L'aiguille à repriser
Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se
trouvait elle-même si fine qu'elle s'imaginait être une
aiguille à coudre.
« Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la
grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez
pas tomber; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu'on ne me
retrouvera jamais. Je suis si fine!
- Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le
corps.
- Regardez un peu; j'arrive avec ma suite », dit la grosse
aiguille en tirant après elle un long fil; mais le fil n'avait
point de noeud.
Les doigts dirigèrent l'aiguille vers la pantoufle de la
cuisinière: le cuir en était déchiré dans la partie
supérieure, et il fallait le raccommoder.
« Quel travail grossier ! dit l'aiguille ; jamais je ne pourrai
traverser: je me brise , je me brise». Et en effet elle se
brisa. «Ne l'ai-je pas dit? s'écria-t-elle; je suis trop fine.
- Elle ne vaut plus rien maintenant », dirent les doigts.
Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une
tête de cire, et s'en servit pour attacher son fichu.
« Me voilà devenue broche ! dit l'aiguille. Je savais bien que
j'arriverais à de grands honneurs. Lorsqu'on est quelque chose,
on ne peut manquer de devenir quelque chose. »
Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d'un carrosse
d'apparat, et elle regardait de tous côtés.
« Oserai-je vous demander si vous êtes d'or ? dit l'épingle sa
voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire!
Seulement, elle est un peu trop petite; faites des efforts pour
qu'elle devienne plus grosse, afin de n'avoir pas plus besoin de
cire que les autres. »
Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la
tête, qu'elle tomba du fichu dans l'évier que la cuisinière
était en train de laver.
« Je vais donc voyager, dit l'aiguille; pourvu que je ne me
perde pas ! »
Elle se perdit en effet.
« Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu'elle
gisait sur l'évier. Mais je sais ce que je suis, et c'est
toujours une petite satisfaction. »
Et elle conservait son maintien fier et toute sa bonne humeur.
Et une foule de choses passèrent au-dessus d'elle en nageant,
des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles
gazettes.
« Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent
pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d'eux: c'est
moi pourtant! Voilà un brin de bois qui passe; il ne pense à
rien au monde qu'à lui-même, à un brin de bois!... Tiens,
voilà une paille qui voyage! Comme elle tourne, comme elle
s'agite! Ne va donc pas ainsi sans faire attention; tu pourrais
te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal! Comme il
se pavane! Cependant il y a longtemps qu'on a oublié ce qu'il
disait. Moi seule je reste patiente et tranquille; je sais ma
valeur et je la garderai toujours. »
Un jour, elle sentit quelque chose à côté d'elle, quelque
chose qui avait un éclat magnifique, et que l'aiguille prit pour
un diamant. C'était un tesson de bouteille. L'aiguille lui
adressa la parole, parce qu'il luisait et se présentait comme
une broche. «Vous êtes sans doute un diamant?
- Quelque chose d'approchant. »
Et alors chacun d'eux fut persuadé que l'autre était d'un grand
prix. Et leur conversation roula principalement sur l'orgueil qui
règne dans le monde.
« J'ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit
l'aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. A chaque main
elle avait cinq doigts. Je n'ai jamais rien connu d'aussi
prétentieux et d'aussi fier que ces doigts; et cependant ils
n'étaient faits que pour me sortir de la boîte et pour m'y
remettre.
- Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le
tesson.
- Nobles ! reprit l'aiguille, non, mais vaniteux. Ils étaient
cinq frères... et tous étaient nés... doigts! Ils se tenaient
orgueilleusement l'un à côté de l'autre, quoique de
différente longueur. Le plus en dehors, le pouce, court et
épais, restait à l'écart; comme il n'avait qu'une
articulation, il ne pouvait s'incliner qu'en un seul endroit;
mais il disait toujours que, si un homme l'avait une fois perdu,
il ne serait plus bon pour le service militaire. Le second doigt
goûtait des confitures et aussi de la moutarde; il montrait le
soleil et la lune, et c'était lui qui appuyait sur la plume
lorsqu'on voulait écrire. Le troisième regardait par-dessus les
épaules de tous les autres. Le quatrième portait une ceinture
d'or, et le petit dernier ne faisait rien du tout: aussi en
était-il extraordinairement fier. On ne trouvait rien chez eux
que de la forfanterie, et encore de la forfanterie: aussi je les
ai quittés.
A ce moment, on versa de l'eau dans l'évier. L'eau coula
par-dessus les bords et les entraîna.
«Voilà que nous avançons enfin ! » dit l'aiguille.
Le tesson continua sa route, mais l'aiguille s'arrêta dans le
ruisseau. «Là! je ne bouge plus; je suis trop fine; mais j'ai
bien droit d'en être fière! »
Effectivement, elle resta là tout entière à ses grandes
pensées.
« Je finirai par croire que je suis née d'un rayon de soleil,
tant je suis fine ! Il me semble que les rayons de soleil
viennent me chercher jusque dans l'eau. Mais je suis si fine que
ma mère ne peut pas me trouver. Si encore javais l'oeil
qu'on m'a enlevé, je pourrais pleurer du moins! Non, je ne
voudrais pas pleurer: ce n'est pas digne de moi! »
Un jour, des gamins vinrent fouiller dans le ruisseau. Ils
cherchaient de vieux clous, des liards et autres richesses
semblables. Le travail n'était pas ragoûtant; mais que
voulez-vous? Ils y trouvaient leur plaisir, et chacun prend le
sien où il le trouve.
« Oh ! la, la ! s'écria l'un d'eux en se piquant à l'aiguille.
En voilà une gueuse !
- Je ne suis pas une gueuse; je suis une demoiselle distinguée
», dit l'aiguille.
Mais personne ne l'entendait. En attendant, la cire s'était
détachée, et l'aiguille était redevenue noire des pieds à la
tête; mais le noir fait paraître la taille plus svelte, elle se
croyait donc plus fine que jamais.
«Voilà une coque d'oeuf qui arrive », dirent les gamins; et
ils attachèrent l'aiguille à la coque.
« A la bonne heure ! dit-elle ; maintenant je dois faire de
l'effet, puisque je suis noire et que les murailles qui m'entourent
sont toutes blanches. On m'aperçoit, au moins! Pourvu que je n
attrape pas le mal de mer; cela me briserait. » Elle n'eut pas
le mal de mer et ne fut point brisée.
« Quelle chance d'avoir un ventre d'acier quand on voyage sur
mer ! C'est par là que je vaux mieux qu'un homme. Qui peut se
flatter d'avoir un ventre pareil? Plus on est fin, moins on est
exposé. »
Crac ! fit la coque. C'est une voiture de roulier qui passait sur
elle.
« Ciel ! Que je me sens oppressée ! dit l'aiguille; je crois
que j'ai le mal de mer : je suis toute brisée. »
Elle ne l'était pas, quoique la voiture eût passé sur elle.
Elle gisait comme auparavant, étendue de tout son long dans le
ruisseau. Qu'elle y reste !
Au beau milieu de la rue se trouvait une antique
maison, elle avait plus de trois cents ans: c'est là ce qu'on
pouvait lire sur la grande poutre, où au milieu de tulipes et de
guirlandes de houblon était gravée l'année de la construction.
Et on y lisait encore des versets tirés de la Bible et des bons
auteurs profanes; au-dessus de chaque fenêtre étaient
sculptées des figures qui faisaient toute espèce de grimaces.
Chacun des étages avançait sur celui d'en dessous; le long du
toit courait une gouttière, ornée de gros dragons, dont la
gueule devait cracher l'eau des pluies; mais elle sortait
aujourd'hui par le ventre de la bête; par suite des ans, il
s'était fait des trous dans la gouttière.
Toutes les autres maisons de la rue étaient neuves et belles à
la mode régnante; les carreaux de vitre étaient grands et
toujours bien propres; les murailles étaient lisses comme du
marbre poli. Ces maisons se tenaient bien droites sur leurs
fondations, et l'on voyait bien à leur air qu'elles
n'entendaient rien avoir de commun avec cette construction des
siècles barbares.
« N'est-il pas temps, se disaient-elles, qu'on démolisse cette
bâtisse surannée, dont l'aspect doit scandaliser tous les
amateurs du beau ? Voyez donc toutes ces moulures qui s avancent
et qui empêchent que de nos fenêtres on distingue ce qui se
passe dans la baraque. Et l'escalier donc qui est aussi large que
si c'était un château! que d'espace perdu! Et cette rampe en
fer forgé, est-elle assez prétentieuse! Comme ceux qui s y
appuient doivent avoir froid aux mains! Comme tout cela est
sottement imaginé! »
Dans une des maisons neuves , bien propres, d'un goût bien
prosaïque, celle qui était juste en face, se tenait souvent à
la fenêtre un petit garçon aux joues fraîches et roses; ses
yeux vifs brillaient d'intelligence. Lui, il aimait à contempler
la vieille maison; elle lui plaisait beaucoup, qu'elle fût
éclairée par le soleil ou par la lune. Il pouvait rester des
heures à la considérer, et alors il se représentait les temps
où, comme il l'avait vu sur une vieille gravure, toutes les
maisons de la rue étaient construites dans ce même style, avec
des fenêtres en ogive, des toits pointus, un grand escalier
menant à la porte d entrée, des dragons et autres terribles
gargouilles tout autour des gouttières; et, au milieu de la rue,
passaient des archers , des soldats en cuirasse, armés de
hallebardes.
C'était vraiment une maison quon pouvait contempler
pendant des heures. Il y demeurait un vieillard qui portait des
culottes de peau et un habit à grands boutons de métal, tout à
fait à l'ancienne mode; il avait aussi une perruque, mais une
perruque qui paraissait bien être une perruque, et qui ne
servait pas à simuler habilement de vrais cheveux. Tous les
matins, un vieux domestique venait, nettoyait, faisait le ménage
et les commissions, puis s'en allait.
Le vieillard à culottes de peau habitait tout seul la vieille
maison. Parfois il s'approchait de la fenêtre; un jour, le petit
garçon lui fit un gentil signe de tête en forme de salut; le
vieillard fit de même; le lendemain ils se dirent de nouveau
bonjour, et bientôt ils furent une paire d'amis, sans avoir
jamais échangé une parole.
Le petit garçon entendit ses parents se dire : « Le vieillard
d'en face a de bien grandes richesses; mais c'est affreux comme
il vit isolé de tout le monde. »
Le dimanche d'après, l'enfant enveloppa quelque chose dans un
papier, sortit dans la rue et accostant le vieux domestique qui
faisait les commissions, il lui dit: « Ecoute! Veux-tu me faire
un plaisir et donner cela de ma part à ton maître? J'ai deux
soldats de plomb; en voilà un; je le lui envoie pour qu'il ait
un peu de société; je sais qu'il vit tellement isolé de tout
le monde, que c'est lamentable. »
Le vieux domestique sourit, prit le papier et porta le soldat de
plomb à son maître. Un peu après, il vint trouver les parents
, demandant si le petit garçon ne voulait pas venir rendre
visite au vieux monsieur. Les parents donnèrent leur permission,
et le petit partit pour la vieille maison.
Les trompettes sculptées sur la porte, ma foi, avaient les joues
plus bouffies que d'ordinaire, et si on avait bien prêté
l'oreille, on les aurait entendus, qui soufflaient dans leurs
instruments: « Schnetterendeng! Ta-ra-ra-ta: le voilà, le
voilà, le petit schnetterendeng!»
La grande porte s'ouvrit. Le vestibule était tout garni de vieux
portraits de chevaliers revêtus de cuirasses, de châtelaines en
robes de damas et de brocart; l'enfant crut entendre les
cuirasses résonner et les robes rendre un léger froufrou. Il
arriva à un grand escalier, avec une belle rampe en fer tout
ouvragée, et ornée de grosses boules de cuivre, où on pouvait
se mirer; elles brillaient comme si on venait de les nettoyer
pour fêter la visite du petit garçon, la première depuis tant
d'années.
Après avoir monté bien des marches, l'enfant aperçut, donnant
sur une vaste cour, un grand balcon; mais les planches avaient
des fentes et des trous en quantité; elles étaient couvertes de
mousse, d'herbe, de sedum, et toute la cour et les murailles
étaient de même vertes de plantes sauvages qui poussaient là
sans que personne s'en occupât. Sur le balcon se trouvaient de
grands pots de fleurs, en vieille et précieuse faïence; ils
avaient la forme de têtes fantastiques, à oreilles d'âne en
guise d'anses; il y poussait des plantes rares; c'étaient des
touffes de feuilles, sans presque aucune fleur. Il y avait là un
pot d'oeillet tout en verdure, et il chantait à voix basse: «Le
vent m'a caressé, le soleil m'a donné une petite fleur, une
petite fleur pour dimanche. »
Ensuite, le petit garçon passa par une grande salle ; les murs
étaient recouverts de cuir gaufré, à fleurs et arabesques
toutes dorées, mais ternies par le temps.
« La dorure passe, le cuir reste, » marmottaient les murailles.
Puis l'enfant fut conduit dans la chambre où se tenait le vieux
monsieur, qui l'accueillit avec un doux sourire, et lui dit:
«Merci pour le soldat de plomb, mon petit ami; et merci encore
de ce que tu es venu me voir.»
Et les hauts fauteuils en chêne, les grandes armoires et les
autres meubles en bois des îles craquaient, et disaient: «
knick, knack, » ce qui pouvait bien vouloir dire: «Bien le
bonjour!»
A la muraille pendait un tableau, représentant une belle dame,
jeune, au visage gracieux et avenant; elle était habillée d'une
robe vaste et raide, tenue par des paniers; ses cheveux étaient
poudrés. De ses doux yeux elle regardait l'enfant.
« Qui cela peut-il donc être; dit-il. D'où vient cette belle
madame ?
- De chez le marchand de bric-à-brac, répondit le vieux
monsieur. Il a souvent des portraits à vendre et pas chers. Les
originaux sont morts et enterrés; personne ne s'occupe d'eux.
Cette dame , je l'ai connue toute jeune ; voilà un demi-siècle
qu'elle a quitté ce monde; j'ai retrouvé son portrait chez le
marchand et je l'ai acheté. »
Au-dessous du portrait, se trouvait sous verre un bouquet de
fleurs fanées; elles avaient tout l'air d'avoir été cueillies
juste cinquante ans auparavant.
« On dit chez nous, reprit l'enfant, que tu es toujours seul, et
que cela fait de la peine, rien que d'y penser.
- Mais pas tant que cela, dit le vieux monsieur. Je reçois la
visite de mes pensées dautrefois, et je revois passer
devant moi tous ceux que j'ai connus. Et, maintenant, toi tu es
venu me rendre visite; je me sens très heureux. »
Il tira alors d'une armoire un grand livre à images, et les
montra au petit garçon; c'étaient des fêtes et processions des
siècles passés; d'énormes carrosses tout dorés, des soldats
qui ressemblaient au valet de trèfle de nos cartes; des
bourgeois, habillés tous différemment selon leurs métiers et
professions. Les tailleurs avaient une bannière où se voyaient
des ciseaux, tenus par deux lions; celle des cordonniers
représentait un aigle à deux têtes, parce que chez eux il faut
toujours la paire. Oui, c'étaient de fameuses images, et le
petit s'en amusait tout plein.
Le vieux monsieur alors alla chercher dans l'office des gâteaux,
des confitures, des fruits. Qu'on était bien dans cette vieille
maison!
« Je n'y tiens plus, s'écria tout à coup le soldat de plomb
qui était sur la cheminée. Non, c'est par trop triste ici,
celui qui a goûté de la vie de famille ne peut s'habituer à
une pareille solitude. J'en ai assez. Le jour déjà ne semble
pas vouloir finir; mais la soirée sera encore plus affreuse. Ce
n'est pas comme chez toi, mon maître; ton père et ta mère
causent joyeusement; toi et tes frères et soeurs vous faites un
délicieux tapage d'enfer. On se sent vivre au milieu de ce
bruit. Le vieux, ici, jamais on ne lui donne de baisers, ni
d'arbre de Noël. On lui donnera un jour un cercueil et ce sera
fini. Non, j'en ai assez.
- Il ne faut pas voir les choses du mauvais côté, répondit le
petit garçon. A moi, tout ici me paraît magnifique, et encore
n'ai-je pas vu toutes les belles choses que les vieux souvenirs
font passer devant les yeux du maître de céans.
- Moi non plus, je ne les aperçois, ni ne les verrai jamais,
reprit le soldat de plomb. Je te prie, emporte-moi.
- Non, dit le petit, il faut que tu restes pour tenir compagnie
à ce bon vieux monsieur. »
Le vieillard, qui paraissait tout rajeuni et avait l'air tout
heureux, revint avec d'excellents gâteaux, des confitures
délicieuses, des pommes, des noix et autres friandises; il
plaça tout devant son petit ami, qui, ma foi, ne pensa plus aux
peines du soldat de plomb.
L'enfant retourna chez lui, s'étant diverti à merveille. Le
lendemain, il était à sa fenêtre, et il fit un signe de tête
au vieux monsieur, qui le lui rendit en souriant. Une neuvaine se
passa, et alors on revint prendre le petit garçon pour le mener
à la vieille maison.
Les trompettes entonnèrent leur schnetterendeng, ta-ta-ra-ta.
Les chevaliers et les belles dames se penchèrent hors de leur
cadre pour voir passer ce petit être, si jeune; les fauteuils
débitèrent leur knik-knak; le cuir des murailles déclara qu'il
était plus durable que la dorure; enfin tout se passa comme la
première fois; rien ne changeait dans la vieille maison.
« Oh ! Que je me sens malheureux », s'écria le soldat de
plomb. « C'est à périr ici. Laisse-moi plutôt partir pour la
guerre, dussé-je y perdre bras et ambes, ce serait au moins un
changement. Oh, emmène-moi! Maintenant je sais ce que c'est que
de recevoir la visite de ses vieux souvenirs, et ce n'est pas
amusant du tout à la longue. »
« Je vous revoyais tous à la maison, comme si j'étais encore
au milieu de vous. C'était un dimanche matin, et vous autres
enfants vous étiez réunis, et les mains jointes vous chantiez
un psaume; ton père et ta mère écoutaient pieusement. Voilà
que la porte s'ouvre et que ta petite soeur Maria, qui n'a que
deux ans, fait son entrée. Elle est si vive et elle est toujours
prête à danser quand elle entend n'importe quelle musique.
Cette fois vos chants la mirent en mouvement, mais cela n'allait
guère en mesure; la mélodie marchait trop lentement; l'enfant
levait sa petite jambe, mais il lui fallait la tenir trop
longtemps en l'air; cependant elle dandinait comme elle pouvait
de la tête. Vous gardiez votre sérieux, c'était pourtant bien
difficile. Moi, je ris tant, qu'au moment où une grosse voiture
vint ébranler la maison, je perdis l'équilibre et je tombai à
terre, j'en ai encore une bosse. Cela me fit bien mal; mais
j'aimerais encore mieux tomber dix fois par jour, chez vous, que
de rester ici, hanté par ces vieux souvenirs.
Dis-moi, chantez-vous encore les dimanches ? Raconte-moi quelque
chose de la petite Maria! Et mon bon camarade, l'autre soldat de
plomb? Doit-il être heureux, lui! Ne pourrait-il pas venir me
relever de faction? Oh, emmène-moi! »
- Tu n'es plus à moi, répondit le petit garçon. Tu sais bien
que je t'ai donné en cadeau au vieux monsieur. Il faut te faire
une raison. »
Cette fois le vieillard montra à son petit ami des cassettes où
il y avait toutes sortes de jolis bibelots des temps passés; des
cartes à jouer, grandes et toutes dorées, comme on n'en voit
même plus chez le roi. Le vieux monsieur ouvrit le clavecin,
qui, à l'intérieur, était orné de fines peintures, de beaux
paysages avec des bergers et des bergères; il joua un ancien
air; l'instrument n'était guère d'accord, et les sons étaient
comme enroués. Mais on aurait dit que le portrait de la belle
dame, celui qui avait été acheté chez le marchand de
bric-à-brac, sanimait en entendant cette antique mélodie;
le vieux monsieur la regardait, ses yeux brillaient comme ceux
d'un jeune homme; un doux sourire passa sur ses lèvres.
« Je veux partir en guerre, en guerre ! », s'écria le soldat
de plomb de toutes ses forces; mais, à ce moment, le vieux
monsieur vint prendre quelque chose sur la cheminée et il
renversa le soldat qui roula par terre. Où était-il tombé ? Le
vieillard chercha, le petit garçon chercha; ils ne purent le
trouver. Disparu le soldat de plomb! «Je le retrouverai
demain», dit le vieux monsieur. Mais, jamais, il ne le revit. Le
plancher était rempli de fentes et de trous; le soldat avait
passé à travers, et il gisait là, sous les planches, comme
enterré vivant.
Malgré cet incident la journée se passa gaiement, et, le soir,
le petit garçon rentra chez lui. Des semaines s'écoulèrent, et
l'hiver arriva. Les fenêtres étaient gelées, et l'enfant
était obligé de souffler longtemps sur les carreaux, pour y
faire un rond par lequel il pût apercevoir la vieille maison.
Les sculptures de la porte, les tulipes, les trompettes, on les
voyait à peine, tant la neige les recouvrait. La vieille maison
paraissait encore plus tranquille et silencieuse que d'ordinaire;
et, en effet, il n'y demeurait absolument plus personne: le vieux
monsieur était mort , il s'était doucement éteint.
Le soir, comme c'était l'usage dans le pays, une voiture tendue
de noir s'arrêta devant la porte; on y plaça un cercueil, qu'on
devait porter bien loin, pour le mettre dans un caveau de
famille. La voiture se mit en marche; personne ne suivait que le
vieux domestique; tous les amis du vieux monsieur étaient morts
avant lui. Le petit garçon pleurait, et il envoyait de la main
des baisers d'adieu au cercueil.
Quelques jours après, la vieille maison fut pleine de monde, on
y faisait la vente de tout ce qui s'y trouvait. Et, de la
fenêtre, le petit garçon vit partir, dans tous les sens, les
chevaliers, les châtelaines, les pots de fleurs en faïence, les
fauteuils qui poussaient des knik-knak plus forts que jamais. Le
portrait de la belle dame retourna ches le marchand de
bric-à-brac; si vous voulez le voir, vous le trouverez encore
chez lui; personne ne l'a acheté, personne n'y a fait attention.
Au printemps, on démolit la vieille maison. « Ce n'est pas
dommage qu'on fasse disparaître cette antique baraque», dirent
les imbéciles, et ils étaient nombreux comme partout. Et,
pendant que les maçons donnaient des coups de pioche, qui
fendaient le coeur du petit garçon, on voyait, de la rue, pendre
des lambeaux de la tapisserie en cuir doré, et les tulipes
volaient en éclats, et les trompettes tombaient par terre,
lançant un dernier schnetterendeng.
Enfin, on enleva tous les décombres et on construisit une grande
belle maison à larges fenêtres et à murailles bien lisses,
proprement peintes en blanc. Par devant, on laissa un espace pour
un gentil petit jardin qui, sur la rue, était entouré d'une
jolie grille neuve: «Que tout cela a bonne façon! » disaient
les voisins. Dans le jardin, il y avait des allées bien droites,
et des massifs bien ronds; les plantes étaient alignées au
cordeau, et ne poussaient pas à tort et à travers comme
autrefois, dans la cour de la vieille maison.
Les gens s'arrêtaient à la grille et regardaient avec
admiration. Les moineaux par douzaines, perchés sur les arbustes
et la vigne vierge qui couvrait les murs de côté babillaient de
toutes sortes de choses, mais pas de la vieille maison; aucun
d'eux ne l'avait jamais vue: car il s'était passé, depuis lors,
bien du temps, oui, tant d'années que, dans l'intervalle, le
petit garçon était devenu un homme, et un homme distingué qui
faisait la joie de ses vieux parents.
Il s'était marié et il habitait, avec sa jeune femme, justement
la belle maison dont nous venons de parler.
Un jour, ils étaient dans le jardin, et la jeune dame plantait
une fleur des champs qu'elle avait rapportée de la promenade, et
qu'elle trouvait aussi belle qu'une fleur de serre. Elle
raffermisssait, de ses petites mains, la terre autour de la
racine, lorsqu'elle se sentit comme piquée aux doigts.
« Aïe ! » s'écrie-t-elle, et elle aperçoit quelque chose qui
brille. Qu'était-ce? Devinez-vous? C'était le soldat de plomb,
que le vieux monsieur avait cherché vainement et qui était
tombé là pendant les démolitions, se trouvait sous terre
depuis tant d'années.
La jeune dame le retira, et, sans lui en vouloir de ce qu'il
l'avait piquée, elle le nettoya avec une feuille humide de
rosée, et le sécha avec son mouchoir fin, qui sentait bon. Et
le soldat de plomb était bien aise, comme s'il se réveillait
d'un long évanouissement.
« Laisse-moi le voir », dit le jeune homme, en souriant. Puis
il hocha la tête et continua : «Non, ce ne peut pas être le
même; mais il me rappelle un autre soldat de plomb que j'avais
lorsque j'étais petit. »
Et il raconta l'histoire de la vieille maison, et du vieux
monsieur, auquel il avait envoyé, pour lui tenir compagnie, son
soldat de plomb. La jeune dame fut touchée jusqu'aux larmes de
ce récit, surtout quand il fut question du portrait qui avait
été acheté chez le marchand de bric-à-brac.
« Il serait cependant possible, dit-elle, que ce fût le même
soldat de plomb. Je veux le garder avec soin; il me rappellera ce
que tu viens de me conter. Tu me conduiras, n'est-ce pas, sur la
tombe du vieux monsieur?
- Je ne sais pas où elle se trouve, répondit-il; j'ai demandé
à la voir, personne n'a pu me l'indiquer. Tous ses amis étaient
morts. Je sais seulement que c'est très loin d'ici; au moment
où on a emporté le cercueil, je n'ai pas questionné; j'étais
trop petit pour aller si loin y porter des fleurs.
- Oh ! Comme il a été seul, dans sa tombe également ! dit la
dame, personne n'en aura pris soin.
- Moi aussi, j'ai été longtemps bien seul, se dit le soldat de
plomb; mais, quelle compensation aujourd'hui; je ne suis pas
oublié! »
Comme la dame l'emportait dans la maison, il jeta un dernier
regard sur l'endroit où il était resté tant d'années; que
vit-il, ressemblant à de la vulgaire terre? Un morceau de la
belle tapisserie. La dorure, elle, avait entièrement disparu.
Et, de sa fine oreille, le soldat entendit un murmure où il
distinguait ces paroles:
« La dorure passe, mais le cuir reste. »
S'il avait pu, il aurait volontiers haussé les épaules; chez
lui, couleur et dorure étaient restées.
Le chanvre était en fleur. Ses fleurs sont bleues,
admirablement belles, molles comme les ailes d'un moucheron et
encore plus fines. Le soleil répandait ses rayons sur le
chanvre, et les nuages l'arrosaient, ce qui lui faisait autant de
plaisir qu'une mère en fait à son enfant lorsqu elle le lave et
lui donne un baiser. L'un et l'autre n'en deviennent que plus
beaux.
« J'ai bien bonne mine, à ce qu'on dit, murmura le chanvre; je
vais atteindre une hauteur étonnante, et je deviendrai une
magnifique pièce de toile. Ah! Que je suis heureux! Il n'y a
personne qui soit plus heureux que moi! Je me porte à merveille,
et j'ai un bel avenir! La chaleur du soleil m'égaye, et la pluie
me charme en me rafraîchissant! Oui, je suis heureux, heureux on
ne peut plus!
- Oui, oui, oui, dirent les bâtons de la haie, vous ne
connaissez pas le monde; mais nous avons de l'expérience, nous.
»
Et ils craquèrent lamentablement, et chantèrent :
Cric, crac ! Cric, crac ! crac !
C'est fini ! C'est fini ! C'est fini !
« Pas sitôt, répondit le chanvre ; voilà une bonne matinée,
le soleil brille, la pluie me fait du bien, je me sens croître
et fleurir. Ah! je suis bien heureux! »
Mais un beau jour il vint des gens qui prirent le chanvre par le
toupet, l'arrachèrent avec ses racines, et lui firent bien mal.
D'abord on le mit dans l'eau comme pour le noyer, puis on le mit
au feu comme pour le rôtir. 0 cruauté!
« On ne saurait être toujours heureux, pensa le chanvre; il
faut souffrir, et souffrir c'est apprendre. »
Mais tout alla de pis en pis. Il fut brisé, peigné, cardé;
sans y comprendre un mot. Puis on le mit à la quenouille, et
rrrout! Il perdit tout à fait la tête.
« J'ai été trop heureux, pensait-il au milieu des tortures;
les biens qu'on a perdus, il faut encore s'en réjouir, s'en
réjouir». Et il répétait: «s'en réjouir», que déjà il
était, hélas! mis au métier, et devenait une magnifique pièce
de toile. Les mille pieds de chanvre ne faisaient qu'un morceau.
« Vraiment ! C'est prodigieux; je ne l'aurais jamais cru; quelle
chance pour moi! Que chantaient donc les bâtons de la haie avec
leur
Cric, crac ! Cric, crac ! Crac !
C'est fini ! C'est fini ! C'est fini !
« Mais... je commence à peine à vivre. C'est prodigieux ! Si
j'ai beaucoup souffert, me voilà maintenant plus heureux que
jamais; Je suis si fort, si doux, si blanc, si long! C'est une
autre condition que la condition de plante, même avec les
fleurs. Personne ne vous soigne, et vous n'avez d'autre eau que
celle de la pluie. Maintenant, au contraire, que d'attentions!
Tous les matins les filles me retournent, et tous les soirs on
m'administre un bain avec l'arrosoir. La ménagère de M. le
curé a même fait un discours sur moi, et a prouvé parfaitement
que je suis le plus beau morceau de la paroisse. Je ne saurais
être plus heureux!»
La toile fut portée à la maison et livrée aux ciseaux. On la
coupait, on la coupait, on la piquait avec l'aiguille. Ce
n'était pas très agréable; mais en revanche elle fit bientôt
douze morceaux de linge, douze belles chemises.
« C'est à partir d'aujourd'hui seulement que je suis quelque
chose. Voilà ma destinée; je suis béni , car je suis utile
dans le monde. Il faut cela pour être content soi-même. Nous
sommes douze morceaux, c'est vrai, mais nous formons un seul
corps, une douzaine. Quelle incomparable félicité! »
Les années s'écoulèrent; c'en était fait de la toile.
« Il faut que toute chose ait sa fin, murmura chaque pièce.
J'étais bien disposée à durer encore mais pourquoi demander
l'impossible?»
Et elles furent réduites en lambeaux et en chiffons, et crurent
cette fois que c'était leur fin finale, car elles furent encore
hachées, broyées et cuites, le tout sans y rien comprendre. Et
voilà qu'elles étaient devenues du superbe papier blanc.
« O surprise ! ô surprise agréable ! s'écria le papier, je
suis plus fin qu'autrefois, et l'on va me charger d'écritures.
Que n'écrira-t-on pas sur moi? Ma chance est sans égale.»
Et l'on y écrivit les plus belles histoires, qui furent lues
devant de nombreux auditeurs et les rendirent plus sages.
C'était un grand bienfait pour le papier que cette écriture.
«Voilà certes plus que je ny ai rêvé lorsque je portais
mes petites fleurs bleues dans les champs. Comment deviner que je
servirais un jour à faire la joie et l'instruction des hommes?
je n'y comprends vraiment rien, et c'est pourtant la vérité.
Dieu sait si jai jamais rien entrepris: je me suis
contenté de vivre, et voilà que de degrés en degrés il m'a
élevé à la plus grande gloire. Toutes les fois que je songe au
refrain menaçant: «C'est fini! C'est fini! » Tout prend au
contraire un aspect plus beau, plus radieux. Sans doute je vais
voyager, je vais parcourir le monde entier pour que tous les
hommes puissent me lire! Autrefois je portais de petites fleurs
bleues; mes fleurs maintenant sont de sublimes pensées. Je suis
heureux, incomparablement heureux. »
Mais le papier n'alla pas en voyage, il fut remis à l'imprimeur,
et tout ce qu'il portait d'écrit fut imprimé pour faire un
livre, des centaines de livres qui devaient être une source de
joie et de profit pour une infinité de personnes. Notre morceau
de papier n'aurait pas rendu le même service, même en faisant
le tour du monde. A moitié route il aurait été usé.
« C'est très juste, ma fo i! » dit le papier; « Je n' avais
pas pensé. Je reste à la maison et j'y suis honoré comme un
vieux grand-père! C'est moi qui ai reçu l'écriture, les mots
ont découlé directement de la plume sur moi, je reste à ma
place, et les livres vont par le monde; leur tâche est belle
assurément, et moi je suis content, je suis heureux! »
Le papier fut mis dans un paquet et jeté sur une planche. «Il
est bon de se reposer après le travail, pensa-t-il. C'est en se
recueillant de la sorte que l'on apprend à se connaître.
D'aujourd'hui seulement je sais ce que je contiens, et se
connaître soi-même, voilà le véritable progrès. Que
m'arrivera-t-il encore? Je vais sans nul doute avancer, on avance
toujours. »
Quelque temps après, le papier fut mis sur la cheminée pour
être brûlé, car on ne voulait pas le vendre au charcutier ou
à l'épicier pour habiller des saucissons ou du sucre. Et tous
les enfants de la maison se mirent à l'entourer; ils voulaient
le voir flamber, et voir aussi, après la flamme, ces milliers
d'étincelles rouges qui ont l'air de se sauver et s'éteignent
si vite l'une après l'autre. Tout le paquet de papier fut jeté
dans le feu.
Oh ! Comme il brûlait ! Ouf ! Ce n'est plus qu'une grande flamme.
Elle s'élevait la flamme, tellement, tellement que jamais le
chanvre n'avait porté si haut ses petites fleurs bleues; elle
brillait comme jamais la toile blanche n'avait brillé. Toutes
les lettres, pendant un instant, devinrent toutes rouges. Tous
les mots, toutes les pensées s'en allèrent en langues de feu.
« Je vais monter directement jusquau soleil, » disait une
voix dans la flamme, et on eût dit mille voix réunies en une
seule. La flamme sortit par le haut de la cheminée, et au milieu
d'elle voltigeaient de petits êtres invisibles à l'oeil des
hommes. Ils égalaient justement en nombre les fleurs qu'avait
portées le chanvre. Plus légers que la flamme qui les avait
fait naître, quand celle-ci fut dissipée, quand il ne resta
plus du papier que la cendre noire, ils dansaient encore sur
cette cendre, et formaient en l'effleurant des étincelles
rouges.
Les enfants de la maison chantaient autour de la cendre
inanimée:
Cric, crac ! Cric, crac ! Crac !
C'est fini ! C'est fini ! C'est fini !
Mais chacun des petits êtres disait : « Non, ce n'est pas fini
; voici précisément le plus beau de lhistoire! Je le
sais, et je suis bien heureux.»
Les enfants ne purent ni entendre ni comprendre ces paroles; du
reste, ils n'en avaient pas besoin: les enfants ne doivent pas
tout savoir.