Cinq dans une Cosse de Pois
Il y avait cinq petits pois
dans une cosse, ils étaient verts, la cosse était verte,
ils croyaient que le monde entier était vert et c'était
bien vrai pour eux !
La cosse poussait, les pois grandissaient, se conformant à
la taille de leur appartement, ils se tenaient droit dans le
rang ...
Le soleil brillait et chauffait la cosse, la pluie
l'éclaircissant, il y faisait tiède et agréable, clair le
jour, sombre la nuit comme il sied, les pois devenaient
toujours plus grands et plus réfléchis, assis là en rang,
il fallait bien qu'ils s'occupent.
- Me faudra-t-il toujours rester fixé ici ? disaient-ils
tous, pourvu que ce ne soit pas trop long, que je ne durcisse
pas. N'y a-t-il pas au-dehors quelque chose, j'en ai comme un
pressentiment.
Les semaines passèrent, les pois jaunirent, les cosses
jaunirent.
- Le monde entier jaunit, disaient-ils. Et ça, ils pouvaient
le dire.
Soudain, il y eut une secousse sur la cosse, quelqu'un
l'arrachait et la mettait dans une poche de veste avec
plusieurs autres cosses pleines.
- On va ouvrir bientôt, pensaient-ils, et ils attendaient
...
- Je voudrais bien savoir lequel de nous arrivera le plus
loin, dit le plus petit pois. Nous serons bientôt fixés.
- A la grâce de Dieu ! dit le plus gros.
Crac ! voilà la cosse déchirée et tous les cinq roulèrent
dehors au gai soleil dans la main d'un petit garçon qui les
déclara bons pour son fusil de sureau, et il en mit un tout
de suite dans son fusil ... et tira.
- Me voilà parti dans le vaste monde cria le pois. M'attrape
qui pourra ... Et le voilà parti.
- Moi, dit le second, je vole jusqu'au soleil. Voilà un pois
qui me convient ... et le voilà parti.
- Je m'endors où je tombe, dirent les deux suivants, mais je
roulerai sûrement encore. Ils roulèrent d'abord sur le
parquet avant d'être placés dans le fusil.
- C'est nous qui irons le plus loin.
- Arrive que pourra, dit le dernier lorsqu'il fut tiré dans
l'espace.
Il partit jusqu'à la vieille planche au-dessous de la
fenêtre de la mansarde, juste dans une fente où il y avait
de la mousse et de la terre molle, la mousse se referma sur
lui et il resta là caché ... mais Notre-Seigneur ne
l'oubliait pas.
- Arrive que pourra, répétait-il.
Dans la mansarde habitait une pauvre femme qui le jour
sortait pour nettoyer des poêles et même pour scier du bois
à brûler et faire de gros ouvrages, car elle était forte
et travailleuse, mais cela ne l'enrichissait guère. Dans la
chambre sa fillette restait couchée, toute mince et
maigriotte, elle gardait le lit depuis un an et semblait ne
pouvoir ni vivre, ni mourir.
- Elle va rejoindre sa petite soeur, disait la femme. J'avais
deux filles et bien du mal à pourvoir à leurs besoins alors
le Bon Dieu a partagé avec moi, il en a pris une auprès de
lui et maintenant je voudrais bien conserver l'autre, mais il
ne veut peut-être pas qu'elles restent séparées, alors
celle-ci va sans doute monter auprès de sa soeur.
Cependant la petite fille malade restait là, couchée,
patiente et silencieuse tandis que sa mère était dehors
pour gagner un peu d'argent.
Un matin de bonne heure, au printemps, au moment où la mère
allait partir à son travail, le soleil brillait gaiement à
la petite fenêtre et sur le parquet, la petite fille malade
regardait la vitre d'en bas.
- Qu'est-ce donc que cette verdure qui pointe vers le carreau
? ça remue. La mère alla vers la fenêtre et l'entrouvrit.
- Tiens, dit-elle, c'est un petit pois qui a poussé là avec
ses feuilles vertes. Comment est-il arrivé dans cette fente
? Te voilà avec un petit jardin à regarder.
Le lit de la malade fut traîné plus près de la fenêtre
pour qu'elle puisse voir le petit pois qui germait et la
mère partit à son travail.
- Maman, je crois que je vais guérir, dit la petite fille le
soir à sa mère. Le petit pois vient si bien, et moi je vais
sans doute me porter bien aussi, me lever et sortir.
- Je le voudrais bien, dit la mère, mais elle ne le croyait
pas.
Cependant, elle mit un petit tuteur près du germe qui avait
donné de joyeuses pensées à son enfant afin qu'il ne soit
pas brisé par le vent et elle attacha une ficelle à la
planche d'un côté et en haut du chambranle de la fenêtre
de l'autre, pour que la tige eût un support pour s'appuyer
et s'enrouler à mesure qu'elle pousserait. Et c'est ce
qu'elle fit, on la voyait s'allonger tous les jours.
- Non, voilà qu'elle fleurit ! s'écria la femme un matin.
Et elle-même se prit à espérer et même à croire que sa
petite fille malade allait guérir. Il lui vint à l'esprit
que dans les derniers temps la petite lui avait parlé avec
plus d'animation, que ces derniers matins elle s'était
assise dans son lit et avait regardé, les yeux rayonnants de
plaisir, son petit potager d'un seul pois. La semaine
suivante, elle put lever la malade pour la première fois.
Elle était assise au soleil, la fenêtre ouverte, et là,
dehors, une fleur de pois rose était éclose. La petite
fille pencha sa tête en avant et posa un baiser tout
doucement sur les fins pétales. Ce jour-là, fut un jour de
fête.
- C'est le Bon Dieu qui a lui-même planté ce pois et l'a
fait pousser afin de te donner de l'espoir et de la joie, mon
enfant bénie. Et à moi aussi, dit la mère tout heureuse.
Elle sourit à la fleur comme à un ange de Dieu.
Mais les autres pois ? direz-vous, oui, ceux qui se sont
envolés dans le vaste monde.
«Attrape-moi si tu peux » est tombé dans la gouttière et
de là dans le jabot d'un pigeon, comme Jonas dans la
baleine. Les deux paresseux arrivèrent aussi loin puisqu'ils
furent aussi mangés par un pigeon, ils se rendirent donc
bien utiles. Mais le quatrième qui voulait monter jusqu'au
soleil, il tomba dans le ruisseau et il resta là des jours
et des semaines dans l'eau rance où il gonfla.
- Je deviens gros délicieusement, disait-il. J'en éclaterai
et je crois qu'aucun pois ne peut aller, ou n'ira jamais plus
loin. Je suis le plus remarquable des cinq de la cosse.
Le ruisseau lui donna raison. Là-haut, à la fenêtre sous
le toit, la petite fille les yeux brillants, la rose de la
santé aux joues, joignait les mains au-dessus de la fleur de
pois et remerciait Dieu.
- Moi, je tiens pour mon pois, disait cependant le ruisseau.
Le pauvre Johannès était très
triste, son père était très malade et rien ne pouvait le
sauver.
Ils étaient seuls tous les deux dans la petite chambre, la
lampe, sur la table, allait s'éteindre, il était tard dans la
soirée.
- Tu as été un bon fils ! dit le malade, Notre-Seigneur
t'aidera surement à faire ta vie.
Il le regarda de ses yeux graves et doux, respira profondément
et mourut : on aurait dit qu'il dormait. Mais Johannès pleurait,
il n'avait plus personne au monde maintenant, ni père, ni mère,
ni soeur, ni frère. Pauvre Johannès ! Agenouillé près du lit,
il baisait la main de son père, pleurait encore amèrement mais
à la fin ses yeux se fermèrent et il s'endormit la tête contre
le dur bois du lit.
Alors il fit un rêve étrange, il voyait le soleil et la lune
s'incliner devant lui et il voyait son père, frais et plein de
santé, il l'entendait rire comme il avait toujours ri quand il
était de très bonne humeur. Une ravissante jeune fille portant
une couronne sur ses beaux cheveux longs lui tendait la main et
son père lui disait :
- Tu vois, Johannès, voici ta fiancée, elle est la plus
charmante du monde.
Il s'éveilla et toutes ces beautés avaient disparu, son père
gisait mort et glacé dans le lit, personne n'était auprès
d'eux, pauvre Johannès !
La semaine suivante le père fut enterré. Johannès suivait le
cercueil, il ne pourrait plus jamais voir ce bon père qui
l'aimait tant, il entendait les pelletées de terre tomber sur la
bière dont il n'apercevait plus qu'un dernier coin, à la
pelletée suivante elle avait entièrement disparu, il lui sembla
que son coeur allait se briser tant il avait de chagrin. Autour
de lui on chantait un cantique si beau que les yeux de Johannès
se mouillèrent encore de larmes. Il pleura et cela lui fit du
bien. Le soleil brillait sur les arbres verdoyants comme s'il
voulait lui dire :
- Ne sois pas si triste, Johannès, vois comme le ciel bleu est
beau, c'est là-haut qu'est ton père et il prie le Bon Dieu que
tout aille toujours bien pour toi.
« Je serai toujours bon ! pensa Johannès, afin de monter au
ciel auprès de mon père, quelle joie ce sera de nous revoir.
Johannès se représentait cette félicité si nettement qu'il en
souriait.
Dans les marronniers les oiseaux gazouillaient. Quiqui ! Quiqui !
Ils étaient gais quoique ayant assisté à l'enterrement parce
qu'ils savaient bien que le mort était maintenant là-haut dans
le ciel, qu'il avait des ailes bien plus belles et plus grandes
que les leurs et qu'il était un bienheureux pour avoir toujours
vécu dans le bien - et les petits oiseaux s'en réjouissaient.
Johannès les vit quitter les arbres à tire-d'aile et s'en aller
dans le vaste monde, il eut une grande envie de s'envoler avec
eux. Mais auparavant il tailla une grande croix de bois pour la
placer sur la tombe et quand vers le soir il l'y apporta, la
tombe avait été sablée et plantée de fleurs par des
étrangers qui avaient voulu marquer ainsi leur attachement à
son cher père qui n'était plus.
De bonne heure le lendemain Johannès fit son petit baluchon,
cacha dans sa ceinture tout son héritage - une cinquantaine de
riksdalers et quelques skillings d'argent - avec cela il voulait
parcourir le monde. Mais il se rendit d'abord au cimetière et
devant la tombe de son père récita son Pater et dit :
- Au revoir, mon père bien-aimé ! Je te promets d'être
toujours un homme de devoir, ainsi tu peux prier le Bon Dieu que
tout aille bien pour moi.
Dans la campagne où marchait Johannès, les fleurs dressaient
leurs têtes fraîches et gracieuses que la brise caressait.
Elles semblaient dire au jeune homme : - Sois le bienvenu dans la
verdure de la campagne. N'est-ce pas joli, ici ?
Sur la route, Johannès se retourna pour voir encore une fois la
vieille église où, petit enfant, il avait été baptisé, où
chaque dimanche avec son père il avait chanté des psaumes et
alors, tout en haut dans les ajours du clocher, il aperçut le
petit génie de l'église coiffé de son bonnet rouge pointu. Il
s'abritait les yeux du soleil avec son bras replié. Johannès
lui fit un signe d'adieu et le petit génie agita son bonnet
rouge, mit la main sur son coeur et lui envoya de ses doigts
mille baisers.
Johannès, tout en marchant, songeait à ce qu'il allait voir
dans le monde vaste et magnifique. Il ne connaissait pas les
villes qu'il traversait, ni les gens qu'il rencontrait, il était
vraiment parmi des étrangers.
La première nuit, il dut se coucher pour dormir dans une meule
de foin mais il trouva cela charmant, le roi lui-même n'aurait
pu être mieux logé. Le champ avec le ruisseau et la meule de
foin sous le bleu du ciel, n'était-ce pas là une très jolie
chambre à coucher ? Le gazon vert constellé de petites fleurs
rouges et blanches en était le tapis, et comme cuvette il avait
toute l'eau fraîche et cristalline du ruisseau où les roseaux
ondulants lui disaient bonjour et bonsoir. La lune était une
grande veilleuse suspendue dans l'air bleu et qui ne mettait pas
le feu aux rideaux. Johannès pouvait dormir bien tranquille et
c'est ce qu'il fit : il ne s'éveilla qu'au lever du soleil,
lorsque les petits oiseaux tout autour se mirent à chanter : «
Bonjour, bonjour, comment, tu n'es pas encore levé!»
Les cloches appelaient à l'église, c'était dimanche, les gens
allaient entendre le prêtre et Johannès y alla avec eux chanter
un cantique et entendre la parole de Dieu. Il se crut dans sa
propre église où il avait été baptisé et avait chanté avec
son père. Au cimetière il y avait tant de tombes ! sur
certaines poussaient de mauvaises herbes déjà hautes, il pensa
à celle de son père qui viendrait à leur ressembler maintenant
qu'il n'était plus là pour la sarcler et la garnir de fleurs.
Alors il se baissa, arracha les mauvaises herbes, releva les
croix de bois renversées, remit en place les couronnes que le
vent avait fait tomber, il pensait que quelqu'un ferait cela pour
la tombe de son père.
Devant le cimetière se tenait un vieux mendiant appuyé sur sa
béquille, il lui donna ses petites pièces d'argent, puis
repartit heureux et content.
Vers le soir, le temps devint mauvais, Johannès se hâtait pour
se mettre à l'abri mais bientôt il fit nuit noire. Enfin il
parvint à une petite église tout à fait isolée sur une
hauteur. Heureusement la porte était entrebâillée.
«Je vais m'asseoir dans un coin, pensa-t-il, je suis fatigué et
j'ai bien besoin de me reposer un peu. » Il s'assit, joignit les
mains pour faire sa prière et bientôt s'endormit et fit un
rêve tandis que l'orage grondait au-dehors, que les éclairs
luisaient.
A son réveil, au milieu de la nuit, l'orage était passé et la
lune brillait à travers les fenêtres. Au milieu de l'église il
y avait à terre une bière ouverte où était couché un mort
qui n'était pas encore enterré. Johannès n'avait pas peur
ayant bonne conscience, il savait bien que les morts ne font
aucun mal, ce sont les vivants, s'ils sont méchants, qui font le
mal. Et justement deux mauvais garçons bien vivants se tenaient
près du mort qui attendait là dans l'église d'être enseveli,
ces deux-là lui voulaient du mal, ils voulaient le jeter hors de
l'église.
- Pourquoi faire cela ? dit Johannès, c'est bas et méchant,
laissez-le dormir en paix au nom du Christ.
- Tu parles ! répondirent les deux autres. Il nous a roulés, il
nous devait de l'argent, il n'a pas pu payer et, par-dessus le
marché, il est mort et nous n'aurons pas un sou. On va se
venger, il attendra comme un chien à la porte de l'église.
- Je n'ai que cinquante riksdalers, dit Johannès, c'est tout mon
héritage, mais je vous les donnerai volontiers si vous me
promettez sur l'honneur de laisser ce pauvre mort en paix. Je me
débrouillerai bien sans cet argent, je suis sain et vigoureux,
le Bon Dieu me viendra en aide.
- Bien, dirent les deux voyous, si tu veux payer sa dette nous ne
lui ferons rien, tu peux y compter.
Ils empochèrent l'argent de Johannès, riant à grands éclats
de sa bonté naïve et s'en furent. Johannès replaça le corps
dans la bière, lui joignit les mains, dit adieu et s'engagea
satisfait dans la grande forêt.
Tout autour de lui, là où la lune brillait à travers les
arbres, il voyait de ravissants petits elfes jouer gaiement.
Certains d'entre eux n'étaient pas plus grands qu'un doigt,
leurs longs cheveux blonds relevés par des peignes d'or, ils se
balançaient deux par deux sur les grosses gouttes d'eau que
portaient les feuilles et l'herbe haute. Ce qu'ils s'amusaient !
ils chantaient et Johannès reconnaissait tous les jolis airs
qu'il avait chantés enfant. De grandes araignées bigarrées,
une couronne d'argent sur la tête, tissaient d'un buisson à
l'autre des ponts suspendus et des palais qui, sous la fine
rosée, semblaient faits de cristal scintillant dans le clair de
lune. Le jeu dura jusqu'au lever du jour. Alors, les petits elfes
se glissèrent dans les fleurs en boutons et le vent emporta les
ponts et les bateaux qui volèrent en l'air comme de grandes
toiles d'araignées.
Johannès était sorti du bois quand une forte voix d'homme cria
derrière lui :
- Holà! camarade, où ton voyage te mène-t-il ?
- Dans le monde ! répondit Johannès. Je n'ai ni père ni mère.
Je suis un pauvre gars, mais le Seigneur me viendra en aide.
- Moi aussi je veux voir le monde ! dit l'étranger, faisons
route ensemble.
- Ça va ! dit Johannès. Et les voilà partis.
Très vite ils se prirent en amitié car ils étaient de braves
garçons tous les deux. Mais Johannès s'aperçut que l'étranger
était bien plus malin que lui-même, il avait presque fait le
tour du monde et savait parler de tout.
Le soleil était déjà haut lorsqu'ils s'assirent sous un grand
arbre pour déjeuner. A ce moment, vint à passer une vieille
femme. Oh ! qu'elle était vieille ! Elle marchait toute
courbée, s'appuyait sur sa canne et portait sur le dos un fagot
ramassé dans le bois. Dans son tablier relevé Johannès
aperçut trois grandes verges faites de fougères et de petites
branches de saule qui en dépassaient. Lorsqu'elle fut tout près
d'eux, le pied lui manqua, elle tomba et poussa un grand cri.
Elle s'était cassé la jambe, la pauvre vieille.
Johannès voulait tout de suite la porter chez elle, aidé de son
compagnon, mais celui-ci ouvrant son sac à dos, en sortit un pot
et déclara qu'il avait là un onguent qui guérirait sa jambe en
moins de rien. Mais en échange il demandait qu'elle leur fasse
cadeau des trois verges qu'elle avait dans son tablier.
- C'est cher payé ! dit la vieille en hochant la tête d'un air
bizarre.
Elle ne tenait pas du tout à se séparer des trois verges mais
il n'était pas non plus agréable d'être là par terre, la
jambe brisée. Elle lui donna donc les trois verges et dès qu'il
lui eut frotté la jambe avec l'onguent, la vieille se mit debout
et marcha, elle était même bien plus leste qu'avant.
- Que veux-tu faire de ces verges ? demanda Johannès à son
compagnon.
- Ça fera trois jolies plantes en pots, répondit-il ; elles me
plaisent.
Ils marchèrent encore un bon bout de chemin.
- Comme le temps se couvre, dit Johannès en montrant du doigt
les épais nuages. C'est inquiétant.
- Mais non, dit le compagnon de voyage, ce ne sont pas des nuages
mais d'admirables montagnes très hautes, où l'on arrive très
au-dessus des nuages, dans l'air le plus pur et le plus frais. Un
paysage de toute beauté, tu peux m'en croire ! Demain nous y
atteindrons sans doute.
Ce n'était pas aussi près qu'il y paraissait, ils marchèrent
une journée entière avant d'arriver aux montagnes où les
sombres forêts poussaient droit dans l'azur et où il y avait
des rocs grands comme un village entier. Ce serait une rude
excursion que d'arriver là-haut ; aussi Johannès et son
compagnon entrèrent-ils dans une auberge pour s'y bien reposer
et rassembler des forces.
En bas, dans la grande salle où l'on buvait, il y avait beaucoup
de monde, un homme y donnait un spectacle de marionnettes. Il
venait d'installer son petit théâtre et le public s'était
assis tout autour pour voir la comédie ; au premier rang un gros
vieux boucher avait pris place - la meilleure du reste -, son
énorme bouledogue - oh ! qu'il avait l'air féroce - assis à
côté de lui ouvrait de grands yeux comme tous les autres
spectateurs. La comédie commença. C'était une histoire tout à
fait bien avec un roi et une reine assis sur un trône de
velours. De jolies poupées de bois aux yeux de verre et portant
la barbe se tenaient près des portes qu'elles ouvraient de temps
en temps afin d'aérer la salle.
C'était vraiment une jolie comédie, mais à l'instant où la
reine se levait et commençait à marcher, le chien fit un bond
jusqu'au milieu de la scène, happa la reine par sa fine taille.
On entendit : cric ! crac ! C'était affreux !
Le pauvre directeur de théâtre fut tout effrayé et désolé
pour sa reine, la plus ravissante de ses marionnettes, à
laquelle le vilain bouledogue avait coupé la tête d'un coup de
dents. Mais ensuite, tandis que le public s'écoulait, le
compagnon de voyage de Johannès déclara qu'il pourrait réparer
et, sortant son pot, il la graissa avec l'onguent qui avait
guéri la pauvre vieille femme à la jambe cassée. Aussitôt
graissée, la poupée fut en bon état, bien plus, elle pouvait
remuer elle-même ses membres délicats - on n'avait nul besoin
de tenir sa ficelle -, elle était semblable à une personne
vivante, à la parole près. Le propriétaire du théâtre était
enchanté, il n'avait plus besoin de manoeuvrer cette poupée,
elle dansait parfaitement toute seule ce dont les autres étaient
bien incapables.
La nuit venue, tout le monde étant couché dans l'auberge,
quelqu'un se mit à pousser des soupirs si profonds et pendant si
longtemps que tout le monde se releva pour voir qui pouvait bien
se plaindre ainsi. L'homme qui avait donné la comédie alla vers
son petit théâtre d'où provenaient les soupirs. Toutes les
marionnettes - le roi, les gardes -, gisaient là, pêle-mêle,
et c'étaient elles qui soupiraient si lamentablement, dardant
leurs gros yeux de verre, elles désiraient si fort être un peu
graissées comme la reine afin de pouvoir remuer toutes seules.
La reine émue tomba sur ses petits genoux et élevant sa
ravissante couronne d'or, supplia :
- Prenez-la, au besoin, mais graissez mon mari et les gens de ma
cour !
A cette prière, le pauvre propriétaire du théâtre et de la
troupe de marionnettes ne put retenir ses larmes tant il avait de
la peine, il promit au compagnon de route de lui donner toute la
recette du lendemain soir s'il voulait seulement graisser quatre
ou cinq de ses plus belles poupées. Le compagnon cependant
affirma ne rien demander si ce n'est le grand sabre que l'autre
portait à son côté et dès qu'il l'eut obtenu, il graissa six
poupées, lesquelles se mirent aussitôt à danser et cela avec
tant de grâce que toutes les jeunes filles, les vivantes, qui
les regardaient, se mirent à danser aussi. Le cocher dansait
avec la cuisinière, le valet avec la femme de chambre, et la
pelle à feu avec la pincette, mais ces deux dernières
s'écroulèrent dès le premier saut. Quelle joyeuse nuit !
Le lendemain Johannès partit avec son camarade. Quittant toute
la compagnie, ils grimpèrent sur les montagnes et traversèrent
les grandes forêts de sapins. Ils montèrent si haut qu'à la
fin les clochers d'églises au-dessous d'eux semblaient de
petites baies rouges perdues dans la verdure et la vue
s'étendait loin.
Johannès n'avait encore jamais vu d'un coup une si grande et si
belle étendue de merveilles de ce monde, le soleil brillait et
réchauffait dans la fraîcheur de l'air bleu, le son des cors de
chasse à travers les monts était si beau que des larmes
d'heureuse émotion montaient à ses yeux et qu'il ne pouvait que
répéter :
- Notre-Seigneur miséricordieux, je voudrais t'embrasser. Toi si
bon pour nous tous qui nous fais don de tout ce bonheur et de ces
délices !
Le camarade, debout, joignait aussi les mains, admirant les
forêts et les villes.
A cet instant, ils entendirent une musique exquise et étrange
et, levant les yeux, ils virent un grand cygne blanc planant dans
l'air. Il était si beau et chantait comme ils n'avaient encore
jamais entendu chanter un oiseau mais il s'affaiblissait de plus
en plus, il pencha sa tête et vint tomber mort à leurs pieds.
- Deux ailes magnifiques, dit le compagnon de route, si blanches
et si grandes, cela vaut de l'argent, je vais les emporter.
Il trancha d'un coup les deux ailes du cygne mort, il voulait les
conserver. Leur voyage les mena encore des lieues et des lieues
par-dessus les montagnes, enfin ils virent devant eux une grande
ville aux cent tours qui étincelaient comme de l'argent sous les
rayons du soleil. Au centre de la ville s'élevait un magnifique
palais de marbre, à la toiture d'or rouge. Là vivait le roi.
Johannès et son camarade s'arrêtèrent hors des portes à une
auberge pour faire un brin de toilette et avoir bonne apparence
en arrivant dans les rues. L'hôtelier leur raconta que le roi
était un brave homme mais que sa fille était une très
méchante princesse. Belle, elle l'était certainement, mais à
quoi bon puisqu'elle était si mauvaise, une véritable sorcière
responsable de la mort de tant de beaux princes.
Elle avait donné permission à tout le monde de prétendre à sa
main. Chacun pouvait venir, prince ou gueux, qu'importe ! Mais il
leur fallait répondre à trois questions qu'elle posait. Celui
qui donnerait la bonne réponse deviendrait son époux et il
régnerait sur le pays après la mort de son père, mais celui
qui ne répondrait pas était pendu ou avait la tête tranchée.
Son père, le roi, en était profondément affligé, mais il ne
pouvait lui défendre d'être si mauvaise car il avait dit une
fois pour toutes qu'il n'aurait jamais rien à faire avec ses
prétendants et qu'elle pouvait, à ce sujet, agir à sa guise.
Chaque fois que venait un prince qui briguait la main de la
princesse, il ne réussissait jamais et il était pendu ou avait
la tête tranchée quoiqu'on l'eût averti à temps et qu'il eût
pu renoncer à sa demande. Le vieux roi était si malheureux de
toute cette désolation qu'il restait, tous les ans, une journée
entière à genoux avec tous ses soldats, à prier pour que la
princesse devint bonne, mais elle ne changeait en rien. Les
vieilles femmes qui buvaient de l'eau-de-vie la coloraient en
noir avant de boire pour marquer ainsi leur deuil ... elles ne
pouvaient faire davantage.
- Quelle vilaine princesse ! dit Johannès, elle mériterait
d'être fouettée, cela lui ferait du bien. Si j'étais le vieux
roi elle en verrait de belles.
A cet instant, on entendit le peuple crier : « Hourra ! » La
princesse passait et elle était si parfaitement belle que tous
oubliaient sa méchanceté et l'acclamaient. Douze ravissantes
demoiselles vêtues de robes de soie blanche, montées sur des
chevaux d'un noir de jais, l'accompagnaient. La princesse
elle-même avait un cheval tout blanc paré de diamants et de
rubis, son costume d'amazone était tissé d'or pur et la
cravache qu'elle tenait à la main était comme un rayon de
soleil. Le cercle d'or de sa couronne semblait serti de petites
étoiles du ciel et sa cape cousue de milliers d'ailes de
papillons.
Lorsque Johannès l'aperçut, son visage devint rouge comme un
sang qui coule, il put à peine articuler un mot. La princesse
ressemblait exactement à cette adorable jeune fille couronnée
d'or dont il avait rêvé la nuit de la mort de son père. Il la
trouvait si belle qu'il ne put se défendre de l'aimer. Il
pensait qu'il n'était certainement pas vrai qu'elle pût être
une méchante sorcière faisant pendre ou décapiter les gens
s'ils ne devinaient pas l'énigme.
- Chacun a le droit de prétendre à sa main, même le plus
pauvre des gueux, moi je monterai au château, c'est plus fort
que moi.
Tout le monde lui déconseilla de le faire. Le compagnon de route
l'en détourna également mais Johannès était d'avis que tout
irait bien, il brossa ses chaussures et son habit, lava son
visage et ses mains, peigna avec soin ses beaux cheveux blonds et
partit tout seul vers la ville pour monter au château.
- Entrez, dit le vieux roi lorsque Johannès frappa à la porte.
Le jeune homme ouvrit et le vieux roi, en robe de chambre et
pantoufles brodées, vint à sa rencontre, couronne d'or sur la
tête, sceptre dans une main et pomme d'or dans l'autre.
- Attendez ! fit-il prenant la pomme d'or sous le bras pour
pouvoir tendre la main.
Mais quand il eut appris que c'était encore un prétendant, il
se mit à pleurer si fort que le sceptre et la pomme roulèrent
à terre, il dut s'essuyer les yeux.
- Renonce, disait-il, ça tournera mal pour toi comme pour tous
les autres. Viens voir ici.
Il conduisit le jeune homme dans le jardin de la princesse,
absolument terrifiant. Dans les branches des arbres pendaient
trois, quatre fils de rois qui avaient sollicité la main de la
princesse mais n'avaient pu résoudre l'énigme qu'elle leur
proposait. Chaque fois que le vent soufflait, leurs squelettes
s'entrechoquaient et les petits oiseaux épouvantés n'osaient
plus venir là, des ossements humains servaient de tuteurs pour
les fleurs et, dans tous les pots, grimaçaient des têtes de
morts. Quel jardin pour une princesse !
- Tu vois, dit le vieux roi, il en ira de toi comme des autres,
maintenant que tu sais, abandonne ! Tu me rends vraiment
malheureux, tout ceci me fend le coeur.
Johannès baisa la main du vieux roi affirmant que tout irait
bien puisqu'il était si amoureux de la ravissante princesse.
A ce moment, la princesse à cheval, suivie de ses dames
d'honneur, entra dans la cour du château. Ils allèrent donc
au-devant d'elle pour la saluer. Charmante, elle tendit la main
au jeune homme qui l'en aima encore davantage. Bien sûr il
était impossible qu'elle fût une sorcière vilaine et méchante
ce dont tout le monde l'accusait.
Ils montèrent dans le grand salon, de petits pages offrirent des
confitures et des croquignoles, mais le vieux roi était si
triste qu'il ne pouvait rien manger. Il fut alors décidé que
Johannès monterait au château le lendemain matin, les juges et
tout le conseil y siégeraient et entendraient comment il se
tirerait de l'épreuve. S'il en triomphait, il lui faudrait
revenir deux fois, mais personne encore n'avait donné de
réponse à la première question, c'est pourquoi ils avaient
tous perdu la vie. Johannès n'était nullement inquiet de ce
qu'il lui arriverait, il était au contraire joyeux, ne pensait
qu'à la belle princesse et demeurait convaincu que le bon Dieu
l'aiderait. Comment ? Il n'en avait aucune idée et, de plus, ne
voulait pas y penser. Il dansait tout au long de la route en
retournant à l'auberge où l'attendait son camarade.
Là, il ne tarit pas sur la façon charmante dont la princesse
l'avait reçu et sur sa beauté. Il avait hâte d'être au
lendemain, de monter au château, de tenter sa chance. Mais son
camarade hochait la tête tout triste.
- J'ai tant d'amitié pour toi, disait-il, nous aurions pu rester
ensemble longtemps encore et il me faut déjà te perdre. Pauvre
cher garçon. J'ai envie de pleurer mais je ne veux pas troubler
ta joie en cette dernière soirée qui nous reste. Soyons gais,
très gais, demain quand tu seras parti, je pourrai pleurer.
Dans la ville, le peuple avait très vite appris qu'il y avait un
nouveau prétendant et il y régnait une grande désolation.
Le théâtre était fermé, dans les pâtisseries on avait noué
un crêpe noir autour des petits cochons en sucre, le roi et les
prêtres étaient à genoux dans l'église.
Le soir, le compagnon de route prépara un grand bol de punch et
dit à son ami que maintenant il fallait être très gai et boire
à la santé de la princesse. Quand Johannès eut bu les deux
verres de punch, il fut pris d'un grand sommeil. Son camarade le
prit doucement sur sa chaise et le porta au lit, puis il prit les
grandes ailes qu'il avait coupées au cygne, les fixa fermement
à ses épaules, mit dans sa poche la plus grande des verges que
lui avait données la vieille femme à la jambe cassée, ouvrit
la fenêtre et s'envola par-dessus la ville, tout droit au
château.
Le silence régnait sur la ville. Quand l'horloge sonna minuit
moins le quart, la fenêtre s'ouvrit et la princesse s'envola en
grande cape blanche avec de longues ailes noires par-dessus la
ville, vers une haute montagne. Le camarade de route se rendit
invisible de sorte qu'elle ne pouvait pas du tout le voir, il
vola derrière elle et la fouetta jusqu'au sang tout au long de
la route. Quelle course à travers les airs ! Le vent
s'engouffrait dans sa cape qui s'étalait de tous côtés.
- Quelle grêle ! Quelle grêle ! soupirait la princesse à
chaque coup de fouet qu'elle recevait. Mais c'était bien fait
pour elle.
Elle atteignit enfin la montagne et frappa. Un roulement de
tonnerre se fit entendre quand la montagne s'ouvrit et la
princesse entra suivie du compagnon que personne ne pouvait voir
puisqu'il était invisible. Ils traversèrent un long corridor
aux murs étincelant étrangement. C'étaient des milliers
d'araignées phosphorescentes. Ils arrivèrent ensuite dans une
grande salle construite d'argent et d'or, des fleurs rouges et
bleues larges comme des tournesols flamboyaient sur les murs,
mais on ne pouvait pas les cueillir car leurs tiges étaient
d'ignobles serpents venimeux et les fleurs du feu sortaient de
leurs gueules.
Tout le plafond était tapissé de vers luisants et de
chauves-souris bleu de ciel qui battaient de leurs ailes
translucides. L'aspect en était fantastique.
Au milieu du parquet un trône était placé, porté par quatre
squelettes de chevaux dont les harnais étaient faits
d'araignées rouge feu. Le trône lui-même était de verre très
blanc, les coussins pour s'y asseoir de petites souris noires se
mordant l'une l'autre la queue et, au-dessus un dais de toiles
d'araignées roses s'ornait de jolies petites mouches vertes
scintillant comme des pierres précieuses. Un vieux sorcier,
couronne d'or sur sa vilaine tête et sceptre en main, était
assis sur le trône. Il baisa la princesse au front, la fit
asseoir auprès de lui sur ce siège précieux, et la musique
commença.
De grosses sauterelles noires jouaient de la guimbarde et le
hibou n'ayant pas de tambour se tapait sur le ventre. Drôle de
concert ! De tout petits lutins, un feu follet à leur bonnet,
dansaient la ronde dans la salle, personne ne pouvait voir le
compagnon de route placé derrière le trône qui, lui, voyait et
entendait tout. Les courtisans qui entraient maintenant
semblaient gens convenables et distingués mais pour celui qui
savait regarder, il voyait bien ce qu'ils étaient vraiment : des
manches à balai surmontés de têtes de choux auxquels la magie
avait donné la vie et des vêtements richement brodés. Cela
n'avait du reste aucune importance, ils étaient là pour le
décor.
Lorsqu'on eut un peu dansé, la princesse raconta au sorcier
qu'elle avait un nouveau prétendant. Que devait-elle demander de
deviner ?
- Ecoute, fit le sorcier, je vais te dire : tu vas prendre
quelque chose de très facile, alors il n'en aura pas l'idée.
Pense à l'un de tes souliers, il ne devinera jamais, tu lui
feras couper la tête, mais n'oublie pas, en revenant demain, de
m'apporter ses yeux, je veux les manger.
La princesse fit une profonde révérence et promit de ne pas
oublier les yeux. Alors le sorcier ouvrit la montagne et elle
s'envola. Mais le compagnon de route suivait et il la fouettait
si vigoureusement qu'elle soupirait et se lamentait tout haut sur
cette affreuse grêle, elle se dépêcha tant qu'elle put rentrer
par la fenêtre dans sa chambre à coucher. Quant au camarade, il
vola jusqu'à l'auberge où Johannès dormait encore, détacha
ses ailes et se jeta sur son lit.
Johannès s'éveilla de bonne heure le lendemain matin, son ami
se leva également et raconta qu'il avait fait la nuit un rêve
bien singulier à propos de la princesse et de l'un de ses
souliers. C'est pourquoi il le priait instamment de répondre à
la question de la princesse en lui demandant si elle n'avait pas
pensé à l'un de ses souliers.
- Autant ça qu'autre chose, fit Johannès. Tu as peut-être
rêvé juste. En tout cas j'espère toujours que le bon Dieu
m'aidera. Je vais tout de même te dire adieu car si je réponds
de travers, je ne te reverrai plus jamais.
Tous deux s'embrassèrent et Johannès partit à la ville, monta
au château. La grande salle était comble. Le vieux roi, debout,
s'essuyait les yeux dans un mouchoir blanc. Lorsque la princesse
fit son entrée, elle était encore plus belle que la veille et
elle salua toute l'assemblée si affectueusement, mais à
Johannès elle tendit la main en lui disant seulement : «
Bonjour, toi ! »
Et voilà ! maintenant Johannès devait deviner à quoi elle
avait pensé. Dieu, comme elle le regardait gentiment !... Mais
à l'instant où parvint à son oreille ce seul mot : soulier,
elle blêmit et se mit à trembler de tout son corps, cependant,
elle n'y pouvait rien, il avait deviné juste. Morbleu ! Comme le
vieux roi fut content, il fit une culbute, il fallait voir ça !
Tout le monde les applaudit.
Le camarade de voyage ne se tint pas de joie lorsqu'il apprit que
tout avait bien marché. Quant à Johannès, il joignit les mains
et remercia Dieu qui l'aiderait sûrement encore les deux autres
fois. Le lendemain déjà il faudrait recommencer une nouvelle
épreuve.
La soirée se passa comme la veille. Une fois Johannès endormi,
son ami vola derrière la princesse jusqu'à la montagne et la
fouetta encore plus fort qu'au premier voyage, car cette fois il
avait pris deux verges. Personne ne le vit et il entendit tout.
La princesse devait penser à son gant, il raconta donc cela à
Johannès comme s'il s'agissait d'un rêve. Le lendemain le jeune
homme devina juste encore une fois et la joie fut générale au
château. Tous les courtisans faisaient des culbutes comme ils
avaient vu faire le roi la veille, mais la princesse restait
étendues sur un sofa, refusant de prononcer une parole.
Et maintenant, est-ce que Johannès pourrait deviner juste pour
la troisième fois ? Si tout allait bien, il épouserait
l'adorable princesse, hériterait du royaume à la mort du vieux
roi, mais sinon, il perdrait la vie et le sorcier mangerait ses
beaux yeux bleus.
Le soir Johannès se mit au lit de bonne heure, il fit sa prière
et s'endormit tout tranquille tandis que le compagnon de route
fixait les ailes sur son dos, le sabre à son côté, prenait
avec lui les trois verges avant de s'envoler vers le château.
La nuit était très sombre, la tempête arrachait les tuiles des
toits, les arbres dans le jardin où pendaient les squelettes
ployaient comme des joncs.
La fenêtre s'ouvrit et la princesse s'envola. Elle était pâle
comme une morte mais riait au mauvais temps, ne trouvait même
pas le vent assez violent, sa cape blanche tournoyait dans l'air,
mais le camarade la fouettait de ses trois verges si fort que le
sang tombait en gouttes sur la terre et qu'elle n'avait presque
plus la force de voler. Enfin elle atteignit la montagne.
- Il grêle et il vente, dit-elle, je ne suis jamais sortie dans
une pareille tempête.
- Des meilleures choses on a parfois de trop, répondit le
sorcier.
Elle lui raconta que Johannès avait encore deviné juste la
deuxième fois, s'il en était de même demain, il aurait gagné
et elle ne pourrait plus jamais venir voir le sorcier dans la
montagne, jamais plus réussir de ces tours de magie qui lui
plaisaient. Elle en était toute triste et inquiète.
- Il ne faut pas qu'il devine, répliqua le sorcier. Je vais
trouver une chose à laquelle il n'aura jamais pensé, ou alors
il est un magicien plus fort que moi. Mais d'abord soyons gais.
Il prit la princesse par les deux mains et la fit virevolter à
travers la salle avec tous les petits lutins et les feux follets
qui se trouvaient là, les rouges araignées couraient aussi
joyeuses le long des murs, les fleurs de feu étincelaient, le
hibou battait son tambour, les grillons crissaient et les
sauterelles noires soufflaient dans leur guimbarde. Ça, ce fut
un bal diabolique.
Lorsqu'ils eurent assez dansé, le temps était venu pour la
princesse de rentrer au château où l'on pourrait s'apercevoir
de son absence, le sorcier voulut l'accompagner afin de rester
ensemble jusqu'au bout.
Alors ils s'envolèrent à travers l'orage et le compagnon de
route usa ses trois verges sur leur dos. Jamais le sorcier
n'était sorti sous une pareille grêle. Devant le château, il
dit adieu à la princesse et lui murmura tout doucement à
l'oreille : « Pense à ma tête », mais le compagnon l'avait
entendu et à l'instant où la princesse se glissait par la
fenêtre dans sa chambre et que le sorcier s'apprêtait à s'en
retourner, il le saisit par sa longue barbe noire et trancha de
son sabre sa hideuse tête de sorcier au ras des épaules, si
bien que le sorcier lui-même n'y vit rien. Il jeta le corps aux
poissons dans le lac mais la tête, il la trempa seulement dans
l'eau puis la noua dans son grand mouchoir de soie, l'apporta à
l'auberge et se coucha.
Le lendemain matin, il donna à Johannès le mouchoir, mais le
pria de ne pas l'ouvrir avant que la princesse ne demande à quoi
elle avait pensé.
Il y avait foule dans la grande salle du château où les gens
étaient serrés comme radis liés en botte. Le conseil siégeait
dans les fauteuils toujours garnis de leurs coussins moelleux, le
vieux roi portait des habits neufs, le sceptre et la couronne
avaient été astiqués, toute la scène avait grande allure mais
la princesse, toute pâle, vêtue d'une robe toute noire,
semblait aller à un enterrement.
- A quoi ai-je pensé ? demanda-t-elle à Johannès.
Il s'empressa d'ouvrir le mouchoir et recula lui-même très
effrayé en apercevant la hideuse tête du sorcier. Un
frémissement courut dans l'assistance.
Quant à la princesse, assise immobile comme une statue, elle ne
pouvait prononcer une parole. Finalement elle se leva et tendit
sa main au jeune homme. Sans regarder à droite ni à gauche,
elle soupira faiblement :
- Maintenant tu es mon seigneur et maître ! Ce soir nous nous
marierons.
- Ah ! que je suis content, dit le roi. C'est ainsi que nous
ferons.
Tout le peuple criait : « Hourra ! » La musique de la garde
parcourait les rues, les cloches sonnaient et les marchandes
enlevaient le crêpe noir du cou de leurs cochons de sucre
puisqu'on était maintenant tout à la joie. Trois boeufs rôtis
entiers fourrés de canards et de poulets, furent servis au
milieu de la grand-place. Chacun pouvait s'en découper un
morceau, des fontaines publiques jaillissait, à la place de
l'eau, un vin délicieux, et si l'on achetait un craquelin chez
le boulanger, il vous donnait en prime six grands pains mollets.
Le soir toute la ville fut illuminée, les soldats tirèrent le
canon, les gamins faisaient partir des pétards, on but et on
mangea, on trinqua et on dansa au château. Les nobles seigneurs
et les jolies demoiselles dansaient ensemble, on les entendait
chanter de très loin :
On voit ici tant de belles
filles
Qui ne demandent qu'à danser
Au son de la marche du tambour.
Tournez jolies filles, tournez encore
Dansez et tapez des pieds
Jusqu'à en user vos souliers.
Cependant la princesse était
encore une sorcière, elle n'aimait pas Johannès le moins du
monde, le compagnon de route s'en souvint heureusement. Il donna
trois plumes de ses ailes de cygne à Johannès avec une petite
fiole contenant quelques gouttes et il lui recommanda de faire
placer un grand baquet plein d'eau auprès du lit nuptial.
Lorsque la princesse voudrait monter dans son lit, il lui
conseilla de la pousser un peu pour la faire tomber dans l'eau
où il devrait la plonger trois fois, après y avoir jeté les
trois plumes et les gouttes. Alors elle serait délivrée du
sortilège et l'aimerait de tout son coeur.
Johannès fit tout ce que le compagnon lui avait conseillé. La
princesse cria très fort lorsqu'il la plongea sous l'eau: la
première fois, elle se débattait dans ses mains sous la forme
d'un grand cygne noir aux yeux étincelants, lorsque pour la
deuxième fois il la plongea dans le baquet, elle devint un cygne
blanc avec un seul cercle noir autour du cou. Johannès pria Dieu
et, pour la troisième fois, il plongea complètement l'oiseau. A
l'instant, elle redevint une charmante princesse encore plus
belle qu'auparavant. Elle le remercia avec des larmes dans ses
beaux yeux de l'avoir délivrée de l'ensorcellement.
Le lendemain matin, le vieux roi vint avec toute sa cour et le
défilé des félicitations dura toute la journée. En tout
dernier s'avança le compagnon de voyage, son bâton à la main
et son sac au dos. Johannès l'embrassa mille fois, lui demanda
instamment de ne pas s'en aller, de rester auprès de lui puisque
c'était à lui qu'il devait tout son bonheur.
Le compagnon de route secoua la tête et lui répondit doucement,
avec grande amitié :
- Non, non, maintenant mon temps est terminé, je n'ai fait que
payer ma dette. Te souviens-tu du mort que deux mauvais garçons
voulaient maltraiter ? Tu leur as donné alors tout ce que tu
possédais pour qu'ils le laissent en repos dans sa tombe. Ce
mort, c'était moi.
Ayant parlé, il disparut.
Le mariage dura tout un mois. Johannès et la princesse
s'aimaient d'amour tendre, le vieux roi vécut de longs jours
heureux, il laissait leurs tout petits enfants monter à cheval
sur son genou et même jouer avec le sceptre.
Et Johannès régnait sur tout le pays.
Au sommet de la falaise haute et
ardue, en avant de la forêt qui arrivait jusqu'aux bords de
la mer, s'élevait un chêne antique et séculaire. Il avait
justement atteint trois cent soixante-cinq ans ; on ne
l'aurait jamais cru en voyant son apparence robuste.
Souvent, par les beaux jours d'été, les éphémères
venaient s'ébattre et tourbillonner gaiement autour de sa
couronne ; une fois, une de ces petites créatures, après
avoir voltigé longuement au milieu d'une joyeuse ronde, vint
se reposer sur une des belles feuilles du chêne.
- Pauvre mignonne ! dit l'arbre, ta vie entière ne dure
qu'un jour. Que c'est peu ! Comme c'est triste !
- Triste ! répondit le gentil insecte, que signifie donc ce
mot que j'entends parfois prononcer ? Le soleil reluit si
merveilleusement ! l'air est si bon, si doux ! je me sens
tout transporté de bonheur.
- Oui, mais dans quelques heures, ce sera fini ; tu seras
trépassé.
- Trépassé ? s'écria l'éphémère. Qu'est-ce encore que
ce mot ? Toi, es-tu aussi trépassé ?
- Non, j'ai déjà vécu bien des milliers de jours ; nos
journées ce sont, à dire vrai, des saisons entières. Mais
comment te faire comprendre cela ? C'est une telle longueur
de temps que cela doit dépasser tout ce que tu peux
imaginer.
- En effet, je ne me figure pas bien, reprit l'insecte, ce
que cela peut durer, mille jours. N'est-ce pas ce qu'on
appelle l'éternité ? En tout cas, si tu vis si longtemps,
mon existence compte déjà mille moments où j'ai été
joyeux et heureux. Et, quand tu mourras, est-ce que tout ce
bel univers périra en même temps ?
- Non certes, répliqua le chêne, il durera bien plus
longtemps que moi ; à mon tour, je ne puis me le figurer.
- Eh bien ! alors nous en sommes au même point, sauf que
nous calculons d'une façon différente.
Et l'éphémère reprit sa danse folle et s'élança dans les
airs, s'amusant de l'éclat de ses ailes transparentes qui
brillaient comme le plus beau satin ; il respirait à pleins
poumons l'air embaumé par les senteurs de l'églantier, des
chèvrefeuilles, du sureau, de la menthe et par l'odeur du
foin coupé ; et l'insecte se sentait comme enivré, à force
de respirer ces parfum. La journée continua à être
splendide ; l'éphémère se reposa encore plusieurs fois
pour recommencer à tournoyer en ronde avec ses compagnons.
Le soleil commença à baisser et l'insecte se sentit un peu
fatigué de toute cette gaieté ; ses ailes faiblissaient, et
tout lentement il glissa le long du chêne jusque sur le doux
gazon. Il vint à choir sur la feuille d'une pâquerette, et
souleva encore une fois sa petite tête pour embrasser d'un
regard la campagne riante et la mer bleue. Puis ses yeux se
fermèrent ; un doux sommeil s'empara de lui : c'était la
mort.
Le lendemain, le chêne vit renaître d'autres éphémères ;
il s'entretint avec eux aussi et il les vit de même danser,
folâtrer joyeusement et s'endormir paisiblement en pleine
félicité. Ce spectacle se répéta souvent ; mais l'arbre
ne le comprenait pas bien ; il avait cependant le temps de
réfléchir : car si, chez nous autres hommes, nos pensées
sont interrompues tous les jours par le sommeil, le chêne,
lui, ne dort qu'en hiver ; pendant les autres saisons, il
veille sans cesse. Le temps approchait où il allait se
reposer ; l'automne était à sa fin. Déjà les taupes
commençaient leur sabbat. Les autres arbres étaient déjà
dépouillés, et le chêne aussi perdait tous les jours de
ses feuilles.
« Dors, dors, chantaient les vents autour de lui. Nous
allons te bercer gentiment, puis te secouer si fort que tes
branches en craqueront d'aise. Dors bien, dors. C'est ta
trois cent soixante-cinquième nuit. En réalité, comparé
à nous, tu n'es qu'un enfant au berceau. Dors, dors bien !
Les nuages vont semer de la neige ; ce sera une belle et
chaude couverture pour tes racines.
Et le chêne perdit toutes ses feuilles, et, en effet, il
s'endormit pour tout le long hiver ; et il eut bien des
rêves, où sa vie passée lui revint en souvenir.
Il se rappela comment il était sorti d'un gland ; comment,
étant encore un tout mince arbuste, il avait failli être
dévoré par une chèvre. Puis il avait grandi à merveille ;
plusieurs fois, les gardes de la forêt l'avaient admiré et
avaient pensé à le faire abattre pour en tirer des mâts,
des poutres, des planches solides. Il était cependant
arrivé à son quatrième siècle, et aujourd'hui personne ne
songeait plus à le faire couper ; il était devenu
l'ornement de la forêt ; sa superbe couronne dépassait tous
les autres arbres; et, de loin on l'apercevait de la mer et
il servait de point de repère aux marins. Au printemps, dans
ses hautes branches, les ramiers bâtissaient leur nid; le
coucou y était à demeure et faisait, de là, résonner au
loin son cri monotone. L'automne, quand les feuilles de
chêne, toutes jaunies, ressemblent à des plaques de cuivre,
les oiseaux voyageurs s'assemblaient de toutes parts sur ce
géant de la forêt et s'y reposaient une dernière fois
avant d'entreprendre le grand voyage d'outre- mer.
Maintenant donc, l'hiver était venu ; après avoir longtemps
résisté aux aquiIons, les feuilles du chêne étaient
presque toutes tombées ; les corbeaux, les corneilles
venaient se percher sur ses branches et taillaient des
bavettes sur la dureté des temps, sur la famine prochaine
qui s'annonçait pour eux.
Survint la veille du saint jour de Noël, et ce fut alors que
le vieux chêne rêva le plus beau rêve de sa vie. Il avait
le sentiment de la fête qui se préparait partout sur la
terre, là où il y a des chrétiens ; il sentait les
vibrations des cloches qui sonnaient de toutes parts. Mais il
se croyait en été, par une splendide journée. Et voici ce
qui lui apparut :
Sa haute et vaste couronne était fraiche et verte; les
rayons de soleil y jouaient à travers les branches et le
feuillage, et projetaient des reflets dorés. L'air était
embaumé de senteurs vivifiantes; des papillons aux milles
couleurs voltigeaient de toutes parts et jouaient à
cache-cache, puis à qui volerait le plus haut. Des myriades
d'éphémères donnaient une sarabande.
Voilà qu'un brillant cortège s'avance : c'étaient les
personnages que le vieux chêne avait vus tour à tour passer
devant lui pendant la longue suite d'années qu'il avait
vécues. En tête marchait une cavalcade, des pages, des
chevaliers aux armures étincelantes, qui revenaient de la
croisade, des châtelains vêtus de brocart sur des palefrois
caparaçonnés, et tenant sur la main des faucons
encapuchonnés; le cor de chasse retentit, la meute aboyait,
le cerf fuyait. Puis arriva une troupe de reîtres et de
lansquenets, aux vêtements bouffants et bariolés, armés de
hallebardes et d'arquebuses; ils dressèrent leur tente sous
le vieux chêne, allumèrent le feu et, au milieu d'une
orgie, ils entonnèrent des chants de guerre et des refrains
bachiques.
Toute cette bande bruyante disparut, et l'on vit s'avancer en
silence un jeune couple; ils avaient des cheveux poudrés et
la dame était couverte de rubans aux couleurs tendres; et le
monsieur tailla dans l'écorce du chêne les initiales de
leurs deux noms; et ils écoutèrent avec ravissement les
sons doux et étranges de la harpe éolienne qui était
suspendue dans les branches de l'arbre.
Et, tout à coup, le chêne éprouva comme si un nouveau et
puissant courant de vie partant des extrémités de ses
racines le traversait de part en part, montant jusqu'à sa
cime, jusqu'au bout de ses plus hautes feuilles.
Il lui semblait qu'il grandissait comme autrefois, que, du
sein de la terre, il puisait une nouvelle vigueur; et, en
effet, son tronc s'élançait, sa couronne s'étendait en
dôme, et montait toujours plus haut vers le ciel; et plus le
chêne s'élevait, plus il éprouvait de bonheur, et il ne
désirait que monter encore au-delà, jusqu'au soleil, dont
les rayons brillants le pénétraient d'une chaleur
bienfaisante. Et sa couronne était déjà parvenue au-dessus
des nuages qui, comme une troupe de grands cygnes blancs,
flottaient sous le bleu firmament.
C'était en plein jour, et cependant les étoiles devinrent
visibles ; elles luisaient de leur plus bel éclat ; elles
rappelaient au vieux chêne les yeux brillants des joyeux
enfants qui souvent étaient venus s'ébattre autour de lui.
Au spectacle de cette immensité, on était transporté de la
félicité la plus pure. Mais le vieux chêne sentait qu'il
lui manquait quelque chose; il éprouvait l'ardent désir de
voir les autres arbres de la forêt, les plantes, les fleurs
et jusqu'aux moindres broussailles enlevées comme lui et
mises en présence de toutes ces splendeurs. Oui, pour qu'il
fût entièrement heureux, il les lui fallait voir tous
autour de lui, grands et petits, prenant part à sa
félicité.
Et ce sentiment agitait, faisait vibrer ses branches, ses
moindres feuilles ; sa couronne s'inclina vers la terre,
comme s'il avait voulu adresser un signal aux muguets et aux
violettes cachés sous la mousse, aussi bien qu'aux autres
chênes, ses compagnons.
Il lui sembla apercevoir tout à coup un grand mouvement ;
les cimes de la forêt se soulevaient, les arbres se mirent
à pousser, à grandir jusqu'à percer les nues. Les ronces,
les plantes, pour s'élever plus vite, quittaient terre avec
leurs racines et accouraient au vol. Les plus vite arrivés,
ce furent les bouleaux; leurs troncs droits et blancs
traversaient les airs comme des flèches, presque comme des
éclairs. Et l'on vit arriver les joncs, les genêts, les
fougères, et aussi les oiseaux qui, émerveillés du voyage,
chantaient à tue-tête leurs plus beaux airs de fête. Les
sauterelles juchées sur les brins d'herbes jouaient leur
petite musique, accompagnées par les grillons, le
susurrement des abeilles et le faux bourdon des hannetons.
Tout ce joyeux concert faisait une délicieuse harmonie.
- Mais, dit le chêne, où est donc restée la petite fleur
bleue qui borde le ruisseau, et la clochette, et la
pâquerette ?
- Nous y sommes tous, tous ! disaient en choeur les
fleurettes, les arbres, les plantes, les habitants de la
forêt.
Le vieux chêne jubilait.
- Oui, tous, grands et petits, disait-il, pas un ne manque.
Nous nageons dans un océan de délices ! Quel miracle !
Et il se sentit de nouveau grandir; soudainement ses racines
se détachèrent de terre. « C'est ce qu'il y a de mieux,
pensa-t-il ; me voilà dégagé de tous liens ; je puis
m'élancer vers la lumière éternelle et m'y précipiter
avec tous les êtres chéris qui m'entourent, grands et
petits, tous !
- Tous ! dit l'écho. Ce fut la fin du rêve du vieux chêne.
Une tempête terrible soufflait sur mer et sur terre. Des
vagues énormes assaillaient la falaise, enlevant des
quartiers de roche; les vents hurlaient et secouaient le
vieux chêne; sa vigueur éprouvée luttait contre la
tourmente, mais un dernier coup de vent l'ébranla et
l'enleva de terre avec sa racine; il tomba, au moment où il
rêvait qu'il s'élançait vers l'immensité des cieux. Il
gisait là; il avait péri après ses trois cent
soixante-cinq ans, comme l'éphémère après sa journée
d'existence.
Le matin, lorsque le soleil vint éclairer le saint jour de
Noël, l'ouragan s'était apaisé. De toutes les églises
retentissait le son des cloches; même dans la plus humble
cabane régnait l'allégresse. La mer s'était calmée; à
bord d'un grand navire qui, toute la nuit, avait lutté, tous
les mâts étaient décorés, tous les pavillons hissés pour
célébrer la grande fête.
- Tiens, dit un matelot, l'arbre de la falaise, le grand
chêne, qui nous servait de point de repère pour reconnaitre
la côte, a disparu. Hier encore, je l'ai aperçu de loin;
c'est la tempête qui l'a abattu.
- Que d'années il faudra pour qu'il soit remplacé, dit un
autre matelot. Et encore, il n'y aura peut-être aucun autre
arbre assez fort pour grandir, comme lui.
Ce fut l'oraison funèbre prononcée sur la fin du vieux
chêne, qui était étendu sur la nappe de neige qui lui
servait de linceul; elle était toute à son honneur et bien
méritée, ce qui est si rare.
A bord du navire, les marins entonnèrent les psaumes et les
cantiques de Noël, qui célèbrent la délivrance des hommes
par le Fils de Dieu, qui leur a ouvert la voie de la vie
éternelle: « La promesse est accomplie, chantaient-ils. Le
Sauveur est né. Oh! joie sans pareille ! Alléluia !
alléluia ! »
Et ils sentaient leurs coeurs élevés vers le ciel et
transportés, tout comme le vieux chêne, dans son dernier
rêve, s'était senti entrainé vers la lumière éternelle.