Le Goulot de la Bouteille
Dans une rue étroite et
tortueuse, toute bâtie de maisons de piètre apparence, il y
en avait une particulièrement misérable, bien qu'elle fût
la plus haute ; elle était tellement vieille, qu'elle
semblait être sur le point de s'écrouler de toutes parts.
Il n'y habitait que de pauvres gens ; mais la chambre où
l'indigence était le plus visible, c'était une mansarde à
une seule petite fenêtre, devant laquelle pendait une
vieille et mauvaise cage, qui n'avait même pas un vrai godet
; en place se trouvait un goulot de bouteille renversé, et
fermé par un bouchon, pour retenir l'eau que venait boire un
gentil canari. Sans avoir l'air de s'occuper de sa misérable
installation, le petit oiseau sautait gaiement de bâton en
bâton et fredonnait les airs les plus joyeux.
- Oui, tu peux chanter, toi, dit le goulot.
C'est-à-dire il ne le dit pas tout haut, vu qu'il ne savait
pas plus parler que tout autre goulot ; mais il le pensait
tout bas, comme quand nous autres humains nous nous parlons
à nous-mêmes.
- Rien ne t'empêche de chanter, reprit-il. Tu as conservé
tes membres entiers. Mais je voudrais voir ce que tu ferais
si, comme moi, tu avais perdu tout ton arrière-train, si tu
n'avais plus que le cou et la bouche, et celle-là encore
fermée d'un bouchon. Tu ne chanterais certes pas. Mais va
toujours ; ce n'est pas un mal qu'il y ait au moins un être
un peu gai dans cette maison.
« Moi je n'ai aucune raison de chanter, et je ne le pourrais
pas, du reste. Autrefois, quand j'étais une bouteille
entière, il m'arrivait de chanter aussi quand on me frottait
adroitement avec un bouchon. Et puis les gens chantaient en
mon honneur, ils me fêtaient. Dieu sait combien on me dit
d'agréables choses, lorsque je fus de la partie de campagne
où la fille du fourreur fut fiancée ! Il me semble que ce
n'est que d'hier. Et cependant que d'aventures j'ai
éprouvées depuis lors ! Quelle vie accidentée que la
mienne ! J'ai été dans le feu, dans l'eau, dans la terre,
et plus dans les airs que la plupart des créatures de ce
monde. Voyons, que je récapitule une fois pour toutes les
circonstances de ma curieuse histoire. »
Et il pensa au four en flammes où la bouteille avait pris
naissance, à la façon dont on l'avait, en soufflant,
formée d'une masse liquide et bouillante. Elle était encore
toute chaude, lorsqu'elle regarda dans le feu ardent d'où
elle sortait ; elle eut le désir de rouler et de s'y
replonger. Mais à mesure qu'elle se refroidit elle éprouva
du plaisir à figurer dans le monde comme un être
particulier et distinct, à ne plus être perdue et confondue
dans une masse.
On l'aligna dans les rangs de tout un régiment d'autres
bouteilles, ses soeurs, tirées toutes du même four ; elles
étaient de grandeur et de forme les plus diverses, les unes
bouteilles à champagne, les autres simples bouteilles de
bière. Elles étaient séparées les unes des autres selon
leur destination. Plus tard, dans le cours de la vie, il peut
fort bien se faire qu'une bouteille fabriquée pour recevoir
de la vulgaire piquette soit remplie du plus précieux Lacrima-Christi,
tandis qu'une bouteille à champagne en arrive à ne contenir
que du cirage. Mais cela n'empêche pas qu'on reconnaisse
toujours sa noble origine.
On expédia les bouteilles dans toutes les directions ;
soigneusement entourées de foin elles furent placées dans
des caisses. Le transport se fit avec beaucoup de précaution
; notre bouteille y vit la marque d'un grand respect pour
elle, et certes elle ne s'imaginait pas qu'elle finirait
après avoir été traitée avec tant de déférence, par
servir d'abreuvoir au serin d'une pauvresse.
La caisse où elle se trouvait fut descendue dans la cave
d'un marchand de vin ; on la déballa, et pour la première
fois elle fut rincée. Ce fut pour elle une sensation
singulière. On la rangea de côté, vide et sans bouchon ;
elle n'était pas à son aise ; il lui manquait quelque
chose, elle ne savait pas quoi. Enfin elle fut remplie
d'excellent vin, d'un cru célèbre ; elle reçut un bouchon
qui fut recouvert de cire, et une étiquette avec ces mots : Première
qualité. Elle était aussi fière
qu'un collégien qui a remporté le prix d'honneur : le vin
était bon et la bouteille aussi était d'un verre solide et
sans soufflure.
On la monta à la boutique. Quand on est jeune, on est porté
au lyrisme ; et en effet elle sentait fermenter en elle
toutes sortes d'idées de choses qu'elle ne connaissait pas,
des réminiscences des montagnes ensoleillées où pousse la
vigne, des refrains joyeux. Tout cela résonnait en elle
confusément.
Un beau jour, on vint l'acheter ; ce fut l'apprenti d'un
fourreur qui l'emporta. On la mit dans un panier à
provisions avec un jambon, des saucissons, un fromage, du
beurre le plus fin, du pain blanc et savoureux. Ce fut la
fille même du fourreur qui emballa tout cela. C'était la
plus jolie fille de la ville.
Toute la société monta en voiture pour se rendre dans le
bois. La jeune fille prit le panier sur ses genoux ; entre
les plis de la serviette blanche qui le recouvrait, sortait
le goulot de la bouteille ; il montrait fièrement son cachet
rouge. Il regardait le visage de la jeune fille, qui jetait
à la dérobée les yeux sur son voisin, un camarade
d'enfance, le fils du peintre de portraits. Il venait de
passer avec honneur l'examen de capitaine au long cours, et
le lendemain il devait partir sur un navire.
Lorsqu'on fut arrivé sous la feuillée, les jeunes gens
causèrent à part. La bouteille entendit encore moins que
les autres ce qu'ils se dirent, car elle était toujours dans
le panier ; elle en fut tirée enfin; la première chose
qu'elle observa, ce fut le changement qui s'était opéré
sur le visage de la jeune fille : elle restait aussi
silencieuse que dans la voiture ; mais elle était rayonnante
de bonheur.
Tout le monde était joyeux et riait gaiement. Le brave
fourreur saisit la bouteille et y appliqua le tire-bouchon.
Jamais le goulot n'oublia plus tard le moment solennel où
l'on tira pour la première fois le bouchon qui le fermait. Schouap,
dit-il avec une netteté de son de bon augure, et puis quel
doux glouglou il
fit retentir lorsqu'on versa le vin dans les verres !
- Vivent les fiancés ! s'écria le fourreur.
Et tous vidèrent leur verre, et le jeune marin embrassa sa
fiancée.
- Que Dieu vous bénisse et vous donne le bonheur ! reprit le
papa.
Le jeune homme remplit de nouveau les verres :
- Buvons à mon heureux retour, dit-il. D'aujourd'hui en un
an, nous célébrerons la noce !
Et lorsqu'on eut vidé les verres, il prit la bouteille et
s'écria :
- Tu as servi à fêter le jour le plus heureux de ma vie.
Après cela, tu ne dois plus remplir d'emploi en ce monde :
tu ne retrouverais plus un aussi beau rôle.
Et il lança avec force la bouteille en l'air.
La bouteille tomba sans se casser au milieu d'une épaisse
touffe de joncs sur le bord d'un petit étang : elle eut le
temps d'y réfléchir à l'ingratitude du monde. « Moi, je
leur ai donné de l'excellent vin, se disait-elle, et en
retour ils m'ont rempli d'eau bourbeuse. »
Elle ne voyait plus la joyeuse société. Mais elle les
entendit chanter encore et se réjouir pendant bien des
heures. Quand ils furent partis, survinrent deux petits
paysans ; en furetant dans les joncs, ils aperçurent la
bouteille et l'emportèrent chez eux. Ils avaient vu la
veille leur frère aîné, un matelot, qui devait s'embarquer
le lendemain pour un long voyage, et qui était venu dire
adieu à sa famille.
La mère était justement occupée à faire pour lui un
paquet où elle fourrait tout ce qu'elle pensait pouvoir lui
être utile pendant la traversée ; le père devait le porter
le soir en ville. Une fiole contenant de l'eau-de-vie
épurée était déjà enveloppée, lorsque les garçons
rentrèrent avec la belle grande bouteille qu'ils avaient
trouvée. La mère retira la fiole et mit en place la
bouteille qu'elle remplit de sa bonne eau-de-vie.
- Comme cela, il en aura plus, dit-elle ; c'est assez d'une
bouteille pour ne pas avoir une seule fois mal à l'estomac
pendant tout le voyage.
Voilà donc la bouteille relancée en plein dans le
tourbillon du monde. Le matelot, Pierre Jensen, la reçut
avec plaisir et l'emporta à bord de son bâtiment, le même
justement que commandait le jeune capitaine dont il vient
d'être parlé.
Elle n'avait pas trop déchu ; car le breuvage qu'elle
contenait paraissait aux matelots aussi exquis qu'aurait pu
l'être pour eux le vin qui s'y trouvait auparavant. «Voilà
la meilleure des pharmacies!» disaient-ils, chaque fois que
Pierre Jensen la tirait pour en verser une goutte aux
camarades qui avaient mal à l'estomac.
Aussi longtemps qu'elle renferma une goutte de la précieuse
liqueur, on la tint en grand honneur ; mais un jour elle se
trouva vide, absolument vide. On la fourra dans un coin où
elle resta sans que personne prît garde à elle.
Voilà qu'un jour s'élève une tempête ; d'énormes et
lourdes vagues soulèvent le bâtiment avec violence. Le
grand mât se brise, une voie d'eau se déclare ; les pompes
restent impuissantes. Il faisait nuit noire. Le navire
sombra.
Mais au dernier moment le jeune capitaine écrivit à la
lueur des éclairs sur un bout de papier : «Au nom du Christ
! Nous périssons. » Il ajouta le nom du navire, le sien,
celui de sa fiancée. Puis il glissa le papier dans la
première bouteille vide venue, la reboucha ferme, et la
lança au milieu des flots en fureur. Elle qui lui avait
naguère versé la joie et le bonheur, elle contenait
maintenant cet affreux message de mort.
Le navire disparut, tout l'équipage disparut ; la bouteille
rebondissait de vague en vague, légère et alerte comme il
convient à une messagère qui porte un dernier billet doux.
Dans ces pérégrinations elle eut le bonheur de n'être ni
poussée contre des rochers, ni avalée par un requin.
Le papier qu'elle contenait, ce dernier adieu du fiancé à
la fiancée, ne devait qu'apporter la désolation en
parvenant entre les mains de celle à laquelle il était
destiné. Après tout, le chagrin et le désespoir qu'il
devait provoquer eussent encore mieux valu que les angoisses
de l'incertitude qui accablaient la jeune fille. Où était
elle? Dans quelle direction voguer pour atteindre son pays ?
La bouteille n'en savait rien. Elle continua à se laisser
ballotter de droite et de gauche.
Tout à coup elle vint échouer sur le sable d'une plage ; on
la recueillit. Elle ne saisit pas un mot de ce que disaient
les assistants ; le pays, en effet, était éloigné de bien
des centaines de lieues de celui d'où elle éginaire.
On la ramassa donc, et après l'avoir bien examinée de tous
côtés, on l'ouvrit pour en retirer le papier qu'elle
contenait. On le tourna et retourna dans tous les sens,
personne ne put comprendre ce qu'il y avait écrit. Ils
devinaient bien qu'elle provenait d'un bâtiment qui avait
fait naufrage, qu'il était question de cela sur le billet,
mais voilà tout. Après avoir consulté en vain le plus
savant d'entre eux, ils remirent le papier dans la bouteille,
qui fut placée dans la grande armoire d'une grande chambre,
dans une grande maison.
Chaque fois qu'il venait des étrangers, on prenait le papier
pour le leur montrer, mais aucun d'eux ne savait la langue
dans laquelle était écrit le billet. A force de passer de
mains en mains, l'écriture, qui n'était tracée qu'au
crayon, s'effaça, devint de plus en plus difficile à
distinguer et finit par disparaître entièrement.
Après être restée une année dans l'armoire, la bouteille
fut portée au grenier, où elle se trouva bientôt couverte
de poussière et de toiles d'araignée. Elle se souvenait
avec amertume des beaux jours où elle versait le divin jus
de la treille là-bas sous les frais ombrages des bois, puis
du temps où elle se balançait sur les flots, portant un
tragique secret, un dernier soupir d'adieu.
Elle resta vingt années entières à se morfondre dans la
solitude du grenier ; elle aurait pu y demeurer un siècle,
si l'on n'avait démoli la maison pour la reconstruire. Quand
on enleva la toiture, on l'aperçut, et l'on parut se
rappeler qui elle était. Mais elle continua de ne comprendre
absolument rien de ce qui se disait. « Si j'étais cependant
restée en bas, pensait-elle, j'aurais fini par apprendre la
langue du pays ; là-haut, toute seule avec les rats et les
souris, il était impossible de m'instruire. »
On la lava et la rinça, ce n'était pas de trop. Enfin, elle
se sentit de nouveau toute propre et transparente ; son
ancienne gaieté lui revint. Quant au papier, qu'elle avait
jusqu'alors gardé fidèlement, il périt dans la lessive.
On la remplit de semences de plantes du Sud qu'on expédia au
Nord ; bien bouchée, bien calfeutrée et enveloppée, elle
fut placée sur un navire, dans un coin obscur, où elle
n'aperçut pendant tout le voyage ni lumière, ni lanterne,
ni, a plus forte raison, le soleil ni la lune. «De cette
façon, se dit-elle, quel fruit retirerai-je de mon voyage ?
»
Mais ce n'était pas le point essentiel ; il fallait arriver
à destination, et c'est ce qui eut lieu. On la déballa. «
Dieu ! quelles peines ils se sont données, entendit-elle
dire autour d'elle, pour emmitoufler cette bouteille ! Et
pourtant elle sera certainement cassée ! » Pas du tout,
elle était encore entière. Et puis elle comprenait chaque
mot qui se disait : c'était de nouveau la langue qu'on avait
parlée devant elle au four, chez le marchand de vin, dans le
bois, sur le premier navire, la seule bonne vieille langue
qu'elle connût. Elle était donc de retour dans sa patrie.
De joie elle faillit glisser des mains de celui qui la tenait
; dans son émoi elle s'aperçut à peine qu'on lui enlevait
son bouchon et qu'on la vidait. Tout à coup lorsqu'elle
reprit son sang-froid, elle se trouva au fond d'une cave. On
l'y oublia pendant des années.
Enfin le propriétaire déménagea, emportant toutes ses
bouteilles, la nôtre aussi. Il avait fait fortune et alla
habiter un palais. Un jour il donna une grande fête ; dans
les arbres du parc on suspendit, le soir, des lanternes de
papier de couleur qui faisaient l'effet de tulipes
enflammées ; plus loin brillaient des guirlandes de
lampions. La soirée était superbe ; les étoiles
scintillaient ; il y avait nouvelle lune ; elle
n'apparaissait que comme une boule grise à filet d'or et
encore fallait-il de bons yeux pour la distinguer.
Dans les endroits écartés on avait mis, les lampions venant
à manquer, des bouteilles avec des chandelles ; la bouteille
que nous connaissons fut de ce nombre. Elle était dans le
ravissement ; elle revoyait enfin la verdure, elle entendait
des chants joyeux, de la musique, des bruits de fête. Elle
ne se trouvait, il est vrai, que dans un coin ; mais n'y
était-elle pas mieux qu'au milieu du tohu-bohu de la foule ?
Elle y pouvait mieux savourer son bonheur. Et, en effet, elle
en était si pénétrée, qu'elle oublia les vingt ans où
elle avait langui dans le grenier et tous ses autres
déboires.
Elle vit passer près d'elle un jeune couple de fiancés ;
ils ne regardaient pas la fête ; c'est à cela qu'on les
reconnaissait. Ils rappelèrent à la bouteille le jeune
capitaine et la jolie fille du fourreur et toute la scène du
bois.
Le parc avait été ouvert à tout le monde ; les curieux s'y
pressaient pour admirer les splendeurs de la fête. Parmi eux
marchait toute seule une vieille fille. Elle rencontra les
deux fiancés ; cela la fit souvenir d'autres fiançailles ;
elle se rappela la même scène du bois à laquelle la
bouteille venait de penser. Elle y avait figuré ; c'était
la fille du fourreur. Cette heure-là avait été la plus
heureuse de sa vie. C'est un de ces moments qu'on n'oublie
jamais. Elle passa à côté de la bouteille sans la
reconnaître, bien qu'elle n'eût pas changé ; la bouteille
non plus ne reconnut pas la fille du fourreur, mais cela
parce qu'il ne restait plus rien de sa beauté si renommée
jadis. Il en est souvent ainsi dans la vie ; on passe à
côté l'un de l'autre sans le savoir : et cependant elles
devaient encore une fois se rencontrer.
Vers la fin de la fête, la bouteille fut enlevée par un
gamin qui la vendit un schilling avec lequel il s'acheta un
gâteau. Elle passa chez un marchand de vin, qui la remplit
d'un bon cru. Elle ne resta pas longtemps à chômer : elle
fut vendue à un aéronaute qui le dimanche suivant devait
monter en ballon.
Le jour arriva, une grande foule se réunit pour voir le
spectacle, encore très nouveau alors ; il y avait de la
musique militaire ; les autorités étaient sur une estrade.
La bouteille voyait tout, par les interstices d'un panier où
elle se trouvait à côté d'un lapin vivant qui était tout
ahuri, sachant qu'on allait tout à l'heure, comme déjà une
première fois, le laisser descendre dans un parachute, pour
l'amusement des badauds. Mais elle ignorait ce qui allait se
passer, et regardait curieusement le ballon se gonfler de
plus en plus, puis se démener avec violence jusqu'à ce que
les câbles qui le retenaient fussent coupés. Alors, d'un
bond furieux il s'élança dans les airs, emportant
l'aéronaute, le panier, le lapin et la bouteille. Une
bruyante fanfare retentit, et la foule cria : hourrah !
«Voilà une singulière façon de voyager, se dit la
bouteille ; elle a cet avantage qu'on n'a pas au milieu de
l'atmosphère à craindre de choc. »
Des milliers de gens tendaient le cou pour suivre le ballon
des yeux, la vieille fille entre autres ; elle était à la
fenêtre de sa mansarde, où pendait la cage d'un petit serin
qui n'avait pas alors encore de godet et devait se contenter
d'une soucoupe ébréchée. En se penchant en avant pour
regarder le ballon, elle posa un peu de côté, pour ne pas
le renverser, un pot de myrte qui faisait l'unique ornement
de sa fenêtre et de toute la chambrette. Elle vit tout le
spectacle, l'aéronaute qui plaça le pauvre lapin dans le
parachute et le laissa descendre, puis se mit à se verser
des rasades pour les boire à la santé des spectateurs et
enfin lança la bouteille en l'air, sans réfléchir qu'elle
pourrait bien tomber sur la tête du plus honnête homme.
La bouteille non plus n'eut pas le temps de réfléchir comme
elle l'aurait voulu sur l'honneur qui lui était échu de
dominer de si haut la ville, ses clochers et la foule
assemblée. Elle se mit à dégringoler faisant des cabrioles
; cette course folle en pleine liberté lui semblait le
comble du bonheur ; qu'elle était fière de voir
longues-vues et télescopes braqués sur elle ! Patatras ! la
voilà qui tombe sur un toit et se brise en deux ; puis les
morceaux roulèrent en bas et tombèrent avec fracas sur le
pavé de la cour, où ils se rompirent en mille menus
débris, sauf le goulot qui resta entier, coupé en rond
aussi nettement que si l'on avait employé le diamant pour le
détacher. Les gens du sous-sol, accourus à ce bruit, le
ramassèrent. « Cela ferait un superbe godet pour un oiseau
», dirent-ils ; mais, comme ils n'avaient ni cage ni même
un moineau, ils ne pensèrent pas devoir, parce qu'ils
avaient le godet, acheter un oiseau. Ils songèrent à la
vieille fille qui habitait sous le toit ; peut-être
pourrait-elle faire usage du goulot.
Elle le reçut avec reconnaissance, y mit un bouchon, et le
goulot renversé et rempli d'eau fut attaché dans la cage ;
le petit serin, qui pouvait maintenant boire plus à son
aise, fit entendre les trilles les plus joyeux. Le goulot fut
très content de cet accueil, qui lui était du reste bien
dû, pen- sait-il ; car enfin il avait eu des aventures
fameuses, il avait été bien au-dessus des nuages. Aussi,
lorsqu'un peu plus tard la vieille fille reçut la visite
d'une ancienne amie, fut-il bien étonné qu'on ne parlât
pas de lui, mais du myrte qui était devant la fenêtre.
- Non, vois-tu, disait la vieille fille, je ne veux pas que
tu dépenses un écu pour la couronne de mariage de ta fille.
C'est moi qui t'en donnerai une magnifique. Regarde comme mon
myrte est beau et bien fleuri. Il provient d'une bouture de
celui que tu m'as donné le lendemain de mes fiançailles et
qui devait un an après me fournir une couronne pour mon
mariage. Mais ce jour n'est jamais arrivé ! Les yeux qui
devaient être mon phare dans la vie se sont fermés sans que
je les aie revus. Il repose au fond de la mer, le cher
compagnon de ma jeunesse. Le myrte devint vieux, moi je
devins vieille et, lorsqu'il se dessécha, je pris la
dernière branche verte et la mis dans la terre ; elle
prospéra et poussa à merveille. Enfin ton myrte aura servi
à couronner une fiancée, ce sera ta fille.
La pauvre vieille avait les larmes dans les yeux en évoquant
ces souvenirs ; elle parla du jeune capitaine, des joyeuses
fiançailles dans le bois. Bien des pensées surgirent dans
son esprit, mais pas celle-ci, c'est qu'elle avait là devant
sa fenêtre un témoin de son bonheur de jadis, le goulot qui
fit retentir un schouap
si sonore lorsqu'on le déboucha dans le bois pour boire en
l'honneur des fiancés.
Le goulot de son côté ne la reconnut pas ; il n'avait plus
écouté ce qu'on disait, depuis qu'il avait remarqué qu'on
ne s'extasiait pas sur ses étonnantes aventures et sa
récente chute du haut du ciel.
Chacun et chaque chose à sa place.
C'était il y a plus de cent ans.
Il y avait derrière la forêt, près du grand lac, un vieux
manoir entouré d'un fossé profond où croissaient des joncs
et des roseaux. Tout près du pont qui conduisait à la porte
cochère, il y avait un vieux saule qui penchait ses branches
au-dessus du fossé.
Dans le ravin retentirent soudain le son du cor et le galop
des chevaux.
La petite gardeuse d'oies se dépêcha de ranger ses oies et
de laisser le pont libre à la chasse qui arrivait à toute
bride. Ils allaient si vite, que la fillette dut rapidement
sauter sur une des bornes du pont pour ne pas être
renversée. C'était encore une enfant délicate et mince,
mais avec une douce expression de visage et deux yeux clairs
ravissants. Le seigneur ne vit pas cela ; dans sa course
rapide, il faisait tournoyer la cravache qu'il tenait à la
main. Il se donna le brutal plaisir de lui en donner en
pleine poitrine un coup qui la renversa.
- Chacun à sa place ! cria-t-il.
Puis il rit de son action comme d'une chose fort amusante, et
les autres rirent également. Toute la société menait un
grand vacarme, les chiens aboyaient et on entendait des
bribes d'une vieille chanson :
De beaux oiseaux viennent avec le vent !
La pauvre gardeuse d'oies versa des larmes en tombant ; elle
saisit de la main une des branches pendantes du saule et se
tint ainsi suspendue au- dessus du fossé.
Quand la chasse fut passée, elle travailla à sortir de là,
mais la branche se rompit et la gardeuse d'oies allait tomber
à la renverse dans les roseaux, quand une main robuste la
saisit.
C'était un cordonnier ambulant qui l'avait aperçue de loin
et s'était empressé de venir à son secours.
- Chacun à sa place ! dit-il ironiquement, après le
seigneur, en la déposant sur le chemin.
Il remit alors la branche cassée à sa place. «A sa place
», c'est trop dire. Plus exactement il la planta dans la
terre meuble.
- Pousse si tu peux, lui dit-il, et founis-leur une bonne
flûte aux gens de là haut ! Puis il entra dans le château,
mais non dans la grande salle, car il était trop peu de
chose pour cela. Il se mêla aux gens de service qui
regardèrent ses marchandises et en achetèrent.
A l'étage au-dessus, à la table d'honneur, on entendait un
vacarme qui devait être du chant, mais les convives ne
pouvaient faire mieux. C'étaient des cris et des aboiements
; on faisait ripaille. Le vin et la bière coulaient dans les
verres et dans les pots ; les chiens de chasse étaient aussi
dans la salle. Un jeune homme les embrassa l'un après
l'autre, après avoir essuyé la bave de leurs lèvres avec
leurs longues oreilles.
On fit monter le cordonnier avec ses marchandises, mais
seulement pour s'amuser un peu de lui. Le vin avait tourné
les têtes. On offrit au malheureux de boire du vin dans un
bas.
- Presse-toi! lui cria-t-on.
C'était si drôle qu'on éclata de rire ! Puis ce fut le
tour des cartes ; troupeaux entiers, fermes, terres étaient
mis en jeu.
- Chacun à sa place ! s'écria le cordonnier, quand il fut
sorti de cette Sodome et de cette Gomorrhe, selon ses propres
termes. Le grand chemin, voilà ma vraie place. Là-haut je
n'étais pas dans mon assiette.
Et la petite gardeuse d'oies lui faisait du sentier un signe
d'approbation.
Des jours passèrent et des semaines. La branche cassée que
le cordonnier avait planté ça sur le bord du fossé était
fraîche et verte, et à son tour produisait de nouvelles
pousses. La petite gardeuse d'oies s'aperçut qu'elle avait
pris racine ; elle s'en réjouit extrêmement, car c'était
son arbre, lui semblait-il.
Mais si la branche poussait bien, au château, en revanche,
tout allait de mal en pis, à cause du jeu et des festins :
ce sont là deux mauvais bateaux sur lesquels il ne vaut rien
de s'embarquer.
Dix ans ne s'étaient point écoulés que le seigneur dut
quitter le château pour aller mendier avec un bâton et une
besace. La propriété fut achetée par un riche cordonnier,
celui justement que l'on avait raillé et bafoué et à qui
on avait offert du vin dans un bas. La probité et
l'activité sont de bons auxiliaires ; du cordonnier, ils
firent le maître du château. Mais à partir de ce moment,
on n'y joua plus aux cartes.
- C'est une mauvaise invention, disait le maître. Elle date
du jour où le diable vit la Bible. Il voulut faire quelque
chose de semblable et inventa le jeu de cartes.
Le nouveau maître se maria ; et avec qui ? Avec la petite
gardeuse d'oies qui était toujours demeurée gentille,
humble et bonne. Dans ses nouveaux habits, elle paraissait
aussi élégante que si elle était née de haute condition.
Comment tout cela arriva-t-il ? Ah ! c'est un peu trop long
à raconter ; mais cela eut lieu et, encore, le plus
important nous reste à dire.
On menait une vie très agréable au vieux manoir. La mère
s'occupait elle- même du ménage ; le père prenait sur lui
toutes les affaires du dehors. C'était une vraie
bénédiction; car, là où il y a déjà du bien-être, tout
changement ne fait qu'en apporter un peu plus. Le vieux
château fut nettoyé et repeint; on cura les fossés, on
planta des arbres fruitiers. Tout prit une mine attrayante.
Le plancher lui-même était brillant comme du cuivre poli.
Pendant les longs soirs d'hiver, la maîtresse de la maison
restait assise dans la grande salle avec toutes ses
servantes, et elle filait de la laine et du lin. Chaque
dimanche soir, on lisait tout haut un passage de la Bible.
C'était le conseiller de justice qui lisait, et le
conseiller n'était autre que le cordonnier colporteur, élu
à cette dignité sur ses vieux jours. Les enfants
grandissaient, car il leur était né des enfants; s'ils
n'avaient pas tous des dispositions remarquables, comme cela
arrive dans chaque famille, du moins tous avaient reçu une
excellente éducation.
Le saule, lui, était devenu un arbre magnifique qui
grandissait libre et non taillé.
- C'est notre arbre généalogique ! disaient les vieux
maîtres; il faut l'honorer et le vénérer, enfants.
Et même les moins bien doués comprenaient un tel conseil.
Cent années passèrent.
C'était de nos jours. Le lac était devenu un marécage; le
vieux château était en ruines. On ne voyait là qu'un petit
abreuvoir ovale et un coin des fondations à côté; c'était
ce qui restait des profonds fossés de jadis. Il y avait là
aussi un vieil et bel arbre qui laissait tomber ses branches.
C'était l'arbre généalogique. On sait combien un saule est
superbe quand on le laisse croître à sa guise. Il était
bien rongé au milieu du tronc, de la racine jusqu'au faîte
; les orages l'avaient bien un peu abîmé, mais il tenait
toujours, et dans les fentes où le vent avait apporté de la
terre, poussaient du gazon et des fleurs. Tout en haut du
tronc, là où les grandes branches prenaient naissance, il y
avait tout un petit jardin avec des framboisiers et des
aubépines. Un petit arbousier même avait poussé, mince et
élancé, sur le vieil arbre qui se reflétait dans l'eau
noire de l'abreuvoir. Un petit sentier abandonné traversait
la cour tout près de là. Le nouveau manoir était sur le
haut de la colline, près de la forêt. On avait de là une
vue superbe.
La demeure était grande et magnifique, avec des vitres si
claires qu'on pouvait croire qu'il n'y en avait pas.
Rien n'était en discordance. «Tout à sa place ! » était
toujours le mot d'ordre. C'est pourquoi tous les tableaux
qui, jadis, avaient eu la place d'honneur dans le vieux
manoir étaient suspendus maintenant dans un corridor.
N'étaient-ce pas des «croûtes», à commencer par deux
vieux portraits représentant, l'un, un homme en habit rouge,
coiffé d'une perruque, l'autre, une dame poudrée, les
cheveux relevés, une rose à la main ? Une grande couronne
de feuilles de saule les entourait. Il y avait de grands
trous ronds dans la toile; ils avaient été faits par les
jeunes barons qui, tirant à la carabine, prenaient pour
cible les deux pauvres vieux, le conseiller de justice et sa
femme, les deux ancêtres de la maison. Le fils du pasteur
était précepteur au château. Il mena un jour les petits
barons et leur soeur aînée, qui venait d'être confirmée,
par le petit sentier qui conduisait au vieux saule.
Quand on fut au pied de l'arbre, le plus jeune des barons
voulut se tailler une flûte comme il l'avait déjà fait
avec d'autres saules, et le précepteur arracha une branche.
- Oh! ne faites pas cela! s'écria, mais trop tard, la petite
fille. C'est notre illustre vieux saule! Je l'aime tant! On
se moque de moi pour cela, à la maison, mais cela m'est
égal. Il y a une légende sur le vieil arbre ...
Elle conta alors tout ce que nous venons de dire au sujet de
l'arbre, du vieux château, de la gardeuse d'oies et du
colporteur dont la famille illustre et la jeune baronne
elle-même descendaient.
Ces braves gens ne voulaient pas se laisser anoblir, dit-
elle. «Chacun et chaque chose à sa place» était leur
devise. L'argent ne leur semblait pas un titre suffisant pour
qu'on les élevât au-dessus de leur rang. Ce fut leur fils,
mon grand-père, qui devint baron. Il avait de grandes
connaissances et était très considéré et très aimé du
prince et de la princesse qui l'invitaient à toutes leurs
fêtes. C'était lui que la famille révérait le plus, mais
je ne sais pourquoi, il y a en moi quelque chose qui m'attire
surtout vers les deux ancêtres. Ils devaient être si
affables, dans leur vieux château où la maîtresse de la
maison filait assise au milieu de ses servantes et où le
maître lisait la Bible tout haut.
Le précepteur prit la parole:
- Il est à la mode dit-il, chez nombre de poètes, de
dénigrer les nobles, en disant que c'est chez les pauvres,
et, de plus en plus, à mesure qu'on descend dans la
société, que brille la vraie noblesse. Ce n'est pas mon
avis; c'est chez les plus nobles qu'on trouve les plus nobles
traits. Ma mère m'en a conté un, et je pourrais en ajouter
plusieurs. Elle faisait visite dans une des premières
maisons de la ville où ma grand-mère avait, je crois, été
gouvernante de la maîtresse de la maison. Elle causait dans
le salon avec le vieux maître, un homme de la plus haute
noblesse. Il aperçut dans la cour une vieille femme qui
venait, appuyée sur des béquilles. Chaque semaine, on lui
donnait quelques shillings.
- La pauvre vieille! Elle a bien du mal à marcher! dit-il.
« Et, avant que ma mère s'en fût rendu compte, il était
en bas, à la porte; ainsi lui, le vieux seigneur
octogénaire, sortait pour épargner quelques pas à la
vieille et lui remettre ses shillings. Ce n'est qu'un simple
trait; mais, comme l'aumône de la veuve, il va droit au
coeur et le fait vibrer. C'est ce but que devraient
poursuivre les poètes de notre temps; pourquoi ne
chantent-ils pas ce qui est bon et doux, ce qui réconcilie
?»
Mais il est vrai qu'il y a un autre genre de nobles.
- Cela sent la roture, ici ! disent-ils aux bourgeois.
«Ces nobles-là, oui, ce sont de faux nobles, et l'on ne
peut qu'applaudir à ceux qui les raillent dans leurs
satires. »
Ainsi parla le précepteur. C'était un peu long, mais aussi,
l'enfant avait eu le temps de tailler sa flûte.
Il y avait grande réunion au château: hôtes venus de la
capitale ou des environs, dames vêtues avec goût ou sans
goût. La grande salle était pleine d'invités. Le fils du
pasteur se tenait modestement dans un coin.
On allait donner un grand concert. Le petit baron avait
apporté sa flûte de saule, mais il ne savait pas souffler
dedans, ni son père non plus.
Il y eut de la musique et du chant. S'y intéressèrent
surtout ceux qui exécutèrent. C'était bien assez, du
reste.
- Mais vous êtes aussi un virtuose! dit au précepteur un
des invités. Vous jouez de la flûte. Vous nous jouerez bien
quelque chose ?
En même temps, il tendit au précepteur la petite flûte
taillée près de l'abreuvoir. Puis il annonça très haut et
très distinctement que le précepteur du château allait
exécuter un morceau sur la flûte.
Le précepteur, comprenant qu'on allait se moquer de lui, ne
voulait pas jouer, bien qu'il sût. Mais on le pressa, on le
força, et il finit par prendre la flûte et la porter à sa
bouche.
Le merveilleux instrument ! Il émit un son strident comme
celui d'une loco- motive; on l'entendit dans tout le
château, et par-delà la forêt. En même temps s'élevait
une tempête de vent qui sifflait :
- Chacun à sa place!
Le maître de la maison, comme enlevé par le vent, fut
transporté à l'étable. Le bouvier fut emmené, non dans la
grande salle, mais à l'office, au milieu des laquais en
livrée d'argent. Ces messieurs furent scandalisés de voir
cet intrus s'asseoir à leur table !
Dans la grande salle, la petite baronne s'envola à la place
d'honneur, où elle était digne de s'asseoir. Le fils du
pasteur prit place près d'elle ; tous deux semblaient être
deux mariés. Un vieux comte, de la plus ancienne noblesse du
pays, fut maintenu à sa place, car la flûte était juste,
comme on doit l'être.
L'aimable cavalier à qui l'on devait ce jeu de flûte, celui
qui était fils de son père, alla droit au poulailler.
La terrible flûte! Mais, fort heureusement, elle se brisa,
et c'en fut fini du: «Chacun à sa place! »
Le jour suivant, on ne parlait plus de tout ce dérangement.
Il ne resta qu'une expression proverbiale: «ramasser la
flûte » .
Tout était rentré dans l'ancien ordre. Seuls, les deux
portraits de la gardeuse d'oies et du colporteur pendaient
maintenant dans la grande salle, où le vent les avait
emportés. Un connaisseur ayant dit qu'ils étaient peints de
main de maître, on les restaura.
«Chacun et chaque chose à sa place !» On y vient toujours.
L'éternité est longue, plus longue que cette histoire.
Le conte n'est pas de moi. Je le
tiens d'un de mes amis, à qui je donne la parole : Notre
bisaïeul était la bonté même ; il aimait à faire
plaisir, il contait de jolies histoires ; il avait l'esprit
droit, la tête solide. A vrai dire il n'était que mon
grand-père ; mais lorsque le petit garçon de mon frère
Frédéric vint au monde, il avança au grade de bisaïeul,
et nous ne l'appelions plus qu'ainsi. Il nous chérissait
tous et nous tenait en considération ; mais notre époque,
il ne l'estimait guère. " Le vieux temps, disait-il,
c'était le bon temps. Tout marchait alors avec une sage
lenteur, sans précipitation ; aujourd'hui c'est une course
universelle, une galopade échevelée ; c'est le monde
renversé. "
Quand le bisaïeul parlait sur ce thème, il s'animait à en
devenir tout rouge ; puis il se calmait peu à peu et disait
en souriant : « Enfin, peut-être me trompé-je. Peut-être
est-ce ma faute si je ne me trouve pas à mon aise dans ce
temps actuel avec mes habitudes du siècle dernier. Laissons
agir la Providence. »
Cependant il revenait toujours sur ce sujet, et comme il
décrivait bien tout ce que l'ancien temps avait de
pittoresque et de séduisant : les grands carrosses dorés et
à glaces où trônaient les princes, les seigneurs, les
châtelaines revêtues de splendides atours ; les
corporations, chacune en costume différent, traversant les
rues en joyeux cortège, bannières et musiques en tête ;
chacun gardant son rang et ne jalousant pas les autres. Et
les fêtes de Noël, comme elles étaient plus animées, plus
brillantes qu'aujourd'hui, et le gai carnaval ! Le vieux
temps avait aussi ses vilains côtés : la loi était dure,
il y avait la potence, la roue ; mais ces horreurs avaient du
caractère, provoquaient l'émotion. Et quant aux abus, on
savait alors les abolir généreusement : c'est au milieu de
ces discussions que j'appris que ce fut la noblesse danoise
qui la première affranchit spontanément les serfs et qu'un
prince danois supprima dès le siècle dernier la traite des
noirs.
- Mais, disait-il, le siècle d'avant était encore bien plus
empreint de grandeur ; les hauts faits, les beaux caractères
y abondaient.
- C'étaient des époques rudes et sauvages, interrompait
alors mon frère Frédéric ; Dieu merci, nous ne vivons plus
dans un temps pareil.
Il disait cela au bisaïeul en face, et ce n'était pas trop
gentil. Cependant il faut dire qu'il n'était plus un enfant
; c'était notre ainé ; il était sorti de l'Université
après les examens les plus brillants. Ensuite notre père,
qui avait une grande maison de commerce, l'avait pris dans
ses bureaux et il était très content de son zèle et de son
intelligence. Le bisaïeul avait tout l'air d'avoir un faible
pour lui ; C'est avec lui surtout qu'il aimait à causer ;
mais quand ils en arrivaient à ce sujet du bon vieux temps,
cela finissait presque toujours par de vives discussions ;
aucun d'eux ne cédait ; et cependant, quoique je ne fusse
qu'un gamin, je remarquai bien qu'ils ne pouvaient pas se
passer l'un de l'autre. Que de fois le bisaïeul écoutait
l'oreille tendue, les yeux tout pleins de feu, ce que
Frédéric racontait sur les découvertes merveilleuses de
notre époque, sur des forces de la nature, jusqu'alors
inconnues, employées aux inventions les plus étonnantes !
- Oui, disait-il alors, les hommes deviennent plus savants,
plus industrieux, mais non meilleurs. Quels épouvantables
engins de destruction ils inventent pour s'entre-tuer !
- Les guerres n'en sont que plus vite finies, répondait
Frédéric ; on n'attend plus sept ou même trente ans avant
le retour de la paix. Du reste, des guerres, il en faut
toujours ; s'il n'y en avait pas eu depuis le commencement du
monde, la terre serait aujourd'hui tellement peuplée que les
hommes se dévoreraient les uns les autres.
Un jour Frédéric nous apprit ce qui venait de se passer
dans une petite ville des environs. A l'hôtel de ville se
trouvait une grande et antique horloge ; elle s'arrêtait
parfois, puis retardait, pour ensuite avancer ; mais enfin
telle quelle, elle servait à régler toutes les montres de
la ville. Voilà qu'on se mit à construire un chemin de fer
qui passa par cet endroit ; comme il faut que l'heure des
trains soit indiquée de façon exacte, on plaça à la gare
une horloge électrique qui ne variait jamais ; et depuis
lors tout le monde réglait sa montre d'après la gare ;
l'horloge de la maison de ville pouvait varier à son aise ;
personne n'y faisait attention, ou plutôt on s'en moquait.
- C'est grave tout cela, dit le bisaïeul d'un air très
sérieux. Cela me fait penser à une bonne vieille horloge,
comme on en fabrique à Bornholmy, qui était chez mes
parents ; elle était enfermée dans un meuble en bois de
chêne et marchait à l'aide de poids. Elle non plus n'allait
pas toujours bien exactement ; mais on ne s'en préoccupait
pas. Nous regardions le cadran et nous avions foi en lui.
Nous n'apercevions que lui, et l'on ne voyait rien des roues
et des poids. C'est de même que marchaient le gouvernement
et la machine de l'Etat. On avait pleine confiance en elle et
on ne regardait que le cadran. Aujourd'hui c'est devenu une
horloge de verre ; le premier venu observe les mouvements des
roues et y trouve à redire ; on entend le frottement des
engrenages, on se demande si les ressorts ne sont pas usés
et ne vont pas se briser. On n'a plus la foi ; c'est là la
grande faiblesse du temps présent.
Et le bisaïeul continua ainsi pendant longtemps jusqu'à ce
qu'il arrivât à se fâcher complètement, bien que
Frédéric finit par ne plus le contredire. Cette fois, ils
se quittèrent en se boudant presque ; mais il n'en fut pas
de même lorsque Frédéric s'embarqua pour l'Amérique où
il devait aller veiller à de grands intérêts de notre
maison. La séparation fut douloureuse ; s'en aller si loin,
au-delà de l'océan, braver flots et tempêtes.
- Tranquillise-toi, dit Frédéric au bisaïeul qui retenait
ses larmes ; tous les quinze jours vous recevrez une lettre
de moi, et je te réserve une surprise. Tu auras de mes
nouvelles par le télégraphe ; on vient de terminer la pose
du câble transatlantique. En effet, lorsqu'il s'embarqua en
Angleterre, une dépêche vint nous apprendre que son voyage
se passait bien, et, au moment où il mit le pied sur le
nouveau continent, un message de lui nous parvint traversant
les mers plus rapidement que la foudre.
- Je n'en disconviendrai pas, dit le bisaïeul, cette
invention renverse un peu mes idées ; c'est une vraie
bénédiction pour l'humanité, et c'est au Danemark qu'on a
précisément découvert la force qui agit ainsi. Je l'ai
connu, Christian Oersted, qui a trouvé le principe de
l'électromagnétisme ; il avait des yeux aussi doux, aussi
profonds que ceux d'un enfant ; il était bien digne de
l'honneur que lui fit la nature en lui laissant deviner un de
ses plus intimes secrets.
Dix mois se passèrent, lorsque Frédéric nous manda qu'il
s'était fiancé là- bas avec une charmante jeune fille ;
dans la lettre se trouvait une photographie. Comme nous
l'examinâmes avec empressement ! Le bisaïeul prit sa loupe
et la regarda longtemps.
- Quel malheur, s'écria le bisaïeul, qu'on n'ait pas depuis
longtemps connu cet art de reproduire les traits par le
soleil ! Nous pourrions voir face à face les grands hommes
de l'histoire. Voyez donc quel charmant visage ; comme cette
jeune fille est gracieuse ! Je la reconnaitrai dès qu'elle
passera notre seuil.
Le mariage de Frédéric eut lieu en Amérique ; les jeunes
époux revinrent en Europe et atteignirent heureusement
l'Angleterre d'où ils s'embarquèrent pour Copenhague. Ils
étaient déjà en face des blanches dunes du Jutland,
lorsque s'éleva un ouragan ; le navire, secoué, ballotté,
tout fracassé, fut jeté à la côte. La nuit approchait, le
vent faisait toujours rage ; impossible de mettre à la mer
les chaloupes et on prévoyait que le matin le bâtiment
serait en pièces.
Voilà qu'au milieu des ténèbres reluit une fusée ; elle
amène un solide cordage ; les matelots s'en saisissent ; une
communication s'établit entre les naufragés et la terre
ferme. Le sauvetage commence et, malgré les vagues et la
tempête, en quelques heures tout le monde est arrivé
heureusement à terre.
A Copenhague nous dormions tous bien tranquillement, ne
songeant ni aux dangers, ni aux chagrins. Lorsque le matin la
famille se réunit, joyeuse d'avance de voir arriver le jeune
couple, le journal nous apprend, par une dépêche, que la
veille un navire anglais a fait naufrage sur la côte du
Jutland. L'angoisse saisit tous les coeurs ; mon père court
aux renseignements ; il revient bientôt encore plus vite
nous apprendre que, d'après une seconde dépêche, tout le
monde est sauvé et que les êtres chéris que nous attendons
ne tarderont pas à être au milieu de nous. Tous nous
éclatâmes en pleurs ; mais c'étaient de douces larmes ;
moi aussi, je pleurai, et le bisaïeul aussi ; il joignit les
mains et, j'en suis sûr, il bénit notre âge moderne. Et le
même jour encore il envoya deux cents écus à la
souscription pour le monument d'Oersted. Le soir, lorsque
arriva Frédéric avec sa belle jeune femme, le bisaïeul lui
dit ce qu'il avait fait ; et ils s'embrassèrent de nouveau.
Il y a de braves coeurs dans tous les temps.