux d'or de toutes les façons, des
oiseaux, des bêtes sauvages, des monstres de mille
formes ; tout cela doit plaire à la princesse. Nous nous
mettrons en route avec ce bagage, et nous tâcherons de
réussir.
Le roi fit venir tous les orfèvres du pays, et ils
travaillèrent nuit et jour jusqu'à ce que tout fût
prêt. Quand on en eut chargé un navire, le fidèle Jean
prit des habits de marchand, et le roi en fit autant,
pour que personne ne pût le reconnaitre. Puis ils mirent
à la voile et naviguèrent jusqu'à la ville où
demeurait la princesse du Dôme d'or.
Le fidèle Jean débarqua seul et laissa le roi dans le
navire.
- Peut-être, lui dit-il, ramènerai-je la princesse ;
ayez soin que tout soit en ordre, que les vases d'or
soient exposés et que le navire soit paré et en fête.
Là-dessus il remplit sa ceinture de plusieurs bijoux
d'or, et se rendit directement au palais du roi.
Il vit en entrant dans la cour une jeune fille qui
puisait de l'eau à une fontaine avec deux seaux d'or.
Comme elle se retournait pour s'en aller, elle aperçut
l'étranger et lui demanda qui il était.
- Je suis marchand, répondit-il.
Et ouvrant sa ceinture, il lui fit voir ses marchandises.
- Que de belles choses ! s'écria-t-elle.
Et, posant ses seaux à terre, elle se mit à considérer
tous les bijoux les uns après les autres.
- Il faut, dit-elle, que la princesse voie tout cela ;
elle vous l'achètera, elle qui aime tant les objets
d'or.
- Et, le prenant par la main, elle le fit monter dans le
palais, car c'était une femme de chambre.
La princesse fut ravie de voir les bijoux, et elle dit :
- Tout cela est si bien travaillé que je l'achète.
Mais le fidèle Jean répondit :
- Je ne suis que le serviteur d'un riche marchand ; tout
ce que vous voyez ici n'est rien auprès de ce que mon
maître a dans son navire ; vous y verrez les ouvrages
les plus beaux et les plus précieux.
Elle voulait se les faire apporter, mais il dit :
- Il y en a trop, il faudrait trop de temps et trop de
place ; votre palais n'y suffirait pas.
Sa curiosité n'en était que plus excitée, et enfin
elle s'écria :
- Eh bien! conduis-moi à ce navire, je veux aller
moi-même voir les trésors de ton maître.
Le fidèle Jean la mena tout joyeux au navire, et le roi,
en la voyant, la trouva encore plus belle que son
portrait ; le coeur lui en bondissait de joie. Quand elle
fut montée à bord, le roi lui offrit la main ; pendant
ce temps-là, le fidèle Jean, qui était resté
derrière, ordonna au capitaine de lever l'ancre à
l'instant et de fuir à toutes voiles. Le roi était
descendu avec elle dans la chambre et lui montrait une à
une toutes les pièces de la vaisselle d'or, les plats,
les coupes, les oiseaux, les bêtes sauvages et les
monstres. Plusieurs heures se passèrent ainsi et,
pendant qu'elle était occupée à tout examiner, elle ne
s'apercevait pas que le navire marchait. Quand elle eut
fini, elle remercia le prétendu marchand et se disposa
à retourner dans son palais ; mais, arrivée sur le
pont, elle s'aperçut qu'elle était en pleine mer, bien
loin de la terre, et que le navire cinglait à pleines
voiles.
- Je suis trahie ! s'écria-t-elle dans son effroi ; on
m'emmène ! Être tombée au pouvoir d'un marchand ?
j'aimerais mieux mourir.
Mais le roi lui dit en lui prenant la main :
- Je ne suis pas marchand ; je suis roi, et d'une aussi
bonne famille que la vôtre. Si je vous ai enlevée par
ruse, ne l'attribuez qu'à la violence de mon amour. Il
est si fort que, quand j'ai vu votre portrait pour la
première fois, j'en suis tombé sans connaissance à la
renverse.
Ces paroles consolèrent la princesse ; son coeur en fut
touché, et elle consentit à épouser le roi.
Pendant qu'ils naviguaient en pleine mer, le fidèle Jean,
étant assis un jour à l'avant du navire, aperçut dans
l'air trois corneilles qui vinrent se poser devant lui.
Il prêta l'oreille à ce qu'elles se disaient entre
elles, car il comprenait leur langage.
- Eh bien ! disait la première, il emmène la princesse
du Dôme d'or!
- Oui, répondit la seconde, mais il ne la tient pas
encore.
- Comment ? dit la troisième ; elle est assise près de
lui.
- Qu'importe ? reprit la première ; quand ils
débarqueront, on présentera au roi un cheval roux ; il
voudra le monter ; mais, s'il le fait, le cheval
s'élancera dans les airs avec lui, et on n'aura plus
jamais de leurs nouvelles.
- Mais, dit la seconde, n'y a-t-il donc aucune ressource
?
- Il y en a une, dit la première : il faut qu'une autre
personne s'élance sur le cheval et que, saisissant dans
les fontes un pistolet, elle le tue roide. On
préserverait ainsi le roi. Mais qui peut savoir cela ?
Et encore celui qui le saurait et le dirait serait
changé en pierre depuis les pieds jusqu'aux genoux.
La seconde corneille dit à son tour :
- Je sais quelque chose de plus encore. En supposant que
le cheval soit tué, le jeune roi ne possédera pas
encore sa fiancée. Quand ils entreront ensemble dans le
palais, on lui présentera sur un plat une magnifique
chemise de noces qui semblera tissée d'or et d'argent ;
mais elle n'est réellement que poix et soufre ; si le
roi la met, elle le brûlera jusqu'à la moelle des os.
- N'y a-t-il donc aucune ressource ? dit la troisième.
- Il y en a une, répondit la seconde : il faut qu'une
personne munie de gants saisisse la chemise et la jette
au feu. La chemise brûlée, le roi sera sauvé. Mais à
quoi sert cela ? Celui qui le saurait et le dirait se
verrait changé en pierre depuis les genoux jusqu'au
coeur.
La troisième corneille ajouta :
- Je sais quelque chose de plus encore. En supposant la
chemise brûlée, le jeune roi ne possédera pas encore
sa femme. S'il y a un bal de noces et que la jeune reine
y danse, elle s'évanouira tout d'un coup et tombera
comme morte ; et elle le sera réellement si quelqu'un ne
la relève pas aussitôt et ne lui suce pas sur l'épaule
droite trois gouttes de sang qu'il crachera
immédiatement. Mais celui qui saurait cela et qui le
dirait serait changé en pierre de la tête aux pieds.
Après cette conversation, les corneilles reprirent leur
vol. Le fidèle Jean, qui avait tout entendu, resta
depuis ce temps triste et silencieux. Se taire, c'était
le malheur du roi ; mais parler, c'était sa propre
perte. Enfin il se dit à lui-même :
- Je sauverai mon maître, dût-il m'en coûter la vie.
Au débarquement, tout se passa comme la corneille
l'avait prédit. Un magnifique cheval roux fut présenté
au roi.
- Bien, dit-il, je vais le monter jusqu'au palais.
Et il allait l'enfourcher, quand le fidèle Jean, passant
devant lui, s'élança dessus, tira le pistolet des
fontes et étendit le cheval roide mort.
Les autres serviteurs du roi, qui n'aimaient guère le
fidèle Jean, s'écrièrent qu'il fallait être fou pour
tuer un si bel animal que le roi allait monter. Mais leur
roi leur dit :
- Taisez-vous, laissez-le faire ; c'est mon fidèle, il a
sans doute ses raisons pour agir ainsi.
Ils arrivèrent au palais et, dans la première salle, la
chemise de noces était posée sur un plat ; il semblait
qu'elle fût d'or et d'argent. Le prince allait y
toucher, mais le fidèle Jean le repoussa et, la
saisissant avec des gants, il la jeta au feu qui la
consuma à l'instant même. Les autres serviteurs se
mirent à murmurer :
- Voyez, disaient-ils, le voilà qui brûle la chemise de
noces du roi.
Mais le jeune roi répéta encore :
- Il a sans doute ses raisons. Laissez-le faire ; c'est
mon fidèle.
On célébra les noces. Il y eut un grand bal et la
mariée commença à danser. Dans ce moment le fidèle Jean
ne la perdit pas des yeux. Tout à coup il lui prit une
faiblesse et elle tomba comme une morte à la renverse.
Se jetant sur elle aussitôt, il la releva et la porta
dans sa chambre, et là, l'ayant couchée sur son lit, il
se pencha sur elle et lui suça à l'épaule droite trois
gouttes de sang qu'il cracha. À l'instant même elle
respira et reprit connaissance ; mais le jeune roi, qui
avait tout vu et qui ne comprenait rien à la conduite de
Jean, finit par s'en courroucer et le fit jeter en
prison.
Le lendemain, le fidèle Jean fut condamné à mort et
conduit à la potence. Étant déjà monté à
l'échelle, il dit :
- Tout homme qui va mourir peut parler avant sa fin ; en
aurai-je le droit ?
- Je te l'accorde, dit le roi.
- Eh bien ! on m'a condamné injustement, et je n'ai pas
cessé de t'être fidèle.
Alors il raconta comment il avait entendu sur mer la
conversation des corneilles, et comment tout ce qu'il
avait fait était nécessaire pour sauver son maître.
- 0 mon fidèle Jean, s'écria le roi, je te fais grâce.
Faites-le descendre.
- Mais, au dernier mot qu'il avait prononcé, le fidèle
Jean était tombé sans vie : il était changé en
pierre.
Le roi et la reine en eurent un grand chagrin :
- Hélas ! disait le roi, tant de dévouement a été
bien mal récompensé.
- Il fit porter la statue de pierre dans sa chambre à
coucher, près de son lit. Chaque fois qu'il la voyait,
il répétait en pleurant : - Hélas ! mon fidèle Jean,
que ne puis-je te rendre la vie !
Au bout de quelque temps, la reine mit au monde deux fils
jumeaux qu 'elle éleva heureusement et qui furent la
joie de leurs parents. Un jour que la reine était à
l'église, et que les deux enfants jouaient dans la
chambre avec leur père, les yeux du roi tombèrent sur
la statue, et il ne put s'empêcher de répéter encore
en soupirant :
- Hélas ! mon fidèle Jean, que ne puis-je te rendre la
vie !
Mais la statue, prenant la parole, lui dit :
- Tu le peux, si tu veux y consacrer ce que tu as de plus
cher.
- Tout ce que je possède au monde, s'écria le roi, je
le sacrifierais pour toi.
- Eh bien ! dit la statue, pour que je recouvre
l'existence, il faut que tu coupes la tête à tes deux
fils, et que tu me frottes tout entier avec leur sang.
Le roi pâlit en entendant cette horrible condition mais
songeant au dévouement de ce fidèle serviteur qui avait
donné sa vie pour lui, il tira son épée et, de sa
propre main, il abattit la tête de ses enfants et frotta
la pierre avec leur sang. À l'instant même la statue se
ranima, et le fidèle Jean apparut frais et dispos devant
lui. Mais il dit au roi .
- Ton dévouement pour moi aura sa récompense.
Et, prenant les têtes des enfants, il les replaça sur
leurs épaules et frotta les blessures avec leur sang :
au même moment ils revinrent à la vie, et se remirent
à sauter et à jouer, comme si rien n'était arrivé.
Le roi était plein de joie. Quand il entendit revenir la
reine, il fit cacher Jean et les enfants dans une grande
armoire. Lorsqu'elle entra, il lui demanda :
- As-tu prié à l'église ?
- Oui, répondit-elle, et j'ai constamment pensé au
fidèle Jean, si malheureux à cause de nous.
- Chère femme, dit-il nous pouvons lui rendre la vie,
mais il nous en coûtera celle de nos deux fils.
La reine pâlit et son coeur se serra ; cependant elle
répondit :
- Nous lui devons ce sacrifice à cause de son
dévouement.
Le roi, charmé de voir qu'elle avait pensé comme lui,
alla ouvrir l'armoire et fit sortir le fidèle Jean et
les deux enfants :
- Dieu soit loué ! ajouta-t-il, il est délivré, et
nous avons nos fils.
Et il raconta à la reine tout ce qui s'était passé. Et
ils vécurent tous heureux ensemble jusqu'à la fin.
Il y avait une
fois une grande guerre, un roi qui avait beaucoup de soldats
et des soldats qui recevaient des soldes dérisoires, dont
ils ne pouvaient pas vivre. Trois d'entre eux se mirent
d'accord et décidèrent de déserter.
- Si on nous attrape, on nous pendra. Qu'allons-nous faire ? dit le premier.
Et le deuxième :
- Vous voyez ce grand champ de blé. Si nous nous y cachons,
personne ne nous y trouvera. L'armée n'a pas le droit d'y
pénétrer et, demain, elle change de quartier.
Ils se faufilèrent dans le champ, mais l'armée ne partit
pas et garda ses positions tout autour. Ils restèrent deux
jours et deux nuits dans le blé. Leur faim devint telle
qu'ils n'étaient pas loin de mourir. Alors ils dirent :
- À quoi nous a-t-il servi d'avoir déserté ? Nous allons
périr tristement.
À ce moment-là, un dragon de feu passa dans le ciel. Il
descendit vers eux et leur demanda pourquoi ils se cachaient
là. Ils répondirent :
- Nous sommes trois soldats ; nous avons déserté parce que
notre solde était trop basse. Mais nous allons mourir de
faim si nous restons ici, ou nous pendouillerons au gibet si
nous en sortons.
- Si vous acceptez de me servir pendant sept ans, dit le
dragon, je vous conduirai par-dessus le gros de l'armée sans
que personne puisse mettre la main sur vous.
- Nous n'avons pas le choix et il nous faut bien accepter,
répondirent-ils.
Le dragon les saisit entre ses griffes, les conduisit
par-delà l'armée et, loin d'elle, les posa de nouveau sur
le sol. Or, le dragon n'était autre que le Diable. Il leur
donna une petite cravache et dit :
- Frappez-vous avec elle ; il sortira de votre corps autant
d'argent que vous en voudrez. Vous pourrez vivre en grands
seigneurs, monter chevaux et rouler carrosse. Mais au bout de
sept années, vous serez à moi.
Il leur présenta un livre sur lequel ils durent inscrire
leurs noms.
- Avant de vous emporter, ajouta-t-il, je vous proposerai une
énigme. Si vous la résolvez, vous serez libres et je ne
vous tiendrai plus en ma puissance.
Le dragon s'envola. Les trois soldats se mirent à jouer de
la cravache. Ils eurent de l'argent en abondance, se firent
confectionner des habits de seigneurs, et voyagèrent de par
le monde. Où qu'ils fussent, ils vivaient dans la joie et la
félicité, roulaient carrosse et montaient chevaux,
mangeaient, buvaient, mais ne commettaient pas de mauvaises
actions. Le temps passa vite et quand les sept années
touchèrent à leur fin, deux d'entre eux sentirent leur
coeur se serrer et une grande peur les saisir. Le troisième,
cependant, prenait la chose du bon côté. Il dit :
- Frères, ne craignez point ! je ne suis pas tombé de la
dernière pluie ; je résoudrai l'énigme.
Ils s'en allèrent dans les champs, s'y assirent sur leur
séant et les deux premiers faisaient triste figure.
Arriva une vieille femme. Elle leur demanda pourquoi ils
étaient si tristes.
- Eh ! qu'est-ce que cela peut bien vous faire ? De toute
façon, vous ne pouvez rien pour nous !
- Qui sait ! répondit-elle, confiez-vous à moi ; dites-moi
vos tourments !
Ils lui racontèrent qu'ils avaient été les serviteurs du
Diable pendant sept ans. Il leur avait procuré de l'argent
à foison ; mais Ils lui avaient donné leurs signatures et
ils seraient à lui si, le temps écoulé, ils ne parvenaient
pas à résoudre une énigme.
La vieille dit :
- Si vous voulez vous en tirer, il faut que l'un de vous
aille dans la forêt. Il arrivera à une falaise éboulée
qui ressemble à une maison. Il faudra qu'il y pénètre et
il y trouvera de l'aide.
Les deux soldats tristes se dirent : « Cela ne servira à
rien. » Et ils restèrent là. Le troisième, en revanche,
celui qui était tout joyeux, se leva et s'avança dans la
forêt jusqu'à ce qu'il trouvât la falaise. Dans la fausse
maison, se tenait une femme vieille comme les pierres.
C'était la grand-mère du Diable. Elle lui demanda d'où il
venait et ce qu'il voulait. Il lui raconta tout ce qui
s'était passé et, comme il lui plaisait, elle le prit en
pitié et lui promit de l'aider. Elle souleva une pierre qui
cachait l'entrée d'une cave et dit :
- Cache-toi ici. Tu entendras tout ce qui se dira. Reste bien
tranquille et ne t'énerve pas. Quand le dragon viendra, je
lui demanderai de quelle énigme il s'agit. Il me dit tout.
Toi, fais attention à ce qu'il me répondra.
À minuit, le dragon arriva et réclama son repas. La
grand-mère mit la table et y apporta mets et boissons pour
qu'il soit content. Et ils mangèrent et burent de concert.
Tout en conversant, elle lui demanda comment s'était passée
la journée et de combien d'âmes il s'était emparé.
- Je n'ai pas eu de chance aujourd'hui, répondit-il. Mais
j'ai attrapé trois soldats ; ceux-là, je les aurai
sûrement.
- Eh ! trois soldats, rétorqua la vieille, ce sont des
gaillards ! ils peuvent encore t'échapper.
Le Diable dit d'un ton mielleux :
- Ils sont à moi ! je vais leur soumettre une énigme qu'ils
seront incapables de résoudre.
- Quel genre d'énigme ? demanda la grand-mère.
- Je vais te la dire : dans la grande mer du Nord, il y a un
chat marin, mort ; ce sera le rôti que je leur offrirai. Une
côte de baleine leur servira de cuillère et un vieux sabot
de cheval creusé leur tiendra lieu de verre à vin. Quand le
Diable s'en fut allé au lit, la grand-mère souleva la
pierre et fit sortir le soldat.
- As-tu bien fait attention à tout ?
- Oui, dit-il ; j'en sais assez et je me tirerai d'affaire.
Sans bruit, il se glissa par la fenêtre et en toute hâte il
rejoignit ses compagnons. Il leur conta comment la
grand-mère avait éventé le piège du Diable et comment il
avait appris la solution de l'énigme. Ils se sentirent tout
joyeux et de bonne humeur, prirent la cravache et
fabriquèrent tant d'argent qu'il en roulait de tous les
côtés.
Quand les sept années furent complètement écoulées, le
Diable arriva avec le livre, leur montra les signatures et
dit :
- Je vais vous emmener en enfer ; on vous y servira un repas.
Si vous devinez la nature du rôti qui vous sera offert, vous
serez libres, et vous pourrez garder la cravache.
Alors le premier soldat commença :
- Dans la grande mer du Nord, il y a un chat marin, mort. Ce
sera certainement notre rôti.
Le Diable se mit en colère, dit « hum ! hum ! hum ! » et
demanda au deuxième :
- Mais qu'est-ce qui vous servira de cuillère ?
- Une côte de baleine sera notre cuillère.
Le Diable fit grise mine, grogna de nouveau par trois fois -
« hum ! hum ! hum ! » et dit au troisième :
- Savez-vous aussi ce qui vous servira de verre à vin ?
- Un vieux sabot de cheval sera notre verre à vin.
Alors le Diable s'envola en poussant un grand cri. Il n'avait
plus aucun pouvoir sur eux. Quant aux trois soldats, ils
conservèrent la cravache, battirent monnaie autant qu'il
leur plaisait et vécurent heureux jusqu'à leur mort.
Il était une fois une femme qui avait trois filles. La
première s'appelait Uniquoeil parce qu'elle n'avait
qu'un oeil au milieu du front. La deuxième se nommait
Doubloeil parce qu'elle avait deux yeux, comme tout le
monde. Et la plus jeune s'appelait Triploeil parce qu'elle
avait trois yeux, le troisième se trouvant chez elle
aussi, au milieu du front. - Chèvre, fais beh ! et une table
avec son couvert se trouvera devant toi avec un
magnifique repas. Tu pourras manger autant que tu
voudras. Et quand tu en auras assez et que tu n'auras
plus besoin de la table tu diras : -
Chèvre, fais beh ! et elle
disparaîtra de ta vue. -
Chèvre, fais beh ! Et à peine
eut-elle prononcé ces mots qu'une petite table
apparaissait devant elle, couverte d'une nappe blanche,
avec une assiette, un couteau, une fourchette et une
cuillère d'argent. Tout autour, il y avait les mets les
plus délicats, fumant encore comme s'ils sortaient de la
cuisine. Alors, Doubloeil dit la plus courte prière
qu'elle connût : -
Chèvre, fais beh ! Aussitôt,
la table et tout ce qu'il y avait dessus, disparurent. «
Voilà un ménage vite fait ! » se dit Doubloeil
satisfaite et de bonne humeur. -
Uniquoeil, veilles-tu ? Les
paupières d'Uniquoeil s'alourdirent et elle s'endormit.
Quand Doubloeil vit qu'elle était plongée dans un
profond sommeil et qu'elle ne pourrait la dénoncer, elle
dit : -
Chèvre, fais beh ! et s'assit
devant sa petite table, mangea et but tout son content.
Puis elle dit : -
Chèvre, fais beh ! et en un
clin d'oeil tout disparut. Doubloeil réveilla Uniquoeil
et lui dit : -
Triploeil, veilles-tu ? mais au lieu
de poursuivre : -
Triploeil, dors-tu ? Elle chanta
par inattention : -
Doubloeil, dors-tu ? et sans
cesse elle répéta : -
Triploeil, veilles-tu ? Deux des
yeux de Triploeil se fermèrent et s'endormirent ; mais
le troisième, que la chanson n'avait pas touché, ne
s'endormit pas. Triploeil le fermait bien, mais c'était
par ruse ; elle observait tout entre ses paupières.
Quand Doubloeil crut que Triploeil était bien endormie
elle dit : -
Chèvre, fais beh ! Elle mangea
et but de bon coeur et fit disparaître la petite table : -
Chèvre, fais beh ! Triploeil
avait tout vu. Doubloeil s'approcha d'elle, la réveilla
et lui dit : -
Chèvre, fais beh ! une petite
table apparaît devant elle, avec le meilleur des repas,
bien meilleur que celui que nous avons ici. Et quand elle
est rassasiée, elle dit : -
Chèvre, fais beh ! et il n'y a
plus rien. J'ai tout vu. Elle m'avait endormi deux yeux
mais, par bonheur, le troisième, celui du front, était
resté éveillé !
Comme Doubloeil ressemblait à n'importe quel enfant des
hommes, ses soeurs et sa mère ne pouvaient pas la
souffrir. Elles lui dirent :
- Avec tes deux yeux, toi, tu ne vaux pas plus que le bas
peuple. Tu n'es pas des nôtres.
Elles la bousculèrent, lui jetèrent de vieux vêtements
et ne lui donnèrent plus rien à manger, sinon des
restes. Elles lui firent toutes les misères possibles.
Il advint que Doubloeil dut aller aux champs pour y
garder la chèvre. Elle avait très faim. Ses soeurs ne
lui avaient presque rien donné à manger. Elle s'assit
dans l'herbe et se mit à pleurer si fort que deux petits
ruisseaux sortaient de ses yeux. Et comme elle regardait
par hasard devant elle tout en gémissant, elle vit
qu'une vieille femme se tenait à ses côtés. Celle-ci
lui demanda :
- Doubloeil, pourquoi pleures-tu ?
Elle répondit :
- Comment ne pas pleurer ? Parce que j'ai deux yeux comme
tout le monde, mes soeurs et ma mère ne peuvent me
souffrir, me bousculent d'un coin dans un autre,
m'habillent de vieilles nippes et ne me donnent à manger
que des restes. Aujourd'hui, elles m'ont donné si peu
que j'ai encore très faim.
Alors la fée lui dit :
- Doubloeil, sèche tes larmes. je vais t'apprendre le
moyen de n'avoir plus jamais faim. Tu n'auras qu'à dire
à ta chèvre :
Table se met,
Table disparais !
Sur quoi la fée s'en alla. Doubloeil se dit : « Il faut
que j'essaye tout de suite pour voir si ce qu'elle a dit
est vrai. J'ai vraiment faim. »
Elle dit :
Table se met,
- Seigneur Dieu, sois notre hôte pour l'éternité.
Amen.
Elle se servit et l'appétit ne lui manqua pas. Quand
elle fut rassasiée, elle dit, comme la fée le lui avait
enseigné :
Table, disparais !
Le soir, quand elle rentra à la maison avec sa chèvre,
elle trouva sa méchante gamelle avec la pitance que lui
avaient laissée ses soeurs. Elle n'y toucha pas. Le
lendemain, elle reprit le chemin des champs avec sa
chèvre sans manger les miettes qu'on lui avait données.
Tout d'abord, ses soeurs ne s'aperçurent pas de son
manège. Mais comme il en fut ainsi tous les jours, elles
finirent par le remarquer et dirent :
- Quelque chose ne va pas. Chaque jour, Doubloeil laisse
son repas alors qu'autrefois elle mangeait tout ce qu'on
lui donnait. Elle a dû trouver quelque autre moyen de se
nourrir.
Pour découvrir la vérité, Uniquoeil fut chargée
d'accompagner sa soeur aux champs, d'observer ce qui s y
passait et de voir si quelqu'un lui apportait à manger
et à boire.
Au matin, quand Doubloeil se leva, Uniquoeil vint vers
elle et lui dit :
- Je vais aller aux champs avec toi pour voir si tu
gardes bien la chèvre et si tu la conduis où elle
trouve à manger.
Doubloeil se douta bien des intentions de sa soeur. Elle
conduisit la chèvre au milieu des hautes herbes et dit :
- Viens t'asseoir, Uniquoeil, je vais te chanter une
chanson.
Uniquoeil s'assit. Elle était fatiguée d'avoir fait un
long chemin auquel elle n'était pas habituée et le
soleil tapait fort. Doubloeil chanta :
Uniquoeil, dors-tu ?
Table se met,
Table, disparais !
- Uniquoeil, tu voulais garder la chèvre et voilà que
tu dors. Pendant ce temps, notre bête aurait pu s'enfuir
n'importe où. Viens, nous allons rentrer à la maison !
Elles s'en allèrent donc et Doubloeil ne toucha pas plus
à sa gamelle que d'habitude. Uniquoeil était bien
incapable d'expliquer à sa mère pourquoi sa soeur ne
voulait pas manger. En guise d'excuses, elle dit :
- Je me suis endormie.
Le lendemain, la mère dit à Triploeil :
- À ton tour de l'accompagner et d'observer si Doubloeil
mange dans les champs et si quelqu'un lui apporte
nourriture et boisson. Il ne fait aucun doute qu'elle
mange et boit en secret.
Triploeil alla trouver Doubloeil et lui dit :
- Je vais aller avec toi pour voir si la chèvre est bien
gardée et si tu la conduis là où elle trouve du
fourrage.
Doubloeil se douta bien de ce qu'elle avait derrière la
tête. Elle conduisit la chèvre au milieu des hautes
herbes et dit :
- Nous allons nous asseoir, Triploeil, et je vais te
chanter une chanson.
Triploeil s'assit. Le chemin et la chaleur l'avaient
fatiguée. Doubloeil reprit la chanson comme la fois
précédente et chanta :
Doubloeil, dors-tu ?
Table se met,
Table, disparais !
- Eh ! Triploeil, tu t'étais endormie ! Tu fais vraiment
bonne garde ! Viens, nous allons rentrer !
Quand elles arrivèrent à la maison, Doubloeil ne mangea
pas plus que les autres fois et Triploeil dit à sa mère
:
- Je sais maintenant pourquoi cette orgueilleuse ne mange
pas ! Quand, aux champs, elle dit à la chèvre :
Table se met.
Table, disparais !
Alors la mère jalouse s'écria :
- Elle veut vivre mieux que nous ! Nous allons lui en
faire passer le goût !
Elle prit un couteau de boucher et le plongea dans le
coeur de la chèvre qui mourut.
Quand Doubloeil vit cela, elle sortit pleine de chagrin
de la maison, s'assit dans l'herbe et pleura des larmes
amères. Tout à coup, la fée se tint de nouveau devant
elle, disant :
- Doubloeil, pourquoi pleures-tu ?
- Comment faire pour ne pas pleurer ! répondit-elle. La
chèvre qui, chaque jour, lorsque je lui disais les mots
que vous m'aviez enseignés, me servait un si bon repas,
a été tuée par ma mère. je vais de nouveau souffrir
de la faim.
La fée lui répondit :
- Doubloeil, je vais te donner un bon conseil : demande
à tes soeurs qu'elles te remettent les entrailles de la
chèvre et enterre-les devant la porte de la maison. Cela
te portera chance.
La fée disparut et, rentrée à la maison, Doubloeil dit
à ses soeurs :
- Chères soeurs, donnez-moi quelque chose de ma chèvre
: je ne demande rien de bon, seulement les entrailles.
Doubloeil prit les entrailles et, sans bruit, elle les
enterra devant la porte de la maison selon le conseil de
la fée.
Le lendemain, quand elles s'éveillèrent et voulurent
sortir de la maison, elles virent un arbre magnifique qui
avait poussé devant la porte. Ses feuilles étaient
d'argent, des fruits d'or y pendaient. Rien n'existait de
plus beau et de plus coûteux dans le vaste monde. Mais
seule Doubloeil comprit que l'arbre avait poussé des
entrailles de la chèvre, car il se trouvait tout juste
à l'endroit où elle les avait enterrées. La mère dit
à Uniquoeil :
- Monte dans l'arbre, mon enfant, et cueille-nous-en les
fruits.
Uniquoeil grimpa, mais quand elle voulut saisir l'un des
fruits d'or, le rameau sur lequel il avait poussé lui
échappa. Il en fut ainsi à chaque tentative et elle ne
parvint à cueillir aucune des pommes d'or, quelle que
fût la façon dont elle s'y prenait. La mère dit alors
:
- À toi de monter, Triploeil ! avec tes trois yeux, tu
verras mieux autour de toi que ta soeur.
Uniquoeil descendit de l'arbre et Triploeil y grimpa.
Mais malgré sa bonne vue, elle n'eut pas plus de succès
que sa soeur : les pommes d'or lui échappaient
également. À la fin, la mère s'impatienta et monta
elle-même dans l'arbre. Mais pas plus qu'Uniquoeil ou
que Triploeil, elle ne put attraper les fruits. À chaque
essai, elle ne saisissait que le vide. Alors Doubloeil
dit :
- Je vais monter à mon tour. Peut-être réussirai-je ?
Ses soeurs eurent beau dire : "Toi, avec tes deux
yeux, tu veux rire ! " elle était déjà dans
l'arbre et les pommes d'or, au lieu de la fuir, venaient
d'elles-mêmes dans sa main. Elle les cueillit les unes
après les autres et redescendit de l'arbre, son tablier
plein de fruits. Sa mère les lui prit, et au lieu
d'être mieux traitée après cela par Uniquoeil et
Triploeil, elle ne connut que leur jalousie et plus de
dureté encore.
Comme elles se trouvaient un jour au pied de l'arbre,
elles virent arriver un jeune cavalier.
- Vite, Doubloeil, crièrent ses deux soeurs, descends de
l'arbre pour que nous n'ayons pas à avoir honte de toi.
Elles enfermèrent en toute hâte la pauvre Doubloeil
sous un tonneau retourné, qui se trouvait justement là
et y cachèrent également les pommes d'or que leur soeur
avait cueillies. Quand le cavalier fut arrivé tout
près, on vit qu'il s'agissait d'un seigneur, fort bel
homme. Il s'arrêta, admira le magnifique arbre d'argent
et d'or et dit aux deux jeunes filles :
- À qui appartient ce bel arbre ? Celle qui m'en donnera
un rameau pourra me demander ce qu'elle voudra.
Uniquoeil et Triploeil répondirent que l'arbre leur
appartenait et qu'elles lui en donneraient volontiers une
petite branche. Mais elles eurent beau se donner beaucoup
de peine, elles n'y parvinrent pas. Les branches, comme
les pommes, s'écartaient d'elles. Alors le cavalier dit
:
- Voilà qui est étonnant. L'arbre vous appartient et
vous êtes incapables d'y cueillir quelque chose.
Elles maintinrent que l'arbre était à elles. Comme
elles disaient cela, Doubloeil fit rouler de dessous le
tonneau quelques pommes d'or : de sorte qu'elles se
dirigèrent vers les pieds du cavalier ; car Doubloeil
était en colère de voir que ses soeurs ne disaient pas
la vérité. Quand le seigneur vit les fruits, il
s'étonna et demanda d'où ils venaient. Uniquoeil et
Triploeil répondirent qu'elles avaient bien une
troisième soeur, mais qu'elles n'osaient pas la montrer
car elle ne possédait que deux yeux comme les gens
ordinaires. Le cavalier, cependant, exigea de la voir et
cria :
- Doubloeil, montre-toi !
Doubloeil, pleine de confiance, sortit de sous le tonneau
et le cavalier fut rempli d'admiration devant sa beauté.
Il dit :
- Toi, Doubloeil, tu pourras certainement briser pour moi
une branche de l'arbre.
- Oui, répondit Doubloeil, je puis le faire, car l'arbre
m'appartient.
Elle grimpa dans l'arbre et, sans peine, brisa un rameau
couvert de fines feuilles d'argent et de fruits d'or pour
l'offrir au cavalier. Alors celui-ci lui dit :
- Que veux- tu en échange, Doubloeil ?
- Ah ! répondit Doubloeil, je souffre de la faim et de
la soif, du chagrin et de la misère, du matin jusqu'au
soir. Si vous pouviez m'emmener et me donner la liberté,
je serais heureuse.
Le cavalier la souleva de terre, la posa sur son cheval
et l'emmena au château de son père. Il lui donna de
beaux habits, à manger et à boire. Et, comme il
l'aimait tendrement, il fit bénir leur union et les
noces furent célébrées au milieu d'une grande joie.
Quand Doubloeil avait été emmenée par le beau
cavalier, ses deux soeurs avaient été jalouses de son
bonheur. « Mais de toute façon, l'arbre merveilleux
nous reste », songeaient-elles. Même si nous ne pouvons
en cueillir aucun fruit, le monde ne s'en arrêtera pas
moins devant lui et viendra chez nous pour dire son
admiration. Qui sait quelle chance cela nous donnera ? »
Mais, le lendemain matin, l'arbre avait disparu et leur
espoir avec lui. Quand Doubloeil, au contraire, regarda
par sa fenêtre, elle l'aperçut et fut remplie de joie.
Il l'avait suivie.