Le poète Mistral.
Dimanche dernier, en me levant,
j'ai cru me réveiller rue du Faubourg-Montmartre. Il pleuvait,
le ciel était gris, le moulin triste. J'ai eu peur de passer
chez moi cette froide journée de pluie, et tout de suite l'envie
m'est venue d'aller me réchauffer un brin auprès de Frédéric
Mistral, ce grand poète qui vit à trois lieues de mes pins,
dans son petit village de Maillane.
Sitôt pensé, sitôt parti ; une trique en bois de myrte, mon
Montaigne, une couverture, et en route !
Personne aux champs... Notre belle Provence catholique laisse la
terre se reposer le dimanche... Les chiens seuls au logis, les
fermes closes... De loin en loin, une charrette de routier avec
sa bâche ruisselante, une vieille encapuchonnée dans sa mante
feuille morte, des mules en tenue de gala, housse de sparterie
bleue et blanche, pompon rouge, grelots d'argents - emportant au
petit trot toute une carriole de gens de mas
qui vont à la messe ; puis, là-bas, à travers la brume, une
barque sur la roubine
et un pécheur debout qui lance son épervier...
Pas moyen de lire en route ce jour-là. La pluie tombait par
torrents, et la tramontane vous la jetait à pleins seaux dans la
figure... Je fis le chemin tout d'une haleine, et enfin, après
trois heures de marche, j'aperçus devant moi les petits bois de
cyprès au milieu desquels le pays de Maillane s'abrite de peur
du vent.
Pas un chat dans les rues du village ; tout le monde était à la
grand-messe. Quand je passai devant 1'église, le serpent
ronflait, et je vis les cierges reluire a travers les vitres de
couleur.
Le logis du poète est à l'extrémité du pays ; c'est la
dernière maison a main gauche, sur la route de Saint-Rémy -,
une maisonnette à un étage avec un jardin devant... J'entre
doucement... Personne ! La porte du salon est fermée, mais
j'entends derrière quelqu'un qui marche et qui parle à haute
voix... Ce pas et cette voix me sont bien connus... Je m'arrête
un moment dans le petit couloir peint à la chaux, la main sur le
bouton de la porte, très ému. Le coeur me bat. - Il est là. Il
travaille... Faut-il attendre que la strophe soit finie ?... Ma
foi ! tant pis, entrons.
Ah ! Parisiens, lorsque le
poète de Maillane est venu chez vous montrer Paris à sa
Mireille, et que vous l'avez vu dans vos salons, ce Chactas en
habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le
génait autant que sa gloire, vous avez cru que c'était là
Mistral... Non, ce n'était pas lui. Il n'y a qu'un Mistral au
monde, celui que j'ai surpris dimanche dernier dans son village,
le chaperon de feutre sur l'oreille, sans gilet, en jaquette, sa
rouge taillole catalane autour des reins, l'oeil allumé, le feu
de l'inspiration aux pommettes, superbe, avec un bon sourire,
élégant comme un pâtre grec, et marchant à grands pas, les
mains dans ses poches, en faisant des vers...
- Comment ! c'est toi ! cria Mistral en me sautant au cou ; la
bonne idée que tu as eue de venir !... Tout juste aujourd'hui,
c'est la fête de Maillane. Nous avons la musique d'Avignon, les
taureaux, la procession, la farandole, ce sera magnifique... La
mère va rentrer de la messe ; nous déjeunons, et puis, zou !
nous allons voir danser les jolies filles.
Pendant qu'il me parlait, je regardais avec émotion ce petit
salon à tapisserie claire, que je n'avais pas vu depuis si
longtemps, et où j'ai passé déjà de si belles heures. Rien
n'était changé. Toujours le canapé à carreaux jaunes, les
deux fauteuils de paille, la Vénus sans bras et la Vénus
d'Arles sur la cheminée, le portrait du poète par Hébert, sa
photographie par Etienne Carjat, et, dans un coin, près de la
fenêtre, le bureau -, un pauvre petit bureau de receveur
d'enregistrement -, tout chargé de vieux bouquins et de
dictionnaires. Au milieu de ce bureau, j'aperçus un gros cahier
ouvert... C'était Calendal,
le nouveau poème de Frédéric Mistral, qui doit paraître à la
fin de cette année, le jour de Noël. Ce poème, Mistral y
travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu'il en a
écrit le dernier vers ; pourtant, il n'ose s'en séparer encore.
Vous comprenez, on a toujours une strophe à polir, une rime plus
sonore à trouver... Mistral a beau écrire en provençal, il
travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la
langue et lui tenir compte de ses efforts de bon ouvrier... Oh !
le brave poète, et que c'est bien Mistral dont Montaigne aurait
pu dire : Souvienne-vous de celuy à qui,
comme on demandait à quoy faire il se peinoit si fort en un art
qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guère des gens. « J'en
ay assez de peu, répondit-il. J'en ay assez d'un. J'en ay assez
de pas un. » Je tenais le cahier de Calendal
entre mes mains, et je feuilletais, plein d'émotion... Tout à
coup une musique de fifres et de tambourins éclate dans la rue,
devant la fenêtre, et voilà mon Mistral, qui court à
l'armoire, en tire des verres, des bouteilles, traîne la table
au milieu du salon, et ouvre la porte aux musiciens en me disant :
- Ne ris pas... Ils viennent me donner l'aubade... je suis
conseiller municipal.
La petite pièce se remplit de monde. On pose les tambourins sur
les chaises, la vieille bannière dans un coin ; et le vin cuit
circule. Puis quand on a vidé quelques bouteilles à la santé
de M. Frédéric, qu'on a causé gravement de la fête, si la
farandole sera aussi belle que l'an dernier, si les taureaux se
comporteront bien, les musiciens se retirent et vont donner
l'aubade chez les autres conseillers. A ce moment la mère de
Mistral arrive.
En un tour de main la table est dressée : un beau linge blanc et
deux couverts. Je connais les usages de la maison; je sais que
lorsque Mistral a du monde, sa mère ne se met pas à table... La
pauvre vieille femme ne connaît que son provençal et se
sentirait mal à l'aise pour causer avec des Français...
D'ailleurs, on a besoin d'elle à la cuisine.
Dieu ! le joli repas que j'ai fait ce matin-la : - un morceau de
chevreau rôti, du fromage de montagne, de la confiture de moût,
des figues, des raisins muscats. Le tout arrosé de ce bon
Châteauneuf des papes qui a une si belle couleur rose dans les
verres...
Au dessert, je vais chercher le cahier de poèmes, et je
l'apporte sur la table devant Mistral.
- Nous avions dit que nous sortirions, fait le poète en souriant.
- Non !... non !... Calendal ! Calendal !
Mistral se résigne, et de sa voix musicale et douce, en battant
la mesure de ses vers avec la main, il entame le premier chant : -
D'une fille folle d'amour - à présent que j'ai dit la triste
aventure - je chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis - un
Pauvre Petit pêcheur d'anchois...
Au-dehors, les cloches sonnaient les vêpres, les pétards
éclataient sur la place, les fifres passaient et repassaient
dans les rues avec les tambourins. Les taureaux de Camargue,
qu'on menait courir, mugissaient.
Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux,
j'écoutais l'histoire du petit pêcheur provençal.
Calendal n'était qu'un pêcheur
; l'amour en fait un héros... Pour gagner le coeur de sa mie, -
la belle Estérelle, - il entreprend des choses miraculeuses, et
les douze travaux d'Hercule ne sont rien à côté des siens.
Une fois, s'étant mis en tête d'être riche, il a inventé de
formidables engins de pêche, et ramène au port tout le poisson
de la mer. Une autre fois, c'est un terrible bandit des gorges
d'Ollioules, le comte Sévéran, qu'il va relancer jusque dans
son aire, parmi ses coupe-jarrets et ses concubines... Quel rude
gars que ce petit Calendal ! Un jour, a la Sainte-Baume, il
rencontre deux partis de compagnons venus là pour vider leur
querelle à grands coups de compas sur la tombe de maître
Jacques, un Provençal qui a fait la charpente du temple de
Salomon, s'il vous plaît. Calendal se jette au milieu de la
tuerie, et apaise les compagnons en leur parlant...
Des entreprises surhumaines !... Il y avait là-haut, dans les
rochers de Lure, une forêt de cèdres inaccessibles, où jamais
bûcheron n'osa monter. Calendal y va, lui. Il s'y installe tout
seul pendant trente jours. Pendant trente jours, on entend le
bruit de sa hache qui sonne en s'enfonçant dans les troncs. La
forêt crie ; l'un après l'autre, les vieux arbres géants
tombent et roulent au fond des abîmes, et quand Calendal
redescend, il ne reste plus un cèdre sur la montagne...
Enfin, en récompense de tant d'exploits, le pêcheur d'anchois
obtient l'amour d'Estérelle, et il est nommé consul par les
habitants de Cassis. Voilà l'histoire de Calendal... Mais
qu'importe Calendal ? Ce qu'il y a avant tout dans le poème,
c'est la Provence, - la Provence de la mer, la Provence de la
montagne,- avec son histoire, ses moeurs, ses légendes, ses
paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand
poète avant de mourir... Et maintenant, tracez des chemins de
fer, plantez des poteaux à télégraphe, chassez la langue
provençale des écoles ! La Provence vivra éternellement dans Mireille
et dans Calendal.
- Assez de poésie ! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut
aller voir la fête.
Nous sortîmes ; tout le village était dans les rues ; un grand
coup de bise avait balayé le ciel, et le ciel reluisait
joyeusement sur les toits rouges mouillés de pluie. Nous
arrivâmes à temps pour voir rentrer la procession. Ce fut
pendant une heure un interminable défilé de pénitents en
cagoule, pénitents blancs, pénitents bleus, pénitents gris,
confréries de filles voilées, bannières roses à fleurs d'or,
grands saints de bois décorés portés à quatre épaules,
saintes de faïence coloriées comme des idoles avec de gros
bouquets à la main, chapes, ostensoirs, dais de velours vert,
crucifix encadrés de soie blanche, tout cela ondulant au vent
dans la lumière des cierges et du soleil, au milieu des psaumes,
des litanies, et de cloches qui sonnaient à toute volée.
La procession finie, les saints remisés dans leurs chapelles,
nous allâmes voir les taureaux, puis les jeux sur l'aire, les
luttes d'hommes, les trois sauts, l'étrangle-chat, le jeu de
l'outre, et tout le joli train des fêtes de Provence... La nuit
tombait quand nous rentrâmes à Maillane. Sur la place, devant
le petit café où Mistral va faire, le soir, sa partie avec son
ami Zidore, on avait allumé un grand feu de joie... La farandole
s'organisait. Des lanternes de papier découpé s'allumaient
partout dans l'ombre ; la jeunesse prenait place ; et bientôt,
sur un appel des tambourins, commença autour de la flamme une
ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la nuit.
Après souper, trop las pour
courir encore, nous montâmes dans la chambre de Mistral. C'est
une modeste chambre de paysan, avec deux grands lits. Les murs
n'ont pas de papier ; les solives du plafond se voient... Il y a
quatre ans, lorsque l'Académie donna à l'auteur de Mireille
le prix de trois mille francs, Mme Mistral eut une idée.
- Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre ? dit-elle à
son fils.
- Non ! non ! répondit Mistral... Ça, c'est l'argent des
poètes, on n'y touche pas.
Et la chambre est restée toute nue ; mais tant que l'argent des
poètes a duré, ceux qui ont frappé chez Mistral ont toujours
trouvé sa bourse ouverte...
J'avais emporté le cahier de Calendal
dans la chambre et je voulus m'en faire lire encore un passage
avant de m'endormir. Mistral choisit l'épisode des faïences. Le
voici en quelques mots :
C'est dans un grand repas je ne sais où. On apporte sur la table
un magnifique service en faïence de Moustiers. Au fond de chaque
assiette, dessiné en bleu dans l'émail, il y a un sujet
provençal ; toute l'histoire du pays tient là-dedans. Aussi il
faut voir avec quel amour sont décrites ces belles faïences ;
une strophe pour chaque assiette, autant de petits poèmes d'un
travail naïf et savant, achevés comme un tableautin de
Théocrite.
Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue
provençale, plus qu'aux trois quarts latine, que les reines ont
parlée autrefois et que maintenant nos pâtres seuls
comprennent, j'admirais cet homme au-dedans de moi, et, songeant
à l'état de ruine où il a trouvé sa langue maternelle et ce
qu'il en a fait, je me figurais un de ces vieux palais des
princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles : plus de
toits, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux
fenêtres, le trèfle des ogives cassé, le blason des portes
mangé de mousse, des poules picorant dans la cour d'honneur, des
porcs vautrés sous les fines colonnettes des galeries, l'âne
broutant dans la chapelle où l'herbe pousse, des pigeons venant
boire aux grands bénitiers remplis d'eau de pluie, et enfin,
parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans qui se
sont bâti des huttes dans les flancs du vieux palais.
Puis, voilà qu'un beau jour le fils d'un de ces paysans
s'éprend de ces grandes ruines et s'indigne de les voir ainsi
profanées ; vite, vite, il chasse le bétail hors de la cour
d'honneur ; et, les fées lui venant en aide, à lui tout seul il
reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des
vitraux aux fenêtres, relève les tours, redore la salle du
trône, et met sur pied le vaste palais d'autre temps, où
logèrent des papes et des impératrices.
Ce palais restauré, c'est la langue provençale.
Ce fils de paysan, c'est Mistral.
Conte de Noël.
1
- Deux dindes truffées,
Garrigou ?...
- Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de
truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé
à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en
rôtissant, tellement elle était tendue...
- Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes !... Donne-moi
vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que
tu as encore aperçu à la cuisine ?...
- Oh ! toutes sortes de bonnes choses... depuis midi nous n'avons
fait que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des
coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang
on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites,
des...
- Grosses comment, les truites, Garrigou ?
- Grosses comme ça, mon révérend... Enormes !...
- Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois... As-tu mis le vin
dans les burettes ?
- Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais
dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en
sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle
à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de
vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les
surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !... Jamais il ne
se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité
tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à
table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah ! vous êtes
bien heureux d'en être, mon révérend !... Rien que d'avoir
flairé ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout...
Meuh !...
- Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de
gourmandise, surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite
allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car
voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en
retard...
Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l'an de grâce
mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien
prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de
Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il
croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le
diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits
indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend
père en tentation et lui faire commettre un épouvantable
péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou
(hum ! hum!) faisait à tour de bras carillonner les cloches de
la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa
chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l'esprit
déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se
répétait à lui-même en s'habillant :
- Des dindes rôties... des carpe dorées... des truites grosses
comme ça !...
Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique
des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans
l'ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'élevaient
les vieilles tours de Trinquelage. C'étaient des familles de
métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château.
Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six,
le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées
dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et
s'abritaient. Malgré l'heure et le froid, tout ce brave peuple
marchait allégrement, soutenu par l'idée qu'au sortir de la
messe, il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en
bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le
carrosse d'un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait
miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait
en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés
de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le
saluaient au passage :
- Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton !
- Bonsoir, bonsoir, mes enfants !
La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise
piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les
mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de
neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme
le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de
sa chapelle montant dans le ciel bleu-noir, et une foule de
petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient,
s'agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le
fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des
cendres de papier brûlé... Passé le pont-levis et la poterne,
il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première
cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs,
toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines.
On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des
casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie remués dans
les apprêts d'un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui
sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces
compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain,
comme au bailli, comme à tout le monde:
- Quel bon réveillon nous allons faire après la messe
2
Drelindin din !... Drelindin din !...
C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du
château, une cathédrale en miniature, aux arceaux
entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu'à hauteur
des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges
allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d'abord,
assis dans les stalles sculptées qui entourent le choeur, le
sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui
tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu
garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière
dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de
Trinquelage, coiffée d'une haute tour de dentelle gaufrée à la
dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de
noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le
bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes
graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis
viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les
intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à
un clavier d'argent fin. Au fond, sur les bancs, c'est le bas
office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et
enfin, là-bas, tout contre la porte qu'ils entrouvrent et
referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent
entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une
odeur de réveillon dans l'église toute en fête et tiède de
tant de cierges allumés.
Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des
distractions à l'officiant ? Ne serait-ce pas plutôt la
sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite
au fond de l'autel avec une précipitation infernale et semble
dire tout le temps :
- Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons
fini, plus tôt nous serons à table.
Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du
diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au
réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux
où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles
entrouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques
bourrées, tendues, marbrées de truffes...
Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des
plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans
la grande salle déjà prête pour le festin. 0 délices ! voilà
l'immense table toute chargée et flamboyante, les paons
habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes
mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits
éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons
dont parlait Garrigou (ah ! bien oui, Garrigou !) étalés sur un
lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de
l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de
monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble
à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis
devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou
trois fois, au lieu de Dominus vobiscum !
il se surprend à dire le Benedicite.
A part ces légères méprises, le digne homme débite son office
très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une
génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la
première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même
officiant doit célébrer trois messes consécutives.
- Et d'une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ;
puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui
qu'il croit être son clerc, et...
Drelindin din !... Drelindin din !...
C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi
le péché de dom Balaguère.
- Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix
aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux
officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur
le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en
surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève,
esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous
ses gestes pour avoir plus tôt fini. A peine s'il étend ses
bras à l'Evangile, s'il frappe sa poitrine au Confiteor.
Entre le clerc et lui c'est à qui bredouillera le plus vite.
Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à
moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop
de temps, s'achèvent en murmures incompréhensibles.
Oremus ps... ps... ps...
Mea culpa... pa... pa...
Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve,
tous deux barbottent dans le latin de la messe, en envoyant des
éclaboussures de tous les côtés.
>Dom... scum !... dit
Balaguère.
... Stutuo !...
répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette
est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met
aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse.
Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.
- Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis, sans
prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les
marches de l'autel et...
Drelindin din !... Drelindin din !...
C'est la troisième messe qui commence. Il n'y a plus que
quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais,
hélas ! à mesure que le réveillon approche, l'infortuné
Balaguère se sent pris d'une folie d'impatience et de
gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorées, les dindes
rôties sont là, là... Il les touche... il les... Oh ! Dieu
!... Les plats fument, les vins embaument : et, secouant son
grelot enragé, la petite sonnette lui crie :
- Vite, vite, encore plus vite !...
Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à
peine. Il ne prononce plus les mots... A moins de tricher tout à
fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce
qu'il fait, le malheureux !... De tentation en tentation, il
commence par, sauter un verset, puis deux. Puis l'épître est
trop longue, il ne la finit pas, effleure l'Evangile, passe
devant le Credo sans
entrer, saute le Pater,
salue de loin la préface, et par bonds et par élans se
précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de
l'infâme Garrigou (vade retro, Satanas !),
qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa
chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les
pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite
sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants !
Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils
n'entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres
s'agenouillent, s'asseyent quand les autres sont debout ; et
toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les
bancs dans une foule d'attitudes diverses. L'étoile de Noël en
route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable,
polit d'épouvante en voyant cette confusion...
- L'abbé va trop vite... On ne peut pas suivre ? murmure la
vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement.
Maître Arnoton, ses grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche
dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au
fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à
réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train
de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se
tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces : Ite,
missa est, il n'y a qu'une voix dans la
chapelle pour lui répondre un Deo gratias
si joyeux, si entraînant, qu'on se croirait déjà à table au
premier toast du réveillon.
3
Cinq minutes après, la foule
des seigneurs s'asseyait dans la grande salle, le chapelain au
milieu d'eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait
de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom
Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte,
noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et
de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint
homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans
avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il
arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit,
et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.
- Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le
souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande
pour effacer toute une vie de vertu... Ah ! tu m'as volé une
messe de nuit... Eh bien, tu m'en payeras trois cents en place,
et tu n'entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta
propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de
tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi... .
.. Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la
raconte au pays des olives. Aujourd'hui, le château de
Trinquelage n'existe plus, mais la chapelle se tient encore
droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes
verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l'herbe encombre
le seuil ; il y a des nids aux angles de l'autel et dans
l'embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont
disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans,
à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et
qu'en allant aux messes et aux réveillons, les paysans
aperçoivent ce spectre de chapelle, éclairé de cierges
invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le
vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de
l'endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou,
m'a affirmé qu'un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote,
il s'était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et
voici ce qu'il avait vu... Jusqu'à onze heures, rien. Tout
était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un
carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon
qui avait l'air d'être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin
qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s'agiter des ombres
indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on
chuchotait :
- Bonsoir, maître Arnoton !
- Bonsoir, bonsoir, mes enfants !...
Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très
brave, s'approcha doucement et, regardant par la porte cassée,
eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer
étaient rangés autour du choeur, dans la nef en ruine, comme si
les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart
avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en
bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu'en avaient nos
grands-pères, tous l'air vieux, fané, poussiéreux, fatigué.
De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la
chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder
autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme
si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait
beaucoup Garrigue, c'était un certain personnage à grandes
lunettes d'acier, qui secouait à chaque instant sa haute
perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit
tout empêtré en battant silencieusement des ailes.
Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux
au milieu du choeur, agitait désespérément une sonnette sans
grelot et sans voix, pendant qu'un prêtre, habillé de vieil or,
allait, venait devant l'autel, en récitant des oraisons dont on
n'entendait pas un mot... Bien sûr c'était dom Balaguère, en
train de dire sa troisième messe basse.