Le Bonhomme de Neige
Quel beau froid il fait
aujourd'hui ! dit le Bonhomme de neige. Tout mon corps en
craque de plaisir. Et ce vent cinglant, comme il vous fouette
agréablement ! Puis, de l'autre côté, ce globe de feu qui
me regarde tout béat !
Il voulait parler du soleil qui disparaissait à ce moment.
- Oh ! il a beau faire, il ne m'éblouira pas ! Je ne
lâcherai pas encore mes deux escarboucles.
Il avait, en effet, au lieu d'yeux, deux gros morceaux de
charbon de terre brillant et sa bouche était faite d'un
vieux râteau, de telle façon qu'on voyait toutes ses dents.
Le bonhomme de neige était né au milieu des cris de joie
des enfants.
Le soleil se coucha, la pleine lune monta dans le ciel ;
ronde, et grosse, claire et belle, elle brillait au noir
firmament.
- Ah ! le voici qui réapparaît de l'autre côté, dit le
Bonhomme de neige.
Il pensait que c'était le soleil qui se montrait de nouveau.
- Maintenant, je lui ai fait atténuer son éclat. Il peut
rester suspendu là-haut et paraître brillant ; du moins, je
peux me voir moi-même. Si seulement je savais ce qu'il faut
faire pour bouger de place! J'aurais tant de plaisir à me
remuer un peu ! Si je le pouvais, j'irais tout de suite me
promener sur la glace et faire des glissades, comme j'ai vu
faire aux enfants. Mais je ne peux pas courir.
- Ouah ! ouah ! aboya le chien de garde.
Il ne pouvait plus aboyer juste et était toujours enroué,
depuis qu'il n'était plus chien de salon et n'avait plus sa
place sous le poêle.
- Le soleil t'apprendra bientôt à courir. Je l'ai bien vu
pour ton prédécesseur, pendant le dernier hiver. Ouah !
ouah !
- Je ne te comprends pas, dit le Bonhomme de neige. C'est
cette boule, là-haut (il voulait dire la lune), qui
m'apprendra à courir ? C'est moi plutôt qui l'ai fait filer
en la regardant fixement, et maintenant elle ne nous revient
que timidement par un autre côté.
- Tu ne sais rien de rien, dit le chien ; il est vrai aussi
que l'on t'a construit depuis peu. Ce que tu vois là, c'est
la lune ; et celui qui a disparu, c'est le soleil. Il
reviendra demain et, tu peux m'en croire, il saura
t'apprendre à courir dans le fossé. Nous allons avoir un
changement de temps. Je sens cela à ma patte gauche de
derrière. J'y ai des élancements et des picotements très
forts.
- Je ne le comprends pas du tout, se dit à lui-même le
Bonhomme de neige, mais j'ai le pressentiment qu'il m'annonce
quelque chose de désagréable. Et puis, cette boule qui m'a
regardé si fixement avant de disparaître, et qu'il appelle
le soleil, je sens bien qu'elle aussi n'est pas mon amie.
- Ouah ! ouah ! aboya le chien en tournant trois fois sur
lui-même.
Le temps changea en effet. Vers le matin, un brouillard
épais et humide se répandit sur tout le pays, et, un peu
avant le lever du soleil, un vent glacé se leva, qui fit
redoubler la gelée. Quel magnifique coup d'oeil, quand le
soleil parut ! Arbres et bosquets étaient couverts de givre
et toute la contrée ressemblait à une forêt de blanc
corail. C'était comme si tous les rameaux étaient couverts
de blanches fleurs brillantes.
Les ramifications les plus fines, et que l'on ne peut
remarquer en été, apparaissaient maintenant très
distinctement. On eût dit que chaque branche jetait un
éclat particulier, c'était d'un effet éblouissant. Les
bouleaux s'inclinaient mollement au souffle du vent ; il y
avait en eux de la vie comme les arbres en ont en plein
été. Quand le soleil vint à briller au milieu de cette
splendeur incomparable, il sembla que des éclairs partaient
de toutes parts, et que le vaste manteau de neige qui
couvrait la terre ruisselait de diamants étincelants.
- Quel spectacle magnifique ! s'écria une jeune fille qui se
promenait dans le jardin avec un jeune homme. Ils
s'arrêtèrent près du Bonhomme de neige et regardèrent les
arbres qui étincelaient. Même en été, on ne voit rien de
plus beau !
- Surtout on ne peut pas rencontrer un pareil gaillard !
répondit le jeune homme en désignant le Bonhomme de neige.
Il est parfait !
- Qui était-ce ? demanda le Bonhomme de neige au chien de
garde. Toi qui es depuis si longtemps dans la cour, tu dois
certainement les connaître ?
- Naturellement ! dit le chien. Elle m'a si souvent caressé,
et lui m'a donné tant d'os à ronger. Pas de danger que je
les morde !
- Mais qui sont-ils donc ?
- Des fiancés, répondit le chien. Ils veulent vivre tous
les deux dans la même niche et y ronger des os ensemble. Oua
h! ouah !
- Est-ce que ce sont des gens comme toi et moi ?
- Ah ! mais non ! dit le chien. Ils appartiennent à la
famille des maîtres ! Je connais tout ici dans cette cour !
Oui, il y a un temps où je n'étais pas dans la cour, au
froid et à l'attache pendant que souffle le vent glacé.
Ouah ! ouah !
- Moi, j'adore le froid ! dit le Bonhomme de neige. Je t'en
prie, raconte. Mais tu pourrais bien faire moins de bruit
avec ta chaîne. Cela m'écorche les oreilles.
- Ouah ! ouah ! aboya le chien. J'ai été jeune chien,
gentil et mignon, comme on me le disait alors. J'avais ma
place sur un fauteuil de velours dans le château, parfois
même sur le giron des maîtres. On m'embrassait sur le
museau, et on m'époussetait les pattes avec un mouchoir
brodé. On m'appelait « Chéri ». Mais je devins grand, et
l'on me donna à la femme de ménage. J'allai demeurer dans
le cellier ; tiens ! d'où tu es, tu peux en voir
l'intérieur. Dans cette chambre, je devins le maître ; oui,
je fus le maître chez la femme de ménage. C'était moins
luxueux que dans les appartements du dessus, mais ce n'en
était que plus agréable. Les enfants ne venaient pas
constamment me tirailler et me tarabuster comme là-haut.
Puis j'avais un coussin spécial, et je me chauffais à un
bon poêle, la plus belle invention de notre siècle, tu peux
m'en croire. Je me glissais dessous et l'on ne me voyait
plus. Tiens ! j'en rêve encore.
- Est-ce donc quelque chose de si beau qu'un poêle ? reprit
le Bonhomme de neige après un instant de réflexion.
- Non, non, tout au contraire ! C'est tout noir, avec un long
cou et un cercle en cuivre. Il mange du bois au point que le
feu lui en sort par la bouche. Il faut se mettre au-dessus ou
au-dessous, ou à côté, et alors, rien de plus agréable.
Du reste, regarde par la fenêtre, tu l'apercevras.
Le Bonhomme de neige regarda et aperçut en effet un objet
noir, reluisant, avec un cercle en cuivre, et par-dessous
lequel le feu brillait. Cette vue fit sur lui une impression
étrange, qu'il n'avait encore jamais éprouvée, mais que
tous les hommes connaissent bien.
- Pourquoi es-tu parti de chez elle ? demanda le Bonhomme de
neige.
Il disait : elle, car, pour lui, un être si aimable devait
être du sexe féminin.
- Comment as-tu pu quitter ce lieu de délices ?
- Il le fallait bon gré mal gré, dit le chien. On me jeta
dehors et on me mit à l'attache, parce qu'un jour je mordis
à la jambe le plus jeune des fils de la maison qui venait de
me prendre un os. Les maîtres furent très irrités, et l'on
m'envoya ici à l'attache. Tu vois, avec le temps, j'y ai
perdu ma voix. J'aboie très mal.
Le chien se tut. Mais le Bonhomme de neige n'écoutait déjà
plus ce qu'il lui disait. Il continuait à regarder chez la
femme de ménage, où le poêle était posé.
- Tout mon être en craque d'envie, disait-il. Si je pouvais
entrer ! Souhait bien innocent, tout de même ! Entrer,
entrer, c'est mon voeu le plus cher ; il faut que je m'appuie
contre le poêle, dussé-je passer par la fenêtre !
- Tu n'entreras pas, dit le chien, et si tu entrais, c'en
serait fait de toi.
- C'en est déjà fait de moi, dit le Bonhomme de neige ;
l'envie me détruit.
Toute la journée il regarda par la fenêtre. Du poêle
sortait une flamme douce et caressante ; un poêle seul,
quand il a quelque chose à brûler, peut produire une telle
lueur ; car le soleil ou la lune, ce ne serait pas la même
lumière. Chaque fois qu'on ouvrait la porte, la flamme
s'échappait par-dessous. La blanche poitrine du Bonhomme de
neige en recevait des reflets rouges.
- Je n'y puis plus tenir ! C'est si bon lorsque la langue lui
sort de la bouche !
La nuit fut longue, mais elle ne parut pas telle au Bonhomme
de neige. Il était plongé dans les idées les plus riantes.
Au matin, la fenêtre du cellier était couverte de givre,
formant les plus jolies arabesques qu'un Bonhomme de neige
pût souhaiter ; seulement, elles cachaient le poêle. La
neige craquait plus que jamais ; un beau froid sec, un vrai
plaisir pour un Bonhomme de neige.
Un coq chantait en regardant le froid soleil d'hiver. Au loin
dans la campagne, on entendait résonner la terre gelée sous
les pas des chevaux s'en allant au labour, pendant que le
conducteur faisait gaiement claquer son fouet en chantant
quelque ronde campagnarde que répétait après lui l'écho
de la colline voisine.
Et pourtant le Bonhomme de neige n'était pas gai. Il aurait
dû l'être, mais il ne l'était pas.
Aussi, quand tout concourt à réaliser nos souhaits, nous
cherchons dans l'impossible et l'inattendu ce qui pourrait
arriver pour troubler notre repos ; il semble que le bonheur
n'est pas dans ce que l'on a la satisfaction de posséder,
mais tout au contraire dans l'imprévu d'où peut souvent
sortir notre malheur.
C'est pour cela que le Bonhomme de neige ne pouvait se
défendre d'un ardent désir de voir le poêle, lui l'homme
du froid auquel la chaleur pouvait être si désastreuse. Et
ses deux gros yeux de charbon de terre restaient fixés
immuablement sur le poêle qui continue à brûler sans se
douter de l'attention attendrie dont il était l'objet.
- Mauvaise maladie pour un Bonhomme de neige ! pensait le
chien. Ouah ! ouah ! Nous allons encore avoir un changement
de temp !
Et cela arriva en effet : ce fut un dégel. Et plus le dégel
grandissait, plus le Bonhomme de neige diminuait. Il ne
disait rien ; il ne se plaignait pas ; c'était mauvais
signe. Un matin, il tomba en morceaux, et il ne resta de lui
qu'une espèce de manche à balai. Les enfants l'avaient
planté en terre, et avaient construit autour leur Bonhomme
de neige.
- Je comprends maintenant son envie, dit le chien. C'est ce
qu'il avait dans le corps qui le tourmentait ainsi ! Ouah
ouah !
Bientôt après, l'hiver disparut à son tour.
- Ouah ! ouah ! aboyait le chien ; et une petite fille
chantait dans la cour :
Ohé ! voici l'hiver
parti
Et voici Février fini !
Chantons : Coucou !
Chantons ! Cui... uitte !
Et toi, bon soleil, viens vite !
Personne ne pensait plus au Bonhomme de neige.
Il était une fois un
honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et loyaux
services pendant de longues, longues années, et on
s'apprêtait à le remplacer. C'était le dernier soir qu'il
était sur son poteau et éclairait la rue ; il se sentit un
peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la
dernière fois et sait que dès le lendemain il sera mis au
rancart. Le réverbère redoutait terriblement ce lendemain.
Il savait qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six
sages de la ville l'examineraient pour décider s'il était
encore bon pour le service ou pas. C'est là qu'on
déciderait s'il devait éclairer un pont ou une usine à la
campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement
dans une fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il
pouvait devenir vraiment n'importe quoi d'autre.
Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien
de nuit et à sa femme. Il les considérait comme sa propre
famille. Il était devenu réverbère en même temps que
l'homme était devenu veilleur de nuit. La femme, à
l'époque, avait un comportement altier et ne s'occupait du
réverbère que le soir, quand elle passait par là, mais
jamais dans la journée. Au cours des dernières années,
depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa
femme et le réverbère, la femme du veilleur s'en occupait
elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de l'huile.
C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.
Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir
et demain il irait à la mairie. Ces deux sombres pensées le
hantaient et vous vous imaginez sans doute comment il
brûlait. Mais d'autres idées encore lui passaient par la
tête. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler à
haute voix, car c'était un réverbère bien élevé qui ne
voulait blesser personne. Mais que de souvenirs ! Par
moments, sa flamme montait brusquement, comme si le
réverbère avait soudainement senti : Oui, il y a quelqu'un
qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garçon autrefois
... Oh, oui, bien des années ont passé depuis ! Il était
venu vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin
et à bordure dorée, et si joliment écrite ; c'était une
écriture de femme. Il lut la lettre deux fois puis
l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda et ses yeux
disaient : « Je suis le plus heureux des hommes ! » Oui,
lui et moi, nous étions les seuls à savoir ce que la
première lettre de sa bien-aimée contenait ... Je me
rappelle aussi d'une autre paire d'yeux ; c'est curieux comme
mes pensées sautent d'un sujet à l'autre. Un magnifique
cortège funèbre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait,
sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme.
Que de fleurs, de couronnes et de torches brûlantes ! J'en
fus presque soufflé. Sur le trottoir il y avait plein de
gens qui suivaient lentement le cortège. Lorsque les torches
furent hors de vue, je regardai autour de moi, un homme se
tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la
tristesse de ces yeux qui me regardaient ! »
Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui
éclairait la rue ce soir pour la dernière fois. Le
factionnaire que l'on relève connaît la personne qui va le
remplacer et peut même échanger quelques paroles avec elle.
Le réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et
pourtant, il était à même de donner à son remplaçant
quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par
exemple ou sur la lune qui éclaire le trottoir ou encore sur
la direction du vent.
Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la
rigole, croyant que c'était le réverbère lui-même qui
attribuait l'emploi. Le premier était une tête de hareng.
Comme elle luisait dans l'obscurité elle pensait que si
c'était elle qui montait sur le poteau, cela ferait
économiser de l'huile. Le deuxième était un morceau de
bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien
mieux que n'importe quelle morue salée, comme il le fit
entendre. D'autre part, il était le dernier morceau d'un
arbre qui avait été autrefois la gloire de la forêt. Le
troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait
pas d'où il était venu, mais il était là, et même si
bien là, qu'il luisait. Mais la tête de hareng et le bois
pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en temps et
que dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le
vieux réverbère dit qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour
être réverbère. Evidemment, ils ne voulurent pas
l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le réverbère
lui-même ne pouvait attribuer sa fonction à personne, ils
se réjouirent et dirent qu'ils en étaient très heureux
puisque de toute façon le réverbère était vraiment bien
trop sénile et donc incapable de choisir son remplaçant.
A ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au
travers de la mitre du vieux réverbère et lui dit :
- Comment, j'apprends que tu vas partir demain ? Je te vois
donc ici ce soir pour la dernière fois ? Il faut absolument
que je te fasse un cadeau ! Je vais souffler de l'air en toi
et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras vu et
entendu ; tu auras la tête si claire que tu entendras tout
ce que l'on dira ou lira.
- C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci
beaucoup. Pourvu seulement que je ne sois pas fondu !
- Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te
rafraîchirai maintenant la mémoire, et si on t'offre
plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une vieillesse
plutôt gaie.
- Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère.
Est-ce que dans ce cas là aussi, je me rappellerai tout ?
- Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.
La lune apparut à cet instant.
- Et vous, que donnez-vous ? demanda le vent.
- Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le
déclin. Les réverbères n'ont jamais lui pour moi, c'est
toujours moi qui ai lui pour eux.
La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas
être ennuyée. Une goutte d'eau tomba alors directement sur
la mitre du réverbère. On aurait pu penser qu'elle venait
du toit, mais la goutte expliqua qu'elle était un cadeau
envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être meilleur
que tous les autres.
- Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit,
quand tu le souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de
devenir poussière.
Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais
cadeau et le vent fut du même avis :
- N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de
toutes ses forces.
A cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une
longue et fine traînée.
- Qu'est-ce que c'était ? s'écria la tête de hareng.
N'était-ce pas une étoile ? Je pense qu'elle est entrée
directement dans le réverbère ! Si cet emploi est convoité
par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour
moi.
Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux
réverbère brilla soudain avec une force étonnante :
- Quel beau cadeau ! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué
par ces étoiles étincelantes qui m'avaient toujours
tellement ravi et qui brillent avec tant d'éclat. Moi-même
je n'ai jamais réussi à briller si fort malgré tous mes
efforts, et j'aurais pourtant tant voulu ! Elles m'ont
envoyé une des leurs avec un cadeau, et désormais tout ce
que je me rappellerai et tout ce que moi-même verrai
nettement, pourra être vu également par tous ceux que
j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car si je n'ai
personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complète.
- C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais
tu n'as pas l'air de savoir que pour cela il te faudrait une
bougie de cire. Si aucune bougie n'est allumée en toi,
personne n'y verra rien. Et cela, les petites étoiles n'y
ont pas songé. Elles pensent sans doute que tout ce qui
brille a au moins une bougie à l'intérieur. Mais je suis
fatigué, déclara le vent. Je vais me coucher.
Le jour suivant ... bah ! le jour suivant ne nous intéresse
pas. Le soir suivant donc, le réverbère était sur un
fauteuil et où ? ... Chez le vieux veilleur de nuit. Il
avait réussi à garder le réverbère en récompense de ses
longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'étaient
moqué de lui, mais ils le lui avaient donné, puisqu'il le
désirait tant. A présent, le réverbère était couché sur
le fauteuil près du poêle chaud. Il prenait presque tout le
fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait grandir. Les vieux
époux étaient à table en train de dîner et, émus,
jetaient de temps en temps un regard sur le vieux réverbère
; ils auraient voulu qu'il vienne s'installer à table avec
eux. Ils habitaient, il est vrai, en sous-sol, à deux aunes
sous terre et pour accéder au logement il fallait passer par
une entrée pavée ; mais il y faisait bien bon car la porte
était calfeutrée avec des bouts de tissu. Tout y était
propre et rangé, le lit était couvert d'un baldaquin, de
petits rideaux décoraient les fenêtres et, derrière eux,
il y avait deux pots de fleurs étranges. Christian, le
marin, les avait apportés des Indes orientales ou
occidentales, ils ne savaient plus exactement. C'étaient
deux éléphants en terre, et on mettait la terre dans leurs
dos ouverts. Dans l'un d'eux poussait une très belle
ciboulette - il servait de potager aux petits vieux - dans
l'autre fleurissait un grand géranium -c'était leur jardin.
Au mur était accrochée une image coloriée, c'était « le
Congrès de Vienne », de sorte qu'ils avaient dans leur
chambre toute la cour royale et impériale ! Une pendule à
lourds poids de plomb faisait « tic-tac ». Elle était
toujours en avance, mais après tout cela valait mieux que si
elle retardait, disaient les vieux. Le réverbère avait
l'impression que le monde entier était à l'envers. Mais
lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit à
raconter tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, par la pluie
et la rouille, dans les nuits d'été courtes et claires ou
dans les tempêtes de neige et comme il faisait bon de
rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout se remit en
place pour le vieux réverbère. Il eut l'impression de
sentir à nouveau le vent ; oui, comme si le vent l'avait
rallumé.
Les petits vieux étaient si travailleurs, si assidus, qu'ils
ne passaient pas une seule petite heure à somnoler. Le
dimanche après-midi, ils sortaient un livre, un récit de
voyage de préférence, et le veilleur de nuit lisait à
haute voix les pages sur les forêts vierges et les
éléphants sauvages qui courent à travers l'Afrique, et la
vieille femme écoutait avec beaucoup d'attention, jetant des
coups d'oeil sur leurs éléphants en terre qui servaient de
pots de fleurs.
- C'est presque comme si j'y étais, disait-elle.
Et le réverbère souhaitait ardemment qu'il y eût une
bougie de cire à portée de main et que quelqu'un songe à
l'allumer et à la placer en lui, afin que la vieille femme
puisse voir exactement tout comme le réverbère le voyait,
les grands arbres aux branches enlacées les unes aux autres,
les hommes à cheval, noirs et nus, et des troupeaux entiers
d'éléphants écrasant les joncs et les broussailles.
- A quoi bon tous mes talents sans la moindre petite bougie
de cire, soupirait le réverbère. Ils n'ont ici que de
l'huile et une chandelle, cela ne suffit pas !
Un jour pourtant, un petit tas de restes de bougies apparut
dans le petit appartement du sous-sol. Les plus grands bouts
servaient à éclairer, les petits étaient utilisés par la
vieille femme pour cirer son fil à coudre. La bougie de cire
existait donc bel et bien, mais personne n'eut l'idée d'en
mettre ne serait-ce qu'un petit bout dans le réverbère.
- Et voilà ! Je suis ici avec mes talents rares, se lamenta
doucement le réverbère, j'ai tant de choses en moi et je ne
peux pas les partager avec eux. Je peux transformer leurs
murs blancs en superbes tentures, en forêts profondes, en
tout ce qu'ils pourraient souhaiter... Et ils l'ignorent !
Le réverbère, propre et bien astiqué, était dans un coin
où il se faisait toujours remarquer. Les gens disaient, il
est vrai, que ce n'était qu'une vieillerie à mettre au
rancart, mais les vieux aimaient leur réverbère et
laissaient les gens parler.
Un jour, le jour d'anniversaire du vieil homme, la vieille
femme s'approcha du réverbère, sourit doucement et dit :
- Aujourd'hui je l'allumerai.
Le réverbère grinça de son couvercle car il se dit :
Enfin, la lumière leur vient !
Mais la veille femme ne lui donna pas de bougie, elle y versa
de l'huile. Le réverbère brilla toute la soirée, mais il
savait maintenant que le cadeau des étoiles, le plus
magnifique de tous les cadeaux ne serait pour lui, dans cette
vie-là, qu'un trésor perdu. Et soudain il rêva que les
petits vieux étaient morts et qu'on l'amenait dans une
fonderie pour y être fondu. Bien qu'il eût la faculté de
s'effondrer en rouille et en poussière quand il le voudrait,
il ne le fit pas. Il arriva dans la fonderie et fut
transformé en bougeoir en fer, le plus beau de tous les
bougeoirs pour bougies de cire. Il avait la forme d'un ange
portant un bouquet dans ses mains, et on plaçait la bougie
de cire au milieu du bouquet. Il avait sa place sur un bureau
vert, dans une chambre bien agréable. Il y avait de nombreux
livres et de beaux tableaux sur les murs. C'était la chambre
d'un poète, et tout ce qu'il imaginait et écrivait
apparaissait tout autour. La chambre se transformait en
forêt sombre et profonde ou en pré ensoleillé traversé
gravement par une cigogne ou en pont d'un navire sur une mer
agitée.
- Que j'ai de talents ! s'étonna le vieux réverbère en se
réveillant. J'aurais presque envie d'être fondu ! Mais non,
cela ne doit pas arriver tant que les petits vieux sont de ce
monde. Ils m'aiment tel que je suis. C'est comme si j'étais
leur enfant, ils m'ont astiqué, m'ont donné de l'huile et
j'ai ici une place aussi honorable que le Congrès de Vienne,
et il n'y a pas plus noble que lui.
Et depuis ce temps, il était plus serein. Le vieux
réverbère l'avait bien mérité.
La petite fille aux allumettes
Il faisait effroyablement froid ; il neigeait depuis le
matin; il faisait déjà sombre; le soir approchait, le
soir du dernier jour de l'année. Au milieu des rafales,
par ce froid glacial, une pauvre petite fille marchait
dans la rue: elle n'avait rien sur la tête, elle était
pieds nus. Lorsqu'elle était sortie de chez elle le
matin, elle avait eu de vieilles pantoufles beaucoup trop
grandes pour elle. Aussi les perdit-elle lorsqu'elle eut
à se sauver devant une file de voitures; les voitures
passées, elle chercha après ses chaussures; un méchant
gamin s'enfuyait emportant en riant l'une des pantoufles;
l'autre avait été entièrement écrasée.
Voilà la malheureuse enfant n'ayant plus rien pour
abriter ses pauvres petits petons. Dans son vieux
tablier, elle portait des allumettes: elle en tenait à
la main un paquet. Mais, ce jour, la veille du nouvel an,
tout le monde était affairé; par cet affreux temps,
personne ne s'arrêtait pour considérer l'air suppliant
de la petite qui faisait pitié. La journée finissait,
et elle n'avait pas encore vendu un seul paquet
d'allumettes. Tremblante de froid et de faim, elle se
traînait de rue en rue.
Des flocons de neige couvraient sa longue chevelure
blonde. De toutes les fenêtres brillaient des lumières:
de presque toutes les maisons sortait une délicieuse
odeur, celle de l'oie, qu'on rôtissait pour le festin du
soir: c'était la Saint-Sylvestre. Cela, oui, cela lui
faisait arrêter ses pas errants.
Enfin, après avoir une dernière fois offert en vain son
paquet d'allumettes, l'enfant aperçoit une encoignure
entre deux maisons, dont l'une dépassait un peu l'autre.
Harassée, elle s'y assied et s'y blottit, tirant à elle
ses petits pieds: mais elle grelotte et frissonne encore
plus qu'avant et cependant elle n'ose rentrer chez elle.
Elle n'y rapporterait pas la plus petite monnaie, et son
père la battrait.
L'enfant avait ses petites menottes toutes transies. «Si
je prenais une allumette, se dit-elle, une seule pour
réchauffer mes doigts? » C'est ce qu'elle fit. Quelle
flamme merveilleuse c'était! Il sembla tout à coup à
la petite fille qu'elle se trouvait devant un grand
poêle en fonte, décoré d'ornements en cuivre. La
petite allait étendre ses pieds pour les réchauffer,
lorsque la petite flamme s'éteignit brusquement: le
poêle disparut, et l'enfant restait là, tenant en main
un petit morceau de bois à moitié brûlé.
Elle frotta une seconde allumette: la lueur se projetait
sur la muraille qui devint transparente. Derrière, la
table était mise: elle était couverte d'une belle nappe
blanche, sur laquelle brillait une superbe vaisselle de
porcelaine. Au milieu, s'étalait une magnifique oie
rôtie, entourée de compote de pommes: et voilà que la
bête se met en mouvement et, avec un couteau et une
fourchette fixés dans sa poitrine, vient se présenter
devant la pauvre petite. Et puis plus rien: la flamme
s'éteint.
L'enfant prend une troisième allumette, et elle se voit
transportée près d'un arbre de Noël, splendide. Sur
ses branches vertes, brillaient mille bougies de
couleurs: de tous côtés, pendait une foule de
merveilles. La petite étendit la main pour saisir la
moins belle: l'allumette s'éteint. L'arbre semble monter
vers le ciel et ses bougies deviennent des étoiles: il y
en a une qui se détache et qui redescend vers la terre,
laissant une trainée de feu.
«Voilà quelqu'un qui va mourir » se dit la petite. Sa
vieille grand-mère, le seul être qui l'avait aimée et
chérie, et qui était morte il n'y avait pas longtemps,
lui avait dit que lorsqu'on voit une étoile qui file,
d'un autre côté une âme monte vers le paradis. Elle
frotta encore une allumette: une grande clarté se
répandit et, devant l'enfant, se tenait la vieille
grand-mère.
- Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère,
emmène-moi. Oh! tu vas me quitter quand l'allumette sera
éteinte: tu t'évanouiras comme le poêle si chaud, le
superbe rôti d'oie, le splendide arbre de Noël. Reste,
je te prie, ou emporte-moi.
Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une
autre, et enfin tout le paquet, pour voir la bonne
grand-mère le plus longtemps possible. La grand-mère
prit la petite dans ses bras et elle la porta bien haut,
en un lieu où il n'y avait plus ni de froid, ni de faim,
ni de chagrin: c'était devant le trône de Dieu.
Le lendemain matin, cependant, les passants trouvèrent
dans l'encoignure le corps de la petite ; ses joues
étaient rouges, elle semblait sourire ; elle était
morte de froid, pendant la nuit qui avait apporté à
tant d'autres des joies et des plaisirs. Elle tenait dans
sa petite main, toute raidie, les restes brûlés d'un
paquet d'allumettes.
- Quelle sottise ! dit un sans-coeur. Comment a-t-elle pu
croire que cela la réchaufferait ? D'autres versèrent
des larmes sur l'enfant; c'est qu'ils ne savaient pas
toutes les belles choses qu'elle avait vues pendant la
nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elle
avait bien souffert, elle goûtait maintenant dans les
bras de sa grand-mère la plus douce félicité.