Ce que le Père fait est bien fait.
Cette histoire, je l'ai
entendue dans mon enfance. Chaque fois que j'y pense, je la
trouve plus intéressante. Il en est des histoires comme de
bien des gens : avec l'âge, ils attirent de plus en plus
l'attention. Vous avez certainement été déjà à la
campagne, et vous avez vu de vieilles maisons de paysans.
Sur le toit de chaume, il y a des mauvaises herbes, de la
mousse et un nid de cigognes. Ce sont les cigognes surtout
qui ne doivent pas manquer. Les murs penchent, les fenêtres
sont basses et une seule peut s'ouvrir. Le four ressemble à
un ventre rebondi, les branches d'un sureau tombent sur une
haie, et le sureau se trouve à une mare où nagent des
canards. Il y a encore là un chien à l'attache, qui aboie
après tout le monde, sans distinction.
Dans une de ces maisons de paysans habitaient deux vieilles
gens, un paysan et sa femme. Ils n'avaient presque rien, et
pourtant ils se trouvaient avoir quelque chose de trop, un
cheval, qu'ils laissaient paître dans le fossé près de la
grand-route. Le paysan l'enfourchait pour aller à la ville,
et de temps en temps le prêtait à des voisins qui, en
retour, lui rendaient quelques services. Mais les vieux
pensaient qu'il serait meilleur pour eux de vendre le cheval
ou de l'échanger contre quelque objet plus utile. Mais
contre quoi ?
- Fais pour le mieux, mon vieux, disait la femme. Il y a une
foire à la ville. Vas-y et vends le cheval, ou fais un
échange ; ce que tu feras sera bien fait.
Là-dessus, elle lui fit un beau noeud au mouchoir qu'il
avait autour du cou, bien mieux que lui-même n'eût su le
faire. Puis elle lissa son chapeau avec la main pour que la
poussière s'y attachât moins et l'embrassa. Le voilà parti
sur son cheval, pour le vendre ou l'échanger.
- Oui, oui, le vieux s'y entend, murmurait la vieille mère.
Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Il y avait
beaucoup de poussière sur la route, car il passait beaucoup
de gens qui se rendaient au marché en voiture, à cheval ou
à pied. Nulle ombre sur le chemin. Parmi ceux qui marchaient
à pied, il y avait un homme qui poussait devant lui une
vache. Le vieux pensait :
- Elle doit donner du bon lait ! Cheval contre vache, ce
serait un bon échange. Ecoute, l'homme à la vache. Je veux
te proposer quelque chose. Un cheval est plus dur qu'une
vache, n'est-ce pas ? Mais cela ne me fait rien, car une
vache me serait plus utile. Veux-tu que nous troquions ?
- Avec plaisir, dit l'homme à la vache.
Et ils firent l'échange. Quand ce fut fait, le paysan eût
pu revenir, puisqu'il avait obtenu ce qu'il voulait. Mais,
comme il était parti pour aller au marché, il voulut s'y
rendre, ne fût-ce que pour y jeter un coup d'oeil. Il poussa
donc sa vache devant lui. Il marchait très vite. Peu de
temps après il vit un homme tenant un mouton par une corde.
C'était un mouton bien gras.
- Il ferait rudement mon affaire, pensa notre homme. Nous
aurions bien assez de nourriture pour lui sur le bord du
fossé, et en hiver nous pourrions le garder dans notre
chambre. Au fond, un mouton vaudrait mieux pour nous qu'une
vache. Veux-tu troquer avec moi ? demanda-t-il.
- Parfaitement, dit l'autre.
On troqua donc et notre paysan continua sa route avec son
mouton. Tout à coup il vit, dans un petit sentier, un homme
portant une grosse oie sous le bras.
- Diable ! voilà une fameuse oie ! S'écria-t-il. Elle a
beaucoup de plumes et est bien grasse. Ça ferait bien
l'affaire de la mère ! Elle pourrait lui donner nos restes,
car elle dit souvent : «Tiens ! si nous avions une oie pour
manger ça ! » Veux-tu changer ton oie pour mon mouton ?
L'autre ne demanda pas mieux. Notre paysan prit donc son oie.
Il était alors tout près de la ville. Il y avait foule sur
la grand-route. Le champ de foire était plein de gens et
d'animaux ; on se pressait tellement que des gens passaient
dans les champs de pommes de terre à côté.
Il y avait là une poule attachée par les pattes. Elle
manquait d'être écrasée à chaque instant. C'était une
très belle poule, avec des plumes très courtes sur la
queue. Elle clignait des yeux et faisait : Glouk ! glouk ! Je
ne puis vous dire ce qu'elle voulait dire par là, mais le
paysan s'écria :
- Jamais je n'ai vu si belle poule. Elle est plus belle même
que la poule du pharmacien ! Je serais heureux de l'avoir.
Une poule trouve toujours à se nourrir sans qu'on s'occupe
d'elle. Ce serait un bon échange.
- Voulez-vous changer votre poule pour mon oie ? demanda-t-il
au receveur de l'octroi, à qui appartenait la poule.
- Comment donc ! dit l'autre. Le paysan prit la poule, et le
receveur prit l'oie. Notre homme avait bien employé son
temps. Il avait chaud et se sentait fatigué. Un verre
d'eau-de-vie et un peu de pain lui étaient bien dus.
Justement il était devant une auberge. Il entra.
Mais au même moment arriva un garçon portant un sac plein
sur le dos.
- Qu'as-tu là-dedans ? demanda notre paysan.
- Des pommes gâtées, dit l'autre ; tout un sac, pour les
cochons.
- Tout un sac plein de pommes ? Quelle richesse ! Voilà ce
que je voudrais bien apporter à ma femme. L'an dernier, nous
n'avons eu qu'une pomme sur notre vieux pommier ; nous
l'avons laissée sur notre commode jusqu'à ce qu'elle
pourrît. « Cela prouve qu'on est à son aise », disait la
mère. Mais, cette fois, je pourrais lui montrer quelque
chose de mieux.
- Que m'en donnerais-tu ? dit le garçon.
- Donne, dit le paysan. Je change ma poule pour ton sac.
L'échange fait, ils entrèrent à l'auberge. Là notre homme
mit son sac près du four qui était brûlant. L'hôtesse n'y
prit pas garde.
Dans la salle il y avait beaucoup de gens : des maquignons,
des marchands de boeufs, pas mal de gens de la campagne,
quelques ouvriers qui jouaient entre eux dans un coin et
enfin à un bout de la table, deux Anglais moitié touristes,
moitié marchands, et qui étaient venus à la ville pour
voir si quelque occasion ne se présenterait pas de trouver
une bonne affaire. N'ayant rien rencontré, ils étaient
attablés et regardaient avec indifférence le reste de la
salle. On sait que les Anglais sont presque toujours si
riches que leurs poches sont bondées d'or. De plus ils
aiment à parier, à propos de n'importe quoi, rien que pour
se créer une émotion passagère qui les change un instant
de leur froideur continuelle.
Or, voici ce qui arriva :
- Psiii, psiii ! entendirent-ils près du four.
- Qu'est-ce ? demandèrent-ils.
Le paysan leur conta l'histoire du cheval échangé contre
une vache et ainsi de suite jusqu'aux pommes.
- Tu va être battu à ton retour, dirent les Anglais. Tu
peux t'y attendre.
- Battu ? Non, non ! J'aurai un baiser et l'on me dira : «
Ce que le père fait est toujours bien fait. » - Nous
parierions bien un boisseau d'or que tu te trompes ; cent
livres, si tu veux.
- Un boisseau me suffit, dit le paysan. Mais moi, je ne puis
parier qu'un boisseau de pommes, et je l'emplirai jusqu'au
bord.
- Allons, topons-là ! cent livres contre un boisseau de
pommes.
Et le pari fut fait.
La carriole de l'aubergiste fut commandée, et tous les trois
y montèrent avec le sac de pommes. Les voici arrivés.
- Bonsoir, la mère !
- Dieu te garde, mon vieux !
- L'échange est fait.
- Ah ! tu t'y entends, dit la paysanne pendant que son mari
l'embrassait.
- Oui, j'ai troqué notre cheval contre une vache.
- Dieu soit loué ! dit la mère. Je pourrai désormais faire
des laitages, du beurre, du fromage. Excellent échange !
- Oui, mais j'ai ensuite échangé la vache contre une
brebis.
- C'est encore mieux. Nous avons juste assez de nourriture
pour une brebis. Nous aurons du lait, du fromage, des bas de
laine et des gilets. Une vache ne donne pas de laine. Comme
tu penses à tout !
- Ensuite j'ai troqué le mouton contre une oie.
- Est-ce vrai ? Alors, nous pourrons manger de l'oie rôtie
à Noël ! Tu penses à tout ce qui peut me faire plaisir,
mon bon vieux. C'est bien à toi. Nous pourrons attacher
notre oie dehors avec une ficelle pour qu'elle ait le temps
d'engraisser.
- Oui, mais j'ai troqué mon oie contre une poule.
- Une poule ! Oh ! la bonne affaire. Elle nous donnera des
oeufs. Nous les ferons couver et nous aurons des poussins.
J'ai toujours rêvé d'en avoir.
- Oui, oui, mais j'ai échangé la poule contre un sac de
pommes pourries.
- Cette fois, il faut que je t'embrasse, dit la paysanne
ravie. Je te remercie, mon cher homme. Et il faut que je te
raconte tout de suite quelque chose. Après que tu as été
parti ce matin, je me suis demandé ce que je pourrais te
faire de bon pour ton retour. Des oeufs au jambon,
naturellement. J'avais des oeufs mais il fallait bien aussi
de la civette. J'allais donc chez le maître d'école en
face. Je savais qu'il en avait. Mais sa femme est très
riche, sans en avoir l'air. Je lui demandai de me prêter un
peu de civette. « Prêter, me dit-elle. Il n'y a rien dans
notre jardin, pas même une pomme pourrie ! » Maintenant,
c'est moi qui pourrais lui en prêter, et tout un sac, même.
Tu penses si j'en suis contente, mon petit père !
- Bravo ! dirent les deux anglais à la fois. La
dégringolade ne lui a pas enlevé sa gaieté. Cela vaut bien
l'argent.
Ils comptèrent au paysan l'or sur la table.
C'est ce qui prouve que la femme doit toujours trouver que
son mari est le plus avisé de tous les hommes, et que ce
qu'il fait est toujours parfait.
Voilà mon histoire. Je l'ai entendue dans mon enfance. Vous
la connaissez à votre tour. Dites donc toujours que : CE QUE
LE PERE FAIT EST BIEN FAIT.
Sur le paquebot il y avait
un homme d'un autre temps, au visage si radieux qu'à le voir
on pouvait croire qu'il s'agissait de l'homme le plus heureux
de la Terre. C'est d'ailleurs lui-même qui me l'avait dit.
C'était un compatriote, un Danois comme moi, et il était
directeur de théâtre. Il promenait toute sa troupe avec
lui, dans une petite caisse, car c'était un marionnettiste.
Déjà de nature gaie, il était devenu un homme totalement
heureux, disait-il, grâce à un jeune ingénieur. Je n'avais
pas tout de suite compris ce qu'il disait, et il me raconta
donc son histoire. Et la voici pour vous.
- Cela se passait dans la ville de Slagelse, commença-t-il,
j'y donnais un spectacle à l'hôtel La Cour de la Poste. C'était une très
belle salle et il y avait un excellent public, composé
d'enfants et d'adolescents, à part quelques vieilles dames.
Et tout à coup, entra un homme vêtu de noir, à l'allure
d'étudiant, qui s'assit, rit aux bons moments, applaudit
quand il le fallait, bref, un spectateur peu ordinaire ! Il
fallait que je sache qui c'était. J'appris qu'il s'agissait
d'un jeune ingénieur et qu'il était envoyé par l'Ecole
centrale pour faire des conférences à la campagne. J'eus
fini mon spectacle à huit heures. Vous le savez bien, les
enfants doivent aller au lit de bonne heure et le théâtre
doit veiller à satisfaire le public. A neuf heures,
l'ingénieur commença sa conférence avec des expériences
et, cette fois-ci, j'étais dans le rôle du spectateur. Quel
régal de l'écouter et de l'observer ! La plupart du temps
cela me paraissait de l'hébreu et pourtant je me disais :
nous, les hommes, sommes capables d'inventer beaucoup de
choses, pourquoi alors ne trouvons-nous rien pour rallonger
la durée de notre vie ? Il ne présentait que de petits
miracles mais il le faisait si vite et avec tant de
dextérité, et en respectant les règles de la nature. Au
temps de Moïse et des prophètes l'ingénieur aurait fait
partie des sages du pays, et, au Moyen Age il aurait été
brûlé sur le bûcher. J'ai pensé à lui pendant toute la
nuit et lors de mon spectacle, le soir suivant, je n'ai été
de bonne humeur que lorsque j'ai vu que l'ingénieur était
à nouveau là, dans la salle. Un jour, un acteur m'avait dit
que, lorsqu'il jouait le rôle d'un jeune premier, il pensait
toujours à une seule femme dans la salle et il jouait pour
elle en oubliant les autres. Pour moi, ce soir-là,
l'ingénieur était « elle », la spectatrice pour laquelle
je jouais. Lorsque le spectacle fut terminé et que toutes
les marionnettes eurent bien remercié leur public, je fus
invité par l'ingénieur chez lui pour boire un verre. Il me
parla de ma comédie et je lui parlai de sa science, et je
pense que nous nous amusâmes aussi bien l'un que l'autre.
Mais moi, je posais tout de même plus de questions, car dans
ses expériences il y avait beaucoup de choses qu'il ne
savait expliquer. Par exemple, le fer qui passe à travers
une sorte de spirale et se magnétise. Que devient-il ? Le
morceau de fer est-il visité par un esprit ? Mais d'où ce
dernier vient-il ? C'est comme avec les hommes, me suis-je
dit. Le bon Dieu les fait passer par la spirale du temps où
ils rencontrent un esprit et tout à coup nous avons un
Napoléon, un Luther et tant d'autres. « Le monde n'est
qu'une longue suite de miracles, acquiesça le jeune
ingénieur, et nous y sommes si habitués qu'ils ne nous
étonnent même plus. » Et il parla et expliqua jusqu'à ce
que j'eusse l'impression de tout comprendre. Je lui avouai
que si je n'étais pas si vieux, je m'inscrirais
immédiatement à l'Ecole centrale pour comprendre le monde
et cela bien que je fusse l'un des hommes les plus heureux.
« Un des plus heureux .... dit-il, comme s'il se délectait
de ces mots. Vous êtes heureux ? » demanda-t-il. « Oui,
répondis-je, je suis heureux et où que j'aille avec ma
compagnie, je suis accueilli à bras ouverts. J'ai néanmoins
un grand souhait. C'est parfois comme un cauchemar et il
trouble ma bonne humeur. Je vais vous dire ce que c'est : je
voudrais diriger une troupe d'acteurs vivants. » « Vous
souhaiteriez que vos marionnettes s'animent d'elles-mêmes,
qu'elles deviennent des acteurs en chair et en os, et vous
voudriez être leur directeur ? demanda l'ingénieur. Et
pensez-vous que cela vous rendrait heureux ?» Il ne le
pensait pas, mais je le pensais, et on en discuta alors
longtemps, sans jamais vraiment rapprocher nos idées, aucun
de nous ne sachant convaincre l'autre. Nous buvions du bon
vin, mais il devait y avoir de la magie en lui, autrement
cette histoire ne raconterait que mon état d'ébriété.
Non, je n'étais pas saoul, je voyais tout très clairement.
La chambre était inondée de soleil, le visage de
l'ingénieur s'y reflétait et je pensais aux dieux
éternellement jeunes des temps anciens, lorsqu'il y en avait
encore. Je le lui dis aussitôt et il sourit. Croyez-moi, à
cet instant j'aurais juré qu'il était un dieu déguisé ou
un de leurs proches. Et il dit aussi que mon plus grand
souhait allait se réaliser : les marionnettes s'animeraient
et je serais le directeur d'une vraie troupe d'acteurs
vivants. Nous trinquâmes et il rangea toutes les
marionnettes dans la petite caisse, me l'attacha sur le dos
et me fit passer à travers une spirale. Je me vois encore
tombant par terre. Et mon souhait se réalisa ! Toute ma
troupe sortit de la petite caisse. Toutes les marionnettes
avaient été visitées par un esprit, toutes devinrent
d'excellents artistes, c'est en tout cas ce qu'elles
pensaient, et j'étais leur directeur. Tout fut
immédiatement prêt pour le premier spectacle et tous les
acteurs, et même les spectateurs, voulurent me parler sans
tarder. La ballerine prétendit que le théâtre allait
s'écrouler si elle n'arrivait pas à tenir sur une seule
pointe. C'était une très grande artiste et voulait qu'on
agisse avec elle en conséquence. La marionnette qui jouait
l'impératrice exigea qu'on la considérât comme telle même
en dehors de la scène pour mieux entrer dans la peau de son
personnage. L'acteur dont le rôle consistait à porter une
lettre sur la scène se sentit brusquement aussi important
que le jeune premier car, selon lui, dans une création
artistique les petits rôles étaient aussi importants que
les grands. Là-dessus, le héros principal demanda que son
rôle ne se compose que de répliques de sortie, car elles
étaient toujours suivies d'applaudissements. La princesse
voulut jouer uniquement à la lumière rouge et surtout pas
la bleue, car la rouge lui allait mieux au teint et moi,
j'étais au centre de tout cela puisque j'étais leur
directeur. J'en eus le souffle coupé, je ne savais plus où
donner de la tête, j'en étais anéanti. Je me suis
retrouvé avec une nouvelle espèce humaine et je souhaitais
les voir tous rentrer dans la boîte, et n'avoir jamais été
leur directeur. Je leur dis qu'en fait ils étaient tous des
marionnettes, et ils me battirent à mort. J'étais couché
dans ma petite chambre, dans mon lit. Comment je m'y étais
retrouvé ? L'ingénieur devait le savoir ; moi, je ne le
savais pas. Le plancher était éclairé par la lune, la
boîte des marionnettes était là, renversée, et toutes les
marionnettes en étaient tombées et gisaient au sol, les
unes sur les autres. Je repris immédiatement conscience,
sortis de mon lit et jetai les marionnettes dans la boîte,
n'importe comment, sans ordre, jusqu'à la dernière. Je
refermai le couvercle et m'assis sur la boîte. Vous imaginez
le tableau ? Moi, oui. «Vous resterez où vous êtes»,
ai-je dit, « et je ne souhaiterai plus jamais que vous
deveniez des acteurs en chair et en os !» « Cela m'avait
soulagé, ma bonne humeur était revenue, j'étais l'homme le
plus heureux de la terre. Si heureux que je m'endormis sur la
boîte. Et le matin ... en fait il était midi, je dormis
plus longtemps que d'habitude ... j'y étais encore assis,
heureux, car j'avais compris que mon unique souhait
d'autrefois était stupide. Je partis à la recherche de
l'ingénieur, mais il avait disparu, ainsi que les dieux
grecs et romains. Et depuis lors, je suis l'homme le plus
heureux au monde. Je suis un directeur comblé, ma troupe ne
me contredit pas, les spectateurs non plus, ils s'amusent de
bon coeur et moi, je compose mes pièces librement et à ma
guise. De toutes le comédies, je choisis la meilleure, selon
mes goûts et personne n'y trouve à redire. Les pièces que
les grands théâtres actuels méprisent, mais qui étaient,
il y a trente ans, de grands succès et faisaient pleurer
tout le monde, je les joue aujourd'hui aux petits et aux
grands. Elles font pleurer les petits comme elles faisaient
pleurer leurs pères et leurs mères il y a trente ans. J'ai
au programme Jeanne Montfaucon et Dyveke dans sa
version courte, parce que les petits n'aiment pas les grandes
scènes d'amour. Ils veulent de la tragédie et bien vite,
dès le début. J'ai sillonné le Danemark en long et en
large, je connais tout le monde et tout le monde me connaît.
Je suis en ce moment en route pour la Suède et si j'y ai du
succès et gagne suffisamment d'argent, je deviendrai
Scandinave, sinon, non. Je vous le dis comme à un
compatriote. »Et moi, en tant que compatriote, je transmets le message.
Ecoutez bien cette petite histoire.
A la campagne, près de la grande route, était située une
gentille maisonnette que vous avez sans doute remarquée
vous-même. Sur le devant se trouve un petit jardin avec des
fleurs et une palissade verte; non loin de là, sur le bord
du fossé, au milieu de l'herbe épaisse, fleurissait une
petite pâquerette. Grâce au soleil qui la chauffait de ses
rayons aussi bien que les grandes et riches fleurs du jardin,
elle s'épanouissait d'heure en heure. Un beau matin,
entièrement ouverte, avec ses petites feuilles blanches et
brillantes, elle ressemblait à un soleil en miniature
entouré de ses rayons. Qu'on l'aperçût dans l'herbe et
qu'on la regardât comme une pauvre fleur insignifiante, elle
s'en inquiétait peu. Elle était contente, aspirait avec
délices la chaleur du soleil, et écoutait le chant de
l'alouette qui s'élevait dans les airs.
Ainsi, la petite pâquerette était heureuse comme par un
jour de fête, et ce- pendant c'était un lundi. Pendant que
les enfants, assis sur les bancs de l'école, apprenaient
leurs leçons, elle, assise sur sa tige verte, apprenait par
la beauté de la nature la bonté de Dieu, et il lui semblait
que tout ce qu'elle ressentait en silence, la petite alouette
l'exprimait parfaitement par ses chansons joyeuses. Aussi
regarda-t-elle avec une sorte de respect l'heureux oiseau qui
chantait et volait, mais elle n'éprouva aucun regret de ne
pouvoir en faire autant.
«Je vois et j'entends, pensa-t-elle; le soleil me réchauffe
et le vent m'embrasse. Oh! j'aurais tort de me plaindre. »
En dedans de la palissade se trouvaient une quantité de
fleurs roides et distinguées; moins elles avaient de parfum,
plus elles se redressaient. Les pivoines se gonflaient pour
paraître plus grosses que les roses: mais ce n'est pas la
grosseur qui fait la rose. Les tulipes brillaient par la
beauté de leurs couleurs et se pavanaient avec prétention;
elles ne daignaient pas jeter un regard sur la petite
pâquerette, tandis que la pauvrette les admirait en disant :
" Comme elles sont riches et belles ! Sans doute le
superbe oiseau va les visiter. Dieu merci, je pourrai
assister à ce beau spectacle. "
Et au même instant, l'alouette dirigea son vol, non pas vers
les pivoines et les tulipes, mais vers le gazon, auprès de
la pauvre pâquerette, qui, effrayée de joie, ne savait plus que penser.
Le petit oiseau se mit à sautiller autour d'elle en chantant
: « Comme l'herbe est moelleuse! Oh ! la charmante petite
fleur au coeur d'or et à la robe d'argent ! »
On ne peut se faire une idée du bonheur de la petite fleur.
L'oiseau l'embrassa de son bec, chanta encore devant elle,
puis il remonta dans l'azur du ciel. Pendant plus d'un quart
d'heure, la pâquerette ne put se remettre de son émotion. A
moitié honteuse, mais ravie au fond du coeur, elle regarda
les autres fleurs dans le jardin. Témoins de l'honneur qu'on
lui avait rendu, elles devaient bien comprendre sa joie ;
mais les tulipes se tenaient encore plus roides qu'auparavant
; leur figure rouge et pointue exprimait leur dépit. Les
pivoines avaient la tête toute gonflée. Quelle chance pour
la pauvre pâquerette qu'elles ne pussent parler! Elles lui
auraient dit bien des choses désagréables. La petite fleur
s'en aperçut et s'attrista de leur mauvaise humeur.
Quelques moments après, une jeune fille armée d'un grand
couteau affilé et brillant entra dans le jardin, s'approcha
des tulipes et les coupa l'une après l'autre.
- Quel malheur! dit la petite pâquerette en soupirant;
voilà qui est affreux; c'en est fait d'elles.
Et pendant que la jeune fille emportait les tulipes, la
pâquerette se réjouissait de n'être qu'une pauvre petite
fleur dans l'herbe. Appréciant la bonté de Dieu, et pleine
de reconnaissance, elle referma ses feuilles au déclin du
jour, s'endomit et rêva toute la nuit au soleil et au petit oiseau.
Le lendemain matin, lorsque la pâquerette eut rouvert ses
feuilles à l'air et à la lumière, elle reconnut la voix de
l'oiseau, mais son chant était tout triste. La pauvre
alouette avait de bonnes raisons pour s'affliger: on l'avait
prise et enfermée dans une cage suspendue à une croisée
ouverte. Elle chantait le bonheur de la liberté, la beauté
des champs verdoyants et ses anciens voyages à travers les airs.
La petite pâquerette aurait bien voulu lui venir en aide:
mais comment faire ? C'était chose difficile. La compassion
qu'elle éprouvait pour le pauvre oiseau captif lui fit tout
à fait oublier les beautés qui l'entouraient, la douce
chaleur du soleil et la blancheur éclatante de ses propres feuilles.
Bientôt deux petits garçons entrèrent dans le jardin ; le
plus grand portait à la main un couteau long et affilé
comme celui de la jeune fille qui avait coupé les tulipes.
Ils se dirigèrent vers la pâquerette, qui ne pouvait
comprendre ce qu'ils voulaient.
- Ici nous pouvons enlever un beau morceau de gazon pour
l'alouette, dit l'un des garçons, et il commença à tailler
un carré profond autour de la petite fleur.
- Arrache la fleur! dit l'autre.
A ces mots, la pâquerette trembla d'effroi. Etre arrachée,
c'était perdre la vie; et jamais elle n'avait tant béni
l'existence qu'en ce moment où elle espérait entrer avec le
gazon dans la cage de l'alouette prisonnière.
- Non, laissons-la, répondit le plus grand; elle est très bien placée.
Elle fut donc épargnée et entra dans la cage de l'alouette.
Le pauvre oiseau, se plaignant amèrement de sa captivité,
frappait de ses ailes le fil de fer de la cage. La petite
pâquerette ne pouvait, malgré tout son désir, lui faire entendre une parole de consolation.
Ainsi se passa la matinée.
- Il n'y a plus d'eau ici, s'écria le prisonnier; tout le
monde est sorti sans me laisser une goutte d'eau. Mon gosier
est sec et brûlant, j'ai une fièvre terrible, j'étouffe!
Hélas! il faut donc que je meure, loin du soleil brillant,
loin de la fraîche verdure et de toutes les magnificences de la création !
Puis il enfonça son bec dans le gazon humide pour se
rafraîchir un peu. Son regard tomba sur la petite
pâquerette; il lui fit un signe de tête amical, et dit en l'embrassant:
- Toi aussi, pauvre petite fleur, tu périras ici! En
échange du monde que j'avais à ma disposition, l'on m'a
donné quelques brins d'herbe et toi seule pour société.
Chaque brin d'herbe doit être pour moi un arbre; chacune de
tes feuilles blanches, une fleur odoriférante. Ah! tu me
rappelles tout ce que j'ai perdu!
« Si je pouvais le consoler ?», pensait la pâquerette,
incapable de fai mouvement. Cependant le parfum qu'elle
exhalait devint plus fort qu'à l'ordinaire; l'oiseau s'en
aperçut, et quoiqu'il languît d'une soif dévorante qui lui
faisait arracher tous les brins d'herbe l'un après l'autre,
il eut bien garde de toucher à la fleur.
Le soir arriva; personne n'était encore là pour apporter
une goutte d'eau à la malheureuse alouette. Alors elle
étendit ses belles ailes en les secouant convulsivement, et
fit entendre une petite chanson mélancolique. Sa petite
tête s'inclina vers la fleur, et son coeur brisé de désir
et de douleur cessa de battre. A ce triste spectacle, la
petite pâquerette ne put, comme la veille, refermer ses
feuilles pour dormir; malade de tristesse, elle se pencha vers la terre.
Les petits garçons ne revinrent que le lendemain. A la vue
de l'oiseau mort, ils versèrent des larmes et lui
creusèrent une fosse. Le corps, enfermé dans une jolie
boîte rouge, fut enterré royalement, et sur la tombe
recouverte ils semèrent des feuilles de roses.
Pauvre oiseau! pendant qu'il vivait et chantait, on l'avait
oublié dans sa cage et laissé mourir de misère; après sa
mort, on le pleurait et on lui prodiguait des honneurs.
Le gazon et la pâquerette furent jetés dans la poussière
sur la grande route; personne ne pensa à celle qui avait si
tendrement aimé le petit oiseau.