Les Deux Amis de Bourbonne
Il y avait ici deux hommes qu'on pourrait appeler les
Oreste et Pylade de Bourbonne. L'un se nommait Olivier, et
l'autre Félix. Ils étaient nés le même jour, dans la même
maison, et des deux soeurs ; ils avaient été nourris du même
lait, car l'une des mères étant morte en couches, l'autre se
chargea des deux enfants. Ils avaient été élevés ensemble,
ils étaient toujours séparés des autres ; ils s'aimaient comme
on existe, comme on vit, sans s'en douter, ils le sentaient à
tout moment, et ils ne se l'étaient peut-être jamais dit.
Olivier avait une fois sauvé la vie à Félix, qui se piquait
d'être grand nageur, et qui avait failli de se noyer. Ils ne
s'en souvenaient ni l'un ni l'autre. Cent fois Félix avait tiré
Olivier des aventures fâcheuses où son caractère impétueux
l'avait engagé ; et jamais celui-ci n'avait songé à l'en
remercier; ils s'en retournaient ensemble à la maison, sans se
parler, ou en parlant d'autre chose.
Lorsqu'on tira pour la milice, le premier billet fatal étant
tombé sur Félix, Olivier dit : « L'autre est pour moi. » Ils
firent leur temps de service, ils revinrent au pays ; plus chers
l'un à l'autre qu'ils ne l'étaient auparavant, c'est ce que je
ne saurais vous assurer : car, petit frère, si les bienfaits
réciproques cimentent les amitiés réfléchies, peut-être ne
font-ils rien à celles que jappellerais volontiers des
amitiés animales et domestiques. A l'armée, dans une rencontre,
Olivier étant menacé d'avoir la tête fendue d'un coup de
sabre, Félix se mit machinalement au-devant du coup, et en resta
balafré. On prétend quil était fier de cette blessure:
pour moi, je n'en crois rien. A Hastembeck, Olivier avait retiré
Félix d'entre la foule des morts où il était demeuré. Quand
on les interrogeait, ils parlaient quelquefois des secours qu'ils
avaient reçus l'un de l'autre, jamais de ceux qu'ils avaient
rendus l'un à l'autre. Olivier disait de Félix, Félix disait
d'Olivier ; mais ils ne se louaient pas. Au bout de quelque temps
de séjour au pays, ils aimèrent, et le hasard voulut que ce
fût la même fille. Il n'y eut entre eux aucune rivalité ; le
premier qui s'aperçut de la passion de son ami, se retira. Ce
fut Félix. Olivier épousa ; et Félix, dégoûté de la vie
sans savoir pourquoi, se précipita dans toutes sortes de
métiers dangereux ; le dernier fut de se faire contrebandier.
Vous n'ignorez pas, petit frère, qu'il y a quatre tribunaux en
France, Caen, Reims, Valence et Toulouse, où les contrebandiers
sont jugés ; et que le plus sévère des quatre, c'est celui de
Reims, où préside un nommé Coleau, l'âme la plus féroce que
la nature ait encore formée. Félix fut pris les armes à la
main, conduit devant le terrible Coleau, et condamné à mort,
comme cinq cents autres qui l'avaient précédé. Olivier apprit
le sort de Félix. Une nuit, il se lève d'à côté de sa femme,
et sans lui rien dire, il s'en va à Reims. Il s'adresse au juge
Coleau, il se jette à ses pieds, et lui demande la grâce de
voir et d'embrasser Félix. Coleau le regarde, se tait un moment,
et lui fait signe de s'asseoir. Olivier s'assied. Au bout d'une
demi-heure, Coleau tire sa montre et dit à Olivier: « Si tu
veux voir et embrasser ton ami vivant, dépêche-toi ; il est en
chemin; et si ma montre va bien, avant qu'il soit dix minutes il
sera pendu. » Olivier, transporté de fureur, se lève,
décharge, sur la nuque du cou, au juge Coleau un énorme coup de
bâton, dont il l'étend presque mort ; court vers la place,
arrive, crie, frappe le bourreau, frappe les gens de la justice,
soulève la populace indignée de ces exécutions. Les pierres
volent; Félix délivré s'enfuit: Olivier songe à son salut ;
mais un soldat de maréchaussée lui avait percé les flancs d'un
coup de baïonnette, sans qu'il s'en fût aperçu. Il gagna la
porte de la ville ; mais il ne put aller plus loin ; des
voituriers charitables le jetèrent sur leur charrette, et le
déposèrent à la porte de sa maison un moment avant qu'il
expirât. Il n'eut que le temps de dire à sa femme : « Femme,
approche, que je t'embrasse ; je me meurs, mais le balafré est
sauvé. »
Un soir que nous allions à la promenade selon notre usage, nous
vîmes au-devant d'une chaumière une grande femme debout avec
quatre petits enfants à ses pieds ; sa contenance triste et
ferme attira notre attention, et notre attention fixa la sienne.
Après un moment de silence, elle nous dit : « Voilà quatre
petits enfants ; je suis leur mère, et je n'ai plus de mari. »
Cette manière haute de solliciter la commisération était bien
faite pour nous toucher. Nous lui offrîmes nos secours, qu'elle
accepta avec honnêteté. C'est à cette occasion que nous avons
appris l'histoire de son mari Olivier, et de Félix son ami. Nous
avons parlé d'elle, et j'espère que notre recommandation ne lui
aura pas été inutile. Vous voyez, petit frère, que la grandeur
d'âme et les hautes qualités sont de toutes les conditions et
de tous les pays ; que tel meurt obscur, à qui il n'a manqué
qu'un autre théâtre, et qu'il ne faut pas aller jusque chez les
Iroquois pour trouver deux amis.
Dans le temps que le brigand Testalunga infestait la Sicile avec
sa troupe, Romano, son ami et son confident, fut pris. C'était
le lieutenant de Testalunga, et son second. Le père de ce Romano
fut arrêté et emprisonné pour crimes. On lui promit sa grâce
et sa liberté, pourvu que Romano son fils trahit et livrât son
chef Testalunga. Le combat entre la tendresse filiale et
l'amitié jurée fut violent. Mais Romano père persuada son fils
de donner la préférence à l'amitié, honteux de devoir la vie
à une trahison. Romano fils se rendit à l'avis de son père.
Romano père fut mis à mort ; et jamais les tortures les plus
cruelles ne purent arracher de Romano fils la délation de ses
complices.
Vous avez désiré, petit frère, de savoir ce qu'est devenu
Félix, c'est une curiosité si simple, et le motif en est si
louable, que nous nous sommes un peu reproché de ne l'avoir pas
eue. Pour réparer cette faute, nous avons pensé d'abord à M.
Papin, docteur en théologie et curé de Sainte-Marie à
Bourbonne ; mais maman s'est ravisée, et nous avons donné la
préférence au subdélégué Aubert, qui est un bon homme, bien
rond, et qui nous a envoyé le récit suivant, sur la vérité
duquel vous pouvez compter.
« Le nommé Félix vit encore. Echappé des mains de la justice
de Reims, il se jeta dans les forêts de la province, dont il
avait appris à connaître les tours et les détours pendant
qu'il faisait la contrebande, cherchant à s'approcher peu à peu
de la demeure d'Olivier, dont il ignorait le sort.
« Il y avait au fond d'un bois, où vous vous êtes promenée
quelquefois, un charbonnier dont la cabane servait d'asile à ces
sortes de gens ; c'était aussi l'entrepôt de leurs marchandises
et de leurs armes. Ce fut là que Félix se rendit, non sans
avoir couru le danger de tomber dans les embûches de la
maréchaussée qui le suivait à la piste. Quelques-uns de ses
associés y avaient porté la nouvelle de son emprisonnement à
Reims; et le charbonnier et la charbonnière le croyaient
justicié, lorsqu'il leur apparat.
« Je vais vous raconter la chose, comme je la tiens de la
charbonnière, qui est décédée ici il n'y a pas longtemps.
« Ce furent ses enfants, en rôdant autour de la cabane, qui le
virent les premiers. Tandis qu'il s'arrêtait à caresser le plus
jeune, dont il était le parrain, les autres entrèrent dans la
cabane en criant : "Félix ! Félix !" Le père et la
mère sortirent en répétant le même cri de joie ; mais ce
misérable était si harassé de fatigue et de besoin, qu'il
n'eut pas la force de répondre, et qu'il tomba presque
défaillant entre leurs bras.
« Ces bonnes gens le secoururent de ce qu'ils avaient, lui
donnèrent du pain et du vin, quelques légumes : il mangea et
s'endormit.
« A son réveil, son premier mot fut : "Olivier ! Enfants,
ne savez-vous rien d'Olivier ? - Non", lui répondirent-ils.
Il leur raconta l'aventure de Reims; il passa la nuit et le jour
suivant avec eux. Il soupirait; il prononçait le nom d'Olivier;
il le croyait dans les prisons de Reims ; il voulait y aller; il
voulait aller mourir avec lui ; et ce ne fut pas sans peine que
le charbonnier et la charbonnière le détournèrent de ce
dessein.
« Sur le milieu de la seconde nuit, il prit un fusil, il mit un
sabre sous son bras, et s'adressant à voix basse au charbonnier
: "Charbonnier !
« - Félix !
« - Prends ta cognée, et marchons.
« - Où ?
« - Belle demande ! chez Olivier."
« Ils vont. Mais tout en sortant de la forêt, les voilà
enveloppés d'un détachement de maréchaussée.
« Je m'en rapporte à ce que m'en a dit la charbonnière ; mais
il est inouï que deux hommes à pied aient pu tenir contre une
vingtaine d'hommes à cheval : apparemment que ceux-ci étaient
épars, et qu'ils voulaient se saisir de leur proie en vie. Quoi
qu'il en soit, l'action fut très chaude ; il y eut cinq chevaux
d'estropiés, et sept cavaliers de hachés ou sabrés. Le pauvre
charbonnier resta mort sur la place d'un coup de feu à la tempe;
Félix regagna la forêt ; et comme il est d'une agilité
incroyable, il courait d'un endroit à l'autre ; en courant, il
chargeait son fusil, tirait, donnait un coup de sifflet. Ces
coups de sifflet, ces coups de fusil donnés, tirés à
différents intervalles et de différents côtés, firent
craindre aux cavaliers de maréchaussée qu'il n'y eût là une
horde de contrebandiers et ils se retirèrent en diligence.
« Lorsque Félix les vit éloignés, il revint sur le champ de
bataille ; il mit le cadavre du charbonnier sur ses épaules, et
reprit le chemin de la cabane, où la charbonnière et ses
enfants dormaient encore. Il s'arrête à la porte ; il étend le
cadavre à ses pieds, et s'assied le dos appuyé contre un arbre,
et le visage tourné vers l'entrée de la cabane. Voilà le
spectacle qui attendait la charbonnière au sortir de sa baraque.
« Elle s'éveille ; elle ne trouve point son mari à côté
d'elle ; elle cherche Félix des yeux ; point de Félix. Elle se
lève ; elle sort ; elle voit ; elle crie ; elle tombe à la
renverse. Ses enfants accourent, ils voient, ils crient ; ils se
roulent sur leur père ; ils se roulent sur leur mère. La
charbonnière, rappelée à elle-même par le tumulte et les cris
de ses enfants, s'arrache les cheveux, se déchire les joues ;
Félix immobile au pied de son arbre, les yeux fermés, la tête
renversée en arrière, leur disait d'une voix éteinte :
"Tuez-moi." Il se faisait un moment de silence; ensuite
la douleur et les cris reprenaient, et Félix leur redisait :
"Tuez-moi; enfants, par pitié, tuez-moi."
« Ils passèrent ainsi trois jours et trois nuits à se
désoler; le quatrième, Félix dit à la charbonnière :
"Femme, prends ton bissac, mets-y du pain, et
suis-moi." Après un long circuit à travers nos montagnes
et nos forêts, ils arrivèrent à la maison d'Olivier, qui est
située, comme vous savez, à l'extrémité du bourg, à
l'endroit où la voie se partage en deux routes, dont l'une
conduit en Franche-Comté et l'autre en Lorraine.
« C'est là que Félix va apprendre la mort d'Olivier, et se
trouver entre les veuves de deux hommes massacrés à son sujet.
Il entre et dit brusquement à la femme Olivier : "Où est
Olivier ?" Au silence de cette femme, à son vêtement, à
ses pleurs, il comprit qu'Olivier n'était plus. Il se trouva mal
; il tomba, et se fendit la tête contre la huche à pétrir le
pain. Les deux veuves le relevèrent; son sang coulait sur elles
; et tandis qu'elles s'occupaient à l'étancher avec leur
tabliers, il leur disait : "Et vous êtes leurs femmes, et
vous me secourez ! " Puis il défaillait, puis il revenait
et disait en soupirant. "Que ne me laissait-il ? Pourquoi
s'en venir à Reims ? Pourquoi l'y laisser venir ?" Puis sa
tête se perdait ; il entrait en fureur ; il se roulait à terre,
et déchirait ses vêtements. Dans un de ces accès, il tira son
sabre, et il allait s'en frapper ; mais les deux femmes se
jetèrent sur lui, crièrent au secours ; les voisins
accoururent. On le lia avec des cordes, et il fut saigné sept à
huit fois ; sa fureur tomba avec l'épuisement de ses forces, et
il resta comme mort pendant trois ou quatre jours, au bout
desquels la raison lui revint. Dans le premier moment, il tourna
ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d'un profond
sommeil, et il dit: "Où suis-je ? Femmes, qui êtes-vous
?" La charbonnière lui répondit: "Je suis la
charbonnière." Il reprit: "Ah ! oui, la
charbonnière... Et vous ?..." La femme Olivier se tut.
Alors il se mit à pleurer, il se tourna du côté de la
muraille, et dit en sanglotant : "Je suis chez Olivier... ce
lit est celui d'Olivier... et cette femme qui est là, c'était
la sienne ! Ah !
« Ces deux femmes en eurent tant de soin, elles lui inspirèrent
tant de pitié, elles le prièrent si instamment de vivre, elles
lui remontrèrent d'une manière si touchante qu'il était leur
unique ressource, qu'il se laissa persuader.
« Pendant tout le temps qu'il resta dans cette maison, il ne se
coucha plus. Il sortait la nuit, il errait dans les champs, il se
roulait sur la terre, il appelait Olivier; une des femmes le
suivait et le ramenait au point du jour.
« Plusieurs personnes le savaient dans la maison d'Olivier ; et
parmi ces personnes il y en avait de malintentionnées. Les deux
veuves l'avertirent du péril qu'il courait. C'était une
après-midi ; il était assis sur un banc, son sabre sur ses
genoux, les coudes appuyés sur une table, et ses deux poings sur
ses deux yeux. D'abord il ne répondit rien. La femme Olivier
avait un garçon de dix-sept à dix-huit ans, la charbonnière
une fille de quinze. Tout à coup il dit à la charbonnière :
"La charbonnière ! va chercher ta fille et amène-la
ici." Il avait quelques fauchées de prés, il les vendit.
La charbonnière revint avec sa fille: le fils d'Olivier
l'épousa. Félix leur donna l'argent de ses prés, les embrassa,
leur demanda pardon en pleurant; et ils allèrent s'établir dans
la cabane où ils sont encore, et où ils servent de père et de
mère aux autres enfants. Les deux veuves demeurèrent ensemble ;
et les enfants d'Olivier eurent un père et deux mères.
« Il y a à peu près un an et demi que la charbonnière est
morte ; la femme d'Olivier la pleure encore tous les jours.
« Un soir qu'elles épiaient Félix, car il y en avait une des
deux qui le gardait toujours à vue, elles le virent qui fondait
en larmes ; il tournait en silence ses bras vers la porte qui le
séparait d'elles, et il se remettait ensuite à faire son sac.
Elles ne lui dirent rien, car elles comprenaient de reste combien
son départ était nécessaire. Ils soupèrent tous les trois
sans parler. La nuit, il se leva ; les femmes ne dormaient point;
il s'avança vers la porte sur la pointe des pieds. Là, il
s'arrêta, regarda vers le lit des deux femmes, essuya ses yeux
de ses mains, et sortit. Les deux femmes se serrèrent dans les
bras l'une de l'autre, et passèrent le reste de la nuit à
pleurer. On ignore où il se réfugia; mais il n'y a guère eu de
semaines où il ne leur ait envoyé quelque secours.
« La forêt où la fille de la charbonnière vit avec le fils
d'Olivier, appartient à un M. Leclerc de Rançonnières, homme
fort riche et seigneur d'un autre village de ces cantons, appelé
Courcelles. Un jour que M. de Rançonnières ou de Courcelles,
comme il vous plaira, faisait une chasse dans sa forêt, il
arriva à la cabane du fils d'Olivier ; il y entra; il se mit à
jouer avec les enfants, qui sont jolis; il les questionna; la
figure de la femme, qui n'est pas mal, lui revint; le ton ferme
du mari, qui tient beaucoup de son père, l'intéressa; il apprit
l'aventure de leurs parents ; il promit de solliciter la grâce
de Félix; il la sollicita et l'obtint.
« Félix passa au service de M. de Rançonnières, qui lui donna
une place de garde-chasse.
« Il y avait environ deux ans qu'il vivait dans le château de
Rançonnières, envoyant aux veuves une bonne partie de ses
gages, lorsque l'attachement à son maître et la fierté de son
caractère l'impliquèrent dans une affaire qui n'était rien
dans son origine, mais qui eut les suites les plus fâcheuses.
« M. de Rançonnières avait pour voisin à Courcelles un M.
Fourmont, conseiller au présidial de Ch... . Les deux maisons
n'étaient séparées que par une borne. Cette borne gênait la
porte de M. de Rançonnières, et en rendait l'entrée difficile
aux voitures. M. de Rançonnières la fit reculer de quelques
pieds du côté de M. Fourmont ; celui-ci renvoya la borne
d'autant sur M. de Rançonnières ; et puis voilà de la haine,
des insultes, un procès entre les deux voisins. Le procès de la
borne en suscita deux ou trois autres plus considérables. Les
choses en étaient là, lorsqu'un soir M. de Rançonnières,
revenant de la chasse, accompagné de son garde Félix, fit
rencontre sur le grand chemin de M. Fourmont le magistrat et de
son frère le militaire. Celui-ci dit à son frère : "Mon
frère, si l'on coupait le visage à ce vieux bouc-là, qu'en
pensez-vous ?" Ce propos ne fut pas entendu de M. de
Rançonnières ; mais il le fut malheureusement de Félix, qui
s'adressant fièrement au jeune homme, lui dit : "Mon
officier, seriez-vous assez brave pour vous mettre seulement en
devoir de faire ce que vous avez dit ?" Au même instant, il
pose son fusil à terre et met la main sur la garde de son sabre
; car il n'allait jamais sans son sabre. Le jeune militaire tire
son épée, s'avance sur Félix; M. de Rançonnières accourt,
s'interpose, saisit son garde. Cependant le militaire s'empare du
fusil qui était à terre, tire sur Félix, le manque; celui-ci
riposte d'un coup de sabre, fait tomber l'épée de la main au
jeune homme, et avec l'épée la moitié du bras : et voilà un
procès criminel en sus de trois ou quatre procès civils ;
Félix confiné dans les prisons, une procédure effrayante, et
à la suite de cette procédure un magistrat dépouillé de son
état et presque déshonoré, un militaire exclu de son corps, M.
de Rançonnières mort de chagrin, et Félix, dont la détention
durait toujours, exposé à tout le ressentiment des Fourmont. Sa
fin eût été malheureuse, si l'amour ne l'eût secouru. La
fille du geôlier prit de la passion pour lui, et facilita son
évasion. Si cela n'est pas vrai, c'est du moins l'opinion
publique. Il s'en est allé en Prusse, où il sert aujourd'hui
dans le régiment des gardes. On dit qu'il y est aimé de ses
camarades, et même connu du roi. Son nom de guerre est le
Triste. La veuve Olivier m'a dit qu'il
continuait à la soulager.
« Voilà, madame, tout ce que j'ai pu recueillir de l'histoire
de Félix. Je joins à mon récit une lettre de M. Papin, notre
curé : je ne sais ce qu'elle contient ; mais je crains bien que
le pauvre prêtre, qui a la tête un peu étroite et le coeur
assez mal tourné, ne vous parle d'Olivier et de Félix d'après
ses préventions. Je vous conjure, madame, de vous en tenir aux
faits sur la vérité desquels vous pouvez compter, et à la
bonté de votre coeur, qui vous conseillera mieux que le premier
casuiste de Sorbonne, qui n'est pas M. Papin. »
LETTRE
DE M. PAPIN, DOCTEUR EN THEOLOGIE, ET
CURE
DE SAINTE-MARIE À BOURBONNE
J'ignore, madame, ce que M. le subdélégué a pu vous
conter d'Olivier et de Félix, ni quel intérêt vous pouvez
prendre à deux brigands, dont tous les pas dans ce monde ont
été trempés de sang. La Providence qui a châtié l'un, a
laissé à l'autre quelque moment de répit, dont je crains bien
qu'il ne profite pas. Mais que la volonté de Dieu soit faite !
Je sais qu'il y a des gens ici, et je ne serais point étonné
que M. le subdélégué fût de ce nombre, qui parlent de ces
deux hommes comme de modèles d'une amitié rare. Mais qu'est-ce
aux yeux de Dieu que la plus sublime vertu dénuée des
sentiments de la piété, du respect dû à l'Église et à ses
ministres, et de la soumission à la loi du souverain ? Olivier
est mort à la porte de sa maison, sans sacrements. Quand je fus
appelé auprès de Félix, chez les deux veuves, je n'en pus
jamais tirer autre chose que le nom d'Olivier; aucun signe de
religion, aucune marque de repentir. Je n'ai pas mémoire que
celui-ci se soit présenté une fois au tribunal de la
pénitence. La femme Olivier est une arrogante qui m'a manqué en
plus d'une occasion. Sous prétexte qu'elle sait lire et écrire,
elle se croit en état d'élever ses enfants ; et on ne les voit
ni aux écoles de la paroisse, ni à mes instructions. Que madame
juge, d'après cela, si des gens de cette espèce sont bien
dignes de ses bontés ! L'Évangile ne cesse de nous recommander
la commisération pour les pauvres; mais on double le mérite de
sa charité par un bon choix des misérables, et personne ne
connaît mieux les vrais indigents que le pasteur commun des
indigents et des riches. Si madame daignait m'honorer de sa
confiance, je placerais peut-être les marques de sa bienfaisance
d'une manière plus utile pour les malheureux, et plus méritoire
pour elle. Je suis avec respect, etc.
Mme de *** remercia M. le subdélégué Aubert de son attention,
et envoya ses aumônes à M. Papin, avec le billet qui suit :
« Je vous suis très obligée, monsieur, de vos sages conseils.
Je vous avoue que l'histoire de ces deux hommes m'avait touchée
; et vous conviendrez que l'exemple d'une amitié aussi rare
était bien fait pour séduire une âme honnête et sensible.
Mais vous m'avez éclairée, et j'ai conçu qu'il valait mieux
porter ses secours à des vertus chrétiennes et malheureuses,
qu'à des vertus naturelles et païennes. Je vous prie d'accepter
la somme modique que je vous envoie, et de la distribuer d'après
une charité mieux entendue que la mienne.
« J'ai l'honneur d'être, etc. »
On pense bien que la veuve Olivier et Félix n'eurent aucune part
aux aumônes de Mme de ***. Félix mourut; et la pauvre femme
aurait péri de misère avec ses enfants, si elle ne s'était
réfugiée dans la forêt, chez son fils aîné, où elle
travaille, malgré son grand âge, et subsiste comme elle peut à
côté de ses enfants et de ses petits-enfants.
Et puis il y a trois sortes de contes. - Il y en a bien
davantage, me direz-vous. - À la bonne heure... Mais je
distingue le conte à la manière d'Homère, de Virgile, du
Tasse, et je l'appelle le conte merveilleux. La nature y est
exagérée ; la vérité y est hypothétique ; et si le conteur a
bien gardé le module qu'il a choisi, si tout répond à ce
module et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le
degré de perfection que le genre de son ouvrage comportait, et
vous n'avez rien de plus à lui demander. En entrant dans son
poème, vous mettez le pied dans une terre inconnue, où rien ne
se passe comme dans celle que vous habitez, mais où tout se fait
en grand comme les choses se font autour de vous en petit... Il y
a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de
l'Arioste, d'Hamilton, où le conteur ne se propose ni
l'imitation de la nature, ni la vérité, ni l'illusion ; il
s'élance dans les espaces imaginaires. Dites à celui-ci : Soyez
gai, ingénieux, varié, original, même extravagant, j'y consens
; mais séduisez-moi par les détails ; que le charme de la forme
me dérobe toujours l'invraisemblance du fond; et si ce conteur
fait ce que vous exigez ici, il a tout fait... Il y a enfin le
conte historique, tel qu'il est écrit dans les Nouvelles
de Scarron, de Cervantès, etc. - Au diable le conte et le
conteur historiques ! c'est un menteur plat et froid. - Oui, s'il
ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper, il
est assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité
rigoureuse ; il veut être cru ; il veut intéresser, toucher,
entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les
larmes ; effets qu'on n'obtient point sans éloquence et sans
poésie. Mais l'éloquence est une source de mensonge, et rien de
plus contraire à l'illusion que la poésie ; l'une et l'autre
exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance. Comment
s'y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper? Le voici : il
parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la
chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si
difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en
vous-même : « Ma foi, cela est vrai; on n'invente pas ces
choses-là. » C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération de
l'éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature
couvrira le prestige de l'art, et qu'il satisfera à deux
conditions qui semblent contradictoires, d'être en même temps
historien et poète, véridique et menteur.
Un exemple emprunté d'un autre art rendra peut-être plus
sensible ce que je veux vous dire. Un peintre exécute sur la
toile une tête ; toutes les formes en sont fortes, grandes et
régulières ; c'est l'ensemble le plus parfait et le plus rare.
J'éprouve, en le considérant, du respect, de l'admiration, de
l'effroi ; j'en cherche le modèle dans la nature, et ne l'y
trouve pas ; en comparaison tout y est faible, petit et mesquin ;
c'est une tête idéale, je le sens, je me le dis... Mais que
l'artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une
cicatrice légère, une verrue à l'une de ses tempes, une
coupure imperceptible à la lèvre inférieure, et d'idéale
qu'elle était, à l'instant la tête devient un portrait ; une
marque de petite vérole au coin de l'oeil ou à côté du nez,
et ce visage de femme n'est plus celui de Vénus ; c'est le
portrait de quelqu'une de mes voisines. Je dirai donc à nos
conteurs historiques : Vos figures sont belles, si vous voulez;
mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre,
la marque de petite vérole à côté du nez qui les rendraient
vraies ; et, comme disait mon ami Caillot : « Un peu de
poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je
reviens de la campagne. »
Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet.
Primo ne medium, medio ne discrepet imum. (1)
HORAT., Art poet., v. 151.
Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien! Félix était un gueux qui n'avait rien; Olivier était un autre gueux qui n'avait rien : dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière et des autres personnages de ce conte, et concluez qu'en général il ne peut guère y avoir d'amitiés entières et solides qu'entre des hommes qui n'ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami est toute la sienne. De là la vérité de l'expérience, que le malheur resserre les liens, et la matière d'un petit paragraphe de plus pour la première édition du livre De l'esprit.
(1) Horace, Art Poétique, à propos d'Homère : « Et il créé de si heureuses fictions, mêle si bien le faux au vrai, qu'il n'y a pas de discordance entre le début et le milieu, ni entre le milieu et la fin. »