La Princesse et le Porcher



Il y avait une fois un prince pauvre. Son royaume était tout petit mais tout de même assez grand pour s'y marier et justement il avait le plus grand désir de se marier.
Il y avait peut-être un peu de hardiesse à demander à la fille de l'empereur voisin: «Veux-tu de moi?» Il l'osa cependant car son nom était honorablement connu, même au loin, et cent princesses auraient accepté en remerciant, mais allez donc comprendre celle-ci ... Ecoutez, plutôt :
Sur la tombe du père du prince poussait un rosier, un rosier miraculeux. Il ne donnait qu'une unique fleur tous les cinq ans, mais c'était une rose d'un parfum si doux qu'à la respirer on oubliait tous ses chagrins et ses soucis. Le prince avait aussi un rossignol qui chantait comme si toutes les plus belles mélodies du monde étaient enfermées dans son petit gosier. Cette rose et ce rossignol, il les destinait à la princesse, tous deux furent donc placés dans deux grands écrins d'argent et envoyés chez elle.
L'empereur les fit apporter devant lui dans le grand salon où la princesse jouait «à la visite» avec ses dames d'honneur - elles n'avaient du reste pas d'autre occupation - et lorsqu'elle vit les grandes boîtes contenant les cadeaux, elle applaudit de plaisir.
- Si seulement c'était un petit minet, dit-elle. Mais c'est la merveilleuse rose qui parut.
- Comment elle est joliment faite ! s'écrièrent toutes les dames d'honneur.
- Elle est plus jolie, surenchérit l'empereur, elle est la beauté même.
Cependant la princesse la toucha du doigt et fut sur le point de pleurer.
- Oh! papa, cria-t-elle, quelle horreur, elle n'est pas artificielle, c'est une vraie !
- Fi donc ! s'exclamèrent toutes ces dames, c'est une vraie !
- Avant de nous fâcher, regardons ce qu'il y a dans la deuxième boîte, opina l'empereur.
Alors le rossignol apparut et il se mit à chanter si divinement que tout d'abord on ne trouva pas de critique à lui faire.
- Superbe ! charmant ! * s'écrièrent toutes les dames de la cour, car elles parlaient toutes français, l'une plus mal que l'autre du reste.
- Comme cet oiseau me rappelle la boîte à musique de notre défunte impératrice! dit un vieux gentilhomme. Mais oui, c'est tout à fait la même manière, la même diction musicale !
- Eh oui ! dit l'empereur. Et il se mit à pleurer comme un enfant.
- Mais au moins j'espère que ce n'est pas un vrai, dit la princesse.
- Mais si, c'est un véritable oiseau, affirmèrent ceux qui l'avaient apporté.
- Ah ! alors qu'il s'envole, commanda la princesse. Et elle ne voulut pour rien au monde recevoir le prince.
Mais lui ne se laissa pas décourager, il se barbouilla le visage de brun et de noir, enfonça sa casquette sur sa tête et alla frapper là-bas.
- Bonjour, empereur ! dit-il, ne pourrais-je pas trouver du travail au château ?
- Euh ! il y en a tant qui demandent, répondit l'empereur, mais, écoutez ... je cherche un valet pour garder les cochons car nous en avons beaucoup.
Et voilà le prince engagé comme porcher impérial. On lui donna une mauvaise petite chambre à côté de la porcherie et c'est là qu'il devait se tenir. Cependant, il s'assit et travailla toute la journée, et le soir il avait fabriqué une jolie petite marmite garnie de clochettes tout autour. Quand la marmite se mettait à bouillir, les clochettes tintaient et jouaient :

Ach, du lieber Augustin,
Alles ist hin, hin, hin.**

Mais le plus ingénieux était sans doute que si l'on mettait le doigt dans la vapeur de la marmite, on sentait immédiatement quel plat on faisait cuire dans chaque cheminée de la ville. Ça, c'était autre chose qu'une rose.
Au cours de sa promenade avec ses dames d'honneur la princesse vint à passer devant la porcherie, et lorsqu'elle entendit la mélodie, elle s'arrêta toute contente car elle aussi savait jouer «Ach, du lieber Augustin», c'était même le seul air qu'elle sût et elle le jouait d'un doigt seulement.
- C'est l'air que je sais, dit-elle, ce doit être un porcher bien doué. Entrez et demandez-lui ce que coûte son instrument.
Une des dames de la cour fut obligée d'y aller mais elle mit des sabots.
- Combien veux-tu pour cette marmite ? demanda-t-elle.
- Je veux dix baisers de la princesse !
- Grands dieux ! s'écria la dame.
- C'est comme ça et pas moins ! insista le porcher.
- Eh bien ! qu'est-ce qu'il dit ? demanda la princesse.
- Je ne peux vraiment pas le dire, c'est trop affreux.
- Alors, dis-le tout bas.
La dame d'honneur le murmura à l'oreille de la princesse.
- Mais il est insolent, dit celle-ci, et elle s'en fut immédiatement.
Dès qu'elle eut fait un petit bout de chemin, les clochettes se mirent à tinter.
- Ecoute, dit la princesse, va lui demander s'il veut dix baisers de mes dames d'honneur.
- Oh ! que non, répondit le porcher. Dix baisers de la princesse ou je garde la marmite.
- Que c'est ennuyeux ! dit la princesse. Alors il faut que vous teniez toutes autour de moi afin que personne ne puisse me voir.
Les dames d'honneur l'entourèrent en étalant leurs jupes, le garçon eut dix baisers et elle emporta la marmite. Comme on s'amusa au château ! Toute la soirée et toute la journée la marmite cuisait, il n'y avait pas une cheminée de la ville dont on ne sût ce qu'on y préparait tant chez le chambellan que chez le cordonnier. Les dames d'honneur dansaient et battaient des mains.
- Nous savons ceux qui auront du potage sucré ou bien des crèpes, ou bien encore de la bouillie ou des côtelettes, comme c'est intéressant !
- Supérieurement intéressant ! dit la Grande Maîtresse de la Cour.
- Oui, mais pas un mot à personne, car je suis la fille de l'empereur.
- Dieu nous en garde ! firent-elles toutes ensemble.
Le porcher, c'est-à-dire le prince, mais personne ne se doutait qu'il pût être autre chose qu'un véritable porcher, ne laissa pas passer la journée suivante sans travailler, il confectionna une crécelle. Lorsqu'on la faisait tourner, résonnaient en grinçant toutes les valses, les galops et les polkas connus depuis la création du monde.
- Mais c'est superbe, dit la princesse lorsqu'elle passa devant la porcherie. Je n'ai jamais entendu plus merveilleuse improvisation ! Ecoutez, allez lui demander ce que coûte cet instrument - mais je n'embrasse plus !
- Il veut cent baisers de la princesse, affirma la dame d'honneur qui était allée s'enquérir.
- Je pense qu'il est fou, dit la princesse.
Et elle s'en fut. Mais après avoir fait un petit bout de chemin, elle s'arrêta.
- Il faut encourager les arts, dit-elle. Je suis la de l'empereur. Dites-lui que je lui donnerai dix baisers, comme hier, le reste mes dames d'honneur s'en chargeront.
- Oh! ça ne nous pIaît pas du tout, dirent ces dernières.
- Quelle bêtise ! répliqua la princesse. Si moi je peux l'embrasser, vous le pouvez aussi. Souvenez-vous que je vous entretiens et vous honore.
Et, encore une fois, la dame d'honneur dut aller s'informer.
- Cent baisers de la princesse, a-t-il dit, sinon il garde son bien.
- Alors, mettez-vous devant moi. Toutes les dames l'entourèrent et l'embrassade commença.
- Qu'est-ce que c'est que cet attroupement, là-bas, près de la porcherie ! s'écria l'empereur.
Il était sur sa terrasse où il se frottait les yeux et mettait ses lunettes.
- Mais ce sont les dames de la cour qui font des leurs, il faut que j'y aille voir.
Il releva l'arrière de ses pantoufles qui n'étaient que des souliers dont le contrefort avait lâché ...
Saperlipopette ! comme il se dépêchait ...
Lorsqu'il arriva dans la cour, il se mit à marcher tout doucement. Les dames d'honneur occupées à compter les baisers afin que tout se déroule honnêtement, qu'il n'en reçoive pas trop, mais pas non plus trop peu, ne remarquèrent pas du tout l'empereur. Il se hissa sur les pointes :
- Qu'est-ce que c'est ! cria-t-il quand il vit ce qui se passait. Et il leur donna de sa pantoufle un grand coup sur la tête, juste au moment où le porcher recevait le quatre-vingtième baiser.
- Hors d'ici ! cria-t-il furieux.
La princesse et le porcher furent jetés hors de l'empire.
Elle pleurait, le porcher grognait et la pluie tombait à torrents.
- Ah ! je suis la plus malheureuse des créatures, gémissait la princesse. Que n'ai-je accepté ce prince si charmant ! Oh ! que je suis malheureuse !
Le porcher se retira derrière un arbre, essuya le noir et le brun de son visage, jeta ses vieux vêtements et s'avança dans ses habits princiers, si charmant que la princesse fit la révérence devant lui.
- Je suis venu pour te faire affront, à toi ! dit le garçon. Tu ne voulais pas d'un prince plein de loyauté. Tu n'appréciais ni la rose, ni le rossignol, mais le porcher tu voulais bien l'embrasser pour un jouet mécanique ! Honte à toi !
Il retourna dans son royaume, ferma la porte, tira le verrou.
Quant à elle, elle pouvait bien rester dehors et chanter si elle en avait envie :

Ach,du lieber Augustin,
Alles ist hin, hin, hin.

* En français dans le texte
** Ah ! mon cher Augustin, tout est fini, fini. - célèbre chanson allemande.


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Le Rossignol.

Vous savez qu'en Chine l'empereur est un Chinois et tous ceux qui l'entourent sont Chinois.
Il y a de longues années - et justement parce qu'il y a longtemps - je veux vous conter cette histoire, avant qu'on ne l'oublie.
Le palais de l'empereur était le plus beau du monde, entièrement construit en fine porcelaine - il fallait même faire bien attention ...
Dans le jardin poussaient des fleurs merveilleuses, aux plus belles d'entre elles on accrochait une clochette d'argent qui tintait à la moindre brise afin qu'on ne puisse passer devant elles sans les admirer. Oui, tout était étudié dans le jardin du roi et il était si vaste que le jardinier lui-même n'en connaissait pas la fin. Si l'on marchait très, très longtemps, on arrivait à une forêt avec des arbres superbes et des lacs profonds. Cette forêt descendait jusqu'à la mer bleue, les grands navires pouvaient s'avancer jusque sous les arbres et dans leurs branches vivait un rossignol dont le chant merveilleux charmait jusqu'au plus pauvre des pêcheurs. Quoiqu'ils eussent bien d'autres soucis, ils restaient silencieux à l'écouter et lorsque, la nuit, dans leur barque, ils relevaient leurs filets, ils s'écriaient : « Dieu que c'est beau ! »; ensuite, ils devaient s'occuper de leurs affaires et ils n'y pensaient plus. Mais la nuit suivante, tandis que l'oiseau chantait et que les pêcheurs étaient à nouveau dehors, ils disaient encore : « Dieu que c'est beau ! »
De tous les pays du monde, les voyageurs venaient admirer la ville de l'empereur, le château, le jardin, mais quand on les menait entendre le rossignol, tous s'écriaien t: «Ça, c'est encore ce qu'il y a de mieux ! »
Les voyageurs, rentrés chez eux, en parlaient et les érudits écrivaient des livres sur la ville, le château et le jardin, sans oublier le rossignol qu'ils mettaient au-dessus de tout. Ceux qui savaient faire des vers composaient des poèmes exquis sur le rossignol, dans la forêt, près de la mer profonde.
Ces livres faisaient le tour du monde et quelques-uns arrivèrent un jour jusque chez l'empereur de Chine. Assis sur son trône doré, il les lisait et les relisait et, de la tête, il approuvait les descriptions prestigieuses de la ville, du château, du jardin. « Mais le rossignol est tout de même ce qu'il y a de mieux », lisait-il.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? dit l'empereur, le rossignol ! je ne le connais même pas ! Y a t-il un oiseau pareil dans mon empire ? Et, par-dessus le marché, dans mon jardin ! Je n'en ai jamais entendu parler, et il faut que j'apprenne ça dans un livre !
Il fit venir son chancelier d'honneur, un homme si distingué que si quelqu'un d'un rang inférieur à lui-même osait lui parler ou lui poser une question, il répondait seulement : « P.p.p. » ce qui ne veut rien dire du tout.
- Il paraît qu'il y a ici un oiseau extraordinaire qui s'appelle rossignol, lui dit l'empereur, on prétend que c'est ce qu'il y a de mieux dans mon empire ! Pourquoi ne m'en a-t-on jamais rien dit ?
- Je n'en ai jamais entendu parler, répondit le chancelier, il n'a jamais été présenté à la cour !
- Je veux qu'il vienne ici, ce soir, et chante pour moi. Toute la terre est au courant de ce que je possède, et moi non !
- Je ne sais rien de lui, dit le chancelier, mais je le chercherai, je le trouverai.
Mais où le trouver ? Le chancelier courut en haut et en bas des escaliers, à travers les salons, le long des couloirs, personne parmi ceux qu'il rencontrait n'avait entendu parler du rossignol. Alors il retourna auprès de l'empereur et suggéra qu'il s'agissait dans doute d'une fable inventée par les écrivains.
- Votre Majesté ne doit pas y croire, ce ne sont que des inventions, ce qu'on appelle la magie noire!
- Mais le livre où je l'ai lu m'a été envoyé par le puissant empereur du Japon, ça ne peut donc pas être faux. Je veux entendre le rossignol, il faut qu'il soit ici ce soir, je lui accorderai mes plus grandes faveurs ! Et, s'il ne vient pas, toute la cour sera bâtonnée sur le ventre après le repas du soir !
- Tsing-Pe ! fit le chancelier, et il courut de nouveau en haut et en bas des escaliers, à travers les salons et le long des couloirs. La moitié de la cour le suivait, car ils préféraient évidemment ne pas être bâtonnés sur le ventre. Ils s'enquéraient tous du merveilleux rossignol, connu du monde entier, mais de personne à la cour.
Enfin, ils trouvèrent dans la cuisine une petite fille pauvre :
- Oh ! Dieu, dit-elle, le rossignol, je le connais, il chante si bien ! J'ai la permission d'apporter chaque soir à ma mère malade quelques restes de la table. Elle habite au bord de la mer, et quand je reviens, je suis fatiguée, je me repose dans la forêt et j'écoute le rossignol. Les larmes me viennent aux yeux, c'est doux comme un baiser de ma mère.
- Petite fille de cuisine, dit le chancelier, tu auras un engagement et le droit de regarder l'empereur manger, si tu nous conduis auprès du rossignol, car il est convoqué pour ce soir.
Alors, ils partirent vers la forêt où le rossignol avait l'habitude de chanter. La moitié de la cour était de la partie. Sur la route, une vache se mit à meugler.
- Oh ! dit un des gentilshommes, nous le tenons cette fois. Quelle force extraordinaire dans une si petite bête. Je suis certain de l'avoir déjà entendu.
- Non, ce sont seulement les vaches qui meuglent ! dit la petite, nous sommes encore loin !
Les grenouilles coassaient dans le marais.
- Ravissant, dit le chapelain chinois du palais, maintenant, je l'entends, on dirait des petites cloches d'église.
- Non, ce sont seulement les crapauds, dit la petite fille, mais je crois que nous allons l'entendre bientôt.
Soudain, le rossignol se mit à chanter.
- C'est lui, écoutez, écoutez ... et voilà, dit la fillette, en montrant du doigt un petit oiseau gris dans le feuillage.
- Pas possible ? dit le chancelier. Je ne me le serais jamais représenté ainsi. Comme il a l'air ordinaire, il a dû perdre ses couleurs de frayeur en voyant tant de hautes personnalités chez lui !
- Petit rossignol ! cria très fort la petite fille, notre gracieux empereur voudrait que tu chantes pour lui.
- Avec le plus grand plaisir, répondit le rossignol.
Et il chanta, c'en était un délice.
- C'est comme des clochettes de verre, dit le chancelier. Regardez-moi ce petit gosier, comme il travaille ! c'est extraordinaire que nous ne l'ayons jamais entendu, il aura un grand succès à la cour.
- Dois-je chanter encore une fois pour mon empereur ? demandait le rossignol qui croyait que l'empereur était présent.
- Mon excellent petit rossignol, lui dit le chancelier, j'ai le grand plaisir de vous inviter pour ce soir à une fête à la cour où vous charmerez Sa Majesté Impériale par votre chant.
- Il fait bien meilleur effet dans la verdure, dit le rossignol.
Mais il les suivit de bonne grâce puisque c'était le désir de l'empereur.
On fit de grands préparatifs au château. Les murs et les parquets de porcelaine étincelaient à la lumière de plusieurs milliers de lampes d'or, les plus belles fleurs garnissaient les couloirs, on galopait au milieu des courants d'air et, tout d'un coup, les pendules se mirent à sonner, on ne s'entendait plus.
Au milieu de la grande salle où était assis l'empereur, on avait installé un perchoir d'or sur lequel le rossignol devait se tenir. Toute la cour était présente et la petite fille avait eu la permission de rester derrière la porte car elle avait reçu le titre de vraie cuisinière. Tous portaient leurs habits de cérémonie et ils regardaient le petit oiseau gris auquel l'empereur souriait.
Le rossignol chanta si merveilleusement que l'empereur en eut les larmes aux yeux, les pleurs coulaient même le long de ses joues. Alors, l'oiseau se surpassa, son chant allait droit au coeur. Le roi en était ravi, il voulait que le rossignol reçût la grande décoration de la pantoufle d'or pour la porter autour de son cou. Le petit oiseau remercia poliment, mais se trouvait déjà assez récompensé :
- J'ai vu des larmes dans les yeux de mon empereur, c'est mon plus riche trésor, dit-il. Les larmes d'un empereur ont un inestimable pouvoir ...
Et il chanta encore une fois de sa douce voix.
- C'est la plus charmante coquetterie que je connaisse ! disaient les dames, et elles prenaient de l'eau dans la bouche afin de faire des glouglous si quelqu'un leur parlait, elles croyaient ainsi être un peu rossignol. Même les laquais et les femmes de chambre déclarèrent qu'ils étaient contents, et ils sont bien les plus difficiles à satisfaire. Ah ! oui, le rossignol avait du succès ! Dorénavant, il resta à la cour, dans sa cage, avec permission de sortir deux fois le jour et une fois la nuit, mais douze domestiques devaient tenir chacun un fil de soie attaché à sa patte, et il n'y a aucun plaisir à se promener dans ces conditions.
Toute la ville parlait de l'oiseau miraculeux. Quand deux personnes se rencontraient, l'une disait
« ross » ... et l'autre « gnol » ... elles soupiraient et elles s'étaient comprises. Onze enfants de charcutiers portèrent même le nom de Rossignol, quoiqu'ils n'eussent point le plus petit filet de voix.
Un jour, arriva à la cour un grand paquet sur lequel était écrit « rossignol ».
- Voilà un nouveau livre sur notre célèbre oiseau, pensa l'empereur; mais ce n'était pas un livre, c'était une petite oeuvre d'art : dans une boîte il y avait un rossignol mécanique qui aurait pu ressembler à l'autre, mais qui était incrusté sur tout le corps de diamants, de rubis et de saphirs. Dès que l'on remontait l'automate, il chantait comme l'oiseau véritable, sa queue battait la mesure et étincelait d'or et d'argent. Autour de son cou, il portait un petit ruban, sur lequel était écrit : « Le rossignol de l'empereur du Japon est peu de chose à côté de celui de l'empereur de Chine. »
- Charmant ! s'écrièrent-ils tous.
Et celui qui avait apporté cet oiseau reçut aussitôt le titre de Grand livreur impérial de rossignols.
Alors, on voulut faire chanter les deux oiseaux ensemble, mais ça n'allait pas très bien, le véritable rossignol roucoulait à sa façon et l'autre chantait des valses.
- Ce n'est nullement de sa faute, affirmait le maître de musique, il a beaucoup de rythme et il est tout à fait de mon école.
L'automate chanta donc seul. Il connut la gloire, d'autant plus qu'il était bien plus joli à regarder, il étincelait comme un bracelet ou une broche.
Trente-trois fois il chanta le même air sans être fatigué - les gens l'auraient bien écouté encore, mais l'empereur estima que c'était à présent au tour du véritable rossignol. Où était-il donc passé ?
Personne n'avait remarqué qu'il s'était envolé par la fenêtre ouverte, bien loin, vers sa verte forêt. - Qu'est-ce que c'est que ça ? dit l'empereur, et tous les courtisans unanimes blâmèrent le rossignol et le jugèrent extrêmement ingrat.
« Le plus bel oiseau nous reste», pensait chacun ... et l'automate chanta encore.
A la trente-quatrième fois, les courtisans ne savaient pas encore tout à fait l'air par coeur, car il était très difficile. Cependant, le maître de musique vantait l'automate, affirmant qu'il était bien supérieur au véritable oiseau, non seulement par sa robe et les merveilleux diamants, mais aussi par sa mécanique intérieure.
- Voyez-vous, messeigneurs, et en tout premier lieu notre grand empereur, avec le vrai rossignol on ne sait jamais d'avance ce qui va venir, tandis qu'avec l'autre tout est prévu. C'est comme ça et pas autrement. On peut expliquer comment il est fait, l'ouvrir, montrer la conception du fabricant, où sont les valses, comment elles se déroulent et comment l'une suit l'autre.
« C'est tout à fait ce que je pense », disait chacun des courtisans. Le maître de musique eut même la permission de montrer l'oiseau le dimanche suivant, au peuple, car l'empereur désirait que tous l'entendent.
Le peuple l'entendit. Il y trouva autant de plaisir qu'à s'enivrer de thé - ce qui est très chinois -, il approuvait de la tête en levant en l'air le doigt qui s'appelle « licheur de pot ». Cependant, les pauvres pêcheurs qui avaient l'habitude d'entendre leur petit oiseau de la forêt disaient : «C'est joli, ça ressemble ... mais il y manque je ne sais quoi ! »
Le vrai rossignol fut banni du pays et de l'empire.
Maintenant, l'oiseau mécanique trônait sur un coussin près du lit impérial ; tous les cadeaux qu'il avait reçus, or et pierreries étaient rangés tout autour de lui, et il avait le titre de «Grand Chanteur de la table de nuit impériale n°1, du côté gauche », car l'empereur considérait le côté gauche comme le plus important, le coeur étant à gauche, même chez un empereur.
Le maître de musique écrivit vingt-cinq volumes sur l'oiseau mécanique, si érudits et si longs, en employant les mots chinois les plus terriblement difficiles et les gens affirmaient les avoir lus et les avoir compris, autrement ils seraient passés pour stupides et auraient reçu la bastonnade sur le ventre.
Un an passa. L'empereur, la cour et tous les Chinois savaient par coeur chaque son sorti de la gorge du petit animal, mais ils n'en étaient que plus satisfaits, ils pouvaient chanter avec lui. Les gamins sifflaient : zizizi, kluklukkluk ! et l'empereur aussi. C'était vraiment charmant.
Mais un soir... l'automate chantait, l'empereur était couché dans son lit et l'écoutait. Tout à coup, à l'intérieur de l'oiseau, il se fit un « couac », quelque chose sauta « brrr », toutes les roues tournèrent un instant... et la musique s'arrêta ! L'empereur sauta du lit, fit appeler son médecin, mais qu'y pouvait-il ? Alors, on fit venir l'horloger et, après bien des paroles et des examens sans fin, il réussit à réparer tant bien que mal la mécanique, mais il prévint qu'il fallait beaucoup la ménager car les pivots étaient très usés et il n'était pas capable de les remplacer. Quelle déception! L'oiseau mécanique ne chanta plus qu'une fois par an et encore ... Mais le maître de musique fit un petit discours plein de mots très difficiles pour expliquer que c'était aussi bien ainsi... alors c'était aussi bien ainsi.
Cinq ans passèrent et tout le pays eut un grand chagrin - au fond, chacun aimait l'empereur - et maintenant il était très malade, au point de ne pas survivre, disait-on.
Un nouvel empereur était déjà élu que les gens descendaient encore dans la rue pour demander au chancelier comment allait leur cher empereur.
- P.p.p., faisait-il en hochant la tête.
Blême et glacé, l'empereur gisait dans son grand lit magnifique et toute la cour, le croyant mort, s'empressait de saluer son successeur. Les serviteurs couraient au-dehors commenter l'événement; les femmes de chambre donnaient une réception et offraient le café. Dans les salons et les couloirs, des tapis amortissaient le bruit des pas ; partout régnait le silence ... le silence.
Cependant, l'empereur n'était pas encore mort ; immobile, pâle, il était couché dans son lit aux grands rideaux de velours, aux lourds glands d'or. Tout en haut, une fenêtre était ouverte et la lune éclairait le malade et l'oiseau mécanique.
Le pauvre monarque ne pouvait presque plus respirer, il lui semblait avoir un poids énorme sur la poitrine ; il ouvrit les yeux et vit que c'était la Mort qui était assise, là. Elle avait mis sa grande couronne d'or et tenait d'une main son sabre d'or, de l'autre son splendide drapeau. Tout autour d'elle, dans les plis des grands rideaux de velours, des têtes étranges perçaient : les unes hideuses, les autres gracieuses et aimables. C'étaient les mauvaises et les bonnes actions de l'empereur qui le regardaient maintenant que la Mort était assise sur son coeur.
- Te souviens-tu de cela ? murmuraient-elles. Te souviens-tu de ceci, encore ?
Et elles lui racontaient tant de choses que la sueur lui perlait sur le front.
- Je n'ai jamais rien su de tout cela, cria l'empereur. Musique ! Musique, secouez le grand chapeau chinois, que je n'entende plus ce qu'elles disent !
Mais elles continuaient et la Mort hochait la tête comme un Chinois.
- Musique, musique ! cria encore l'empereur. Petit oiseau précieux, chante ! chante ! Je t'ai donné de l'or et des bijoux, et j'ai moi-même passé à ton cou ma pantoufle d'or, chante ! chante !
Mais l'oiseau restait silencieux, personne n'était là pour le remonter et donc il ne pouvait chanter. La Mort regardait le moribond de ses grandes prunelles vides et tout était silencieux, si effroyablement silencieux. Alors, s'éleva soudain près de la fenêtre un chant doux et délicieux, c'était le petit rossignol vivant, assis dans la verdure, au-dehors. Il avait entendu parler de la détresse de son empereur et il venait lui chanter consolation et espoir. Tandis que son gazouillis s'élevait, les sinistres apparitions s'estompaient, le sang circulait de plus en plus vite dans les membres affaiblis du mourant et la Mort, elle- même, écoutait et disait : «Continue, petit rossignol, continue! »
- Oui, mais donne-moi ce beau sabre d'or, donne-moi ce riche drapeau, donne-moi la couronne de l'empereur.
Et la Mort donna chaque joyau pour un chant. Alors, le rossignol continua de chanter. Il chanta le cimetière paisible où poussent les roses blanches, où le sureau embaume, où l'herbe fraîche est arrosée par les larmes des survivants. La Mort eut la nostalgie de son jardin et se dissipa comme un froid brouillard blanc par la fenêtre.
- Merci, merci, dit l'empereur, petit oiseau du ciel, je te reconnais. Je t'ai chassé de mon pays, de mon empire et, cependant, tu as repoussé de mon lit mes péchés et la Mort de mon coeur ! Comment te récompenser ?
- Tu m'as déjà récompensé, dit l'oiseau. J'ai vu des larmes dans tes yeux la première fois que j'ai chanté pour toi, et ça je ne l'oublierai jamais. Elles sont le vrai bijou pour le coeur d'un chanteur. Mais dors maintenant, pour redevenir sain et fort ! Je vais chanter pour toi.
Et il chanta, et l'empereur s'endormit d'un bon sommeil réparateur.
Le soleil brillait dans sa chambre, lorsqu'il s'éveilla, guéri. Aucun de ses serviteurs n'était auprès de lui, mais le rossignol chantait encore.
- Reste toujours auprès de moi ! dit l'empereur. Tu ne chanteras que lorsque tu en auras envie et je briserai l'oiseau mécanique en mille morceaux.
- Non, dit le rossignol, il a fait tout ce qu'il pouvait. Garde-le toujours. Je ne peux pas, moi, bâtir mon nid et vivre dans le château, mais permets-moi de venir quand cela te plaira. Le soir, je serai là sur une branche et je chanterai pour toi afin que tu sois joyeux et pensif à la fois. Je chanterai ceux qui sont heureux et ceux qui souffrent, le bien et le mal qui sont autour de toi et qu'on te cache. Le petit oiseau chanteur peut voler au loin, près des pauvres pêcheurs, sur le toit des paysans, chez tous ceux qui sont loin de toi et de ta cour. J'aime ton coeur plus que ta couronne, et pourtant, une couronne a comme un parfum sacré autour d'elle. Je viendrai chanter pour toi, mais il faut me promettre une chose ...
- Tout ce que tu voudras, dit l'empereur.
Il était debout dans son costume impérial qu'il avait lui-même revêtu, et tenait contre son coeur le sabre alourdi par l'or.
- Je te demande de ne révéler à personne que tu as un petit oiseau qui te dit tout. Alors, tout ira mieux. Et il s'envola.
Les serviteurs entraient pour voir leur empereur mort. Ils étaient là, debout devant lui, étonnés.
Et lui leur dit, simplement : « Bonjour ! »


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Le vilain petit canard



Comme il faisait bon dans la campagne! C'était l'été. Les blés étaient dorés, l'avoine verte, les foins coupés embaumaient, ramassés en tas dans les prairies, et une cigogne marchait sur ses jambes rouges, si fines et si longues et claquait du bec en égyptien (sa mère lui avait appris cette langue-là).
Au-delà, des champs et des prairies s'étendaient, puis la forêt aux grands arbres, aux lacs profonds.
En plein soleil, un vieux château s'élevait entouré de fossés, et au pied des murs poussaient des bardanes aux larges feuilles, si hautes que les petits enfants pouvaient se tenir tout debout sous elles. L'endroit était aussi sauvage qu'une épaisse forêt, et c'est là qu'une cane s'était installée pour couver. Elle commençait à s'ennuyer beaucoup. C'était bien long et les visites étaient rares les autres canards préféraient nager dans les fossés plutôt que de s'installer sous les feuilles pour caqueter avec elle.
Enfin, un oeuf après l'autre craqua. « Pip, pip », tous les jaunes d'oeufs étaient vivants et sortaient la tête.
- Coin, coin, dit la cane, et les petits se dégageaient de la coquille et regardaient de tous côtés sous les feuilles vertes. La mère les laissait ouvrir leurs yeux très grands, car le vert est bon pour les yeux.
- Comme le monde est grand, disaient les petits.
Ils avaient bien sûr beaucoup plus de place que dans l'oeuf.
- Croyez-vous que c'est là tout le grand monde ? dit leur mère, il s'étend bien loin, de l'autre côté du jardin, jusqu'au champ du pasteur - mais je n'y suis jamais allée.
« Etes-vous bien là, tous ? » Elle se dressa. « Non, le plus grand oeuf est encore tout entier. Combien de temps va-t-il encore falloir couver ? J'en ai par-dessus la tête. »
Et elle se recoucha dessus.
- Eh bien! comment ça va ? demanda une vieille cane qui venait enfin rendre visite.
- Ça dure et ça dure, avec ce dernier oeuf qui ne veut pas se briser. Mais regardez les autres, je n'ai jamais vu des canetons plus ravissants. Ils ressemblent tous à leur père, ce coquin, qui ne vient même pas me voir.
- Montre-moi cet oeuf qui ne veut pas craquer, dit la vieille. C'est, sans doute, un oeuf de dinde, j'y ai été prise moi aussi une fois, et j'ai eu bien du mal avec celui-là. Il avait peur de l'eau et je ne pouvais pas obtenir qu'il y aille. J'avais beau courir et crier. Fais-moi voir. Oui, c'est un oeuf de dinde, sûrement. Laisse-le et apprends aux autres enfants à nager.
- Je veux tout de même le couver encore un peu, dit la mère. Maintenant que j'y suis depuis longtemps.
- Fais comme tu veux, dit la vieille, et elle s'en alla.
Enfin, l'oeuf se brisa.
- Pip, pip, dit le petit en roulant dehors.
Il était si grand et si laid que la cane étonnée, le regarda.
- En voilà un énorme caneton, dit-elle, aucun des autres ne lui ressemble. Et si c'était un dindonneau, eh bien, nous allons savoir ça au plus vite.
Le lendemain, il faisait un temps splendide. La cane avec toute la famille S'approcha du fossé. Plouf ! elle sauta dans l'eau. Coin ! coin ! commanda-t-elle, et les canetons plongèrent l'un après l'autre, même l'affreux gros gris.
- Non, ce n'est pas un dindonneau, s'exclama la mère. Voyez comme il sait se servir de ses pattes et comme il se tient droit. C'est mon petit à moi. Il est même beau quand on le regarde bien. Coin ! coin : venez avec moi, je vous conduirai dans le monde et vous présenterai à la cour des canards. Mais tenez- vous toujours près de moi pour qu'on ne vous marche pas dessus, et méfiez-vous du chat.
Ils arrivèrent à l'étang des canards où régnait un effroyable vacarme. Deux familles se disputaient une tête d'anguille. Ce fut le chat qui l'attrapa.
- Ainsi va le monde ! dit la cane en se pourléchant le bec.
Elle aussi aurait volontiers mangé la tête d'anguille.
- Jouez des pattes et tâchez de vous dépêcher et courbez le cou devant la vieille cane, là-bas, elle est la plus importante de nous tous. Elle est de sang espagnol, c'est pourquoi elle est si grosse. Vous voyez qu'elle a un chiffon rouge à la patte, c'est la plus haute distinction pour un canard. Cela signifie qu'on ne veut pas la manger et que chacun doit y prendre garde. Ne mettez pas les pattes en dedans, un caneton bien élevé nage les pattes en dehors comme père et mère. Maintenant, courbez le cou et faites coin !
Les petits obéissaient, mais les canards autour d'eux les regardaient et s'exclamaient à haute voix :
- Encore une famille de plus, comme si nous n'étions pas déjà assez. Et il y en a un vraiment affreux, celui-là nous n'en voulons pas.
Une cane se précipita sur lui et le mordit au cou.
- Laissez le tranquille, dit la mère. Il ne fait de mal à personne.
- Non, mais il est trop grand et mal venu. Il a besoin d'être rossé.
- Elle a de beaux enfants, cette mère ! dit la vieille cane au chiffon rouge, tous beaux, à part celui-là : il n'est guère réussi. Si on pouvait seulement recommencer les enfants ratés !
- Ce n'est pas possible, Votre Grâce, dit la mère des canetons ; il n'est pas beau mais il est très intelligent et il nage bien, aussi bien que les autres, mieux même. J'espère qu'en grandissant il embellira et qu'avec le temps il sera très présentable.
Elle lui arracha quelques plumes du cou, puis le lissa :
- Du reste, c'est un mâle, alors la beauté n'a pas tant d'importance.
- Les autres sont adorables, dit la vieille. Vous êtes chez vous, et si vous trouvez une tête d'anguille, vous pourrez me l'apporter.
Cependant, le pauvre caneton, trop grand, trop laid, était la risée de tous. Les canards et même les poules le bousculaient. Le dindon - né avec des éperons - et qui se croyait un empereur, gonflait ses plumes comme des voiles. Il se précipitait sur lui en poussant des glouglous de colère. Le pauvre caneton ne savait où se fourrer. La fille de basse-cour lui donnait des coups de pied. Ses frères et soeurs, eux-mêmes, lui criaient :
- Si seulement le chat pouvait te prendre, phénomène !
Et sa mère :
- Si seulement tu étais bien loin d'ici !
C'en était trop ! Le malheureux, d'un grand effort s'envola par- dessus la haie, les petits oiseaux dans les buissons se sauvaient à tire d'aile.
«Je suis si laid que je leur fais peur», pensa-t-il en fermant les yeux.
Il courut tout de même jusqu'au grand marais où vivaient les canards sauvages. Il tombait de fatigue et de chagrin et resta là toute la nuit.
Au matin, les canards en voyant ce nouveau camarade s'écrièrent :
- Qu'est-ce que c'est que celui-là ?
Notre ami se tournait de droite et de gauche, et saluait tant qu'il pouvait.
- Tu es affreux, lui dirent les canards sauvages, mais cela nous est bien égal pourvu que tu n'épouses personne de notre famille.
Il ne songeait guère à se marier, le pauvre ! Si seulement on lui permettait de coucher dans les roseaux et de boire l'eau du marais.
Il resta là deux jours. Vinrent deux oies sauvages, deux jars plutôt, car c'étaient des mâles, il n'y avait pas longtemps qu'ils étaient sortis de l'oeuf et ils étaient très désinvoltes.
- Ecoute, camarade, dirent-ils, tu es laid, mais tu nous plais. Veux-tu venir avec nous et devenir oiseau migrateur ? Dans un marais à côté il y a quelques charmantes oiselles sauvages, toutes demoiselles bien capables de dire coin, coin (oui, oui), et laid comme tu es, je parie que tu leur plairas.
Au même instant, il entendit Pif ! Paf !, les deux jars tombèrent raides morts dans les roseaux, l'eau devint rouge de leur sang. Toute la troupe s'égailla et les fusils claquèrent de nouveau.
Des chasseurs passaient, ils cernèrent le marais, il y en avait même grimpés dans les arbres. Les chiens de chasse couraient dans la vase. Platch ! Platch ! Les roseaux volaient de tous côtés ; le pauvre caneton, épouvanté, essayait de cacher sa tête sous son aile quand il vit un immense chien terrifiant, la langue pendante, les yeux étincelants. Son museau, ses dents pointues étaient déjà prêts à le saisir quand - Klap ! il partit sans le toucher.
- Oh! Dieu merci! je suis si laid que même le chien ne veut pas me mordre.
Il se tint tout tranquille pendant que les plombs sifflaient et que les coups de fusils claquaient.
Le calme ne revint qu'au milieu du jour, mais le pauvre n'osait pas se lever, il attendit encore de longues heures, puis quittant le marais il courut à travers les champs et les prés, malgré le vent qui l'empêchait presque d'avancer.
Vers le soir, il atteignit une pauvre masure paysanne, si misérable qu'elle ne savait pas elle-même de quel côté elle avait envie de tomber, alors elle restait debout provisoirement. Le vent sifflait si fort qu'il fallait au caneton s'asseoir sur sa queue pour lui résister. Il s'aperçut tout à coup que l'un des gonds de la porte était arraché, ce qui laissait un petit espace au travers duquel il était possible de se glisser dans la cabane. C'est ce qu'il fit.
Une vieille paysanne habitait là, avec son chat et sa poule. Le chat pouvait faire le gros dos et ronronner. Il jetait même des étincelles si on le caressait à rebrousse-poil. La poule avait les pattes toutes courtes, elle pondait bien et la femme les aimait tous les deux comme ses enfants.
Au matin, ils remarquèrent l'inconnu. Le chat fit «chum» et la poule fit «cotcotcot ».
- Qu'est-ce que c'est que ça ! dit la femme.
Elle n'y voyait pas très clair et crut que c'était une grosse cane égarée.
« Bonne affaire, pensa-t-elle, je vais avoir des oeufs de cane. Pourvu que ce ne soit pas un mâle. Nous verrons bien. »
Le caneton resta à l'essai, mais on s'aperçut très vite qu'il ne pondait aucun oeuf. Le chat était le maître de la maison et la poule la maîtresse. Ils disaient: « Nous et le monde », ils pensaient bien en être la moitié, du monde, et la meilleure. Le caneton était d'un autre avis, mais la poule ne supportait pas la contradiction.
- Sais-tu pondre ? demandait-elle.
- Non.
- Alors, tais-toi.
Et le chat disait :
- Sais-tu faire le gros dos, ronronner ?
- Non.
- Alors, n'émets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables parlent. Le caneton, dans son coin, était de mauvaise humeur ; il avait une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser sur l'eau. Il ne put s'empêcher d'en parler à la poule.
- Qu'est-ce qui te prend, répondit-elle. Tu n'as rien à faire, alors tu te montes la tête. Tu n'as qu'à pondre ou à ronronner, et cela te passera.
- C'est si délicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis quand elle vous passe par-dessus la tête et de plonger jusqu'au fond !
- En voilà un plaisir, dit la poule. Tu es complètement fou. Demande au chat, qui est l'être le plus intelligent que je connaisse, s'il aime glisser sur l'eau ou plonger la tête dedans. Je ne parle même pas de moi. Demande à notre hôtesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau par-dessus la tête ?
- Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.
- Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra ! Tu ne vas tout de même pas croire que tu es plus malin que le chat ou la femme ... ou moi-même ! Remercie plutôt le ciel de ce qu'on a fait pour toi. N'es-tu pas là dans une chambre bien chaude avec des gens capables de t'apprendre quelque chose ? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a aucun plaisir à te fréquenter. Remarque que je te veux du bien et si je te dis des choses désagréables, c'est que je suis ton amie. Essaie un peu de pondre ou de ronronner !
- Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.
- Eh bien! vas-y donc.
Il s'en alla.
L'automne vint, les feuilles dans la forêt passèrent du jaune au brun, le vent les faisait voler de tous côtés. L'air était froid, les nuages lourds de grêle et de neige, dans les haies nues les corbeaux croassaient kré ! kru ! krà ! oui, il y avait de quoi grelotter. Le pauvre caneton n'était guère heureux.
Un soir, au soleil couchant, un grand vol d'oiseaux sortit des buissons. Jamais le caneton n'en avait vu de si beaux, d'une blancheur si immaculée, avec de longs cous ondulants. Ils ouvraient leurs larges ailes et s'envolaient loin des contrées glacées vers le midi, vers les pays plus chauds, vers la mer ouverte. Ils volaient si haut, si haut, que le caneton en fut impressionné; il tournait sur l'eau comme une roue, tendait le cou vers le ciel ... il poussa un cri si étrange et si puissant que lui- même en fut effrayé.
Jamais il ne pourrait oublier ces oiseaux merveilleux ! Lorsqu'ils furent hors de sa vue, il plongea jusqu'au fond de l'eau et quand il remonta à la surface, il était comme hors de lui-même. Il ne savait pas le nom de ces oiseaux ni où ils s'envolaient, mais il les aimait comme il n'avait jamais aimé personne. Il ne les enviait pas, comment aurait-il rêvé de leur ressembler...
L'hiver fut froid, terriblement froid. Il lui fallait nager constamment pour empêcher l'eau de geler autour de lui. Mais, chaque nuit, le trou où il nageait devenait de plus en plus petit. La glace craquait, il avait beau remuer ses pattes, à la fin, épuisé, il resta pris dans la glace.
Au matin, un paysan qui passait le vit, il brisa la glace de son sabot et porta le caneton à la maison où sa femme le ranima.
Les enfants voulaient jouer avec lui, mais lui croyait qu'ils voulaient lui faire du mal, il s'élança droit dans la terrine de lait éclaboussant toute la pièce ; la femme criait et levait les bras au ciel. Alors, il vola dans la baratte où était le beurre et, de là, dans le tonneau à farine. La paysanne le poursuivait avec des pincettes ; les enfants se bousculaient pour l'attraper... et ils riaient ... et ils criaient. Heureusement, la porte était ouverte ! Il se précipita sous les buissons, dans la neige molle, et il y resta anéanti.
Il serait trop triste de raconter tous les malheurs et les peines qu'il dut endurer en ce long hiver. Pourtant, un jour enfin, le soleil se leva, déjà chaud, et se mit à briller. C'était le printemps.
Alors, soudain, il éleva ses ailes qui bruirent et le soulevèrent, et avant qu'il pût s'en rendre compte, il se trouva dans un grand jardin plein de pommiers en fleurs. Là, les lilas embaumaient et leurs longues branches vertes tombaient jusqu'aux fossés.
Comme il faisait bon et printanier ! Et voilà que, devant lui, sortant des fourrés trois superbes cygnes blancs s'avançaient. Il ébouriffaient leurs plumes et nageaient si légèrement, et il reconnaissait les beaux oiseaux blancs. Une étrange mélancolie s'empara de lui.
- Je vais voler jusqu'à eux et ils me battront à mort, moi si laid, d'avoir l'audace de les approcher ! Mais tant pis, plutôt mourir par eux que pincé par les canards, piqué par les poules ou par les coups de pied des filles de basse-cour !
Il s'élança dans l'eau et nagea vers ces cygnes pleins de noblesse. A son étonnement, ceux-ci, en le voyant, se dirigèrent vers lui.
- Tuez-moi, dit le pauvre caneton en inclinant la tête vers la surface des eaux.
Et il attendit la mort.
Mais alors, qu'est-ce qu'il vit, se reflétant sous lui, dans l'eau claire ? C'était sa propre image, non plus comme un vilain gros oiseau gris et lourdaud ... il était devenu un cygne !!!
Car il n'y a aucune importance à être né parmi les canards si on a été couvé dans un oeuf de cygne !
Il ne regrettait pas le temps des misères et des épreuves puisqu'elles devaient le conduire vers un tel bonheur ! Les grands cygnes blancs nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec.
Quelques enfants approchaient, jetant du pain et des graines. Le plus petit S'écria : - Oh! il y en a un nouveau.
Et tous les enfants de s'exclamer et de battre des mains et de danser en appelant père et mère.
On lança du pain et des gâteaux dans l'eau. Tous disaient : « Le nouveau est le plus beau, si jeune et si gracieux. » Les vieux cygnes s'inclinaient devant lui.
Il était tout confus, notre petit canard, et cachait sa tête sous l'aile, il ne savait lui-même pourquoi. Il était trop heureux, pas du tout orgueilleux pourtant, car un grand coeur ne connaît pas l'orgueil. Il pensait combien il avait été pourchassé et haï alors qu'il était le même qu'aujourd'hui où on le déclarait le plus beau de tous! Les lilas embaumaient dans la verdure, le chaud soleil étincelait. Alors il gonfla ses plumes, leva vers le ciel son col flexible et de tout son coeur comblé il cria: «Aurais-je pu rêver semblable félicité quand je n'étais que le vilain petit canard ! »


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