Grand Claus et Petit Claus.

Dans un village vivaient deux paysans qui portaient le même nom. Ils s'appelaient tous deux Claus, mais l'un avait quatre chevaux, l'autre n'en avait qu'un. Pour les distinguer l'un de l'autre, on avait nommé le premier grand Claus, bien qu'ils fussent de même taille, et le second, qui ne possédait qu'un cheval, petit Claus.
Ecoutez bien maintenant ce qui leur arriva ; car c'est une histoire véritable, s'il en fut jamais.
Toute la semaine le petit Claus travaillait pour le grand à la charrue avec son unique cheval ; en retour, grand Claus venait l'aider avec ses quatre bêtes, mais une fois la semaine seulement, le dimanche. Houpa! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet pour exciter ses cinq chevaux, car ce jour-là il les regardait tous comme siens.
Un dimanche qu'il faisait le plus beau soleil, les cloches sonnaient à toute volée, et une foule de gens, parés et endimanchés, et leur livre de prières sous le bras, se rendaient à l'église; lorsqu'ils passaient à côté du champ où petit Claus conduisait la charrue avec les cinq chevaux, dans sa joie et pour faire parade d'un si bel attelage, il faisait le plus de bruit qu'il pouvait avec son fouet et s'écriait à tue-tête :
- Hue ! en avant tous mes chevaux !
- Qu'est-ce que tu dis donc là ? interrompit grand Claus ; tu sais bien qu'un seul de ces chevaux t'appartient.
Lorsqu'il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s'écria de nouveau : « Hue! en avant tous mes chevaux!»
- Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t'arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l'assommerai. Alors tu n'auras plus de cheval du tout.
- Sois tranquille, cela ne m'arrivera plus, répondit petit Claus.
Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d'honneur que ce paysan pût croire qu'il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois :
- Hue donc ! en avant tous mes chevaux !
- Je t'apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.
Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.
- Ouh ! ouh ! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n'ai plus de cheval !
Mais bientôt il se dit qu'il ne fallait pas tout perdre ; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau ; il la mit dans un sac, qu'il hissa sur son dos, et il s'en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.
Il avait un long bout de chemin à parcourir ; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu'il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s'égara tout à fait. Lorsqu'il finit par retrouver la route, il était déjà très tard ; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.
Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme ; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes. «On m'accordera bien un gîte pour la nuit», pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.
Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir ; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu'il eût à passer son chemin, que son mari n'était pas là et qu'en son absence elle ne recevait pas d'étrangers.
- Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile ! dit petit Claus.
La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s'élevait un hangar couvert d'un toit plat de chaume. «Je m'en vais grimper là, se dit Claus ; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit ; mais j'espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s'être tourné et retourné comme un chat, il s'y installa commodément pour la nuit. Voilà qu'il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l'endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.
Il y avait là une table couverte d'une belle nappe, sur laquelle se trouvaient un rôti, un superbe poisson et une bouteille de vin.
La paysanne et le sacristain du village étaient assis devant la table, personne d'autre ; l'hôtesse versait du vin au sacristain qui s'apprêtait à manger une tranche du poisson, un brochet, son mets favori.
Claus, qui n'avait pas soupé, tendait le cou et regardait avidement ces savoureuses victuailles. Et ne voilà-t-il pas qu'il aperçoit encore un magnifique gâteau tout doré qui était destiné au dessert. Quel régal cela faisait !
Tout à coup on entend le pas d'un cheval; il s'arrête devant la maison: il ramenait le fermier, le mari de la paysanne.
C'était un excellent homme ; mais un jour, étant gamin, il avait été battu par un sacristain qui le croyait coupable d'avoir sonné les cloches à une heure indue. C'était un de ses camarades qui avait fait le tour. Depuis ce jour notre fermier avait juré une haine féroce à toute la gent des sacristains ; il lui suffisait d'en apercevoir un pour se mettre en fureur.
Si le sacristain était allé dire bonsoir à la fermière, c'est qu'il savait le maître de la maison absent ; la paysanne, qui ne partageait pas les préjugés de son mari, lui avait préparé ce beau festin.
Lorsqu'ils entendirent les pas du cheval et qu'ils reconnurent le fermier à travers les fentes du volet, ils furent très effrayés, et la paysanne supplia le sacristain de se cacher dans une grande caisse vide ; il le fit volontiers ; il savait que le brave fermier avait la faiblesse de ne pas supporter la vue d'un sacristain. Puis la femme cacha vite dans le four les mets, le gâteau et la bouteille de vin ; si le mari avait vu tous ces apprêts, il aurait demandé ce que cela signifiait ; il aurait fallu mentir, et peut-être se serait-elle troublée.
- Quel malheur ! s'écria petit Claus du haut se son toit, lorsqu'il vit disparaître des plats appétissants.
- Hé ? qui est donc là ? dit le fermier entendant cette exclamation.
Il leva la tête et aperçut petit Claus. Celui-ci raconta ce qui lui était arrivé et demanda la permission de rester sur le toit de chaume.
- Descends donc plutôt, répondit le fermier, tu dormiras dans la maison, et puis tu ne refuseras sans doute pas de souper avec moi.
La femme le reçut avec force sourires et démonstrations de joie ; elle remit la nappe sur la table et leur servit un grand plat rempli de soupe. Le fermier, qui avait très faim, se mit à manger de bon appétit ; petit Claus ne trouvait pas la soupe mauvaise, mais il pensait avec regret au succulent rôti, au poisson, au gâteau qu'il avait vus disparaître dans le four.
Il avait placé sous la table le sac avec la peau de cheval, et il avait ses pieds dessus. Dans son dépit de ne rien goûter de toutes ces bonnes choses, il eut un mouvement d'impatience et il appuya brusquement du pied sur le sac ; la peau fraîchement séchée craqua bruyamment.
- Pst ! pst ! dit petit Claus, comme s'il voulait faire taire quelqu'un.
Mais en même temps il donna un nouveau coup de pied au sac, et on entendit un craquement encore plus fort.
- Tiens, dit le paysan, qu'as-tu donc là dans ce sac ?
- C'est un magicien, répondit petit Claus. Il m'apprend, dans son langage, que nous devrions laisser la soupe, et manger le rôti, le poisson et le gâteau que par enchantement il a fait venir dans le four.
- N'est-ce pas une plaisanterie ? s'exclama le fermier.
Et il sauta sur la porte du four et resta les yeux écarquillés devant les mets friands et succulents que sa femme y avait cachés, mais qu'il crut apportés là par un magicien.
La fermière fit également l'étonnée et se garda bien de risquer une observation ; elle servit sur la table rôti, poisson et gâteau, et les deux hommes s'en régalèrent à coeur joie.
Voilà que Claus donna de nouveau en tapinois un coup de pied à son sac ; le même craquement se fit entendre.
- Que dit-il encore ? demanda le fermier.
- Il me conte, répondit le petit Claus, qu'il ne veut pas que nous ayons soif ; toujours par enchantement, il a fait arriver à travers les airs trois bouteilles d'excellent vin qui sont quelque part dans un coin, ici, dans la chambre.
Le fermier chercha et aperçut en effet les bouteilles, que la pauvre femme fut contrainte de déboucher et de placer sur la table. Les deux hommes s'en versèrent de copieuses rasades, et le fermier devint très joyeux.
- Dis donc, demanda-t-il, ton magicien peut-il aussi évoquer le diable ? En ce moment que je me sens si bien et de si bonne humeur, rien ne me divertirait mieux que de voir maître Belzébuth faire ses grimaces.
- Oh! oui, répondit Claus, mon sorcier fait tout ce que je lui demande. N'est-il pas vrai ? continua-t-il, en heurtant son sac du pied. Tu entends, il dit oui. Mais il ajoute que le diable est si laid, que nous ferions mieux de ne pas demander à le voir.
- Oh ! je n'ai pas peur aujourd'hui, dit le fermier. A qui peut-il bien ressembler, Satan ?
- Il a tout à fait l'air d'un sacristain.
- Ah ! dit le paysan. Dans ce cas, il est affreux, en effet. Il faut que tu saches que j'ai les sacristains en horreur. Tant pis, cependant ; comme je suis prévenu que ce n'est pas un vrai sacristain, mais bien le diable en personne, sa vue ne me fera pas une impression trop désagréable. Vidons encore la dernière bouteille, pour nous donner du courage. Recommande toutefois qu'il ne m'approche pas de trop près.
- Voyons, es-tu bien décidé ? dit petit Claus; alors je vais consulter mon magicien.
Il remua son sac et tint son oreille contre.
- Eh bien ? dit le paysan.
- Il dit que vous pouvez allez ouvrir le grand coffre qui est là-bas dans le coin ; vous y verrez le diable qui s'y tient blotti ; mais tenez bien le couvercle et ne le soulevez pas trop, pour que le malin ne s'échappe pas.
- En avant ! dit le fermier ; viens m'aider à tenir ferme le couvercle.
Ils allèrent vers la caisse où le pauvre sacristain était accroupi, tout tremblant de peur. Le paysan leva un peu le dessus et regarda.
- Oh ! s'écria-t-il en faisant un saut en arrière. Je l'ai donc vu, cet affreux Satan. En effet, c'est notre sacristain tout vif. Oh ! quelle horreur !
Pour se remettre de son émotion, le fermier voulut boire encore un coup ; comme les trois bouteilles étaient vides, il alla en chercher une à la cave. Ils restèrent longtemps ainsi à trinquer et à jaser.
- Ce magicien, dit enfin le paysan, il faut que tu me le vendes. Demande le prix que tu veux. Tiens, je te donnerai un boisseau plein d'écus.
- Non, je ne puis pas, répondit petit Claus. Pense donc quel profit je puis tirer de cet obligeant sorcier qui fait tout ce que je veux.
- Voyons, fais-moi cette amitié, dit le paysan. Si tu ne me le donnes pas, je me consumerai de regret.
- Allons, soit ! puisque tu as montré ton bon coeur en m'offrant un gîte pour la nuit, je ferai ce sacrifice. Mais tu sais, j'aurai un plein boisseau d'écus, et la bonne mesure ?
- C'est entendu, dit le paysan. Il faut aussi que tu emportes cette caisse là bas ; je ne veux plus l'avoir une minute à la maison. On ne sait pas, peut-être le diable y est-il resté logé.
Le marché conclu, petit Claus voulut absolument partir au milieu de la nuit, de peur que le paysan ne vînt à changer d'avis ; il livra sa marchandise, son sac avec la peau, et reçut tout un boisseau de beaux écus trébuchants ; pour qu'il pût emporter la caisse, le paysan lui donna en outre une petite charrette. Petit Claus y chargea son argent et le coffre contenant le sacristain ; après une cordiale poignée de main échangée avec le paysan, il s'en alla, reprenant le chemin de sa maison. Il traversa de nouveau la grande forêt et arriva sur les bords d'un fleuve large et profond, dont le courant était si rapide que les plus forts nageurs avaient bien de la peine à le remonter. On y avait construit tout nouvellement un pont. Petit Claus s'y engagea, poussant sa charrette ; au milieu il s'arrêta et dit tout haut, pour que le sacristain pût l'entendre :
- Ma foi, j'en ai assez de traîner cette sotte caisse ; elle est lourde comme si elle était pleine de pierres. Je m'en vais la jeter à l'eau ; si elle surnage, je la repêcherai bien quand elle passera devant ma maison ; si elle va au fond, la perte ne sera pas grande.
Et il empoigna le coffre, et commença à le soulever, comme s'il voulait le placer sur le parapet et le précipiter dans la rivière.
- Non ! non ! pitié ! s'écria le sacristain, laisse-moi sortir auparavant.
- Ouh ! ouh ! dit petit Claus, comme s'il avait bien peur. Le diable est resté enfermé dedans. C'est maintenant que je vais certainement le lancer à l'eau pour qu'il se noie et que le monde en soit débarrassé.
- Au nom du ciel, non, non ! hurla le sacristain. Je te donnerai un plein boisseau d'écus, si tu me laisses sortir.
- Cela, c'est une autre chanson, dit Claus.
Et il ouvrit la caisse. Le sacristain, bien que tout courbaturé, s'élança dehors, et saisissant le coffre il le jeta à la rivière, et poussa un profond soupir de soulagement. Puis il mena Claus dans sa maison et lui remit un boisseau rempli d'argent ; Claus le chargea sur sa charrette à côté de l'autre, puis il rentra chez lui. « Je n'aurais jamais rêvé que mon cheval me rapporterait une telle somme, se dit- il lorsqu'il eut mis en un tas par terre toutes les belles pièces qu'il avait gagnées. Comme grand Claus sera vexé quand il saura qu'au lieu de me faire du tort, c'est à lui que je dois d'être devenu riche ! Cependant je ne veux pas lui conter l'affaire directement; prenons un biais pour la lui apprendre. »
Il envoya un gamin emprunter un boisseau chez grand Claus. «Que peut-il bien avoirà mesurer ? » se dit ce dernier, et il enduisit de poix le fond du boisseau, pour qu'il y restât attaché quelque parcelle de ce qu'on allait y mettre. Et en effet, lorsqu'on lui rapporta le boisseau, il trouva au fond trois shillings d'argent tout flambant neufs.
« Qu'est-ce cela? » se dit grand Claus, et il courut aussitôt chez petit Claus.
- Comment, lui demanda-t-il, as-tu donc tant d'argent, que tu en remplisses un boisseau ?
- Oh, c'est ce qu'on m'a donné hier soir en ville pour ma peau de cheval ; les peaux ont haussé de prix comme cela ne s'est jamais vu.
- Quelle bonne affaire je t'ai fait faire ! dit grand Claus.
Et il retourna au plus vite chez lui, prit une hache et en abattit ses quatre chevaux. Il les écorcha proprement et s'en fut avec les peaux à la ville.
- Peaux, des peaux ! qui veut acheter des peaux ? criait-il à travers les rues.
Les tanneurs, les cordonniers arrivèrent et lui demandèrent son prix.
- Un boisseau plein d'écus pour chacune, répondit-il.
- Tu veux te moquer ou tu es fou ! s'écrièrent-ils. Crois-tu que nous donnions l'argent par boisseaux ?
Il s'en alla plus loin, beuglant toujours plus fort : « Peaux, des peaux ! qui en veut des peaux ? » Il arriva encore des gens pour les lui acheter ; à tous il demandait un boisseau rempli d'écus pour chaque peau. Bientôt il ne fut question dans toute la ville que de ce mauvais plaisant qui voulait autant d'une peau de cheval que d'une maison. « Il se moque de nous », dirent-ils tous. Les cordonniers prirent leurs tire-pieds, les tanneurs leurs tabliers, ils se jetèrent sur lui et le rossèrent de toutes leurs forces.
- Peaux, des peaux ! criaient-ils pour se moquer de lui à leur tour. Nous allons te tanner la peau et tu pourras la vendre avec les autres ; ce sera du beau maro- quin écarlate !
Et en effet, le sang coulait sous les coups furieux qu'il recevait ; il s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes et, tout moulu, tout meurtri, s'échappa enfin de la ville.
«C'est bon, se dit-il, quand il fut de retour chez lui ; petit Claus me payera cela ; je m'en vais le tuer. »
Or, en ce même jour la grand-mère de petit Claus venait de trépasser. Elle n'avait guère été tendre pour lui, elle grondait toujours, mais il n'en était pas moins très affligé, et il prit le corps de la vieille femme et le plaça dans son propre lit qu'il avait préalablement bien chauffé à la bassinoire ; il pensait qu'elle n'était peut-être qu'engourdie, et que la chaleur la ranimerait. Il alluma un bon feu dans le poêle et il s'assit lui-même pour passer la nuit sur un fauteuil dans un coin.
Voilà qu'au milieu de la nuit la porte s'ouvre et grand Claus entre une hache à la main. Il savait où se trouvait le lit de petit Claus, il s'y dirige sur la pointe des pieds et frappe du côté de l'oreiller un terrible coup avec sa hache ; il fend la tête de la morte.
- Voilà qui est fait, dit-il, maintenant tu ne te railleras plus de moi.
Et il rentre tout gaiement chez lui.
«Quel mauvais caractère il a, ce grand Claus ! se dit le petit, qui n'avait pas bougé ni soufflé mot. Il voulait me tuer ; et si ma grand-mère n'avait pas été morte, c'est elle qu'il aurait assassinée ! »
Il rajusta avec art la tête de sa grand-mère, et cacha la blessure sous un bonnet à dentelles et à rubans. Il mit à la morte ses vêtements du dimanche. Puis il alla emprunter le cheval de son voisin et l'attela à sa carriole ; il y plaça au fond le corps de la vieille femme, monta sur le siège et partit pour la ville.
Au lever du soleil il y arriva et s'arrêta devant une grande auberge.
L'aubergiste était très riche et c'était un excellent homme ; mais il avait un terrible défaut : il était colère à l'excès ; à la moindre contrariété, il éclatait comme s'il n'avait été que poudre et salpêtre.
Il était déjà levé et debout sur le seuil de la porte.
- Bonjour, dit-il à petit Claus ; te voilà sorti de bien bonne heure !
- Oui, répondit l'autre. Je m'en viens à la ville avec ma grand-mère pour faire des emplettes. Mais elle ne veut pas descendre de la voiture ; elle est très entêtée. Cependant si vous voulez lui porter un verre de bon hydromel, je pense qu'elle le prendra volontiers. Mais il faut que vous lui parliez de votre voix la plus forte ; elle n'entend pas bien.
- Oh ! elle ne refusera pas mon hydromel, dit l'aubergiste.
Et tandis que petit Claus entrait dans la salle, il alla remplir un grand verre à son meilleur tonnelet et le porta à la vieille femme morte, qu'il voyait assise debout au fond de la carriole.
- Voilà un bon verre d'hydromel que vous envoie votre petit-fils, cria-t-il. Pas de réponse ; la morte ne bougea pas.
- N'entendez-vous pas ? répéta-t-il en élevant encore la voix, au point que les vitres en tremblèrent. Votre petit-fils vous envoie ce verre d'hydromel ; jamais vous n'en aurez bu de meilleur.
Et il recommença encore deux ou trois fois. A la fin la colère lui monta au cerveau en voyant dédaigner son hydromel, dont il était si fier ; il jeta, dans sa fureur, le verre à la tête de la vieille, qui sous le choc tomba sur le côté.
Petit Claus, qui était aux aguets derrière la fenêtre, se précipita dehors, et empoignant l'aubergiste au collet :
- Coquin, cria-t-il, tu as tué ma grand-mère ! Regarde le trou que tu lui as fait au front !
- Quel malheur ! dit l'aubergiste en se tordant les mains de désespoir. Voilà ce que c'est d'être emporté et violent. Ecoute bien, cher petit Claus ; ne me dénonce pas et je te donnerai un boisseau plein d'argent, et je ferai enterrer ta grand-mère avec autant de pompe que si c'était la mienne. Mais jamais tu ne souffleras mot sur ce qui vient de se passer ; la justice me couperait le cou, et c'est tout ce qu'il y a de plus désagréable.
Petit Claus accepta le marché, reçut un boisseau plein de beaux écus neufs et sa grand-mère fut magnifiquement enterrée.
Lorsqu'il fut de retour chez lui avec son magot, il envoya de nouveau un gamin emprunter chez grand Claus un boisseau.
- Quelle est cette plaisanterie ? se dit grand Claus. Est-ce que je ne l'ai pas tué de ma propre main ? Je m'en vais aller voir moi-même ce que cela signifie.
Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu'il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.
- Cela t'étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus ; mais tu t'es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J'ai vendu son corps à un médecin qui m'en a donné plein un boisseau d'argent.
- C'est un fameux prix ! dit grand Claus.
Et il courut chez lui encore plus vite qu'il n'était venu, prit une hache et tua d'un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s'en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s'il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.
- Un cadavre ! s'écria l'apothicaire. D'ou le tenez-vous et comment avez- vous le droit de le vendre ?
- Oh ! il est bien à moi, répondit grand Claus. C'est le corps de ma grand- mère. Je viens de la tuer ; elle n'avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l'on m'en donnera un boisseau plein d'écus.
- Dieu de miséricorde ! dit l'autre, quelles abominables sornettes vous nous contez ! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.
Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s'ennuyer sur la terre, il n'en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l'apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d'effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s'en retourna chez lui au galop. L'apothicaire crut qu'il était simplement devenu fou et qu'il n'avait pas fait ce dont il s'était vanté; il le laissa partir sans informer la justice .


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Les Fleurs de la Petite Ida.

Les pauvres fleurs sont tout à fait mortes ! dit la petite Ida, elles étaient si belles hier soir, et maintenant toutes les feuilles pendent ! Pourquoi ? demanda-t-elle à l'étudiant assis sur le sofa.
Elle l'aimait beaucoup, l'étudiant, il savait les plus délicieuses histoires et découpait des images si amusantes : des coeurs avec des petites dames au milieu qui dansaient ; des fleurs et de grands châteaux dont on pouvait ouvrir les portes, c'était un étudiant plein d'entrain.
- Eh bien ! sais-tu ce qu'elles ont ? dit l'étudiant. Elles sont allées au bal cette nuit, c'est pourquoi elles sont fatiguées.
- Mais les fleurs ne savent pas danser ! dit la petite Ida.
- Si, quand vient la nuit et que nous autres nous dormons, elles sautent joyeusement de tous les côtés. Elles font un bal presque tous les soirs.
- Est-ce que les enfants ne peuvent pas y aller ?
- Si, dit l'étudiant. Les enfants de fleurs, les petites anthémis et les petits muguets.
- Où dansent les plus jolies fleurs ? demanda la petite Ida.
- N'es-tu pas allée souvent devant le grand château que le roi habite l'été, où il y a un parc délicieux tout plein de fleurs ? Tu as vu les cygnes qui nagent vers toi quand tu leur donnes des miettes de pain, c'est là qu'il y a un vrai bal, je t'assure!
- J'ai été dans le parc hier avec maman, dit Ida, mais toutes les feuilles étaient tombées des arbres et il n'y avait pas une seule fleur ! Où sont-elles donc ? L'été, j'en avais vu des quantités.
- Elles sont à l'intérieur du château, dit l'étudiant. Dès que le roi et les gens de la cour s'installent à la ville, les fleurs montent du parc au château et elles sont d'une gaieté folle.
- Mais, demanda Ida, est-ce que personne ne punit les fleurs parce qu'elles dansent au château du roi?
- Personne ne s'en doute. Parfois, la nuit, le vieux gardien fait sa ronde. Il a un grand trousseau de clés. Dès que les fleurs entendent leur cliquetis, elles restent tout à fait tranquilles, cachées derrière les grands rideaux et elles passent un peu la tête seulement. "Je sens qu'il y a des fleurs ici", dit le vieux gardien, mais il ne peut les voir.
- Que c'est amusant ! dit la petite Ida en battant des mains, est-ce que je ne pourrai pas non plus les voir ?
- Si, souviens-toi lorsque tu iras là-bas de jeter un coup d'oeil à travers la fenêtre, tu les verras bien. Je l'ai fait aujourd'hui, il y avait une grande jonquille jaune étendue sur le divan, elle croyait être une dame d'honneur !
- Est-ce que les fleurs du jardin botanique peuvent aussi aller là-bas ?
- Oui, bien sûr, car si elles veulent, elles peuvent voler. N'as-tu pas vu les beaux papillons rouges, jaunes et blancs, ils ont presque l'air de fleurs, ils l'ont été du reste. Ils se sont arrachés de leur tige et ont sauté très haut en l'air en battant de leurs feuilles comme si c'étaient des ailes et ils se sont envolés. Et comme ils se conduisaient fort bien, ils ont obtenu le droit de voler aussi dans la joumée, de ne pas rentrer chez eux pour s'asseoir immobiles sur leur tige. Les pétales, à la fin, sont devenus de vraies ailes.
- Il se peut du reste que les fleurs du jardin botanique n'aient jamais été au château du roi, ni même qu'elles sachent combien les fêtes y sont gaies.
- Et je vais te dire quelque chose qui étonnerait bien le professeur de botanique qui habite à côté (tu le connais). Quand tu iras dans son jardin, tu raconteras à une des fleurs qu'il y a grand bal au château la nuit, elle le répétera à toutes les autres et elles s'envoleront. Si le professeur descend ensuite dans son jardin, il ne trouvera plus une fleur et il ne pourra comprendre ce qu'elles sont devenues !
- Mais comment une fleur peut-elle le dire aux autres fleurs ? Elles ne savent pas parler.
- Evidemment, dit l'étudiant, mais elles font de la pantomime ! N'as-tu pas remarqué quand le vent souffle un peu comme les fleurs inclinent la tête et agitent leurs feuilles vertes ? C'est aussi expressif que si elles parlaient.
- Est-ce que le professeur comprend la pantomime ? demanda Ida.
- Bien sûr. Un matin, comme il descendait dans son jardin, il vit une ortie qui faisait de la pantomime avec ses feuilles à un ravissant oeillet rouge. Elle disait : « Tu es si joli, et je t'aime tant !» Mais le professeur n'aime pas cela du tout, il donna aussitôt une grande tape à l'ortie sur les feuilles qui sont ses doigts, mais ça l'a terriblement brûlé et depuis il n'ose plus jamais toucher à l'ortie.
- C'est amusant, dit la petite Ida en riant.
- Comment peut-on raconter de telles balivernes, dit le conseiller de chancellerie venu en visite et qui était assis sur le sofa. Il n'aimait pas du tout l'étudiant et grognait tout le temps quand il le voyait découper des images si amusantes : un homme pendu à une potence et tenant un coeur à la main, car il avait volé bien des coeurs.
Le conseiller n'appréciait pas du tout cela et il disait comme maintenant : «Comment peut-on mettre des balivernes pareilles dans la tête d'un enfant ? Quelles inventions stupides !»
Mais la petite Ida trouvait très amusant ce que l'étudiant racontait et elle y pensait beaucoup.
La tête des fleurs pendait parce qu'elles étaient fatiguées d'avoir dansé toute la nuit, elles étaient certainement malades. Elle les apporta près de ses autres jouets étalés sur une jolie table, dont le tiroir était plein de trésors. Dans le petit lit était couchée sa poupée Sophie qui dormait, mais Ida lui dit : « Il faut absolument te lever, Sophie, et te contenter du tiroir pour cette nuit ; ces pauvres fleurs sont malades, et si elles couchent dans ton lit, peut-être qu'elles guériront ! » Elle fit lever la poupée qui avait un air revêche et ne dit pas un mot, elle était fâchée de prêter son lit.
Ida coucha les fleurs dans le lit de poupée, tira la petite couverture sur elles jusqu'en haut et leur dit de rester bien sagement tranquilles, qu'elle allait leur faire du thé afin qu'elles guérissent et puissent se lever le lendemain. Elle tira les rideaux autour du petit lit pour que le soleil ne leur vînt pas dans les yeux.
Toute la soirée, elle ne put s'empêcher de penser à ce que l'étudiant lui avait raconté et quand vint l'heure d'aller elle-même au lit, elle courut d'abord derrière les rideaux des fenêtres dans l'embrasure desquelles se trouvaient, sur une planche, les ravissantes fleurs de sa mère, des jacinthes et des tulipes, et elle murmura tout bas: «Je sais bien que vous devez aller au bal ! »
Les fleurs firent semblant de ne rien entendre.
La petite Ida savait pourtant ce qu'elle savait ...
Lorsqu'elle fut dans son lit, elle resta longtemps à penser. Comme ce serait plaisant de voir danser ces jolies fleurs là-bas, dans le château du roi.
- Est-ce que vraiment mes fleurs y sont allées ?
Là-dessus, elle s'endormit.
Elle se réveilla au milieu de la nuit ; elle avait rêvé de fleurs et de l'étudiant que le conseiller grondait et accusait de lui mettre des idées stupides et folles dans la tête.
Le silence était complet dans la chambre d'Ida, la veilleuse brûlait sur la table, son père et sa mère dormaient.
«Mes fleurs sont-elles encore couchées dans le lit de Sophie ? se dit-elle. Elle se souleva un peu et jeta un coup d'oeil vers la porte entrebâillée. Elle tendit l'oreille et il lui sembla entendre que l'on jouait du piano dans la pièce à côté, mais tout doucement. Jamais elle n'avait entendu une musique aussi délicate.
- Toutes les fleurs doivent danser maintenant ! dit-elle. Mon Dieu ! que je voudrais les voir ! Mais elle n'osait se lever.
«Si seulement elles voulaient entrer ici », se dit-elle.
Mais les fleurs ne venaient pas et la musique continuait à jouer, si légèrement. A la fin, elle n'y tint plus, c'était trop délicieux, elle se glissa hors de son petit lit et alla tout doucement jusqu'à la porte jeter un coup d'oeil.
Il n'y avait pas du tout de veilleuse dans cette pièce, mais il y faisait tout à fait clair, la lune brillait à travers la fenêtre et éclairait juste le milieu du parquet. Toutes les jacinthes et les tulipes se tenaient debout en deux rangs, il n'y en avait plus du tout dans l'embrasure de la fenêtre où ne restaient que les pots vides. Sur le parquet, les fleurs dansaient gracieusement.
Un grand lis rouge était assis au piano. Ida était sûre de l'avoir vu cet été car elle se rappelait que l'étudiant avait dit : « Oh ! comme il ressemble à Mademoiselle Line ! » et tout le monde s'était moqué de lui. Maintenant Ida trouvait que la longue fleur ressemblait vraiment à cette demoiselle, et elle jouait tout à fait de la même façon qu'elle.
Puis elle vit un grand crocus bleu sauter juste au milieu de la table où se trouvaient les jouets. Il alla droit vers le lit des poupées et en tira les rideaux. Les fleurs malades y étaient couchées mais elles se levèrent immédiatement et firent signe aux autres en bas qu'elles aussi voulaient danser.
Ida eut l'impression que quelque chose était tombé de la table. Elle regarda de ce côté et vit que c'était la verge de la Mi-Carême qui avait sauté par terre. Ne croyait-elle pas être aussi une fleur ?
Il était très joli, après tout, ce martinet. A son sommet était une petite poupée de cire qui avait sur la tête un large chapeau.
La verge de la Mi-Carême sauta sur ses trois jambes de bois rouge, en plein milieu des fleurs. Elle se mit à taper très fort des pieds car elle dansait la mazurka, et cette danse-là, les autres fleurs ne la connaissaient pas.
Tout à coup, la poupée de cire du petit fouet de la Mi-Carême devint grande longue, elle tourbillonna autour des fleurs de papier et cria très haut : « Peut-on mettre des bêtises pareilles dans la tête d'un enfant ! Ce sont des inventions stupides ! » Et alors, elle ressemblait exactement au conseiller de la chancellerie, avec son large chapeau, elle aussi était jaune et aussi grognon. Les fleurs en papier lui donnèrent des coups sur ses maigres jambes et elle se ratatina de nouveau et redevint une petite poupée de cire.
Le fouet de la Mi-Carême continuait à danser et le conseiller était obligé de danser avec. Il n'y avait rien à faire : il se faisait grand et long et tout d'un coup redevenait la petite poupée de cire jaune au grand chapeau noir.
Les fleurs prièrent alors le martinet de s'arrêter, surtout celles qui avaient couché dans le lit de poupée, et cette danse cessa.
Mais voilà qu'on entendit des coups violents frappés à l'intérieur du tiroir où gisait Sophie, la poupée d'Ida, au milieu de tant d'autres jouets. Le casse-noix courut jusqu'au bord de la table, s'allongea de tout son long sur le ventre et réussit à tirer un petit peu le tiroir. Alors Sophie se leva et regarda autour d'elle d'un air étonné.
- Il y a donc bal ici, dit-elle. Pourquoi ne me l'a-t-on pas dit ?
- Veux-tu danser avec moi ? dit le casse-noix.
- Ah ! bien oui ! tu serais un beau danseur !
Et elle lui tourna le dos. Elle s'assit sur le tiroir et se dit que l'une des fleurs viendrait l'inviter, mais il n'en fut rien : alors elle toussa, hm, hm, hm, mais personne ne vint.
Comme aucune des fleurs n'avait l'air de voir Sophie, elle se laissa tomber du tiroir sur le parquet dans un grand bruit. Toutes les fleurs accoururent pour l'entourer et lui demander si elle ne s'était pas fait mal, et elles étaient toutes si aimables avec elle, surtout celles qui avaient couché dans son lit.
Elle ne s'était pas du tout fait mal, affirmait-elle, et les fleurs d'Ida la remercièrent pour le lit douillet. Tout le monde l'aimait et l'attirait juste au milieu du parquet, là où scintillait la lune, on dansait avec elle et toutes les fleurs faisaient cercle autour. Sophie était bien contente, elle les pria de conserver son lit.
Mais les fleurs répondirent :
- Nous te remercions mille fois, mais nous ne pouvons pas vivre si longtemps. Demain nous serons tout à fait mortes. Mais dis à la petite Ida qu'elle nous enterre dans le jardin, près de la tombe de son canari, alors nous refleurirons l'été prochain et nous serons encore plus belles.
- Non, ne mourez pas, dit Sophie en embrassant les fleurs.
Au même instant la porte de la salle s'ouvrit et une foule de jolies fleurs entrèrent en dansant. Ida ne comprenait pas d'où elles pouvaient venir, c'étaient sûrement toutes les fleurs du château du roi. En tête s'avançaient deux roses magnifiques portant de petites couronnes d'or : c'étaient un roi et une reine. Puis venaient les plus ravissantes giroflées et des oeillets qui saluaient de tous côtés. Ils étaient accompagnés de musique : des coquelicots et des pivoines soufflaient dans des cosses de pois à en être cramoisies. Les campanules bleues et les petites nivéoles blanches sonnaient comme si elles avaient eu des clochettes. Venaient ensuite quantité d'autres fleurs, elles dansaient toutes ensemble, les violettes bleues et les pâquerettes rouges, les marguerites et les muguets. Et toutes s'embrassaient, c'était ravissant à voir.
A la fin, les fleurs se souhaitèrent bonne nuit, la petite Ida se glissa aussi dans son lit et elle rêva de tout ce qu'elle avait vu.
Quand elle se leva le lendemain matin, elle courut aussitôt à la table pour voir si les fleurs étaient encore là, et elle tira les rideaux du petit lit ; oui, elles y étaient mais tout à fait fanées, beaucoup plus que la veille.
Sophie était couchée dans le tiroir, elle avait l'air d'avoir très sommeil.
- Te rappelles-tu ce que tu devais me dire ? demanda Ida.
Sophie avait l'air stupide et ne répondit pas un mot.
- Tu n'es pas gentille, dit Ida et pourtant elles ont toutes dansé avec toi.
Elle prit une petite boîte en papier sur laquelle étaient dessinés de jolis oiseaux, l'ouvrit et y déposa les fleurs mortes.
- Ce sera votre cercueil, dit-elle, et quand mes cousins norvégiens viendront, ils assisteront à votre enterrement dans le jardin afin que l'été prochain vous re- poussiez encore plus belles.
Les cousins norvégiens étaient deux garçons pleins de santé s'appelant Jonas et Adolphe. Leur père leur avait fait cadeau de deux arcs, et ils les avaient apportés pour les montrer à Ida. Elle leur raconta l'histoire des pauvres fleurs qui étaient mortes et ils durent les enterrer.


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Les Voisins

On aurait vraiment pu croire que la mare aux canards était en pleine révolution ; mais il ne s'y passait rien. Pris d'une folle panique, tous les canards qui, un instant avant, se prélassaient avec indolence sur l'eau ou y barbotaient gaiement, la tête en bas, se mirent à nager comme des perdus vers le bord, et, une fois à terre, s'enfuirent en se dandinant, faisant retentir les échos d'alentour de leurs cris les plus discordants. La surface de l'eau était tout agitée. Auparavant elle était unie comme une glace ; on y voyait tous les arbres du verger, la ferme avec son toit et le nid d'hirondelles ; au premier plan, un grand rosier tout en fleur qui, adossé au mur, se penchait au-dessus de la mare.
Maintenant on n'apercevait plus rien ; le beau paysage avait disparu subitement comme un mirage. A la place il y avait quelques plumes que les canards avaient perdues dans leur fuite précipitée ; une petite brise les balançait et les poussait vers le bord. Survint une accalmie, et elles restèrent en panne. La tranquillité rétablie, l'on vit apparaître de nouveau les roses. Elles étaient magnifiques ; mais elles ne le savaient pas. La lumière du soleil passait à travers leurs feuilles délicates ; elles répandaient la plus délicieuse senteur.
- Que l'existence est donc belle ! dit l'une d'elles. Il y a pourtant une chose qui me manque. Je voudrais embrasser ce cher soleil, dont la douce chaleur nous fait épanouir ; je voudrais aussi embrasser les roses qui sont là dans l'eau. Comme elles nous ressemblent ! Il y a encore là-haut les gentils petits oiseaux que je voudrais caresser. Comme ils gazouillent joliment quand ils tendent leurs têtes mignonnes hors de leur nid ! Mais il est singulier qu'ils n'aient pas de plumes, comme leur père et leur mère. Quels excellents voisins cela fait !
Ces jeunes oiseaux étaient des moineaux ; leurs parents aussi étaient des moineaux ; ils s'étaient installés dans le nid que l'hirondelle avait confectionné l'année d'avant : ils avaient fini par croire que c'était leur propriété.
- Sont-ce des pièces pour faire des habits aux canards ? demanda l'un des petits moineaux, en apercevant les plumes sur l'eau.
- Comment pouvez-vous dire des sottises pareilles ? dit la mère. Ne savez-vous donc pas qu'on ne confectionne pas des vêtements aux oiseaux comme aux hommes ? Ils nous poussent naturellement. Les nôtres sont bien plus fins que ceux des canards. A propos, je voudrais bien savoir ce qui a pu tant effrayer ces lourdes bêtes. Je me rappelle que j'ai poussé quelques pip, pip énergiques en vous grondant tout à l'heure. Serait-ce cela ? Ces grosses roses, qui étaient aux premières loges, devraient le savoir ; mais elles ne font attention à rien ; elles sont perdues dans la contemplation d'elles-mêmes. Quels ennuyeux voisins !
Les petits marmottèrent quelques légers pip d'approbation.
- Entendez-vous ces amours d'oiseaux ! dirent les roses. Ils s'essayent à chanter ; cela ne va pas encore ; mais dans quelque temps ils fredonneront gaiement. Que ce doit être agréable de savoir chanter ! on fait plaisir à soi-même et aux autres. Que c'est charmant d'avoir de si joyeux voisins !
Tout à coup deux chevaux arrivèrent au galop ; on les menait boire à la mare. Un jeune paysan montait l'un ; il n'avait sur lui que son pantalon et un large chapeau de paille. Le garçon sifflait mieux qu'un moineau ; il fit entrer ses chevaux dans l'eau jusqu'à l'endroit le plus profond. En passant près du rosier, il en cueillit une fleur et la mit à son chapeau. Il n'était pas peu fier de cet ornement. Les autres roses, en voyant s'éloigner leur soeur, se demandèrent l'une à l'autre :
- Où peut-elle bien aller ?
Aucune ne le savait.
- Parfois je souhaite de pouvoir me lancer à travers le monde, dit l'une d'elles ; mais réellement je me trouve très bien ici : le jour, le soleil y donne en plein ; et la nuit, je puis admirer le bel éclat lumineux du ciel à travers les petits trous du grand rideau bleu.
C'est ainsi que dans sa simplicité elle désignait les étoiles.
- Nous apportons ici l'animation et la gaieté, reprit la mère moineau. Les braves gens croient qu'un nid d'hirondelles porte bonheur, c'est pourquoi l'on ne nous tracasse pas ; on nous aime au contraire, et l'on nous jette de temps en temps quelques bonnes miettes. Mais nos voisins, à quoi peuvent-ils être utiles? Ce grand rosier, là contre le mur, ne fait qu'y attirer l'humidité. Qu'on l'arrache donc et qu'à sa place on sème un peu de blé. Voilà une plante profitable. Mais les roses, ce n'est que pour la vue et l'odorat. Elles se fanent l'une après l'autre. Alors, m'a appris ma mère, la femme du fermier en recueille les feuilles. On les met ensuite sur le feu pour que cela sente bon. Jusqu'au bout de leur existence, elles ne sont bonnes que pour flatter les yeux et le nez.
Lorsque le soir approcha et que des myriades d'insectes se mirent à danser des rondes dans les vapeurs légères que le soleil couchant colore en rose, le rossignol arriva et chanta pour les roses ses plus délicieux airs : le refrain était que le beau est aussi nécessaire au monde que le rayon de soleil.
Les fleurs pensaient que l'oiseau faisait allusion à ses propres mélodies ; elles n'avaient pas l'idée qu'il chantait leur beauté. Elles n'en étaient pas moins ravies de ses harmonieuses roulades : elles se demandaient si les petits moineaux du toit deviendraient aussi un jour des rossignols.
- J'ai fort bien compris le chant de cet oiseau des bois, dit l'un d'eux, sauf un mot qui n'a pas de sens pour moi : le beau : qu'est-ce cela?
- A vrai dire, ce n'est rien du tout, répondit-elle ; c'est si fragile ! Tenez, là-bas au château, où se trouve le pigeonnier dont les habitants reçoivent tous les jours pois et avoine à gogo (j'y vais quelquefois marauder et y présenterai un jour), donc, au château ils ont deux énormes oiseaux au cou vert et portant une crête sur la tête : ces bêtes peuvent faire de leur queue une roue aux couleurs tellement éclatantes qu'elles font mal aux yeux : c'est là ce qu'il y a de plus beau au monde. Eh bien, je vous demande un peu : si l'on arrachait les plumes à ces paons (c'est ainsi qu'on appelle ces animaux si fiers), auraient-ils meilleure façon que nous ? Je leur aurais depuis longtemps enlevé leur parure, s'ils n'étaient pas si gros. Mais c'est pour vous dire que le beau tient à peu de chose.
- Attendez, c'est moi qui leur arracherai leurs plumes ! s'écria le petit moineau, qui n'avait lui-même encore qu'un mince duvet.
Dans la maison habitaient un jeune fermier et sa femme ; c'étaient de bien braves gens, ils travaillaient ferme ; tout chez eux avait un air propre et gai. Tous les dimanches matin, la fermière allait cueillir un bouquet des plus belles roses et les mettait dans un vase plein d'eau sur le grand bahut.
«Voilà mon véritable almanach, disait le mari ; c'est à cela que je vois que c'est bien aujourd'hui dimanche. » Et il donnait à sa femme un gros baiser.
- Que c'est fastidieux, toujours des roses ! dit la mère moineau.
Tous les dimanches on renouvelait le bouquet ; mais pour cela le rosier ne dégarnissait pas de fleurs. Dans l'intervalle il était poussé des plumes aux petits moineaux ; ils demandèrent un jour à accompagner leur maman au fameux pigeonnier ; mais elle ne le permit pas encore. Elle partit pour aller leur chercher à manger ; la voilà tout à coup prise au lacet que des gamins avaient tendu sur une branche d'arbre. La pauvrette avait ses pattes entortillées dans le crin qui la serrait horriblement. Les gamins, qui guettaient sous un bosquet, accoururent et saisirent l'oiseau brusquement.
- Ce n'est qu'un pierrot ! dirent-ils.
Mais ils ne le relâchèrent pas pour cela. Ils l'emportèrent à la maison, et chaque fois que le malheureux oiseau se démenait et criait, ils le secouaient.
Chez eux ils trouvèrent un vieux colporteur, qui était en tournée. C'était un rieur ; à l'aide de ses plaisanteries il vendait force morceaux de savon et pots de pommade. Les galopins lui montrèrent le moineau.
- Ecoutez, dit-il, nous allons le faire bien beau, il ne se reconnaîtra plus lui- même.
L'infortunée maman moineau frissonna de tous ses membres. Le vieux prit dans sa balle un morceau de papier doré qu'il découpa artistement ; il enduisit l'oiseau de toutes parts avec du blanc d'oeuf, et colla le papier dessus. Les gamins battaient des mains en voyant le pierrot doré sur toutes les coutures ; mais lui ne songeait guère à sa toilette resplendissante, il tremblait comme une feuille. Le vieux loustic coupa ensuite un petit morceau d'étoffe rouge, y tailla des zigzags pour imiter une crête de coq, et l'ajusta sur la tête de l'oiseau.
- Maintenant, vous allez voir, dit-il, quel effet il produira quand il va voler !
Et il laissa partir le moineau qui, éperdu de frayeur, se mit à tourner en rond, ne sachant plus où il était. Comme il brillait à la lumière du soleil ! Toute la gent volatile, même une vieille corneille fut d'abord effarée à l'aspect de cet être extraordinaire. Le moineau s'était un peu remis et avait pris son vol vers son nid ; mais toute la bande des moineaux d'alentour, les pinsons, les bouvreuils et aussi la corneille se mirent à sa poursuite pour apprendre de quel pays il venait. Au milieu de ce tohu-bohu, il se troubla de nouveau, l'épouvante commençait à paralyser ses ailes, son vol se ralentissait. Plusieurs oiseaux l'avaient rattrapé et lui donnaient des coups de bec ; les autres faisaient un ramage terrible. Enfin le voilà devant son nid. Les petits, attirés par tout ce tapage, avaient mis la tête à la fenêtre.
- Tiens, se dirent-ils l'un à l'autre, c'est certainement un jeune paon. L'éclat de son plumage fait mal aux yeux. Te rappelles-tu ce que la mère nous a dit : «C'est le beau. A bas le beau ! Sus, sus !»
Et de leurs petits becs ils frappèrent l'oiseau épuisé qui n'avait plus assez de souffle pour dire pip, ce qui l'aurait peut-être fait reconnaître. Ils barrèrent l'entrée du nid à leur mère. Les autres oiseaux alors se jetèrent sur elle et lui arrachèrent une plume après l'autre ; elle finit par tomber sanglante au milieu du rosier.
- Pauvre petite bête ! dirent les roses. Cache-toi bien. Ils n'oseront pas te poursuivre plus loin. Notre père te défendra avec ses épines. Repose ta tète sur nous. Mais le pauvre moineau était dans les dernières convulsions, il étendit les ailes, puis les resserra ; il était mort.
Dans le nid, c'étaient des pip, pip continuels.
- Où peut donc rester la mère si longtemps? dit l'aîné des petits. Serait-ce avec intention qu'elle ne rentre pas ? peut-être veut-elle nous signifier que nous sommes assez grands pour pourvoir nous-mêmes à notre entretien ? Oui, ce doit être cela. Elle nous abandonne le nid. Nous pouvons y loger tous trois maintenant ; mais plus tard, quand nous aurons de la famille, à qui sera-t-il ?
- Moi, je vous ferai bien décamper, dit le plus jeune, quand je viendrai installer ici ma nichée.
- Tais-toi, blanc-bec, dit le second, je serai marié bien avant toi, et avec ma femme et mes petits je te ferai une belle conduite si tu viens ici.
- Et moi, je ne compte donc pour rien ? s'écria l'aîné.
La querelle s'envenima, ils se mirent à se battre des ailes, à se donner des coups de bec ; les voilà tous trois hors du nid dans la gouttière, ils restèrent à plat quelque temps, clignotant des yeux de l'air le plus niais.
Enfin ils se relevèrent, ils savaient un peu voleter, et les deux aînés, se sentant le désir de voir le monde, laissèrent le nid au plus jeune. Avant de se séparer, ils convinrent d'un signe pour se reconnaître plus tard : c'était un pip prolongé, accompagné de trois grattements avec la patte gauche ; ils devaient apprendre ce moyen de reconnaissance à leurs petits. Le plus jeune se carrait avec délices dans le nid, qui était maintenant à lui seul. Mais dès la nuit suivante le feu prit au toit, qui était de chaume ; il flamba en un instant et le moineau fut grillé.
Lorsque le soleil apparut, il ne restait plus debout que quelques poutres à moitié calcinées, appuyées contre un pan de mur. Les décombres fumaient encore. A côté des ruines, le rosier était resté aussi frais, aussi fleuri que la veille ; l'image de ses riches bouquets se reflétait toujours dans l'eau.
- Quel effet pittoresque font ces fleurs épanouies devant ces ruines ! s'écria un passant. Il me faut dessiner cela.
Et il tira d'un cahier une feuille de papier et se mit à tracer un croquis : c'était un peintre. Il dessina les restes de la maison, la cheminée qui menaçait de s'écrouler, les débris de toute sorte, et en avant le magnifique rosier couvert de fleurs. Ce contraste entre la nature, toujours belle et vivante, et l'oeuvre de l'homme, si périssable, était saisissant.
Dans la journée, les deux jeunes moineaux envolés de la veille vinrent faire un tour aux lieux de leur naissance.
- Qu'est devenue la maison ? s'écrièrent-ils. Et le nid ? Tout a péri, et notre frère le querelleur aussi. C'est bien fait pour lui. Mais faut-il que ces maudites roses aient seules échappé au feu ! Et le malheur des autres ne les chagrine pas, ni ne les fait maigrir, elles ont toujours leurs grosses joues bouffies !
- Je ne puis les voir, dit l'aîné. Allons-nous-en, c'est maintenant un séjour affreux.
Et ils s'envolèrent.
Par une belle journée d'automne, une bande de pigeons, noirs, blancs, tachetés, sautillaient dans la basse-cour du château. Leur plumage bien lissé brillait au soleil. On venait de leur jeter des pois et des graines. Ils couraient çà et là en désordre.
- En groupes ! en groupes ! dit une vieille mère pigeonne.
- Quelles sont ces petites bêtes grises qui gambadent toujours derrière nous ? demanda un jeune pigeon au plumage rouge et vert.
- Venez, gris-gris. Ce sont des moineaux. Comme notre race a la réputation d'être douce et affable, nous les laissons picorer quelques graines.
En effet, voilà que deux des moineaux qui venaient d'arriver de côtés différents se mirent pour se saluer, à gratter trois fois de la patte gauche et à pousser un pip en point d'orgue.
- On fait bombance ici, se dirent-ils.
Les pigeons d'un air protecteur se rengorgeaient et se promenaient fiers et hautains. Quand on les observe de près, on les trouve remplis de défauts ; entre eux, quand ils se croient seuls, ils sont toujours à se quereller, à se donner de furieux coups de bec.
- Regarde un peu celui qui a une si grosse gorge ! dit un des jeunes pigeons à la vieille grand-mère. Comme il avale des pois ! son jabot en crève presque ! Allons, donnez-lui une raclée. Courez, courez, courez ! Et les yeux scintillants de méchanceté, deux jeunes se jetèrent sur le pigeon à grosse gorge qui, la crête soulevée de colère, les bouscula l'un après l'autre.
- En groupes ! s'écria la vieille. Venez, gris-gris ! Courez, courez, courez !
Les moineaux faisaient ripaille ; ils avaient mis de côté leur effronterie native, et se tenaient convenablement pour qu'on les tolérât ; ils se plaçaient même dans les groupes au commandement de la vieille. Une fois bien repus, ils déguerpirent ; quand ils furent un peu loin, ils échangèrent leurs idées sur les pigeons, dont ils se moquèrent à plaisir. Ils allèrent, pour faire la sieste, se reposer sur le rebord d'une fenêtre : elle était ouverte. Quand on a le ventre plein, on se sent hardi; aussi l'un d'eux se risqua bravement dans la chambre.
- Pip, pip, dit le second, j'en ferais bien autant et même plus.
Et il s'avança jusqu'au milieu de l'appartement. Il ne s'y trouvait personne en ce moment. En furetant à droite et à gauche, les voilà tout au fond de la chambre.
- Tiens ! qu'est cela ? s'écrièrent-ils.
Devant eux se trouvait un rosier dont les centaines de fleurs se reflétaient dans l'eau ; à côté, quelques poutres calcinées étaient adossées contre un reste de cheminée ; derrière, un bouquet de bois et un ciel splendide.
Les moineaux prirent leur élan pour voler vers les arbres ; mais ils vinrent se cogner contre une toile. Tout ce paysage n'était qu'un beau et grand tableau ; l'artiste l'avait peint d'après le croquis qu'il avait dessiné.
- Pip ! dit un des moineaux. Ce n'est rien qu'une pure apparence. Pip, pip! C'est peut-être le beau ? C'est ainsi que le définissait notre aïeule, une personne des plus remarquables de son temps.
Quelqu'un entra, les oiseaux s'envolèrent.
Des jours, des années se passèrent. Les familles de nos deux moineaux avaient prospéré malgré les durs hivers ; en été, on se rattrapait et l'on engraissait. Quand on se rencontrait, on se reconnaissait au signal convenu : trois grattements de la patte gauche. Presque tous s'établissaient jeunes, se mariaient et faisaient leur nid non loin les uns des autres. Mais une petite pierrette alerte et aventureuse, trop volontaire pour se mettre en ménage, partit un jour pour les contrées lointaines et elle vint s'installer à Copenhague.
- Comme tout cela brille ! dit la pierrette en voyant le soleil se refléter dans les vastes fenêtres du château. Ne serait-ce pas le beau ? Dans notre famille on sait le reconnaître. Seulement, ce que je vois là, c'est autrement grand qu'un paon. Et ma mère m'a dit que cet animal était le type du beau.
Et la pierrette descendit dans la cour de l'édifice ; sur les murs étaient peintes des fresques ; au milieu était un grand rosier qui étendait ses branches fraîches et fleuries sur un tombeau. La pierrette voleta de ce côté ; trois moineaux sautillaient de compagnie. Elle fit les trois grattements et lança un pip de poitrine ; les moineaux firent de même. On se complimenta, on se salua de nouveau, et l'on causa. Deux des moineaux se trouvaient être les frères nés dans le nid d'hirondelles ; sur leurs vieux jours ils avaient eu la curiosité de voir la capitale.
La nouvelle venue leur communiqua ses doutes sur la nature du beau.
- Oh ! c'est bien ici qu'il se trouve, dit l'aîné des frères. Tout est solennel ; les visiteurs sont graves, et il n'y a rien à manger. Ce n'est que pure apparence.
Des personnes qui venaient d'admirer les oeuvres sublimes du maître approchèrent du tombeau où il repose. Leurs figures étaient encore illuminées par les impressions qu'ils venaient de recevoir dans ce sanctuaire de l'art. C'étaient de grands personnages venus de loin, d'Angleterre, de France, d'Italie ; la fille de l'un d'eux, une charmante enfant, cueillit une des roses en souvenir du célèbre sculpteur, et la mit dans son sein.
Les moineaux, en voyant le muet hommage qu'on venait rendre au rosier, pensèrent que l'édifice était construit en son honneur ; cela leur parut exorbitant ; mais, pour ne point paraître trop campagnards, ils firent comme tout le monde et saluèrent à leur façon.
En regardant de près, ils remarquèrent que c'était leur ancien voisin. Le peintre qui avait dessiné le rosier au pied de la maison brûlée avait demandé la permission de l'enlever, et l'avait donné à l'architecte qui avait construit l'édifice. Celui-ci en avait trouvé les fleurs si admirables, qu'il l'avait placé sur le tombeau de Thorwaldsen, où ces roses étaient comme l'emblème du beau ; on les emportait bien loin en souvenir des émotions que produit la sublimité de l'art.
- Tiens, dirent les moineaux, vous avez trouvé un bon emploi en ville. Les roses reconnurent leurs voisins et répondirent :
- Quelle joie de revoir d'anciens amis ! Il ne manquait plus que cela à notre bonheur. Que l'existence est belle ! Tous les jours ici sont des jours de fête.


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