Hans le Balourd
Il y avait dans la campagne
un vieux manoir et, dans ce manoir, un vieux seigneur qui
avait deux fils si pleins d'esprit qu'avec la moitié ils en
auraient déjà eu assez. Ils voulaient demander la main de
la fille du roi mais ils n'osaient pas car elle avait fait
savoir qu'elle épouserait celui qui saurait le mieux plaider
sa cause. Les deux garçons se préparèrent pendant huit
jours - ils n'avaient pas plus de temps devant eux -, mais
c'était suffisant car ils avaient des connaissances
préalables fort utiles. L'un savait par coeur tout le
lexique latin et trois années complètes du journal du pays,
et cela en commençant par le commencement ou en commençant
par la fin ; l'autre avait étudié les statuts de toutes les
corporations et appris tout ce que devait connaître un
maître juré, il pensait pouvoir discuter de l'Etat et, de
plus, il s'entendait à broder les harnais car il était fin
et adroit de ses mains.
- J'aurai la fille du roi, disaient-ils tous les deux.
Leur père donna à chacun d'eux un beau cheval, noir comme
le charbon pour celui à la mémoire impeccable, blanc comme
neige pour le maître en sciences corporatives et broderie,
puis ils se graissèrent les commissures des lèvres avec de
l'huile de foie de morue pour rendre leur parole plus fluide.
Tous les domestiques étaient dans la cour pour les voir
monter à cheval quand soudain arriva le troisième frère -
ils étaient trois, mais le troisième ne comptait absolument
pas, il n'était pas instruit comme les autres, on l'appelait
Hans le Balourd.
- Où allez-vous ainsi en grande tenue ? demanda-t-il.
- A la cour, gagner la main de la princesse par notre
conversation. Tu n'as pas entendu ce que le tambour proclame
dans tout le pays ?
Et ils le mirent au courant.
- Parbleu ! il faut que j'en sois ! fit Hans le Balourd.
Ses frères se moquèrent de lui et partirent.
- Père, donne-moi aussi un cheval, cria Hans le Balourd,
j'ai une terrible envie de me marier. Si la princesse me
prend, c'est bien, et si elle ne me prend pas, je la prendrai
quand même.
- Bêtises, fit le père, je ne te donnerai pas de cheval, tu
ne sais rien dire, tes frères, eux, sont gens d'importance.
- Si tu ne veux pas me donner de cheval, répliqua Hans le
Balourd, je monterai mon bouc, il est à moi et il peut bien
me porter.
Et il se mit à califourchon sur le bouc, l'éperonna de ses
talons et prit la route à toute allure. Ah ! comme il filait
!
- J'arrive, criait-il.
Et il chantait d'une voix claironnante.
Les frères avançaient tranquillement sur la route sans mot
dire, ils pensaient aux bonnes réparties qu'ils allaient
lancer, il fallait que ce soit longuement médité.
- Holà ! holà ! criait Hans, me voilà ! Regardez ce que
j'ai trouvé sur la route.
Et il leur montra une corneille morte qu'il avait ramassée.
- Balourd ! qu'est-ce que tu vas faire de ça ?
- Je l'offrirai à la fille du roi.
- C'est parfait ! dirent les frères.
Et ils continuèrent leur route en riant.
- Holà ! holà ! voyez ce que j'ai trouvé maintenant ! Ce
n'est pas tous les jours qu'on trouve ça sur la route.
Les frères tournèrent encore une fois la tête.
- Balourd ! c'est un vieux sabot dont le dessus est parti.
Est-ce aussi pour la fille du roi ?
- Bien sûr ! dit Hans.
Et les frères de rire et de prendre une grande avance.
- Holà ! holà ! ça devient de plus en plus beau ! Holà !
c'est merveilleux !
- Qu'est-ce que tu as encore trouvé ?
- Oh ! elle va être joliment contente, la fille du roi !
- Pfuu ! mais ce n'est que de la boue qui vient de jaillir du
fossé !
- Oui, oui, c'est ça, et de la plus belle espèce, on ne
peut même pas la tenir dans la main.
Là-dessus il en remplit sa poche.
Les frères chevauchèrent à bride abattue et arrivèrent
avec une heure d'avance aux portes de la ville. Là, les
prétendants recevaient l'un après l'autre un numéro et on
les mettait en rang six par six, si serrés qu'ils ne
pouvaient remuer les bras et c'était fort bien ainsi, car
sans cela ils se seraient peut-être battus rien que parce
que l'un était devant l'autre.
Tous les autres habitants du pays se tenaient autour du
château, juste devant les fenêtres pour voir la fille du
roi recevoir les prétendants. A mesure que l'un d'eux
entrait dans la salle, il ne savait plus que dire.
- Bon à rien, disait la fille du roi, sortez !
Vint le tour du frère qui savait le lexique par coeur, mais
il l'avait complètement oublié pendant qu'il faisait la
queue. Le parquet craquait et le plafond était tout en
glace, de sorte qu'il se voyait à l'envers marchant sur la
tête. A chaque fenêtre se tenaient trois
secrétaires-journalistes et un maître juré (surveillant)
qui inscrivaient tout ce qui se disait afin que cela paraisse
aussitôt dans le journal que l'on vendait au coin pour deux
sous. C'était affreux. De plus, on avait chargé le poêle
au point qu'il était tout rouge.
- Quelle chaleur ! disait le premier des frères.
- C'est parce qu'aujourd'hui mon père rôtit des poulets,
dit la fille du roi.
Euh ! le voilà pris, il ne s'attendait pas à ça. Il aurait
voulu répondre quelque chose de drôle et ne trouvait rien.
Euh ! ...
- Bon à rien. Sortez !
L'autre frère entra.
- Il fait terriblement chaud ici, commença-t-il ...
- Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
- Comment ? Quoi ? Quoi ? dit-il.
Et tous les journalistes écrivaient : «Comment ? quoi ?
quoi ?»
- Bon à rien ! Sortez !
Vint le tour de Hans le Balourd. Il entra sur son bouc
jusqu'au milieu de la salle.
- Quelle fournaise ! dit-il.
- Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
- Quelle chance ! fit Hans le Balourd, alors je pourrai sans
doute me faire rôtir une corneille.
- Mais bien sûr dit la princesse, mais as-tu quelque chose
pour la faire rôtir, car moi je n'ai ni pot ni poêle.
- Et moi j'en ai, dit Hans, voilà une casserole cerclée
d'étain.
Et il sortit le vieux sabot et posa la corneille au milieu.
- Voilà tout un repas, dit la fille du roi, mais où
prendrons-nous la sauce?
- Dans ma poche, dit Hans le Balourd. J'en ai tant que je
veux !
Et il fit couler un peu de boue de sa poche.
- Ça, ça me plait ! dit la fille du roi. Toi, tu as
réponse à tout et tu sais parler et je te veux pour époux.
Mais sais-tu que chaque mot que nous avons dit paraîtra
demain matin dans le journal ? A chaque fenêtre se tiennent
trois secrétaires-journalistes et un vieux maître juré
(surveillant) et ce vieux-là est pire encore que les autres
car il ne comprend rien de rien.
Elle disait cela pour lui faire peur. Tous les
secrétaires-journalistes, par protestation, firent des
taches d'encre sur le parquet.
-Voilà du beau monde ! dit Hans le Balourd. Je vois qu'il
faut que je m'en mêle et que je donne à leur patron tout ce
que j'ai de mieux.
Il retourna sa poche et lança au maître juré le reste de
la boue en pleine figure.
- Ça, c'est du beau travail ! dit la princesse, je n'en
aurais pas fait autant ... Mais j'apprendrai à mon tour à
les traiter comme ils le méritent.
C'est ainsi que Hans le Balourd devint roi, il eut une femme
et une couronne et s'assit sur un trône et c'est le journal
qui nous en informa... mais peut-on vraiment se fier aux
journaux ?
I
Ecoutez quel festin exquis
nous avons fait hier ! dit une vieille souris à une de ses
commères qui n'avait pas assisté au repas. Je me trouvais
la vingtième à gauche de notre vieux roi ; j'espère que
c'était là une place honorable. Cela doit vous intéresser
de connaître le menu. Les entrées se suivaient dans un
ordre parfait : du pain moisi, de la couenne, du suif, et,
pour le dessert, des saucisses entières ; et puis cela
recommença une seconde fois. C'est comme si nous avions eu
deux repas. On était tous de joyeuse humeur; on disait des
niaiseries.
« Tout fut dévoré ; il ne resta que les brochettes des
saucisses. Une de mes voisines rappela la locution
proverbiale : soupe à la brochette,
qu'on appelle aussi soupe au caillou
dans d'autres pays. Tout le monde en avait entendu parler ;
personne n'en avait goûté, et encore moins ne savait le
préparer. «On porta un toast fort spirituellement tourné
à l'inventeur de cette soupe. « Le vieux roi se leva alors,
et déclara que celle des jeunes souris qui saurait faire
cette soupe de la façon la plus appétissante deviendrait
son épouse, serait reine : il donna un délai d'un an et un
jour pour se préparer à l'épreuve. »
- L'idée n'est vraiment pas mauvaise, dit la commère. Mais
comment peut-on préparer cette bienheureuse soupe ?
- Oui-da, comment s'y prendre? C'est ce que se demandent
toutes nos jeunes demoiselles de la gent souricière, et les
vieilles aussi. Toutes voudraient bien être reine ; mais ce
qui les effraye, c'est que, pour trouver la fameuse recette,
il faut quitter père et mère et se lancer, à l'aventure,
à travers le vaste monde. Qui sait si, à l'étranger, on
trouve tous les jours son content de croûtes de fromage ou
de couennes? Il est probable qu'on y doit souffrir la faim ;
puis l'on risque fort d'être croqué par le chat.
Et, en effet, cette vilaine perspective refroidit vite
l'ardeur des jeunes souricelles ; il n'y en eut que quatre
qui se présentèrent pour tenter l'expérience. Elles
étaient jeunes, gentilles et alertes, mais pauvres. Chacune
se dirigea vers un des points cardinaux ; on leur souhaita à
toutes bonne chance.
Elles partirent au commencement de mai ; elles ne revinrent
que juste un an après, mais trois seulement ; la quatrième
manquait ; elle n'avait pas non plus donné de ses nouvelles.
Le jour fixé était arrivé.
- Tout plaisir est mêlé de quelque peine, dit le roi ; la
pauvre petite aura péri.
Puis il donna l'ordre de convoquer, dans une vaste cuisine,
toutes les souris à bien des lieues à la ronde. Les trois
souricelles étaient placées à part, sur le même rang ; à
côté d'elles, une brochette recouverte d'un voile noir, en
souvenir de la quatrième, qui n'avait pas reparu. Il fut
ordonné que personne ne pourrait émettre un avis sur ce qui
allait se dire, avant que le roi eût exprimé son opinion.
II
CE QUE LA PREMIERE SOURICELLE AVAIT VU ET APPRIS DANS SES VOYAGES
Je commençai par m'embarquer sur un navire qui vogua vers le nord. Je m'étai
laissé dire que le maître queux était un habile homme, qui
savait se tirer d'affaire, et que sur mer, en effet, il
fallait pouvoir faire la cuisine avec peu de chose. «
Peut-être, m'étais-je dit, sera-t-il obligé de faire la
soupe avec une brochette ; nous verrons alors comme il s'y
prendra. » Mais, pas du tout ; il y avait là quantité de
tranches de lard, de gros tonneaux de viande salée et de
belle farine. Ma foi, je vécus dans l'abondance ; il ne fut
pas question de faire de la soupe à la brochette. Nous
naviguâmes bien des nuits et des jours ; le navire dansait
effroyablement. Enfin nous arrivâmes à destination, tout à
l'extrême nord. Je quittai le navire et m'élançai à
terre.
Je vis devant moi de grandes et épaisses forêts de sapins
et de bouleaux ; une forte odeur de résine s'en dégageait.
D'abord je crus que cela sentait le saucisson ; je me
précipitai vers le bois ; mais tout ce que j'y gagnai, ce
fut un rude éternuement.
En m'avançant, je trouvai de grands lacs. De loin, on
croyait que c'était une immense mare d'encre; mais, de
près, l'eau en était claire et limpide. Une troupe de
cygnes s'y tenait immobile. D'abord je pensai que c'était un
amas d'écume ; mais ils sortirent de l'eau, et je les
reconnus.
Moi, je me tins aux bêtes de mon espèce. Je me liai avec
des souris des champs et des bois ; mais elles ne savent pas
grand-chose, surtout en matière d'art culinaire. Lorsque je
leur parlai de la soupe à la brochette elles déclarèrent
que la chose était une pure impossibilité ; je vis bien
qu'elles ne connaissaient pas le secret que je poursuivais.
Mais elles m'apprirent pourquoi l'odeur était si forte dans
la forêt, pourquoi plantes et fleurs étaient si
aromatiques. Nous étions au mois de mai, en plein printemps.
Près de la lisière de la forêt, s'élevait une grande
perche, haute comme le mât d'un navire ; tout en haut, des
couronnes de fleurs, des rubans de couleur étaient attachés
: c'était l'arbre de mai. Les garçons de ferme et les
servantes dansaient autour, au son d'un violon qu'ils
accompagnaient en chantant à tue-tête. J'allai me blottir
à l'écart, dans une touffe de belle mousse bien douce ; la
lune donnait en plein sur ce tapis vert, couleur qui repose
les yeux quand on les a fatigués.
Tout à coup je vis surgir autour de moi toute une troupe de
charmantes petites créatures ; elles étaient conformées
comme des hommes, mais mieux proportionnées. C'étaient des
elfes : ils portaient de magnifiques habits, taillés dans
les feuilles des plus belles fleurs, garnis avec les ailes
des plus brillants scarabées ; c'était une délicieuse
variété de couleurs.
Ils avaient tous l'air de chercher quelque chose dans l'herbe
; quelques-uns s'approchèrent de moi.
- Voilà juste ce qu'il nous faut, dit un des plus gentils de
ces elfes, en montrant ma brochette, que je tenais dans ma
patte.
Et, plus il regardait mon bâton de voyage, plus il en
paraissait enchanté.
- Je veux bien le prêter, dis-je, mais il faudra me le
rendre.
- Rendre ! rendre ! s'écrièrent-ils en choeur.
Et ils saisirent la brochette, que je leur abandonnai.
Ils s'en allèrent en dansant vers un endroit où la mousse
n'était pas trop touffue. Là ils fichèrent en terre ma
brochette. Maintenant je compris ce qu'ils voulaient :
c'était d'avoir aussi leur arbre de mai. Ils se mirent à le
décorer ; jamais je ne vis pareille magnificence.
Des petites araignées vinrent couvrir le petit bâton de
fils d'or, et y suspendirent des bannières finement
tissées, qui volaient au vent ; au clair de la lune, la
blancheur en était si resplendissante, que j'en eus les yeux
éblouis. Puis ces industrieuses bestioles allèrent prendre
les couleurs les plus éclatantes aux ailes des papillons
endormis, et vinrent en barioler leurs charmants tissus.
Quelques pétales de fleurs, quelques gouttes de rosée qui
brillaient comme des diamants, furent placés çà et là
avec goût. Je ne reconnaissais plus ma brochette ; jamais il
n'y eut sur cette terre d'arbre de mai comparable à celui-
là.
On alla quérir les elfes pour qui on avait préparé toutes
ces merveilles, les seigneurs et les belles dames ; ceux que
j'avais d'abord vus n'étaient que des serviteurs. On
m'invita à m'approcher pour jouir de la fête, mais pas trop
près, car, en remuant, j'aurais pu écraser de mon poids
quelqu'un de la société.
Les danses commencèrent. Quelle délicieuse musique
j'entendis alors ! A travers tout le bois résonnaient des
chants d'oiseaux. C'était un son plein et harmonieux, et
fort comme celui d'un millier de cloches de verre. Le tout
était accompagné du doux susurrement des branches d'arbre ;
je distinguai aussi le tintement des clochettes bleues qui
étaient suspendues à ma brochette, qui, elle-même,
frappée avec une tige de fleur par un des elfes, rendait le
son le plus mélodieux. Jamais je n'aurais cru la chose
possible. Ce petit bâton devenait un instrument de musique :
tout dépend de la façon dont on s'y prend. J'étais
transportée, touchée jusqu'aux larmes ; quoique je ne sois
qu'une petite souris, j'ai la sensibilité vive, et je
pleurai de joie. Que la nuit me parut courte ! Mais en cette
saison, il n'y a pas à dire, le soleil se lève de bon
matin.
A l'aurore vint un coup de vent, qui emporta dans les airs
toute cette splendide décoration de l'arbre de mai ; encore
un instant, et tout cela disparut. Six elfes vinrent poliment
me rapporter ma brochette, me remerciant beaucoup, et ils
demandèrent si, en retour du service que je leur avais
rendu, je ne voulais pas exprimer un voeu ; que, s'il était
en leur pouvoir de l'accomplir, ils le feraient bien
volontiers.
Je saisis la balle au bond, et je les priai de me dire
comment se prépare la soupe à la brochette.
- Mais tu viens de le voir, répondit le chef de la bande. Tu
ne reconnaissais plus ton petit bâton ; tu as bien vu tout
le parti que nous en avons tiré.
- Mais je ne parle pas an figuré, répliquai-je. C'est d'une
véritable soupe qu'il s'agit.
Et je leur contai toute l'histoire.
- Vous voyez bien, ajoutai-je, que le roi des souris ni son
puissant empire ne sauraient tirer aucun profit de toutes les
belles choses dont vous avez orné ma brochette, même si je
pouvais les reproduire ; ce serait un charmant spectacle,
mais bon seulement pour le dessert, quand on n'a plus faim.
Alors le petit elfe plongea son petit doigt dans le calice
d'une violette et le promena ensuite sur la brochette :
- Fais attention, dit-il. Quand tu seras de retour auprès de
ton roi, touche son museau de ton bâton, sur lequel tu
verras éclore, même au plus froid de l'hiver, les plus
belles violettes. Comme cela je t'aurai au moins fait un
petit don en récompense de ta complaisance, et même j'y
ajouterai encore quelque chose.
A ces mots, la souricelle approcha la brochette de l'auguste
museau de son souverain et, en effet, le petit bâton se
trouva entouré du plus joli bouquet de violettes ; c'était
une odeur délicieuse ; mais elle n'était pas du goût de la
gent souricière, et le roi ordonna aux souris qui étaient
près du foyer de mettre leurs queues sur les restes du feu,
pour remplacer cette fade senteur, bonne, dit-il, pour les
hommes tout au plus, par une agréable odeur de roussi.
- Mais, dit alors le roi, le petit elfe n'avait-il pas promis
encore autre chose?
- Oui, répondit la souris, il a tenu parole. C'est encore
une jolie surprise du plus bel effet : « Les violettes,
dit-il, c'est pour la vue et l'odorat, je vais maintenant
t'accorder quelque chose pour l'ouïe. »
Et la souris retourna sa brochette. Les fleurs avaient
disparu ; il ne restait plus que le petit morceau de bois.
Elle se mit à le mouvoir comme un bâton de chef d'orchestre
et à battre la mesure. Dieu ! quelle drôle de musique on
entendit ! Ce n'étaient plus les sons divins qui avaient
retenti dans la forêt pour le bal des elfes ; c'étaient
tous les bruits imaginables qui peuvent se produire dans une
cuisine. Les souris étaient tout oreille.
On entendait le pétillement des sarments, le ronflement du
four, le bouillonnement de la soupe, le crépitement de la
graisse, le bruit continu d'une pièce de viande qui rôtit
et se rissole. Soudain on aurait dit qu'un coup de vent
venait d'activer le feu, de façon que pots et casseroles
débordèrent, et ce qui en tomba sur les charbons fit un
grand tintamarre. Puis plus rien, silence complet. Peu à peu
commença un léger bruit, comme un chant doux et plaintif ;
c'est la bouilloire qui s'échauffe : le son devient plus
fort, l'eau entre en ébullition. C'est de nouveau un
bacchanal produit par une douzaine de casseroles, les unes en
majeur, les autres en mineur. La petite souris brandit son
bâton avec une rapidité de plus en plus grande : les pots
écument, jettent de gros bouillons qui produisent un
gargouillement bruyant ; tout déborde, tout se sauve, c'est
comme un sifflement infernal. Puis un nouveau coup de vent
passe par la cheminée. Hou ! hah ! quel fracas ! La petite
souris, effrayée, laisse tomber son bâton. On n'entend plus
rien.
- En voilà une fameuse cuisson ! dit le roi. Allons, qu'on
serve la soupe !
- Mais c'est là tout, répondit la souris ; la soupe est
partie tout entière dans le feu.
- C'est une mauvaise plaisanterie, dit le roi. Allons, à la
suivante.
III
CE QUE RACONTA LA SECONDE SOURICELLE
Je suis née dans la bibliothèque du château, dit la seconde petite souris. Il y
a comme un sort sur notre famille : presque aucune de nous
n'a le bonheur de pénétrer jusqu'à la salle à manger ou
jusqu'à l'office, objet de tous nos désirs. C'est
aujourd'hui pour la première fois que j'entre dans cette
cuisine. Cependant, pendant mon voyage, j'ai fréquenté
plusieurs de ces lieux de délices.
Dans cette fameuse bibliothèque qui fut mon berceau, nous
eûmes souvent à souffrir de la faim ; mais nous y acquîmes
une belle instruction. La nouvelle du concours ouvert par
ordre du roi, pour la découverte de la recette de la soupe
à la brochette, arriva jusqu'à nous. Ma vieille grand-mère
se souvint qu'un jour elle avait entendu un des serviteurs de
la bibliothèque lire tout haut, dans un des livres, ce
passage : « Le poète est un magicien ; il peut faire de la
soupe rien qu'avec une brochette. » Ma grand-mère me
demanda si je me sentais poète ; je ne savais même pas ce
que cela pouvait être.
- Allons, me dit-elle, il te faut voyager, et tâcher
d'apprendre comment l'on devient poète.
- C'est au-dessus de mes moyens, répliquai-je.
Mais ma grand-mère, qui avait souvent écouté ce qu'on
lisait dans la bibliothèque, me dit que, d'après les plus
savantes autorités, il y avait trois ingrédients pour faire
un poète : de l'intelligence, de l'imagination et du
sentiment.
- Si tu te procures ces trois choses, dit- elle, tu seras
poète, et alors il te sera facile de préparer cette fameuse
soupe.
Je partis donc en voyage, à la quête de ces trois qualités
; je me dirigeai vers l'ouest. L'intelligence, m'étais-je
dit, est la principale des trois ; les deux autres sont bien
moins estimées dans ce monde : donc je m'attachai à
acquérir d'abord l'intelligence. Mais où la trouver?
« Regarde la fourmi, et tu apprendras la sagesse », a dit
un certain roi des Israélites, comme ma grand-mère l'avait
encore entendu lire. Donc je marchai sans m'arrêter,
jusqu'à ce que j'eusse rencontré la première grande
fourmilière. Là, je me mis aux aguets, pour saisir la
sagesse au gîte.
Les fourmis sont un petit peuple bien respectable ; elles ne
sont qu'intelligence d'outre en outre. Tout, chez elles, se
passe comme un problème de mathématique qui se résout bien
méthodiquement. Travailler, travailler sans cesse et pondre
des oeufs, c'est là, disent-elles, remplir ses devoirs
vis-à-vis du présent et de l'avenir, et elles ne font pas
autre chose. Elles se divisent en supérieures et en
inférieures ; le rang est marqué par un numéro d'ordre ;
la reine porte le numéro un. Son opinion est la seule vraie
; elle possède infuse la quintessence de la sagesse.
C'était de la plus haute importance pour moi ; il ne
s'agissait plus que de reconnaître la reine au milieu de ces
milliers de petites bêtes.
J'entendis rapporter plusieurs propos d'elle qui
témoignaient en effet d'une raison supérieure ; car ils
apparurent absurdes à ma pauvre cervelle. Elle prétendait
que sa fourmilière était ce qu'il y avait de plus élevé
dans ce monde. Cependant, tout à côté se trouvait un arbre
qui dépassait la fourmilière d'une centaine de pieds ; mais
on n'en parlait jamais et, comme les fourmis sont aveugles,
le dire de la reine passait pour la vérité même.
Un soir, une fourmi égarée se mit à grimper sur l'arbre
et, sans monter jusqu'à la cime, parvint cependant plus haut
qu'aucune de ses soeurs n'était jamais montée. Lorsqu'elle
fut de retour, elle parla de son ascension, et déclara que
l'arbre lui semblait bien plus élevé que la fourmilière ;
cela fut regardé comme une offense à l'honneur de la
communauté, et la pauvre fourmi se vit condamnée aux
travaux les plus pénibles, tels que charrier les insectes
morts, etc.
Mais quelque temps après, une autre fourmi se fourvoya
également sur l'arbre. Rentrée au bercail, elle parla de
son excursion avec prudence et amphibologie, laissant
cependant deviner, à qui voulait comprendre, que l'arbre
était plus haut que la fourmilière. Comme elle était très
considérée, qu'elle était une des dignitaires de la cour,
loin de la persécuter comme la première, on plaça sur sa
tombe, lorsqu'elle mourut, une coquille d'oeuf en guise de
monument, pour éterniser le souvenir de son courage et de sa
science.
Avec tout cela, je n'avais pu encore découvrir la reine, et
j'étais toujours en observation. Je remarquai que les
fourmis portaient de temps en temps leurs oeufs à l'air pour
les mettre au soleil. Un jour j'en vis une qui ne pouvait
plus ramasser son oeuf pour le rentrer. Deux autres
accoururent pour l'aider ; mais elles étaient elles-même
chargées chacune d'un oeuf ; en secourant leur compagne,
elles faillirent laisser tomber leur fardeau. Aussitôt elles
s'en furent, laissant la pauvrette dans l'embarras.
- Voilà qui est bien agi, c'est la sagesse même,
entendis-je une voix s'écrier ; chacun est son plus proche
prochain. Nous autres fourmis, nous ne nous y trompons jamais
; nous naissons toutes raisonnables. Cependant, parmi nous
toutes, c'est moi qui ai la plus haute raison.
A ces mots je vis, au milieu de la foule qui grouillait, une
fourmi se dresser orgueilleusement sur ses pattes de
derrière. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était la
reine. Je la happai d'un coup de langue et je l'avalai. Je
possédais donc la sagesse et l'intelligence. Ce n'était pas
assez. Je me mis à mon tour à grimper sur l'arbre qui
ombrageait la fourmilière : c'était un beau chêne, déjà
plus que séculaire ; il avait à sa cime une magnifique
couronne. Je savais par ma grand-mère que les arbres sont
habités par des êtres particuliers, des dryades, une nymphe
qui naît avec l'arbre et qui meurt avec lui. En effet, au
sommet, dans un creux de l'arbre, se trouvait une jeune fille
d'une beauté surhumaine, ce qui ne l'empêcha pas de pousser
un cri d'effroi en m'apercevant. Comme toutes les femmes,
elle avait peur des souris ; de plus, elle savait que
j'aurais pu ronger l'écorce de l'arbre auquel son existence
était attachée.
Je lui dis de bonnes paroles et la rassurai sur mes
intentions ; elle me prit dans la main et me caressa
doucement. Je lui contai pourquoi je m'étais hasardée à
courir le monde. Elle me promit que le soir même,
peut-être, je posséderais une des deux choses qui me
manquaient pour devenir poète.
- Le beau Phantasus, dit-elle, le dieu de l'imagination,
vient souvent se reposer sur ce chêne, dont il aime le tronc
noueux et puissant, les fortes racines, la majestueuse
couronne qui, en hiver, brave la tempête et les neiges, et
en été, forme ce magnifique dôme de verdure d'où l'on
domine le vaste paysage que tu vois devant toi. Les oiseaux,
qui y abondent, chantent leurs aventures dans les contrées
lointaines ; la cigogne dont le nid est accroché là-bas, à
la seule branche morte, nous raconte même les merveilles du
pays des Pyramides.
«Tout cela plaît à Phantasus ; il aime aussi à m'entendre
faire le récit de ma vie. Tout à l'heure il doit venir me
voir. Cache-toi en bas, sous cette touffe de muguet ; je
trouverai bien moyen, pendant qu'il sera perdu dans ses
rêveries, de lui arracher une petite plume de son aile ;
jamais poète n'en aura eu de pareille. »
Et, en effet, le brillant Phantasus arriva ; la bonne dryade
lui enleva une plume de ses ailes aux mille couleurs, et me
la donna. Je la mis dans l'eau pour la rendre moins coriace,
puis, avec assez de peine encore, je la rongeai. Je me
trouvai donc posséder intelligence et imagination ; restait
le sentiment.
Je retournai à la bibliothèque ; je savais qu'elle
contenait beaucoup de ces bons romans qui sont destinés à
délivrer les humains de leur trop plein de larmes, et qui
sont comme des éponges pour pomper les sentiments.
Je me souvenais qu'on les reconnaissait à l'air appétissant
du papier.
J'en attaquai un, puis un second ; je commençai à ressentir
dans tout mon être des tressaillements étranges. J'en
dévorai un troisième : j'étais poète ; il n'y avait plus
à en douter. J'avais des maux de tête, des maux de ventre,
des douleurs partout ; j'étais dans une agitation
continuelle.
Et, maintenant, comment faire la soupe à la brochette ? Mon
imagination me fournit force situations, histoires,
anecdotes, proverbes où se trouve une brochette, ou ce qui y
ressemble, un bâtonnet, un petit morceau de bois. Rien de
plus amusant et de plus récréatif ; c'est bien mieux qu'une
vraie soupe.
Ainsi, je vais commencer par narrer à Votre Majesté le
conte où, d'un coup d'une petite baguette, la bonne fée
transforma Cendrillon et tous les objets de la cuisine ;
demain ce sera une autre histoire, et ainsi de suite.
- Assez de toutes ces fadaises, ce sont viandes creuses !
s'écria le roi. A la suivante !
- Psch, psch ! entendit-on tout à coup. Une petite souris,
la quatrième de la bande, celle qu'on avait crue morte,
venait d'entrer dans la cuisine. Elle se précipita comme une
flèche au milieu de l'assemblée, renversant la brochette
couverte d'un crêpe, qui avait été placée là en son
souvenir.
IV
CE QUE DIT LA QUATRIEME SOURIS LORSQU'ELLE
PRIT LA PAROLE AVANT LA TROISIEME
Je me suis tout d'abord rendue dans la capitale d'un vaste pays, pensant que dans une
grande ville je trouverais plus facilement des renseignements
utiles. Comme je n'ai pas la mémoire des noms, j'ai oublié
celui de cette ville. J'avais fait le voyage dans la
charrette d'un contrebandier ; elle fut saisie et conduite au
palais de justice. Je me glissai en bas et me faufilai dans
la loge du portier.
Je l'entendis causer d'un homme qu'on venait d'amener en
prison pour quelques propos inconsidérés contre
l'autorité.
- Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, dit le portier.
C'est de l'eau claire comme la soupe à la brochette : mais
cela peut lui coûter la tête.
A ces mots je dressai les oreilles ; je me dis que j'étais
peut-être sur la bonne piste pour apprendre la recette. Du
reste, le pauvre prisonnier m'inspirait de l'intérêt, et je
me mis en quête de sa cellule. Je la trouvai et j'y
pénétrai par un trou.
Le prisonnier était pâle ; avait une longue barbe et de
grands yeux brillants. Le prisonnier gravait des vers et des
dessins ; il avait l'air de bien s'ennuyer, et je fus la
bienvenue auprès de lui. Il me jeta des miettes de pain, me
donna de douces paroles et sifflota pour me faire approcher ;
mes gentillesses le distrayaient ; je pris peu à peu
entière confiance en lui, et nous devînmes une paire
d'amis.
Il partageait son pain avec moi, et de son fromage il me
donnait mieux que la croûte ; nous avions aussi quelquefois
du saucisson : bref, je faisais bombance.
Mais ce n'était pas tout cela qui me faisait plaisir ;
j'étais fière et heureuse de l'attachement de cet excellent
homme. Il me caressait et me choyait ; il avait une vraie
affection pour moi, et je le lui rendais bien. J'en oubliai
le but de mon grand voyage ; je ne fis plus attention à ma
brochette qui, un beau jour, glissa dans la fente du
plancher, où elle est encore.
Je restai donc, me disant que, moi partie, le pauvre
prisonnier n'aurait plus personne avec qui partager son pain
et son fromage, ce qui paraissait lui faire tant de plaisir.
Ce fut lui qui s'en alla. La dernière fois que je le vis,
tout triste qu'il avait l'air, il me cajola avec tendresse et
me donna toute une tranche de pain et la plus grosse moitié
de son fromage. En sortant de sa cellule, il regarda en
arrière et m'envoya un baiser de la main. Il ne revint plus
; je n'ai jamais su ce qu'il est devenu. «Soupe à la
brochette », disait le concierge quand il était question de
lui. Ces mots me rappelèrent l'objet de mon voyage, et je
retournai dans la loge. Habituée aux bontés du prisonnier,
je ne me méfiais plus assez des hommes, je me montrais
imprudemment. Le concierge m'attrapa, me caressa aussi, mais
pour ensuite me fourrer dans une cage.
Quelle horrible prison ! On a beau courir, courir, on ne fait
que tourner sans avancer, et l'on rit de vous aux éclats.
Le vilain portier m'avait enfermée pour servir d'amusement
à sa petite fille. Un jour, me voyant toute désolée et
essoufflée après une galopade désespérée que j'avais
faite dans la roue de ma cage : « Pauvre petite créature
», dit-elle, et, tirant le verrou, elle me laissa sortir.
J'attendis que la nuit fût devenue bien sombre ; alors, par
les toits du palais de justice, je gagnai une vieille tour
qui y était attenante ; elle n'était habitée que par un
veilleur de nuit et un hibou. Le hibou valait mieux que sa
mine ; il était vieux, il avait beaucoup d'expérience et
d'entregent. Il croyait descendre du fameux hibou, oiseau
favori de Minerve, la déesse de la sagesse ; le fait est
qu'il connaissait l'envers et l'endroit des choses. Quand ses
petits émettaient quelque opinion inconsidérée : «Allons
donc ! disait-il ; ne faites donc pas de soupe à la
brochette.» Quand ils entendaient cela, les jeunes savaient
qu'ils avaient dit une sottise.
Le hibou me donna la bienvenue et me promit de me protéger
contre tous les animaux malfaisants; mais il me prévint que,
si l'hiver était dur, il me croquerait.
Comme je vous ai dit, c'était un animal très avisé, et
rien ne lui en imposait.
- Tenez, me dit-il une fois, le veilleur de nuit s'imagine
être un personnage parce que, quand il y a un incendie, il
réveille toute la ville avec les fanfares qu'il tire de son
cor ; mais il ne sait absolument rien faire au monde que de
sonner de la trompe. Tout cela, c'est de la soupe à la
brochette.
Je l'interrompis pour le prier de me donner la recette de ce
mets :
- Comment ! dit-il, vous ne savez pas que c'est une façon de
parler inventer par les hommes? Chacun la prend plus ou moins
dans son sens ; mais au fond ce n'est que l'équivalent de rien du tout.
- Bien ! m'écriai-je frappée de cette explication. Ce que
vous dites là anéantit toutes mes illusions sur cette
fameuse soupe ; mais après tout, c'est bien la vérité, et
la vérité est ce qu'il y a de plus précieux au monde.
Et je quittai la tour et je me hâtai de revenir parmi vous,
vous apportant non pas la soupe, mais quelque chose de bien
plus estimable, la vérité. Les souris, me disais-je,
passent avec raison pour une race éclairée ; et notre roi,
renommé pour son esprit, sera enchanté de posséder la
vérité, et il me fera reine.
- Ta vérité n'est que mensonge ! s'écria la troisième
souris qui n'avait pas eu son tour de parole. Je sais
préparer la soupe, vous allez le voir de vos yeux.
V
LA MERVEILLEUSE RECETTE
Moi, continua la troisième
souris, je ne suis pas allée chercher des renseignements à
l'étranger ; je suis restée dans notre pays, qui en vaut
bien un autre et où l'on trouve tout ce qu'on veut. J'ai
tout tiré de mon propre fonds, de mes longues réflexions.
Voici ce que j'ai trouvé :
Placez une marmite sur le feu ; bien. Versez-y de l'eau,
encore plus, tout plein jusqu'au bord. Voyons maintenant,
activez bien le feu. Du bois, du charbon : il faut que cela
cuise à gros bouillons. C'est cela ! Le moment est venu.
Jetez-y la brochette. Dans cinq minutes ce sera prêt. Il ne
manque plus qu'une chose.
Que notre gracieux souverain daigne remuer le liquide
bouillant avec son auguste queue, pendant deux minutes au
moins ; mais, pour que le régal soit parfait, il faut bien
tourner une minute de plus.
- Faut-il que ce soit justement ma queue ? demanda le roi.
- Oui, sire ! répondit la souris. Les queues de vos sujets
n'ont pas cette vertu unique dont est douée celle de Votre
Majesté !
L'eau continuait à bouillonner bruyamment. Le roi s'approcha
de la marmite avec l'air le plus digne et le plus courageux
qu'il put prendre, et étendit sa queue en rond, comme quand
les souris écrèment un pot à lait, pour ensuite lécher
leur queue. Mais à peine eut-il ressenti la chaleur et la
vapeur, qu'il sauta en bas du foyer et s'écria :
- Oui, c'est bien cela ! c'est la vraie recette. Tu seras la
reine. Quant à la soupe, nous la préparerons une autre
fois, quand nous célébrerons nos noces d'or. Alors, en
l'honneur de ce beau jour, nous en régalerons à gogo tous
nos pauvres pendant une semaine.
Et le mariage fut aussitôt célébré en grande pompe.
Lorsque tout fut mangé et bu, et que chacun s'en retourna
chez soi, plusieurs souris, entre autres les amies et
parentes des trois évincées, marmottaient entre elles :
- Ce n'est pas là du tout de la soupe à la brochette ;
c'est de la soupe à la queue de souris.
Quant aux récits qu'elles avaient entendus, elles trouvaient
telle aventure intéressante, telle autre insipide et mal
racontée. De même, lorsque l'histoire se répandit dans le
monde, les avis furent très partagés ; les uns la
déclaraient amusante, d'autres n'y voyaient que des
fadaises.
Enfin la voilà telle quelle : la critique, en général,
n'est que de la soupe à la brochette.
Il faut que je devienne
quelque chose, disait l'aîné de cinq frères ; je veux
être utile en ce monde. Si humble que soit mon métier, si
ce que je fais sert à mes semblables, je serai quelque
chose. Je veux me faire briquetier. On ne saurait se passer
de briques. Je pourrai dire que je suis bon à quelque chose.
- Oui, dit le puîné, mais l'ambition est trop basse.
Qu'est-ce que faire des briques ? Moi, je préfère être
maçon. Voilà, du moins, une véritable profession. On
devient maître et bourgeois de la ville ; on a sa bannière
et l'entrée à l'auberge de la corporation ; et, je finirai
par avoir des compagnons sous mes ordres, et ma femme sera
appelée madame la maîtresse.
- C'est n'être rien du tout, dit le troisième, que d'être
maçon. Tu auras beau devenir maître, tu ne sortiras pas du
peuple et du commun. Moi, je connais quelque chose de mieux :
je deviendrai architecte. Je vivrai par l'intelligence, par
la pensée : l'art sera mon domaine. Je serai au premier rang
dans le royaume de l'esprit. Il est vrai qu'il me faudra
commencer péniblement. Je serai d'abord apprenti menuisier ;
je porterai la casquette, et non le chapeau de soie noire ;
j'irai quérir de la bière et de l'eau-de-vie pour les
compagnons ; ces marauds se permettront de me tutoyer ; ce
sera blessant. Mais je m'imaginerai que ce n'est qu'une farce
de carnaval, le monde à l'envers ; et le lendemain,
c'est-à-dire quand je serai devenu compagnon, je suivrai mon
chemin, j'entrerai à l'Académie des beaux-arts,
j'apprendrai à dessiner, et me voilà architecte ! Quand on
m'écrira, on mettra sur l'adresse : Monsieur
un tel bien né, ou peut-être même très bien né. Il n'est pas impossible que
l'on ajoute quelque chose à mon nom. Et je construirai, je
construirai, aussi bien que les autres ont construit avant
moi ! Et je bâtirai ainsi ma fortune. C'est ce que j'appelle
être quelque chose.
- Ce que tu prends pour quelque chose, répartit le
quatrième frère, me paraît bien peu et presque rien. Moi,
je ne veux pas suivre le chemin battu par les autres ; je ne
veux pas être un copiste. Je serai un génie original et
créateur. J'inventerai un nouveau style d'architecture. Je
dresserai le plan des édifices selon le climat du pays, les
matériaux qu'on y trouve, l'esprit national, le degré de
civilisation. A tous les étages qu'on a coutume d'élever,
j'ajouterai un dernier étage auquel je donnerai mon nom et
qui éternisera ma renommée.
- Si ton climat et tes matériaux ne valent rien, tu ne feras
rien qui vaille, reprit le cinquième. Je vois bien, d'après
tout ce que je viens d'entendre, qu'aucun de vous ne sera
vraiment quelque chose, quoi que vous vous imaginiez. Pour
être quelque chose, il faut se mettre au-dessus de toutes
choses ; faites à votre guise, travaillez selon vos
aptitudes et vos goûts, moi je raisonnerai sur ce que vous
ferez, je le jugerai et le critiquerai. Il n'est rien en ce
monde qui n'offre un côté imparfait ou défectueux, je le
découvrirai, je le signalerai, et j'en parlerai comme il
faut.
C'est, en effet, ce qu'il fit et non sans succès. On disait
de lui: « Ce garçon est une forte tête, un homme entendu
et capable, et cependant il ne produit rien. » C'était
justement parce qu'il ne produisait rien qu'on le croyait
quelque chose.
L'aîné, qui confectionnait des briques, remarqua bientôt
que pour chaque brique il recevait une pièce de monnaie de
cuivre ; et, quand il y en avait une certaine quantité, cela
faisait un écu blanc. Or, quand on arrive avec un écu
n'importe où, chez le boulanger, le boucher, etc., la porte
s'ouvre toute seule, et vous n'avez qu'à demander ce que
vous désirez. Voilà ce que produisent les briques. Il en
est qui se fendent, qui se cassent, mais de celles-là même
on peut tirer parti.
Marguerite la pauvresse voulait se bâtir une maisonnette sur
la digue qui arrête les flots de la mer. Elle reçut du
briquetier les briques manquées et mal venues, auxquelles
quelques-unes belles et entières étaient mêlées ; car
l'aîné des cinq frères, quoiqu'il ne s'élevât jamais
plus haut que la fabrication des briques, avait bon coeur, et
il avait recommandé de n'y regarder pas de trop près. La
pauvresse construisit elle-même sa maisonnette, qui fut
basse et étroite. Cette hutte était du moins un abri, et
quelle vue on y avait ! On voyait la mer immense, dont les
vagues venaient se briser avec fracas contre la digue et
lancer leur écume salée par-dessus la maisonnette. Depuis
longtemps le brave homme qui en avait confectionné les
briques reposait dans le sein de la terre.
Le frère puîné savait certes mieux maçonner que la pauvre
Marguerite, car il avait appris comment il faut s'y prendre.
Lorsqu'il eut passé son examen pour devenir compagnon, il
boucla sa valise et entonna le chant de l'artisan :
« Pendant que je suis jeune, je veux voyager. Je vais
construire des maisons à l'étranger. Je suis jeune, plein
de force et de courage ; j'irai de ville en ville et verrai
du pays. Et quand je reviendrai, j'ai confiance en ma
fiancée, je la retrouverai fidèle. Hourrah ! le brave état
que celui d'artisan ! Maître, je le deviendrai bientôt. »
Il lui arriva, en effet, ce que dit la chanson. A son retour,
il fut reçu maître. Il construisit plusieurs maisons l'une
suivant l'autre, et elles formèrent une rue, qui n'était
pas une des moins belles de la ville. Ces maisons finirent
par lui en bâtir une à lui-même. Les bonnes gens du
quartier te diront : «Oui, vraiment, c'est la rue qui lui a
construit sa maison. »
Ce n'était pas une grande maison, sans doute. Elle était
dallée d'argile ; mais lorsqu'on y eut bien dansé à sa
noce, l'argile fut aussi polie et luisante qu'un parquet. Les
murs étaient revêtus de carreaux de faïence, dont chacun
portait une fleur ; et cela ornait mieux la chambre que la
plus riche draperie. C'était, en somme, une jolie maison et
un couple heureux. Au fronton flottait la bannière de la
corporation ; compagnons et apprentis, en passant devant,
criaient : « Hourrah pour notre bon maître !» Oui, il
était devenu quelque chose.
Le troisième frère, après avoir été apprenti menuisier,
après avoir porté la casquette et fait les commissions des
compagnons, était entré, comme il l'avait dit, à
l'Académie des beaux-arts, et avait obtenu le brevet
d'architecte. Dès ce moment, quand on lui écrivait, on
mettait sur l'adresse : « A Monsieur le très-bien et
très-hautement né, etc.» Si la rue que le maçon avait
bâtie lui avait rapporté une maison, cette rue reçut le
nom du troisième frère et la plus belle maison de cette rue
lui appartint. C'était être quelque chose, à coup sûr,
que d'avoir de beaux titres à placer devant et après son
nom. Sa femme était une dame de qualité, et ses enfants
étaient considérés comme des enfants de la haute classe.
Quand il mourut, son nom continua d'être inscrit au coin de
la rue, et d'être prononcé par tous. Oui, celui-ci avait
été quelque chose.
Le quatrième frère, l'homme de génie qui prétendait
créer un style nouveau et original et orner les édifices
d'un dernier étage qui devait l'immortaliser, n'atteignit
pas tout à fait son but. En faisant construire cet étage de
nouvelle forme, il tomba et se rompit le cou. Mais on lui fit
un magnifique enterrement avec musique et bannières ; les
rues où passa son cercueil furent jonchées de fleurs et de
joncs. On prononça sur sa tombe trois oraisons funèbres
l'une plus longue que l'autre, et la gazette s'encadra de
noir ce jour-là. Il eût apprécié hautement ces avantages,
s'il avait pu en être témoin, car il aimait par-dessus tout
qu'on parlât de lui. Il eut son monument funéraire, et
c'était toujours quelque chose.
Il était donc mort, et ses trois frères aînés étaient
aussi trépassés. Il ne survivait que le cinquième, le
grand raisonneur. En ceci, il était dans son rôle, car son
affaire à lui était d'avoir toujours le dernier mot. Il
s'était acquis, comme nous l'avons dit, la réputation d'un
homme entendu et capable, quoiqu'il n'eût fait que gloser
sur les ouvrages des autres. « C'est une bonne tête»,
disait-on communément. Celui-ci était-il devenu quelque
chose ?
Son heure sonna aussi, il mourut et arriva à la porte du
ciel. Là, on entre toujours deux à deux. Il avait à côté
de lui une autre âme qui demandait aussi à passer la porte.
C'était justement Marguerite, la pauvresse de la maison de la digue.
- C'est assurément un contraste frappant, dit le raisonneur,
que moi et cette âme misérable nous nous présentions ensemble.
- Qui êtes-vous, brave femme, qui voulez entrer au paradis ?
La bonne vieille pensait que c'était saint Pierre qui lui parlait.
- Je ne suis qu'une pauvresse, dit-elle, seule et sans
famille. C'est moi qu'on nommait la vieille Marguerite de la maison de la digue.
- Qu'avez-vous donc fait de bon et d'utile pendant votre vie sur la terre ?
- Je n'ai rien fait pour mériter qu'on m'ouvre cette porte.
Ce sera une bien grande grâce, si l'on me permet de me
glisser inaperçue dans le paradis.
- Comment avez-vous donc quitté l'autre monde ? reprit-il
pour causer et se distraire un peu, car il s'ennuyait
beaucoup qu'on le fit ainsi attendre.
- Comment je suis sortie de l'autre monde, je n'en sais trop
rien. Pendant mes dernières années, j'ai été malade et
bien misérable, allez. Tout à coup, je me suis traînée
hors de mon lit, et j'ai été saisie par un froid glacial.
C'est ce qui m'aura fait mourir. Votre Grandeur se rappelle
sans doute combien l'hiver a été rigoureux ; heureusement
que je n'ai plus à en souffrir ! Pendant quelques jours il
n'y eut pas de vent, mais le froid continuait de plus belle.
Aussi loin qu'on pouvait voir, la mer était couverte d'une
couche de glace.
«Tous les gens de la ville allèrent se promener sur ce
miroir uni. Les uns couraient en traîneau ; les autres
dansaient sous la tente ; d'autres se régalaient dans les
buvettes qui s'y étaient installées. De ma pauvre
chambrette où j'étais clouée, j'entendais les sons de la
musique et les cris de joie.
"Cela dura ainsi jusqu'au soir. La lune s'était levée,
elle était belle ; pourtant elle n'avait point tout son
éclat. De mon lit je regardais par-dessus la mer immense.
Tout à coup, là où elle touchait le ciel, surgit un nuage
blanc, d'un aspect singulier. Je le considérai avec
attention, et j'y aperçus un point noir qui grandit de plus
en plus. Je sus alors ce que cela annonçait. Je suis vieille
et j'ai de l'expérience. Bien qu'on voie rarement ce signe
de malheur, je le connaissais et le frisson me prit. Deux
fois déjà dans ma vie je l'avais vu ; je savais que ce
nuage amènerait une tempête épouvantable et une haute
marée qui engloutirait tous ces pauvres gens ne pensant
qu'à se divertir, chantant et buvant, et pleins
d'allégresse. Jeunes et vieux, toute la ville était là sur
la glace. Qui les avertirait ? Quelqu'un remarquerait-il
comme moi l'affreux nuage, et comprendrait-il ce qu'il
présageait ? Je me demandai cela avec angoisse, et je me
sentis plus de vie et de force que je n'en avais eu depuis
bien longtemps. Je parvins à sortir de mon lit et à gagner
la fenêtre. Je ne pus me traîner plus loin.
« Je réussis cependant à ouvrir la fenêtre. Je vis tout
ce monde courir et sauter sur la glace. Que de beaux drapeaux
il y avait là, qui voltigeaient au souffle du vent ! Les
jeunes garçons criaient hourrah ! Servantes et domestiques
dansaient en rond et chantaient. Ils s'amusaient de tout
coeur. Mais le nuage blanc avec le point noir ... Je criai
tant que je pus ; personne ne m'entendit, j'étais trop loin
d'eux. Bientôt la tourmente allait éclater ; la glace,
soulevée par la mer, se briserait, et tous, tous seraient
perdus. Personne ne pourrait les secourir !
« Je criai encore de toutes mes forces. Ma voix ne fut pas
plus entendue que la première fois. Impossible d'aller à
eux. Comment donc les ramener à terre?
« Le bon Dieu m'inspira alors l'idée de mettre le feu à
mon lit, et d'incendier ma maison plutôt que de laisser
périr misérablement tous ces pauvres gens. J'exécutai
aussitôt ce dessein. Les flammes rouges commençèrent à
s'élever. C'était comme un phare que je leur allumai. Je
franchis la porte, mais je restai là par terre. Mes forces
étaient épuisées. Le feu sortait par le toit, par les
fenêtres, par la porte : des langues de flammes venaient
jusqu'à moi comme pour me lécher.
« La population qui était sur la glace aperçut la clarté
; tous accoururent pour sauver une pauvre créature qui,
pensaient-ils, allait être brûlée vivante. Il n'y en eut
pas un qui ne se précipitât vers la digue. Puis la marée
monta, souleva la glace et la brisa en mille morceaux. Mais
il n'y avait plus personne, tout le monde était accouru vers
la digue. Je les avais tous sauvés.
« La frayeur, l'effort que je dus faire, le froid glacial
qui me saisit, achevèrent ma triste existence, et c'est
ainsi que me voilà arrivée à la porte du ciel. »
La porte du paradis s'ouvrit, et un ange y introduisit la
pauvre vieille. Elle laissa tomber un brin de paille, un de
ceux qui étaient dans son lit lorsqu'elle y mit le feu.
Cette paille se changea en or pur, grandit en un moment,
poussa des branches, des feuilles et des fleurs, et fut comme
un arbre d'or splendide.
- Tu vois, dit l'ange au raisonneur, ce que la pauvresse a
apporté. Et toi, qu'apportes-tu ? Rien, je le sais, tu n'as
rien produit en toute ta vie. Tu n'as pas même façonné une
brique. Si encore tu pouvais retourner sur terre pour en
confectionner une seule, elle serait sûrement mal faite ;
mais ce serait du moins une preuve de bonne volonté, et la
bonne volonté, c'est quelque chose.
Alors la vieille petite mère de la maison de la digue :
- Je le reconnais, dit-elle, c'est son frère qui m'a donné
les briques et les débris de briques avec lesquels j'ai
bâti ma maisonnette. Quel bienfait ce fut pour moi, la
pauvresse ! Est-ce que tous ces morceaux de briques ne
pourraient pas tenir lieu de la brique qu'il aurait à
fournir ? Ce serait un acte de grâce.
- Tu le vois, reprit l'ange, le plus humble de tes frères,
celui que tu estimais moins encore que les autres, et dont
l'honnête métier te paraissait si méprisable, c'est lui
qui pourra te faire entrer au paradis. Toutefois tu
n'entreras pas avant que tu aies quelque chose à faire
valoir pour suppléer à ta réelle indigence.
« Tout ce qu'il dit là, pensa en lui-même le raisonneur,
aurait pu être exprimé avec plus d'éloquence. » Mais il
garda sa remarque pour lui seul.