FRED ET KATIA
Il était une fois un jeune
homme qui s'appelait Fred. Sa femme s'appelait Katia. Ils
n'étaient pas mariés depuis longtemps, ils étaient donc de
jeunes mariés. Un jour, Fred dit :
- Je m'en vais travailler aux champs, Katia, à mon retour je
voudrais voir sur la table un bon rôti pour assouvir ma faim
et une bière bien fraîche pour étancher ma soif.
- Vas-y, Fred, répondit Katia, tu peux compter sur moi, je
préparerai tout comme il faut.
L'heure du déjeuner approcha et Katia décrocha de la
cheminée une grosse saucisse et la fit frire dans une poêle
dans laquelle elle avait mis préalablement un morceau de
beurre. La saucisse commença à griller et à frire et Katia
était debout devant sa poêle et toutes sortes de pensées
lui passaient par la tête. Soudain, elle eut une idée :
- Le temps que la saucisse grille, je pourrais aller tirer la
bière à la cave.
Elle mit un support sous le manche de la poêle, prit une
cruche, descendit à la cave et commença à tirer la bière.
La cruche se remplissait et Katia regardait. Soudain, elle
s'affola :
- Bon Dieu, le chien là-haut n'est pas attaché ! Et s'il
avait l'idée de me tirer la saucisse de la poêle? Il ne
manquerai plus que ça !
Et sur-le-champ, elle grimpa l'escalier de la cave quatre à
quatre. Mais le chien tenait déjà la saucisse dans sa
gueule et s'enfuyait en la traînant par terre.
Katia se lança immédiatement à sa poursuite. Elle lui
courut après un bon bout de temps dans les champs, mais le
chien était plus rapide et ne lâchait pas sa prise. La
saucisse, heurtant les mottes de terre, disparut au loin.
- Ce qui est parti, on ne peut plus le rattraper, pensa Katia
revenant sur ses pas. Et, épuisée par la course folle, elle
marchait à pas lents pour se remettre.
Pendant ce temps-là, la bière dans la cave coulait à flots
du fût, puisque Katia avait oublié de fermer le robinet. Et
lorsque la cruche fut pleine, la bière, n'y trouvant plus de
place, se mit à se déverser tout naturellement dans la cave
et ne s'arrêta pas avant que le fût ne fut entièrement
vide. Déjà dans l'escalier Katia vit la catastrophe.
- Ciel ! s'écria-t-elle, comment vais-je faire pour que Fred
ne s'aperçoive de rien ? !
Elle réfléchit un court instant et se rappela qu'il leur
restait encore au grenier, depuis la dernière foire, un sac
de farine de blé ; elle le descendrait alors à la cave et
verserait la farine sur la bière.
« Voilà qui est bien, se félicita-t-elle, ce que tu
arrives à mettre de côté au bon moment, tu le retrouves
dans le besoin. »
Elle monta alors au grenier, descendit le sac à la cave et
le jeta sur la cruche remplie de bière. La cruche tomba et
c'est ainsi que même la dernière bière de Fred se
répandit dans la cave.
« Tout compte fait, c'est bien comme ça, se dit Katia, une
fois que c'est fait. Et puis, maintenant, tout est bien
ensemble. »
Elle répandit la farine dans toute la cave et lorsqu'elle
eut fini, elle sauta de joie, pleinement satisfaite de son
oeuvre :
« C'est tout propre chez nous, c'est très joli !»
À midi, Fred rentra à la maison.
- Que m'as-tu préparé de bon à manger, ma petite femme ?
- Oh, mon petit Fred ! commença Katia, j'ai voulu griller
une saucisse pour te faire plaisir, mais pendant que j'étais
en train de tirer la bière dans la cave, le chien me l'a
volée dans la poêle. Et après, pendant que je poursuivais
le chien, toute la bière a coulé dans la cave et, comble de
tout, lorsque j'ai voulu assécher la cave avec de la farine
de blé, j'ai renversé la cruche. Mais ne t'en fais pas, la
cave est de nouveau bien sèche.
- Ma petite Katia, dit Fred, tu n'aurais pas dû faire ça.
Te faire voler la saucisse, laisser couler toute la bière du
fût et, de plus, répandre toute notre farine fine !
- Mais je ne le savais pas, mon petit Fred, tu aurais dû me
le dire.
« Avec une telle femme, se dit le jeune marié, il va
falloir être prudent. » Il avait économisé une belle
petite somme et venait de l'échanger contre des pièces
d'or. Il les montra à Katia :
- Regarde, ma petite chérie, j'ai là des pièces jaunes de
quatre sous. Je les mettrai dans une marmite et je les
enterrerai dans l'étable près de la vache, sous l'auge.
Mais je te préviens : il ne faut pas que tu y touches, sinon
cela va mal se passer.
- Mais bien sûr, mon petit Fred, promit Katia, je ne vais
absolument pas les toucher.
Mais à peine Fred eut-il tourné les talons que des
marchands de poterie arrivèrent au village et proposèrent
des marmites en terre et toute autre vaisselle. Ils
demandèrent également à la jeune ménagère si elle était
intéressée.
- Vous n'y pensez pas, braves gens, refusa Katia, je voudrais
bien mais je n'ai pas d'argent. À moins que vous ne vous
contentiez des pièces de quatre sous jaunes. Dans ce cas, je
pourrais vous acheter quelque chose.
- Des pièces de quatre sous jaunes ? Pourquoi pas ! Il faut
voir, montrez-les nous !
- Vous n'avez qu'à aller dans l'étable et les déterrer,
elles sont sous l'auge. Moi, je ne dois pas y toucher.
Les potiers filous allèrent à l'étable et déterrèrent
les pièces d'or sous l'auge. Ils empochèrent le tout et
partirent en courant en abandonnant dans la maison marmites
et vaisselle. Mais dans la cuisine de Katia il y avait de la
vaisselle à ne plus savoir qu'en faire, il fallait donc
qu'elle trouve une utilité à tous ces nouveaux objets. Elle
défonça alors toutes les marmites et tasses et les accrocha
sur les palis de la clôture tout autour de la maison.
Lorsque Fred rentra à la maison, il fut consterné par cette
nouvelle décoration.
- Qu'as- tu fait, ma petite Katia ?
- J'ai pu acheter tout ça, mon Fred chéri, pour les pièces
jaunes de quatre sous qui étaient sous l'auge. Mais je ne
les avais pas touchées, ça, pas question, les marchands ont
bien été obligés de se les déterrer eux-mêmes.
- Mon Dieu ! s'écria Fred, qu as-tu fait, malheureuse ! Ce
n'étaient pas des pièces de quatre sous jaunes mais de l'or
pur, et toute notre fortune ! Tu n'aurais jamais dû me faire
ça.
- Eh bien ! je ne le savais pas, mon petit Fred, tu aurais
dû me le dire avant.
Katia réfléchit un petit moment, puis elle s'écria :
- Sais-tu quoi, Fred ? Nous rattraperons ces voleurs et ils
seront bien obligés de nous rendre notre or !
- Bon, d'accord, dit Fred, on va essayer. Mais prends du
beurre et du fromage pour qu'on ait de quoi manger sur la
route.
- Je vais en prendre, Fred, je vais en prendre.
Et ils s'élancèrent. Fred allait plus vite, Katia traînait
à l'arrière et prenait du retard.
« C'est un avantage, se dit-elle, j'aurai de l'avance sur le
chemin de retour. »
Le chemin était en pente et des deux côtés il y avait de
profondes ornières.
- Regardez donc ça, dit Katia, comme ils ont défoncé,
déchiré et meurtri la terre ! Elle ne guérira jamais.
Compatissante, elle prit le beurre et en badigeonna les
ornières, à gauche et à droite, pour que les empreintes
des roues de charrettes ne leur fassent plus mal. Toute
penchée et absorbée par son travail, elle fit tomber de sa
poche un morceau de fromage qui se mit à dévaler la pente.
Et Katia raisonna ainsi .
« J'ai déjà gravi cette pente une fois et je n'ai pas
envie de recommencer. Qu'un autre fromage le rattrape et me
rapporte le premier. »
Elle prit un autre petit fromage et lui fit descendre la
pente. Comme ils ne revenaient pas, elle en envoya un
troisième à leur poursuite.
« Ils attendent sans doute d'être plus nombreux,
pensa-t-elle, ils n'aiment pas marcher seuls. »
Comme, même à trois, ils ne revenaient pas, elle se dit :
« Je ne sais vraiment pas ce qui se passe. Il se peut que le
troisième se soit trompé de chemin et se soit égaré ; je
vais en envoyer un quatrième pour me le ramener. »
Or, le quatrième fromage ne fit pas mieux que le troisième.
Katia se mit alors en colère et lança même le cinquième
et le sixième fromage ; elle n'en avait plus d'autres. Elle
attendit encore un bon moment pour voir s'ils revenaient mais
en vain, les fromages ne revenaient pas.
« J'aurais mieux fait de vous envoyer au diable, se fâcha
Katia, ça vous aurait pris du temps, c'est bien vrai.
Pensez-vous que je vous attendrai indéfiniment ?
Certainement pas. Vous êtes plus jeunes que moi, vous n'avez
qu'à me rattraper. »
Elle poursuivit son chemin et rejoignit Fred qui s'était
arrêté pour l'attendre, car il commençait à avoir faim.
- Voyons ce que tu as apporté à manger.
Katia lui donna du pain.
- Et où sont le beurre et le fromage ?
- Oh, mon petit Fred, répondit Katia, avec du beurre j'ai
soigné les ornières sur la route, mais les fromages ne vont
pas tarder. L'un d'eux s'était échappé, alors j'ai envoyé
les autres à sa poursuite.
- Tu n'aurais pas dû faire ça, Katia, dit Fred, gaspiller
du beurre sur la route et faire rouler les fromages sur la
pente.
- Eh bien ! mon petit Fred, tu aurais dû me le dire avant.
Ils se partagèrent le pain sec et Fred, soudain, s'inquiéta
:
- Katia, as-tu bien fermé la porte de la maison avant de
partir ?
- Oh non ! Fred, tu aurais dû me le dire avant.
- Retourne donc à la maison et fais-le. Je veux que notre
maison soit bien en sécurité avant de continuer la route.
Et rapporte quelque chose d'autre à manger, je t'attendrai
ici.
Katia rebroussa chemin tout en réfléchissant :
« Mon petit Fred veut quelque chose d'autre à manger, le
beurre et le fromage ne sont apparemment pas à son goût. Je
prendrai un panier de pommes tapées et à boire une cruche
de vinaigre. »
De retour à la maison, elle ferma le verrou de la partie
haute de la porte, sortit des gonds la moitié basse et la
chargea sur son dos en se félicitant pour la manière dont
elle sut protéger la porte et mettre ainsi sa maison à
l'abri du danger. Puis elle traîna un peu pour revenir, car
elle se dit :
« Mon petit Fred profitera ainsi bien du repos. »
Et, lorsqu'elle le rejoignit à nouveau, elle dit :
- Tiens, mon petit Fred, voici la porte, tu peux maintenant
surveiller ta maison tout seul.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria Fred, que ma femme est
intelligente ! Elle ferme bien le haut de la porte et enlève
la partie basse pour que n'importe qui puisse entrer à
l'intérieur. Il est trop tard maintenant pour rentrer à la
maison. Et puisque tu as cru bon d'amener la porte jusqu'ici,
tu n'as qu'à continuer à la porter.
- Bien sûr, mon petit Fred, la porte, je la porterai
volontiers mais les pommes tapées et la cruche avec du
vinaigre c'est trop pour moi. Je les accrocherai à la porte,
c'est elle qui les portera.
Ils arrivèrent à la forêt et cherchèrent les potiers
roublards mais en vain. La nuit tomba, et ils grimpèrent sur
un arbre pour y passer la nuit. Mais à peine furent-ils
installés là haut, dans la cime, qu'arrivèrent les petits
filous, ceux qui prennent et emportent ce qui ne veut pas les
suivre tout seul, et qui trouvent des choses avant qu'elles
ne soient perdues. Ils s'assirent juste au pied de l'arbre
sur lequel s'étaient installés Fred et Katia. Ils
allumèrent un feu et commencèrent à partager leur butin.
Fred se glissa de l'autre côté du pied de l'arbre, ramassa
des cailloux, puis il regrimpa sur l'arbre et tenta de tuer
les voleurs avec les pierres. Mais il visait mal et les
bandits s'écrièrent :
- Le jour va bientôt se lever, le vent fait tomber des
pommes de pin.
Katia avait toujours la porte sur le dos et elle lui pesait
trop. Comme elle était persuadée que c'était à cause des
pommes tapées, elle chuchota :
- Fred, il faut que je me débarrasse de ces pommes.
- Attends, Katia, ce n'est pas le moment, répondit Fred, ça
pourrait nous trahir.
- Mais je suis obligée, Fred, elles sont trop lourdes.
- Eh bien alors, vas-y, que diable !
Les pommes tapées tombèrent entre les branches et les
filous d'en bas observèrent :
« Les oiseaux crottent. »
La porte sur ses épaules lui pesant toujours autant, Katia
chuchota à nouveau à l'oreille de Fred :
- Oh ! mon petit Fred, il faut que je vide la cruche avec le
vinaigre.
- Non, Katia, ce n'est pas le moment, cela pourrait nous
trahir.
- Mais je dois le faire, mon petit Fred, il me pèse trop, ce
n'est plus supportable.
- Vas-y alors, verse-le, parbleu !
Katia vida la cruche et le vinaigre éclaboussa les mauvais
plaisants au pied de l'arbre.
- C'est déjà la rosée, dirent-ils à l'unisson.
Enfin, Katia eut une idée : « Et si c'était la porte qui
pèse si lourd ? » et elle murmura :
- Fred, tu sais, il faut que je me débarrasse de cette
porte.
- Non, Katia, tu ne peux pas, cela pourrait nous trahir.
- Mais il le faut, mon petit Fred, elle est bien trop lourde.
- Je t'ai dit non, Katia, tiens bon.
- Oh ! Fred, je vais la lâcher.
- Sacrebleu ! réagit Fred, en colère, lâche-la donc, qu'on
n'en parle plus !
La porte tomba en un fracas de tonnerre et les escrocs
s'écrièrent :
- C'est le diable qui arrive ! Et ils prirent leurs jambes à
leur cou, abandonnant toutes leurs affaires.
À l'aube, Fred et Katia descendirent de l'arbre et, à son
pied, ils trouvèrent leur or et le rapportèrent à la
maison.
De retour chez eux, Fred dit :
- Et maintenant, Katia, tu devras te mettre au travail.
- Bien sûr, mon petit Fred, j'irai au champ pour faucher.
Arrivée au champ, elle commença à se poser des questions :
- Dois-je manger avant de commencer à couper ou vaut-il
mieux que je dorme avant de me mettre au travail ? Oh !
Finalement, je vais commencer par manger.
Elle mangea et puis elle eut sommeil ; elle commença à
couper et en somnolant - cric et crac - elle découpa tous
ses vêtements, son tablier, sa jupe et même sa chemise.
Elle dormit longtemps et lorsqu'elle se réveilla, elle
était plantée là, en lambeaux, presque nue.
« Est-ce que c'est moi ou est-ce que ce n'est pas moi ? se
demanda-t-elle. Ah non, ce ne peut pas être moi. »
Et la nuit tomba. Katia revint au village en courant, frappa
à la fenêtre de Fred et cria :
- Fred ?
- Qu'est-ce que c'est ?
- Est-ce que Katia est à la maison ? Je voudrais savoir.
- Oui, oui, répondit Fred, je crois qu'elle est couchée et
qu'elle dort.
- Très bien, dit Katia, on dirait que je suis déjà
rentrée.
Et elle partit en courant.
Le chat fit la connaissance d'une souris. Il
l'assura si bien que ses sentiments envers elle étaient
amicaux et chaleureux que la souris se laissa convaincre et
finit par accepter de vivre avec le chat, sous le même toit.
- Il nous faudra faire nos réserves de nourriture pour
l'hiver, dit le chat, sinon nous risquons de mourir de faim.
Toi, ma petite souris, tu ne peux pas aller partout, tu
pourrais te faire prendre dans un piège.
C'était une bonne idée. Ils achetèrent alors un petit pot
de saindoux mais ne savaient pas où le cacher. Ils
réfléchirent longtemps et, finalement, le chat décida :
- Sais-tu ce que nous allons faire ? Nous le cacherons dans
l'église ; on ne peut imaginer meilleure cachette ! Personne
n'oserait emporter quelque chose d'une église. Nous poserons
le pot sous l'autel et nous ne l'entamerons qu'en cas de
nécessité absolue.
Ils portèrent donc le pot en ce lieu sûr, mais très vite
le chat eut envie de saindoux. Il dit à la souris:
- Je voulais te dire, ma petite souris, ma cousine m'a
demandé d'être le parrain de leur petit dernier. Ils ont eu
un petit, blanc avec des taches marron et je dois le tenir
pendant le baptême. Laisse-moi y aller, et occupe-toi
aujourd'hui de la maison toute seule, veux-tu ?
- Bien sûr, sans problème, acquiesça la souris, vas-y, si
tu veux, et pense à moi quand tu mangeras des bonnes choses.
J'aurais bien voulu, moi aussi, goûter de ce bon vin doux
qu'on donne aux jeunes mamans.
Mais tout cela était faux ; le chat n'avait pas de cousine
et personne ne lui avait demandé d'être parrain. Il
s'empressa d'aller à l'église, rampa jusqu'au petit pot de
saindoux et lécha jusqu'à avoir mangé toute la graisse du
dessus. Ensuite, il partit se promener sur les toits pour
voir ce qui se passait dans le monde, et puis surtout pour
trouver encore quelque chose de bon à manger. Puis il
s'allongea au soleil. Et chaque fois qu'il se souvenait du
petit pot de saindoux, il se léchait les babines et se
caressait la moustache. Il ne rentra à la maison que dans la
soirée.
- Te voilà enfin de retour ! l'accueillit la petite souris.
T'es-tu bien amusé ? Vous avez dù bien rire.
- Oui, ce n'était pas mal, répondit le chat.
- Et quel nom avez-vous donné à ce chaton ? demanda la
souris.
- Sanledessu, répondit sèchement le chat.
- Sanledessu ? chicota la souris, quel drôle de nom ! Assez
rare, dirais-je. Est-il courant dans votre famille ?
- Tu peux dire ce que tu veux, rétorqua le chat, mais ce
n'est pas pire que Volemiettes, le nom de tes filleuls.
Peu de temps après, le chat se sentit de nouveau l'eau venir
à la bouche.
- Sois gentille, supplia-t-il, occupe-toi encore une fois de
la maison toute seule. Fais cela pour moi, petite souris ; on
m'a encore demandé d'être le parrain. Le chaton a une
collerette blanche au cou, je ne peux pas refuser.
La gentille souris fut d'accord. Et le chat se glissa à
travers le mur de la ville, s'introduisit dans l'église et
vida la moitié du pot de saindoux.
- Rien à faire, se dit-il, c'est bien meilleur quand on
mange tout seul.
Et il se félicita de son exploit.
Lorsqu'il arriva à la maison, la petite souris demanda :
- Comment avez-vous baptisé le bébé ?
- Miparti, répondit le chat.
- Miparti ? Pas possible ! je n'ai jamais entendu un nom
pareil. Je parie qu'il n'est même pas dans le calendrier.
Le chat ne tarda pas à se sentir de nouveau l'eau à la
bouche en pensant au pot de saindoux.
- Jamais deux sans trois, dit-il à la souris. On me demande
de nouveau d'être le parrain. L'enfant est tout noir, seules
les pattes sont blanches, elles mis à part, il n'a pas un
seul poil blanc. Un enfant comme ça ne nait qu'une fois par
siècle ! Tu me laisseras y aller, n'est-ce pas ?
- Sanledessu ! Miparti ! répondit la souris, ce sont des
noms si étranges. Cela ne s'est jamais vu. Ils me trottent
dans la tête sans arrêt.
- C'est parce que tu restes tout le temps ici, avec ta
vilaine robe gris foncé à longue natte, tu passes toutes
tes journées enfermée ici, pas étonnant que tout se
brouille dans ta tête, dit le chat. Voilà ce qui arrive
quand on passe sa vie dans ses pantoufles.
Le chat parti, la petite souris fit le ménage dans toute la
maison. Pendant ce temps-là, le chat gourmand vida
entièrement le pot de saindoux.
- Et voilà, pensa-t-il, maintenant que j'ai tout mangé, je
ne serai plus tenté.
Si repu qu'il s'essoufflait en marchant, il ne rentra à la
maison que la nuit, mais serein.
La petite souris lui demanda aussitôt le nom du troisième
chaton.
- Je suis sûr que tu n'aimeras pas, répondit le chat. Il
s'appelle Toufini.
- Toufini ! chicota la souris. Cela parait suspect, ce nom ne
me dit rien qui vaille. Je ne l'ai jamais vu imprimé quelque
part. Toufini ! Qu'est ce que cela veut dire, en fait ?
Elle hocha la tête, se roula en boule et s'endormit.
Depuis ce jour, plus personne n'invita le chat à un
baptême.
L'hiver arriva, et dehors, il n'y avait rien à manger. La
petite souris se rappela qu'ils avaient quelque chose en
réserve.
- Viens, mon chat, allons chercher notre pot de saindoux que
nous avons caché pour les temps durs. On va se régaler.
- Tu te régaleras, tu te régaleras, marmonna le chat, cela
sera comme si tu sortais ta petite langue fine par la
fenêtre.
Ils s'en allèrent et lorsqu'ils arrivèrent dans l'église,
le pot était toujours à sa place mais vide.
- « Ça y est, dit la souris, je comprends tout, j'y vois
clair à présent. Tu parles d'un ami ! Tu as tout mangé
quand tu allais « faire le parrain » : d'abord «
Sanledessu », puis « Miparti » et pour finir...
- Tais-toi, coupa le chat, encore un mot et je te mange !
Mais la petite souris avait le « Toufini » sur la langue,
et à peine l'eut-elle prononcé que le chat lui sauta
dessus, l'attrapa et la dévora.
Eh oui, ainsi va le monde.
Il était une fois une
vieille reine. Son mari était mort depuis longtemps et elle
avait une fille fort jolie. Lorsque celle-ci fut devenue
grande, elle fut promise au fils d'un roi. Quand vint le
temps du mariage, et qu'elle fut prête à partir pour
l'étranger, la reine prépara pour elle les objets les plus
précieux : des bijoux, de l'or et de l'argent, des gobelets,
des pierres précieuses, bref, tout ce qui convient à la dot
d'une princesse, car elle aimait son enfant de tout son
coeur. Elle la confia à une camériste qui devait voyager
avec elle et la conduire à son fiancé. Un cheval fut remis
à chacune des deux femmes. Celui de la princesse se nommait
Falada et savait parler. Lorsque vint l'instant de la
séparation, la reine se rendit dans sa chambre à coucher, y
prit un petit couteau et s'entailla un doigt de façon à en
faire jaillir le sang. Elle disposa un petit chiffon blanc
sur lequel tombèrent trois gouttes de sang, le donna à sa fille et dit :
- Ma chère enfant, garde-le précieusement ; il te sera utile en cours de route.
Elles prirent tristement congé l'une de l'autre. La
princesse serra le petit chiffon sur son sein, se mit en
selle et partit rejoindre son fiancé. Après avoir
chevauché pendant une heure, elle ressentit une soif ardente et dit à sa camériste :
- Descends de cheval et puise avec le gobelet que tu as
apporté pour moi de l'eau de ce ruisseau ; j'ai envie de boire.
- Si vous avez soif, répondit la dame, descendez vous-même,
allongez-vous au-dessus de l'eau et buvez. Je ne suis pas votre servante.
La princesse, qui avait très soif, descendit de cheval, se
pencha sur l'eau du ruisseau et but. On ne lui avait pas permis de boire dans le gobelet d'or.
- Ah ! mon Dieu, émit-elle.
Les trois gouttes de sang lui parlèrent alors :
- Si ta mère savait cela, son coeur éclaterait dans sa poitrine.
Mais la fille du roi était courageuse. Elle ne dit rien et
remonta à cheval. Elles chevauchèrent durant quelques
lieues. Mais la journée était chaude et elle eut bientôt
soif à nouveau. Arrivant auprès d'une rivière, elle dit à sa camériste :
- Descends de cheval et donne-moi à boire dans mon gobelet d'or.
Elle avait oublié depuis longtemps les méchantes paroles de
celle qui l'accompagnait. Mais celle-ci répondit avec plus d'orgueil encore :
- Si vous avez soif, buvez toute seule, je ne suis pas votre servante !
La princesse, qui avait vraiment très soif, descendit de
cheval, se pencha sur l'eau rapide, pleura et dit :
- Ah ! Seigneur !
Comme elle buvait en se penchant sur l'eau, le petit chiffon
taché des trois gouttes de sang échappa de son corsage et
partit au gré du courant sans qu'elle s'en aperçût, tant
elle avait peur. La camériste, elle, avait tout vu et elle
se réjouissait d'avoir dorénavant tout pouvoir sur la
princesse car, à partir du moment où celle-ci avait perdu
les gouttes de sang, elle était devenue faible et sans
défense. Lorsqu'elle voulut remonter sur son cheval Falada, la dame de compagnie dit :
- C'est moi qui vais monter Falada et toi tu prendras mon canasson.
Et il fallut bien qu'elle en passât par là. Ensuite, la
dame l'obligea à enlever ses habits royaux et à revêtir ses méchants oripeaux.
Et elle dut jurer devant Dieu qu'elle n'en dirait rien en
arrivant à la cour du roi. Si elle n'y avait point consenti,
elle eût été assassinée sur-le-champ. Mais Falada avait tout observé et tout enregistré.
La camériste enfourcha donc Falada et la princesse monta sur
la rosse. Elles poursuivirent ainsi leur chemin jusqu'au
château du roi. On s'y réjouit fort de leur arrivée et le
prince vint à leur rencontre, aida la dame de compagnie à
descendre de cheval croyant qu'elle était sa fiancée. Elle
entra au château, tandis que la vraie princesse devait
rester dans la cour. Le vieux roi, qui regardait par la
fenêtre, la remarqua et vit qu'elle était fière et belle.
Il se rendit aussitôt dans l'appartement royal et demanda à
la soi-disant fiancée qui était la jeune fille dans la cour.
- Je l'ai rencontrée en cours de route et l'ai prise avec
moi pour ne pas être seule. Donnez du travail à cette
servante pour qu'elle ne reste pas sans rien faire.
Mais le vieux roi n'avait pas de besogne à lui confier. Alors il dit :
- J'ai là un garçon qui garde les oies, elle n'a qu'à l'aider.
Le garçon se nommait Kurt ; la vraie fiancée dut l'aider à garder les oies.
Peu de temps après, la fausse fiancée dit au jeune roi :
- Cher époux, je vous en prie, faites-moi plaisir.
- Bien volontiers.
- Faites venir l'écorcheur pour qu'il abatte le cheval sur
lequel je suis arrivée. Pendant le voyage, il m'a mise en colère.
En réalité, elle craignait que le cheval ne parlât de sa
conduite à l'égard de la princesse. Quand vint le moment
où devait mourir le fidèle Falada, la véritable fille du
roi l'apprit. Elle promit à l'écorcheur, secrètement, de
lui donner une pièce d'argent s'il lui rendait un petit
service. Il y avait dans la ville une porte très grande et
pleine d'ombre qu'elle devait franchir matin et soir avec ses
oies. Elle pria l'écorcheur d'y clouer la tête de Falada
afin qu'elle puisse le voir une fois encore. L'homme fit la
promesse, emporta la tête et la cloua sous la sombre porte.
Au petit matin, passant par là avec Kurt, elle dit à la tête :
Ô ! toi, Falada, qui es accroché là... !
La tête répondit :
0 ! toi, ma princesse, qui par là te rends
Si ta mère savait cela
Son coeur volerait en éclats.
Silencieusement, elle sortit de la ville et conduisit ses oies aux champs. Arrivée dans les prés, elle s'assit et défit ses cheveux. Ils étaient comme d'or pur et Kurt, en les voyant, se réjouit de les voir étinceler. Il voulut en arracher quelques-uns. Alors la princesse dit :
Je pleure, je pleure, brise légère !
De Kurt bien vite emporte le bonnet
Et qu'il coure après sa coiffure chère
Jusqu'à ce que de nouveau mes cheveux soient nets.
Le vent souffla alors et emporta le chapeau de Kurt qui partit à sa poursuite. Quand
il revint, elle avait fini de se coiffer et il ne put plus
lui prendre de cheveux. Il en fut fort marri et ne lui
adressa plus la parole. Ils gardèrent ensuite les oies
jusqu'au soir, puis rentèrent à la maison.
Le lendemain matin, poussant le troupeau sous la porte, la jeune fille dit :
Ô ! toi, Falada, qui es accroché là...!
La tête de Falada répondit :
Ô ! toi, ma princesse, qui par là te rends
Si ta ni mère savait cela
Son coeur volerait en éclats !
Parvenue hors de la ville, elle s'assit de nouveau dans le pré et commença à dérouler ses cheveux. Kurt voulut les prendre dans sa main. Elle dit à voix rapide :
Je pleure, je pleure, brise légère !
De Kurt bien vite prends le bonnet
Et qu'il coure après sa coiffure chère
Jusqu'à ce que de nouveau mes cheveux soient nets.
Le vent souffla, emporta le chapeau et Kurt dut le poursuivre. Quand il revint, elle
avait depuis longtemps arrangé sa coiffure et il ne put y
toucher. Et ainsi, ils gardèrent les oies jusqu'au soir.
Mais, ce soir-là après avoir regagné la maison, Kurt se
rendit auprès du vieux roi et lui dit :
- Je ne veux garder plus longtemps les oies avec cette fille.
- Pourquoi donc ? demanda le roi.
- Eh ! elle me fâche toute la journée.
Le roi lui ordonna de raconter ce qui se passait. Kurt dit :
- Le matin, quand nous faisons passer le troupeau sous la
porte sombre, il y a une tête de cheval contre le mur. Elle lui dit :
Falada, qui es accroché là... !
La tête répond :
ô ! toi ma princesse, qui par là te rends
Si ta mère savait cela
Son coeur volerait en éclats !
Et Kurt raconta aussi ce qui se passait ensuite dans le pré aux oies et comment il était
obligé de courir après son chapeau.
Le vieux roi lui donna ordre d'agir le lendemain comme de
coutume et, au matin, il se tint lui-même sous la porte
sombre et entendit comment la jeune fille parlait à la tête
de Falada. Il les suivit ensuite dans les champs et se cacha
dans un buisson. Bientôt, il vit de ses propres yeux comment
le garçon et la gardeuse d'oies amenaient le troupeau et
comment, après quelque temps, la jeune fille s'asseyait et
laissait couler ses cheveux d'or. Et de nouveau elle dit :
Je pleure, je pleure, brise légère !
De Kurt bien vite prends le bonnet
Et qu'il coure après sa coiffure chère
Jusqu'à ce que de nouveau mes cheveux soient nets.
Le vent souffla et emporta le chapeau de Kurt qui dut le poursuivre au loin. La gardeuse
d'oies peigna ses cheveux et enroula ses boucles. Le vieux
roi vit tout cela. Sans qu'on l'eût aperçu, il quitta les
lieux. Lorsque, le soir venu, la jeune fille fut rentrée, il
la fit mander et lui demanda pourquoi elle agissait ainsi :
- Je ne puis vous le dire, répondit-elle. Et je ne peux dire
mon malheur à personne au monde, je l'ai juré devant Dieu pour éviter que l'on ne me tue.
Le roi essaya de la contraindre à parler, mais il ne put rien en tirer. Alors il dit :
- Si tu ne veux rien me dire, raconte ta peine au fourneau.
Et il s'en alla. Elle s'accroupit près du poêle, gémit et pleura, vidant son coeur et disant :
- Me voilà ici, abandonnée du monde entier, quoique fille
du roi. Une méchante camériste m'a obligée par la menace
à lui donner mes habits royaux. Elle a pris ma place auprès
de mon fiancé et je suis contrainte au travail vulgaire de
gardeuse d'oies. Si ma mère le savait, de douleur, son coeur volerait en éclats.
Le vieux roi se tenait de l'autre côté du mur, l'oreille
collée à la cheminée. Il avait entendu tout ce qu'elle
avait dit. Il revint et la fit quitter le poêle.
On lui apporta des vêtements royaux et elle était si belle
que c'était miracle. Le vieux roi appela son fils et lui
expliqua qu'il avait choisi une fausse fiancée, qui était
en réalité une camériste. La véritable fiancée se tenait
devant lui ; c'était la gardeuse d'oies. Le prince fut
rempli de joie en la voyant si belle et si vertueuse. On
prépara un grand repas auquel furent invités tous les amis
et connaissances. Au bout de la table se tenaient le fiancé
et la princesse et, en face d'eux, la camériste. Celle-ci
était éblouie et elle ne reconnaissait pas sa maîtresse
dans cette jeune fille magnifiquement parée. Quand ils
eurent mangé et bu et que tout le monde fut de bonne humeur,
le vieux roi proposa une devinette à la camériste. Elle
devait dire ce que valait une femme qui avait trompé son
seigneur. Il lui raconta toute l'histoire et demanda :
- Quelle peine a-t-elle méritée ?
- Elle ne vaut pas plus que d'être enfouie toute nue dans un
tonneau bardé de clous pointus à l'intérieur. Et il faut y
atteler deux chevaux blancs qui la tireront de rue en rue j'usqu'à ce qu'elle meure.
- Cette femme, c'est toi, dit le vieux roi. Tu as prononcé
ton propre verdict et tu seras traitée comme tu l'as dit.
Quand la peine fut exécutée, le prince épousa sa
véritable fiancée et ils régnèrent sur le pays dans la
paix et la félicité.