La Princesse au petit pois
Il était une fois un prince qui voulait épouser une princesse, mais une vraie princesse. Il fit le tour de la terre pour en trouver une mais il y avait toujours quelque chose qui clochait ; des princesses, il n'en manquait pas, mais étaient-elles de vraies princesses ? C'était difficile à apprécier, toujours une chose ou l'autre ne lui semblait pas parfaite. Il rentra chez lui tout triste, il aurait tant voulu avoir une véritable princesse.
Un soir par un temps affreux, éclairs et tonnerre, cascades de pluie que c'en était effrayant, on frappa à la porte de la ville et le vieux roi lui-même alla ouvrir.
C'était une princesse qui était là,
dehors. Mais grands dieux ! de quoi avait-elle l'air dans
cette pluie, par ce temps ! L'eau coulait de ses cheveux et
de ses vêtements, entrait par la pointe de ses chaussures et
ressortait par le talon ... et elle prétendait être une
véritable princesse !
- Nous allons bien voir çà, pensait la vieille reine, mais
elle ne dit rien. Elle alla dans la chambre à coucher,
retira toute la literie et mit un petit pois au fond du lit ;
elle prit ensuite vingt martelas qu'elle empila sur le petit
pois et, par-dessus, elle mit encore vingt édredons en
plumes d'eider. C'est là-dessus que la princesse devait
coucher cette nuit-là.
Au matin, on lui demanda comment elle
avait dormi.
- Affreusement mal, répondit-elle, je n'ai presque pas
fermé l'oeil de la nuit. Dieu sait ce qu'il y avait dans ce
lit. J'étais couché sur quelque chose de si dur que j'en ai
des bleus et des noirs sur tout le corps ! C'est terrible !
Alors ils reconnurent que c'était une vraie princesse
puisque, à travers les vingt matelas et les vingt édredons
en plumes d'eider, elle avait senti le petit pois. Une peau
aussi sensible ne pouvait être que celle d'une authentique
princesse.
Le prince la prit donc pour femme, sûr maintenant d'avoir une vraie princesse et le petit pois fut exposé dans le cabinet des trésors d'art, où on peut encore le voir si personne ne l'a emporté.
Et ceci est une vraie histoire.
Un soldat s'en venait d'un
bon pas sur la route. Une deux, une deux ! sac au dos et
sabre au côté. Il avait été à la guerre et maintenant,
il rentrait chez lui.
Sur la route, il rencontra une vieille sorcière. Qu'elle
était laide ! Sa lippe lui pendait jusque sur la poitrine.
- Bonsoir soldat, dit-elle. Ton sac est grand et ton sabre
est beau, tu es un vrai soldat. Je vais te donner autant
d'argent que tu voudras.
- Merci, vieille, dit le soldat.
- Vois-tu ce grand arbre ? dit la sorcière. Il est
entièrement creux. Grimpe au sommet, tu verras un trou, tu
t'y laisseras glisser jusqu'au fond. Je t'attacherai une
corde autour du corps pour te remonter quand tu m'appelleras.
- Mais qu'est-ce que je ferai au fond de l'arbre ?
- Tu y prendras de l'argent, dit la sorcière. Quand tu seras
au fond, tu te trouveras dans une grande galerie éclairée
par des centaines de lampes. Devant toi il y aura trois
portes. Tu pourras les ouvrir, les clés sont dessus. Si tu
entres dans la première chambre, tu verras un grand chien
assis au beau milieu sur un coffre. Il a des yeux grands
comme des soucoupes, mais ne t'inquiète pas de ça. Je te
donnerai mon tablier à carreaux bleus que tu étendras par
terre, tu saisiras le chien et tu le poseras sur mon tablier.
Puis tu ouvriras le coffre et tu prendras autant de pièces
que tu voudras. Celles-là sont en cuivre... Si tu préfères
des pièces d'argent, tu iras dans la deuxième chambre! Un
chien y est assis avec des yeux grands comme des roues de
moulin. Ne t'inquiète encore pas de ça. Pose-le sur mon
tablier et prends des pièces d'argent, autant que tu en
veux. Mais si tu préfères l'or, je peux aussi t'en donner -
et combien ! - tu n'as qu'à entrer dans la troisième
chambre. Ne t'inquiète toujours pas du chien assis sur le
coffre. Celui-ci a les yeux grands comme la Tour Ronde de
Copenhague et je t'assure que pour un chien, c'en est un.
Pose-le sur mon tablier et n'aie pas peur, il ne te fera
aucun mal. Prends dans le coffre autant de pièces d'or que
tu voudras.
- Ce n'est pas mal du tout ça, dit le soldat. Mais qu'est-ce
qu'il faudra que je te donne à toi la vieille ? Je suppose
que tu veux quelque chose.
- Pas un sou, dit la sorcière. Rapporte-moi le vieux briquet
que ma grand-mère a oublié la dernière fois qu'elle est
descendue dans l'arbre.
- Bon, dit le soldat, attache-moi la corde autour du corps.
- Voilà - et voici mon tablier à carreaux bleus.
Le soldat grimpa dans l'arbre, se laissa glisser dans le
trou, et le voilà, comme la sorcière l'avait annoncé, dans
la galerie où brillaient des centaines de lampes. Il ouvrit
la première porte. Oh ! le chien qui avait des yeux grands
comme des soucoupes le regardait fixement.
- Tu es une brave bête, lui dit le soldat en le posant
vivement sur le tablier de la sorcière.
Il prit autant de pièces de cuivre qu'il put en mettre dans
sa poche, referma le couvercle du coffre, posa le chien
dessus et entra dans la deuxième chambre.
Brrr !! le chien qui y était assis avait, réellement, les
yeux grands comme des roues de moulin.
- Ne me regarde pas comme ça, lui dit le soldat, tu pourrais
te faire mal.
Il posa le chien sur le tablier, mais en voyant dans le
coffre toutes ces pièces d'argent, il jeta bien vite les
sous en cuivre et remplit ses poches et son sac d'argent.
Puis il passa dans la troisième chambre.
Mais quel horrible spectacle ! Les yeux du chien qui se
tenait là étaient vraiment grands chacun comme la Tour
Ronde de Copenhague et ils tournaient dans sa tête comme des
roues.
- Bonsoir, dit le soldat en portant la main à son képi, car
de sa vie, il n'avait encore vu un chien pareil et il
l'examina quelque peu. Mais bientôt il se ressaisit, posa le
chien sur le tablier, ouvrit le coffre.
Dieu ! ... que d'or ! Il pourrait acheter tout Copenhague
avec ça, tous les cochons en sucre des pâtissiers et les
soldats de plomb et les fouets et les chevaux à bascule du
monde entier. Quel trésor !
Il jeta bien vite toutes les pièces d'argent et prit de
l'or. Ses poches, son sac, son képi et ses bottes, il les
remplit au point de ne presque plus pouvoir marcher. Eh bien
! il en avait de l'argent cette fois! Vite il replaça le
chien sur le coffre, referma la porte et cria dans le tronc
de l'arbre :
- Remonte-moi, vieille.
- As-tu le briquet ? demanda-t-elle.
- Ma foi, je l'avais tout à fait oublié, fit-il, et il
retourna le prendre.
Puis la sorcière le hissa jusqu'en haut et le voilà sur la
route avec ses poches, son sac, son képi, ses bottes pleines
d'or !
- Qu'est-ce que tu vas faire de ce briquet ? demanda-t-il.
- Ça ne te regarde pas, tu as l'argent, donne-moi le briquet
!
- Taratata, dit le soldat. Tu vas me dire tout de suite ce
que tu vas faire de ce briquet ou je tire mon sabre et je te
coupe la tète.
- Non, dit la vieille sorcière.
Alors, il lui coupa le cou. La pauvre tomba par terre et elle
y resta. Mais lui serra l'argent dans le tablier, en fit un
baluchon qu'il lança sur son épaule, mit le briquet dans sa
poche et marcha vers la ville.
Une belle ville c'était. Il alla à la meilleure auberge,
demanda les plus belles chambres, commanda ses plats favoris.
Puisqu'il était riche ...
Le valet qui cira ses chaussures se dit en lui-même que pour
un monsieur aussi riche, il avait de bien vieilles bottes.
Mais dès le lendemain, le soldat acheta des souliers neufs
et aussi des vêtements convenables.
Alors il devint un monsieur distingué. Les gens ne lui
parlaient que de tout ce qu'il y avait d'élégant dans la
ville et de leur roi, et de sa fille, la ravissante
princesse.
- Où peut-on la voir ? demandait le soldat.
- On ne peut pas la voir du tout, lui répondait-on. Elle
habite un grand château aux toits de cuivre entouré de
murailles et de tours. Seul le roi peut entrer chez elle à
sa guise car on lui a prédit que sa fille épouserait un
simple soldat; et un roi n'aime pas ça du tout.
- Que je voudrais la connaître ! dit le soldat, mais il
savait bien que c'était tout à fait impossible.
Alors il mena une joyeuse vie, alla à la comédie, roula
carrosse dans le jardin du roi, donna aux pauvres beaucoup
d'argent - et cela de grand coeur - se souvenant des jours
passés et sachant combien les indigents ont de peine à
avoir quelques sous.
Il était riche maintenant et bien habillé, il eut beaucoup
d'amis qui, tous, disaient de lui : « Quel homme charmant,
quel vrai gentilhomme! » Cela le flattait. Mais comme il
dépensait tous les jours beaucoup d'argent et qu'il n'en
rentrait jamais dans sa bourse, le moment vint où il ne lui
resta presque plus rien. Il dut quitter les belles chambres,
aller loger dans une mansarde sous les toits, brosser
lui-même ses chaussures, tirer l'aiguille à repriser. Aucun
ami ne venait plus le voir... trop d'étages à monter.
Par un soir très sombre - il n'avait même plus les moyens
de s'acheter une chandelle - il se souvint qu'il en avait un
tout petit bout dans sa poche et aussi le briquet trouvé
dans l'arbre creux où la sorcière l'avait fait descendre.
Il battit le silex du briquet et au moment où l'étincelle
jaillit, voilà que la porte s'ouvre. Le chien aux yeux
grands comme des soucoupes est devant lui.
- Qu'ordonne mon maître ? demande le chien.
- Quoi ! dit le soldat. Voilà un fameux briquet s'il me fait
avoir tout ce que je veux. Apporte-moi un peu d'argent. Hop !
voilà l'animal parti et hop ! le voilà revenu portant, dans
sa gueule, une bourse pleine de pièces de cuivre.
Alors le soldat comprit quel briquet miraculeux il avait là.
S'il le battait une fois, C'était le chien assis sur le
coffre aux monnaies de cuivre qui venait, s'il le battait
deux fois, c'était celui qui gardait les pièces d'argent et
s'il battait trois fois son briquet, C'était le gardien des
pièces d'or qui apparaissait. Notre soldat put ainsi
redescendre dans les plus belles chambres, remettre ses
vêtements luxueux. Ses amis le reconnurent immédiatement et
même ils avaient beaucoup d'affection pour lui.
Cependant un jour, il se dit :
«C'est tout de même dommage qu'on ne puisse voir cette
princesse. On dit qu'elle est si charmante ... A quoi bon si
elle doit toujours rester prisonnière dans le grand château
aux toits de cuivre avec toutes ces tours ? Est-il vraiment
impossible que je la voie ? Où est mon briquet ? »
Il fit jaillir une étincelle et le chien aux yeux grands
comme des soucoupes apparut.
- Il est vrai qu'on est au milieu de la nuit, lui dit le
soldat, mais j'ai une envie folle de voir la princesse. En un
clin d'oeil, le chien était dehors, et l'instant d'après,
il était de retour portant la princesse couchée sur son
dos. Elle dormait et elle était si gracieuse qu'en la
voyant, chacun aurait reconnu que c'était une vraie
princesse. Le jeune homme n'y tint plus, il ne put
s'empêcher de lui donner un baiser car, lui, c'était un
vrai soldat.
Vite le chien courut ramener la jeune fille au château, mais
le lendemain matin, comme le roi et la reine prenaient le
thé avec elle, la princesse leur dit qu'elle avait rêvé la
nuit d'un chien et d'un soldat et que le soldat lui avait
donné un baiser. Eh bien ! en voilà une histoire ! dit la
reine.
Une des vieilles dames de la cour reçut l'ordre de veiller
toute la nuit suivante auprès du lit de la princesse pour
voir si c'était vraiment un rêve ou bien ce que cela
pouvait être !
Le soldat se languissait de revoir l'exquise princesse ! Le
chien revint donc la nuit, alla la chercher, courut aussi
vite que possible ... mais la vieille dame de la cour avait
mis de grandes bottes et elle courait derrière lui et aussi
vite. Lorsqu'elle les vit disparaître dans la grande maison,
elle pensa : « Je sais maintenant où elle va » et, avec un
morceau de craie, elle dessina une grande croix sur le
portail. Puis elle rentra se coucher.
Le chien, en revenant avec la princesse, vit la croix sur le
portail et traça des croix sur toutes les portes de la
ville. Et ça, c'était très malin de sa part; ainsi la dame
de la cour ne pourrait plus s'y reconnaître.
Au matin, le roi, la reine, la vieille dame et tous les
officiers sortirent pour voir où la princesse avait été.
- C'est là, dit le roi dès qu'il aperçut la première
porte avec une croix.
- Non, c'est ici mon cher époux, dit la reine en s'arrêtant
devant la deuxième porte.
- Mais voilà une croix ... en voilà une autre, dirent-ils
tous, il est bien inutile de chercher davantage.
Cependant, la reine était une femme rusée, elle savait bien
d'autres choses que de monter en carrosse. Elle prit ses
grands ciseaux d'or et coupa en morceaux une pièce de soie,
puis cousit un joli sachet qu'elle remplit de farine de
sarrasin très fine. Elle attacha cette bourse sur le dos de
sa fille et perça au fond un petit trou afin que la farine
se répande tout le long du chemin que suivrait la princesse.
Le chien revint encore la nuit, amena la princesse sur son
dos auprès du soldat qui l'aimait tant et qui aurait voulu
être un prince pour l'épouser.
Mais le chien n'avait pas vu la farine répandue sur le
chemin depuis le château jusqu'à la fenêtre du soldat. Le
lendemain, le roi et la reine n'eurent aucune peine à voir
où leur fille avait été.
Le soldat fut saisi et jeté dans un cachot lugubre ! ... Oh
! qu'il y faisait noir !
- Demain, tu seras pendu, lui dit-on. Ce n'est pas une chose
agréable à entendre, d'autant plus qu'il avait oublié son
briquet à l'auberge.
Derrière les barreaux de fer de sa petite fenêtre, il vit
le matin suivant les gens qui se dépêchaient de sortir de
la ville pour aller le voir pendre. Il entendait les
roulements de tambours, les soldats défilaient au pas
cadencé. Un petit apprenti cordonnier courait à une telle
allure qu'une de ses savates vola en l'air et alla frapper le
mur près des barreaux au travers desquels le soldat
regardait.
- Hé ! ne te presse pas tant. Rien ne se passera que je ne
sois arrivé. Mais si tu veux courir à l'auberge où
j'habitais et me rapporter mon briquet, je te donnerai quatre
sous. Mais en vitesse.
Le gamin ne demandait pas mieux que de gagner quatre sous. Il
prit ses jambes à son cou, trouva le briquet ...
En dehors de la ville, on avait dressé un gibet autour
duquel se tenaient les soldats et des centaines de milliers
de gens. Le roi, la reine étaient assis sur de superbes
trônes et en face d'eux, les juges et tout le conseil.
Déjà le soldat était monté sur l'échelle, mais comme le
bourreau allait lui passer la corde au cou, il demanda la
permission - toujours accordée, dit-il à un condamné à
mort avant de subir sa peine - d'exprimer un désir bien
innocent, celui de fumer une pipe, la dernière en ce monde.
Le roi ne voulut pas le lui refuser et le soldat se mit à
battre son briquet : une fois, deux fois, trois fois ! et hop
! voilà les trois chiens : celui qui avait des yeux comme
des soucoupes, celui qui avait des yeux comme des roues de
moulin et celui qui avait des yeux grands chacun comme la
Tour Ronde de Copenhague.
- Empêchez-moi maintenant d'être pendu ! leur cria le
soldat.
Alors les chiens sautèrent sur les juges et sur tous les
membres du conseil, les prirent dans leur gueule, l'un par
les jambes, l'autre par le nez, les lancèrent en l'air si
haut qu'en tombant, ils se brisaient en mille morceaux.
- Je ne tolérerai pas ... commença le roi.
Mais le plus grand chien le saisit ainsi que la reine et les
lança en l'air à leur tour.
Les soldats en étaient épouvantés et la foule cria :
- Petit soldat, tu seras notre roi et tu épouseras notre
délicieuse princesse. On fit monter le soldat dans le
carrosse royal et les trois chiens gambadaient devant en
criant " bravo ". Les jeunes gens sifflaient dans
leur doigts, les soldats présentaient les armes.
La princesse fut tirée de son château aux toits de cuivre
et elle devint reine, ce qui lui plaisait beaucoup.
La noce dura huit jours, les chiens étaient à table et
roulaient de très grands yeux.
Les habits neufs de l'Empereur.
Il y a de longues années
vivait un empereur qui aimait par-dessus tout les beaux
habits neufs ; il dépensait tout son argent pour être bien
habillé.
Il ne s'intéressait nullement à ses soldats, ni à la
comédie, ni à ses promenades en voiture dans les bois, si
ce n'était pour faire parade de ses habits neufs. Il en
avait un pour chaque heure du jour et, comme on dit d'un roi
: « Il est au conseil », on disait de lui : « L'empereur
est dans sa garde-robe.»
La vie s'écoulait joyeuse dans la grande ville où il
habitait ; beaucoup d'étrangers la visitaient. Un jour
arrivèrent deux escrocs, se faisant passer pour tisserands
et se vantant de savoir tisser l'étoffe la plus splendide
que l'on puisse imaginer. Non seulement les couleurs et les
dessins en étaient exceptionnellement beaux, mais encore,
les vêtements cousus dans ces étoffes avaient l'étrange
vertu d'être invisibles pour tous ceux qui étaient
incapables dans leur emploi, ou plus simplement
irrémédiablement des sots.
« Ce seraient de précieux habits, pensa l'empereur, en les
portant je connaîtrais aussitôt les hommes incapables de
mon empire, et je distinguerais les intelligents des
imbéciles. Cette étoffe, il faut au plus vite la faire
tisser.»
Il donna d'avance une grosse somme d'argent aux deux escrocs
pour qu'ils se mettent à l'ouvrage.
Ils installèrent bien deux métiers à tisser et firent
semblant de travailler, mais ils n'avaient absolument aucun
fil sur le métier. Ils s'empressèrent de réclamer les plus
beaux fils de soie, les fils d'or les plus éclatants, ils
les mettaient dans leur sac à eux et continuaient à
travailler sur des métiers vides jusque dans la nuit.
- J'aimerais savoir où ils en sont de leur étoffe, se
disait l'empereur, mais il se sentait très mal à l'aise à
l'idée qu'elle était invisible aux sots et aux incapables.
Il pensait bien n'avoir rien à craindre pour lui-même, mais
il décida d'envoyer d'abord quelqu'un pour voir ce qu'il en
était.
Tous les habitants de la ville étaient au courant de la
vertu miraculeuse de l'étoffe et tous étaient impatients de
voir combien leurs voisins étaient incapables ou sots.
- Je vais envoyer mon vieux et honnête ministre, pensa
l'empereur. C'est lui qui jugera de l'effet produit par
l'étoffe, il est d'une grande intelligence et personne ne
remplit mieux sa fonction que lui.
Alors le vieux ministre honnête se rendit dans l'atelier où
les deux menteurs travaillaient sur les deux métiers vides.
- Mon Dieu ! pensa le vieux ministre en écarquillant les
yeux, je ne vois rien du tout !
Mais il se garda bien de le dire. Les deux autres le
prièrent d'avoir la bonté de s'approcher et lui
demandèrent si ce n'était pas là un beau dessin, de
ravissantes couleurs. Ils montraient le métier vide et le
pauvre vieux ministre ouvrait des yeux de plus en plus
grands, mais il ne voyait toujours rien puisqu'il n'y avait
rien.
« Grands dieux ! se disait-il, serais-je un sot ? Je ne
l'aurais jamais cru et il faut que personne ne le sache !
Remplirais-je mal mes fonctions ? Non, il ne faut surtout pas
que je dise que je ne vois pas cette étoffe. »
- Eh bien ! vous ne dites rien ? dit l'un des artisans.
- Oh! c'est vraiment ravissant, tout ce qu'il y a de plus
joli, dit le vieux ministre en admirant à travers ses
lunettes. Ce dessin ! ... ces couleurs ! ... Oui, je dirai à
l'empereur que cela me plaît infiniment.
- Ah ! nous en sommes contents.
Les deux tisserands disaient le nom des couleurs
détaillaient les beautés du dessin. Le ministre écoutait
de toutes ses oreilles pouvoir répéter chaque mot à
l'empereur quand il serait rentré, et c'est bien ce qu'il
fit.
Les escrocs réclamèrent alors encore de l'or et encore des
soies et de l'or filé. Ils mettaient tout dans leurs poches,
pas un fil sur le métier, où cependant ils continuaient à
faire semblant de travailler.
Quelque temps après, l'empereur envoya un autre
fonctionnaire important pour voir où on en était du tissage
et si l'étoffe serait bientôt prête. Il arriva à cet
homme la même chose qu'au ministre, il avait beau regarder,
comme il n'y avait que des métiers vides, il ne voyait rien.
- N'est-ce pas là une belle pièce d'étoffe ? disaient les
deux escrocs, et ils recommençaient leurs explications.
« Je ne suis pas bête, pensait le fonctionnaire, c'est donc
que je ne conviens pas à ma haute fonction. C'est assez
bizarre, mais il ne faut pas que cela se sache. » Il loua
donc le tissu qu'il ne voyait pas et les assura de la joie
que lui causait la vue de ces belles couleurs, de ce
ravissant dessin.
- C'est tout ce qu'il y a de plus beau, dit-il à l'empereur.
Tous les gens de la ville parlaient du merveilleux tissu.
Enfin, l'empereur voulut voir par lui-même, tandis que
l'étoffe était encore sur le métier. Avec une grande suite
de courtisans triés sur le volet, parmi lesquels les deux
vieux excellents fonctionnaires qui y étaient déjà allés,
il se rendit auprès des deux rusés compères qui tissaient
de toutes leurs forces - sans le moindre fil de soie.
- N'est-ce pas magnifique, s'écriaient les deux vieux
fonctionnaires, que Votre Majesté admire ce dessin, ces
teintes.
Ils montraient du doigt le métier vide, s'imaginant que les
autres voyaient quelque chose. «Comment ! pensa l'empereur,
je ne vois rien ! Mais c'est épouvantable ! Suis-je un sot ?
Ne suis-je pas fait pour être empereur ? Ce serait terrible
! Oh ! de toute beauté, disait-il en même temps, vous avez
ma plus haute approbation.»
Il faisait de la tête un signe de satisfaction et
contemplait le métier vide. Il ne voulait pas dire qu'il ne
voyait rien. Toute sa suite regardait et regardait sans rien
voir de plus que les autres, mais ils disaient comme
l'empereur : «Oh! de toute beauté! » Et ils lui
conseillèrent d'étrenner l'habit taillé dans cette étoffe
splendide à l'occasion de la grande procession qui devait
avoir lieu bientôt.
Magnifique ! Ravissant ! Parfait ! Ces mots volaient de
bouche en bouche, tous se disaient enchantés.
L'empereur décora chacun des deux escrocs de la croix de
chevalier pour mettre à leur boutonnière et leur octroya le
titre de gentilshommes tisserands.
Toute la nuit qui précéda le jour de la procession, les
escrocs restèrent à travailler à la lueur de seize
chandelles. Toute la ville pouvait ainsi se rendre compte de
la peine qu'ils se donnaient pour terminer les habits neufs
de l'empereur. Ils faisaient semblant d'enlever l'étoffe de
sur le métier, ils taillaient en l'air avec de grands
ciseaux, ils cousaient sans aiguille et sans fil, et à la
fin ils s'écrièrent :
- Voyez, l'habit est terminé !
L'empereur vint lui-même avec ses courtisans les plus haut
placés. Les deux menteurs levaient un bras en l'air comme
s'ils tenaient quelque chose :
- Voici le pantalon, voici l'habit ! voilà le manteau ! et
ainsi de suite. C'est léger comme une toile d'araignée, on
croirait n'avoir rien sur le corps, c'est là le grand
avantage de l'étoffe.
- Oui oui, dirent les courtisans de la suite, mais ils ne
voyaient rien, puisqu'il n'y avait rien.
L'empereur enleva tous ses beaux vêtements et les escrocs
firent les gestes de lui en mettre.
- Dieu ! comme cela va bien ! Comme c'est bien pris, disait
chacun. Quel dessin, quelles couleurs, voilà des vêtements
luxueux.
Les chambellans qui devaient porter la traîne du manteau de
cour tâtonnaient de leurs mains le parquet et les élevaient
ensuite comme s'ils ramassaient cette traîne. C'est ainsi
que l'empereur marchait devant la procession sous le
magnifique dais, et tous ses sujets s'écriaient :
- Dieu ! que le nouvel habit de l'empereur est admirable.
Personne ne voulait avouer qu'il ne voyait rien, puisque cela
aurait montré qu'il était incapable dans son emploi, ou
simplement un sot. Jamais un habit neuf de l'empereur n'avait
connu un tel succès.
- Mais il n'a pas d'habit du tout ! cria un petit enfant dans
la foule.
- Grands dieux ! entendez, c'est la voix de l'innocence, dit
son père.
Et chacun de chuchoter de l'un à l'autre : Il n'a pas
d'habit du tout ...
- Il n'a pas d'habit du tout ! cria à la fin le peuple
entier.
L'empereur frissonna, car il lui semblait bien que tout son
peuple avait raison, mais il pensait en même temps qu'il
fallait tenir bon jusqu'à la fin de la procession. Il se
redressa encore plus fièrement, et les chambellans
continuèrent à porter le manteau de cour et la traîne qui
n'existait pas.