Trois contes d'Andersen

Le Crapaud

Le puits était très profond et par conséquent la corde était longue, qui servait à monter le seau plein d'eau. Quand ce seau arrivait jusqu'à la margelle, on avait bien du mal à l'y poser, tant le vent était violent. Jamais le soleil ne descendait assez bas dans ce puits pour se mirer dans l'eau, mais aussi loin qu'atteignaient ses rayons, les pierres étaient couvertes d'une maigre verdure.
Une famille de crapauds vivait dans le puits. Ils étaient nouveaux venus, puisque c'est la vieille grand-mère - encore vivante - qui y était arrivée, la tête la première. Les grenouilles vertes, établies là depuis bien plus longtemps, et qui nageaient de tous côtés dans l'eau, les considéraient comme des invités de passage, mais voyaient bien qu'ils étaient un peu de leur espèce.
Les crapauds avaient décidé de rester là, ils se plaisaient à vivre «au sec», comme ils disaient des pierres humides.
La mère crapaude avait fait un vrai voyage, et elle s'était trouvée justement dans le seau au moment où quelqu'un le remontait, mais la subite lumière du jour l'éblouit ; elle tomba du seau, droit dans l'eau, avec un « plouf » si terrifiant qu'elle dut rester trois jours couchée, les reins presque brisés. C'est ainsi qu'elle était arrivée là. Elle ne pouvait raconter grand-chose sur le monde extérieur, mais elle savait - et elle le fit savoir à tous - que le puits n'était pas le monde entier. Mère crapaude aurait pu raconter davantage, mais si les grenouilles la questionnaient, elle ne répondait jamais, alors elles ne questionnaient plus.
- Comme elle est grosse et horrible, laide et répugnante, disaient les jeunes grenouilles vertes, et ses petits deviendront exactement comme elle.
- C'est possible, répondait la mère crapaude, mais l'un d'eux a une pierre précieuse dans la tête, ou bien je l'ai moi-même.
Les grenouilles vertes écoutaient ce propos, les yeux ronds de surprise, mais comme elles ne désiraient pas en savoir davantage, elles tournèrent le dos à la vieille et plongèrent jusqu'au fond de l'eau.
Les jeunes crapauds, au contraire, allongeaient leurs pattes de derrière par pure fierté, chacun d'eux croyant avoir la pierre précieuse, ils tenaient la tête raide et parfaitement immobile. Ils finirent cependant par se demander de quoi ils devaient être fiers et ce que c'était au juste qu'une pierre précieuse.
- C'est un bijou, répondit la mère crapaude, si beau et si précieux, que je ne peux même pas le décrire. On le porte pour son propre plaisir et les autres vous l'envient. Mais ne me demandez plus rien, je ne répondrai pas.
- Je suis sûr que ce n'est pas moi qui ai ce bijou, dit le plus petit crapaud qui était aussi laid que possible ; pourquoi, parmi tous, aurai-je quelque chose d'aussi splendide ? Et si cela devait déplaire aux autres, je n'en aurais aucun plaisir. Non, tout ce que je désire, c'est seulement de pouvoir un jour monter jusqu'à la margelle du puits et regarder au-dehors, ce doit être magnifique !
- Reste bien tranquille où tu es, répliqua la vieille, tu connais le coin et sais ce qu'il vaut. Prends bien garde au seau, il pourrait t'écraser. Et si tu réussis à y entrer, tu peux en retomber et tout le monde n'a pas comme moi la chance de survivre à une pareille chute avec ses quatre membres entiers - et tous ses oeufs.
- Couac, dit le petit, ce qui répond à Oh ! Oh !
Il avait un immense désir d'être assis sur la margelle du puits et de regarder au-dehors, une vraie nostalgie de la verdure de là-haut. Le lendemain matin, comme on remontait le seau plein d'eau, le seau, par hasard, s'arrêta un instant juste devant la pierre sur laquelle était assis le petit crapaud ; celui-ci trembla, mais sauta dans le seau et tomba tout au fond.
En haut du puits, il fut vidé en même temps que l'eau.
- Quelle horreur, cria un garçon qui se trouvait là, je n'en ai jamais vu d'aussi laid.
Et il lui allongea un coup de sabot.
Le petit crapaud aurait été complètement écrasé s'il ne s'était vite caché au milieu des hautes orties.
Il était assis là et regardait les tiges serrées et il regardait aussi vers le ciel, le soleil brillait sur les feuilles transparentes, il avait l'impression que nous éprouvons, nous autres hommes, en pénétrant dans une grande forêt où le soleil luit entre les branches et les feuilles des arbres.
- C'est bien mieux ici que dans le puits, dit le petit crapaud. J'aimerais y rester toute ma vie.
Il resta là une heure - et même deux.
« Je me demande ce qu'il peut y avoir dehors, pensa-t-il. Puisque je suis venu jusqu'ici, il faut que je continue.»
Il sautilla aussi vite qu'il le put et arriva sur une route où le soleil brillait, mais où la poussière tomba, épaisse, sur son dos, tandis qu'il traversait la route.
- Je suis vraiment au sec, ici, peut-être un peu trop. J'ai des démangeaisons.
Il sauta jusqu'au fossé où poussaient des myosotis et des spirées et que bordait une haie de sureau et d'aubépine, le long de laquelle grimpaient des liserons blancs. Que de couleurs de tous côtés ! Un papillon vint à passer, le crapaud le prit pour une fleur qui s'était détachée pour voir le monde. Cela lui parut tout naturel.
«Si je pouvais seulement m'envoler comme lui, pensa le petit crapaud. Couac, ce serait merveilleux. »
Il demeura huit jours et huit nuits dans le fossé où il ne manquait certes pas de nourriture. Au neuvième jour, il se dit :
«Il faut vraiment que je continue, mais que pourrai-je trouver de mieux qu'ici. Peut-être un autre petit crapaud ou quelques grenouilles vertes. »
La nuit précédente, il avait entendu dans l'air des bruits semblant indiquer qu'il avait quelques cousins dans le voisinage.
« Que c'est bon de vivre, de sortir du puits, et se reposer dans le fossé humide. Mais il faut continuer, essayer de trouver un petit crapaud ou quelques grenouilles. Ils me manquent. C'est donc que la nature ne suffit pas. »
Il traversa un champ et arriva à une mare entourée de joncs. Il regarda les joncs avec intérêt et s'aperçut qu'il y avait là des grenouilles.
- C'est peut-être trop mouillé pour vous, lui dirent-elles. Etes-vous un mâle ou une femelle ? Qu'importe! vous êtes en tout cas le bienvenu.
Cette nuit-là, le petit crapaud fut invité à un concert familial, grand enthousiasme et voix faibles. On ne servit rien à manger, mais à boire à profusion, tout l'étang si l'on voulait ... ou pouvait !
- Maintenant, allons plus loin, se dit le petit crapaud ; quelque chose le poussait à chercher toujours mieux.
Il vit les étoiles, grandes et brillantes ; il vit la lune, il vit le soleil se lever et monter de plus en plus haut dans le ciel.
- Je suis toujours dans un puits, plus grand peut-être, mais puits tout de même. Il faut monter plus haut, je suis inquiet et sens une étrange nostalgie.
Quand il y eut pleine lune, la pauvre petite bête se dit :
«C'est peut-être un seau que l'on descend et où je dois sauter pour arriver ensuite plus haut, ou, peut-être, le soleil est-il un immense seau, combien grand et lumineux ! Nous pourrions tous y trouver place, il me faut en attendre l'occasion. Comme ma tête me semble claire et brillante, je ne crois pas qu'un bijou puisse briller davantage. La pierre précieuse, je ne l'ai sûrement pas, mais je ne pleure pas pour cela, non, allons plus haut, toujours plus près de cette lumière étincelante où tout est joie ! J'en ai un grand désir et en même temps de l'effroi. C'est un immense pas que je me prépare à faire, mais il est nécessaire. En avant, droit vers la route ! »
Il fit quelques pas, à sa manière d'animal rampant, et se trouva sur la route. Des gens vivaient là ; il y avait des jardins fleuris et des potagers. Il se reposa devant un carré de choux.
- Quelle variété de créatures que je n'ai jamais vues ! Comme le monde est grand et beau. Mais il faut le parcourir et ne pas rester à la même place. Et il sauta dans le carré de choux.
- Que c'est beau !
- Je le sais bien, dit une chenille verte couchée sur une feuille de chou. Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là.
Des poules arrivaient et couraient dans le potager. La première avait bonne vue. Apercevant la chenille sur la feuille, elle lui donna un coup de bec. La chenille tomba à terre où elle se tortillait. La poule l'examina de côté, d'abord d'un oeil puis de l'autre, car elle ne savait ce que signifiaient ces contorsions.
« Il n'arrivera à rien de bon », se dit la poule en se préparant à lui donner un autre coup de bec.
Le petit crapaud en fut si effrayé qu'il rampa droit devant elle.
«Ah ! il est accompagné, se dit la poule. Quelle horrible créature rampante ! »
Et elle s'en alla disant :
- Ces petites bouchées vertes ne m'intéressent pas, cela ne fait que vous chatouiller dans la gorge.
Les autres poules furent du même avis et toutes s'en allèrent.
- M'en voilà débarrassée, dit la chenille. Heureusement, j'ai de la présence d'esprit. Mais comment vais-je remonter sur ma feuille. Où est-elle ?
Le petit crapaud s'approcha d'elle pour lui exprimer sa sympathie et lui dire qu'il était tout heureux d'avoir chassé la poule par sa laideur.
- Que voulez-vous dire ? demanda la chenille. Je m'en suis débarrassée moi-même en me tortillant. Vous êtes vraiment affreux à regarder. Et, en tout cas, j'ai le droit de rester à ma place. Je sens déjà l'odeur du chou, voici ma feuille. Rien n'est plus beau que ce qui vous appartient. Mais il faut que je monte plus haut.
- Oui, plus haut, dit le crapaud. Elle a les mêmes sentiments que moi, mais elle n'est pas de bonne humeur aujourd'hui, ce doit être le choc. Nous souhaitons tous monter plus haut.
Le père cigogne était debout dans son nid sur le toit du paysan et claquait du bec, la mère cigogne également.
- Comme ils habitent haut, pensa le crapaud. Pourrait-on monter si haut ?
Deux jeunes étudiants vivaient à la ferme, l'un était un poète et l'autre un naturaliste. L'un chantait dans ses écrits toutes les créations de Dieu qui se reflétaient dans son coeur, l'autre s'emparait du fait lui-même et l'examinait comme une vaste opération mathématique ; il soustrayait, multipliait, désirant connaître à fond les problèmes et en parler avec sa raison et son enthousiasme. Tous deux étaient d'un bon naturel et très gais.
- Regarde ! voilà un beau spécimen de crapaud, là-bas, disait le naturaliste. Je veux le mettre dans l'alcool.
- Oh ! mais tu en as déjà deux, répliquait le poète. Laisse-le jouir de la vie.
- Mais il est si joliment laid, dit l'autre.
- Evidemment, si nous pouvions trouver la pierre philosophale dans sa tête, je vous aiderais volontiers à le disséquer.
- La pierre philosophale, répliqua son ami, tu t'y connais donc en histoire naturelle ?
- Mais ne trouves-tu pas que c'est très beau cette croyance populaire qui veut que le crapaud, le plus laid des animaux, possède souvent dans sa tête le plus précieux des joyaux ?
C'est tout ce qu'entendit le crapaud et il n'en avait compris que la moitié. Les deux amis s'éloignèrent et il échappa au bocal d'alcool.
« Eux aussi parlaient de pierre précieuse. Que je suis content de ne pas l'avoir, sans quoi quelque chose de très désagréable aurait pu m'arriver. »
Le jacassement du père cigogne se fit entendre sur le toit de la ferme. Il faisait une conférence à sa famille et lançait de mauvais regards aux deux jeunes gens.
- Les hommes sont les animaux les plus infatués d'eux-mêmes. Ecoutez leurs jacassements précipités, et ils ne savent même pas les articuler convenablement. Ils sont si fiers de leur don de parole, de leur langage. Et quel étrange langage, à quelques jours de vol d'une cigogne ils ne se comprennent plus les uns les autres. Nous, au contraire, nous pouvons nous faire comprendre partout, même en Egypte. Et ils ne savent même pas voler. Pour voyager un peu vite, ils ont inventé ce qu'ils appellent le "chemin de fer" et souvent ils y sont blessés. J'ai des frissons le long du corps et mon bec commence à trembler quand j'y pense. Le monde pourrait très bien durer sans les hommes. Ils ne nous manqueraient certes pas, aussi longtemps que nous aurons des vers de terre et des grenouilles.
" Voilà un beau discours, pensa le petit crapaud. Quel grand homme et comme il siège haut ! Et comme il nage bien ", s'écria-t-il quand le père cigogne étendit ses ailes et s'élança dans les airs.
La mère cigogne se mit alors à parler à ses petits, dans le nid, du pays appelé Egypte, des eaux du Nil, et de tous les magnifiques marais que l'on trouve dans ce pays lointain. Tout ceci était nouveau pour le petit crapaud et l'intéressait vivement.
- Il faut que j'aille en Egypte, dit-il. Si seulement la cigogne ou l'un des petits voulait bien m'emmener, je lui ferai une politesse le jour de ses noces. N'importe comment, je trouverai moyen d'aller en Egypte. Que je suis heureux ! Le désir que j'éprouve rend certainement plus heureux que la pierre précieuse dans la tête.
Et c'était justement lui, qui avait le joyau : l'éternel désir de s'élever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d'amour de la vie.
A ce moment, le père cigogne descendit en vol plané ; il avait aperçu le crapaud dans l'herbe et il se saisit de lui sans aucune douceur. Il serrait le bec, ses grandes ailes battaient avec bruit, ce n'était pas du tout agréable, mais le petit crapaud savait qu'il montait très haut, vers l'Egypte, c'est pourquoi ses yeux brillaient et lançaient des étincelles.
-Couac ! couac !
Mort était le petit crapaud. Et que devenaient les étincelles ? Les rayons du soleil emportèrent le joyau qui était dans la tête du petit animal.


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Les Cygnes sauvages

Bien loin d'ici, là où s'envolent les hirondelles quand nous sommes en hiver, habitait un roi qui avait onze fils et une fille, Elisa. Les onze fils, quoique princes, allaient à l'école avec décorations sur la poitrine et sabre au côté ; ils écrivaient sur des tableaux en or avec des crayons de diamant et apprenaient tout très facilement, soit par coeur soit par leur raison ; on voyait tout de suite que c'étaient des princes. Leur soeur Elisa était assise sur un petit tabouret de cristal et avait un livre d'images qui avait coûté la moitié du royaume. Ah ! ces enfants étaient très heureux, mais ça ne devait pas durer toujours.
Leur père, roi du pays, se remaria avec une méchante reine, très mal disposée à leur égard. Ils s'en rendirent compte dès le premie jour : tout le château était en fête ; comme les enfants jouaient « à la visite », au lieu de leur donner, comme d'habitude, une abondance de gâteaux et de pommes au four, elle ne leur donna que du sable dans une tasse à thé en leur disant «de faire semblant ».
La semaine suivante, elle envoya Elisa à la campagne chez quelque paysan et elle ne tarda guère à faire accroire au roi tant de mal sur les pauvres princes que Sa Majesté ne se souciait plus d'eux le moins du monde.
- Envolez-vous dans le monde et prenez soin de vous-même ! dit la méchante reine, volez comme de grands oiseaux, mais muets.
Elle ne put cependant leur jeter un sort aussi affreux qu'elle l'aurait voulu : ils se transformèrent en onze superbes cygnes sauvages et, poussant un étrange cri, ils s'envolèrent par les fenêtres du château vers le parc et la forêt.
Ce fut le matin, de très bonne heure qu'ils passèrent au-dessus de l'endroit où leur soeur Elisa dormait dans la maison du paysan ; ils planèrent au-dessus du toit, tournant leurs longs cous de tous côtés, battant des ailes, mais personne ne les vit ni ne les entendit, alors il leur fallut poursuivre très haut, près des nuages, loin dans le vaste monde. Ils atteignirent enfin une sombre forêt descendant jusqu'à la grève. La pauvre petite Elisa restait dans la salle du paysan à jouer avec une feuille verte - elle n'avait pas d'autre jouet -, elle s'amusait à piquer un trou dans la feuille et à regarder le soleil au travers, il lui semblait voir les yeux clairs de ses frères.
Lorsqu'elle eut quinze ans, elle rentra au château de son père et quand la méchante reine vit combien elle était belle, elle entra en grande colère et se prit à la haïr, elle l'aurait volontiers changée en cygne sauvage comme ses frères, mais elle n'osa pas tout d'abord, le roi voulant voir sa fille.
De bonne heure, le lendemain, la reine alla au bain, fait de marbre et garni de tentures de toute beauté. Elle prit trois crapauds. Au premier, elle dit :
- Pose-toi sur la tête d'Elisa quand elle entrera dans le bain, afin qu'elle devienne engourdie comme toi.
- Pose-toi sur son front, dit-elle au second, afin qu'elle devienne aussi laide que toi et que son père ne la reconnaisse pas.
- Pose-toi sur son coeur, dit-elle au troisième, afin qu'elle devienne méchante et qu'elle en souffre.
Elle lâcha les crapauds dans l'eau claire qui prit aussitôt une teinte verdâtre, appela Elisa, la dévêtit et la fit descendre dans l'eau. A l'instant le premier crapaud se posa dans ses cheveux, le second sur son front, le troisième sur sa poitrine, sans qu'Elisa eût l'air seulement de s'en apercevoir. Dès que la jeune fille fut sortie du bain, trois coquelicots flottèrent à la surface ; si les bêtes n'avaient pas été venimeuses, elles se seraient changées en roses pourpres, mais fleurs elles devaient tout de même devenir d'avoir reposé sur la tête et le coeur d'Elisa, trop innocente pour que la magie pût avoir quelque pouvoir sur elle.
Voyant cela, la méchante reine se mit à la frotter avec du brou de noix, enduisit son joli visage d'une pommade nauséabonde et emmêla si bien ses superbes cheveux qu'il était impossible de reconnaître la belle Elisa.
Son père en la voyant en fut tout épouvanté et ne voulut croire que c'était là sa fille, personne ne la reconnut, sauf le chien de garde et les hirondelles, mais ce sont d'humbles bêtes dont le témoignage n'importe pas.
Alors la pauvre Elisa pleura en pensant à ses onze frères, si loin d'elle. Désespérée, elle se glissa hors du château et marcha tout le jour à travers champs et marais vers la forêt. Elle ne savait où aller, mais dans sa grande tristesse et son regret de ses frères, qui chassés comme elle erraient sans doute de par le monde, elle résolut de les chercher, de les trouver.
La nuit tomba vite dans la forêt, elle ne voyait ni chemin ni sentier, elle s'étendit sur la mousse moelleuse et appuya sa tête sur une souche d'arbre.
Toute la nuit, elle rêva de ses frères. Ils jouaient comme dans leur enfance, écrivaient avec des crayons en diamants sur des tableaux d'or et feuilletaient le merveilleux livre d'images qui avait coûté la moitié du royaume ; mais sur les tableaux d'or ils n'écrivaient pas comme autrefois seulement des zéros et des traits, mais les hardis exploits accomplis, tout ce qu'ils avaient vu et vécu.
Lorsqu'elle s'éveilla, le soleil était haut dans le ciel, elle ne pouvait le voir car les grands arbres étendaient leurs frondaisons épaisses, mais ses rayons jouaient là-bas comme une gaze d'or ondulante.
Elle entendait un clapotis d'eau, de grandes sources coulaient toutes vers un étang au fond de sable fin. Des buissons épais l'entouraient mais, à un endroit, les cerfs avaient percé une large ouverture par laquelle Elisa put s'approcher de l'eau si limpide que, si le vent n'avait fait remuer les branches et les buissons, elle aurait pu les croire peints seulement au fond de l'eau, tant chaque feuille s'y reflétait clairement.
Dès qu'elle y vit son propre visage, elle fut épouvantée, si noir et si laid ! Mais quand elle eut mouillé sa petite main et s'en fut essuyé les yeux et le front, sa peau blanche réapparut. Alors elle retira tous ses vêtements et entra dans l'eau fraîche et vraiment, telle qu'elle était là, elle était la plus charmante fille de roi qui se pût trouver dans le monde.
Une fois rhabillée, quand elle eut tressé ses longs cheveux, elle alla à la source jaillissante, but dans le creux de sa main et s'enfonça plus profondément dans la forêt sans savoir elle-même où aller.
Elle pensait toujours à ses frères, elle pensait à Dieu, si bon, qui ne l'abandonnerait sûrement pas, lui qui fait pousser les pommes sauvages pour nourrir ceux qui ont faim. Et justement il lui fit voir un de ces arbres dont les branches ployaient sous le poids des fruits ; elle en fit son repas, plaça un tuteur pour soutenir les branches et s'enfonça au plus sombre de la forêt. Le silence était si total qu'elle entendait ses propres pas et le craquement de chaque petite feuille sous ses pieds. Nul oiseau n'était visible, nul rayon de soleil ne pouvait percer les ramures épaisses, et les grands troncs montaient si serrés les uns près des autres, qu'en regardant droit devant elle, elle eût pu croire qu'une grille de poutres l'encerclait. Jamais elle n'avait connu pareille solitude !
La nuit fut très sombre, aucun ver luisant n'éclairait la mousse. Elle se coucha pour dormir. Alors il lui sembla que les frondaisons s'écartaient, que Notre-Seigneur la regardait d'en haut avec des yeux très tendres, que de petits anges passaient leur tête sous son bras. Elle ne savait, en s'éveillant, si elle avait rêvé ou si c'était vrai.
Elle fit quelques pas et rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n'avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt.
- Non, dit la vieille, mais hier j'ai vu onze cygnes avec des couronnes d'or sur la tête nageant sur la rivière tout près d'ici.
Elle conduisit Elisa un bout de chemin jusqu'à un talus au pied duquel serpentait la rivière. Les arbres sur ses rives étendaient les unes vers les autres leurs branches touffues.
Elisa dit adieu à la vieille femme et marcha le long de la rivière jusqu'à son embouchure sur le rivage.
Toute l'immense mer splendide s'étendait devant la jeune fille, mais aucun voilier n'était en vue ni le moindre bateau. Comment pourrait-elle aller plus loin ? Elle considéra les innombrables petits galets sur la grève, l'eau les avait tous polis et arrondis en les roulant.
- L'eau roule inlassablement et par elle ce qui est dur s'adoucit, moi, je veux être tout aussi inlassable qu'elle. Merci à vous pour cette leçon, vagues claires qui roulez ! Un jour, mon coeur me le dit, vous me porterez jusqu'à mes frères chéris.
Sur le varech rejeté par la mer, onze plumes de cygne blanches étaient tombées, elle en fit un bouquet, des gouttes d'eau s'y trouvaient, rosée ou larmes, qui eût pu le dire ? La plage était déserte mais Elisa ne sentait pas sa solitude, car la mer est éternellement changeante, bien plus différente en quelques heures qu'un lac intérieur en une année.
Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d'or sur la tête. Ils volaient vers la terre l'un derrière l'autre, et formaient un long ruban blanc. Vite, la jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d'elle et battirent de leurs grandes ailes blanches.
Mais à l'instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes : ses frères.
Elisa poussa un grand cri, ils avaient certes beaucoup changé mais ... elle savait que c'était eux, son coeur lui disait que c'était eux, elle se jeta dans leurs bras, les appela par leurs noms et ils eurent une immense joie de reconnaître leur petite soeur, devenue une grande et ravissante jeune fille. Ils riaient et pleuraient.
- Nous, tes frères, dit l'aîné, nous volons comme cygnes sauvages tant que dure le jour, mais lorsque vient la nuit, nous reprenons notre apparence humaine, c'est pourquoi il nous faut toujours au coucher du soleil prendre soin d'avoir une terre où poser nos pieds car si nous volions à ce moment dans les nuages, en devenant des hommes, nous serions précipités dans l'océan profond.
Nous n'habitons pas ici, de l'autre côté de l'océan existe un aussi beau pays mais le chemin pour y aller est fort long, il nous faut traverser la mer et il n'y a pas d'île sur le parcours où nous puissions passer la nuit, un rocher seulement émerge de l'eau, si petit qu'il nous faut nous serrer l'un contre l'autre pour nous y reposer et quand la mer est forte, l'eau rejaillit même par-dessus nous, mais nous remercions cependant Dieu pour ce rocher. Nous y passons la nuit sous notre forme humaine, s'il n'était pas là nous ne pourrions pas revoir notre chère patrie car il nous faut deux jours - et les deux plus longs de l'année - pour faire ce voyage.
Une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aïeux. Nous pouvons y rester onze jours ! onze jours pour survoler notre grande forêt et apercevoir de loin notre château natal où vit notre père, la haute tour de l'église où repose notre mère. Les arbres, les buissons nous sont ici familiers, ici les chevaux sauvages courent sur la plaine comme au temps de notre enfance, ici le charbonnier chante encore les vieux airs sur lesquels nous dansions, ici est notre chère patrie, ici enfin nous t'avons retrouvée, toi notre petite soeur chérie. Nous ne pouvons plus rester que deux jours ici, puis il faudra nous envoler pardessus la mer vers un pays certes beau, mais qui n'est pas notre pays. Et comment t'emmènerons-nous ? Nous qui n'avons ni barque, ni bateau?
- Et comment pourrai-je vous sauver ? demanda leur petite soeur.
Ils en parlèrent presque toute la nuit.
Elisa s'éveilla au bruissement des ailes des cygnes. Les frères de nouveau métamorphosés volaient au-dessus d'elle, puis s'éloignèrent tout à fait ; un seul, le plus jeune, demeura en arrière, il posa sa tête sur les genoux de la jeune fille qui caressa ses ailes blanches. Tout le jour ils restèrent ensemble, le soir les autres étaient de retour, et une fois le soleil couché ils avaient repris leur forme réelle.
- Demain, nous nous envolerons d'ici pour ne pas revenir de toute une année, mais nous ne pouvons pas t'abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous ? Mon bras est assez fort pour te porter à travers le bois, comment tous ensemble n'aurions-nous pas des ailes assez puissantes pour voler avec toi par dessus la mer ?
- Oui, emmenez-moi ! dit Elisa.
Ils passèrent toute la nuit à tresser un filet de souple écorce de saule et de joncs résistants. Ce filet devint grand et solide, Elisa s'y étendit et lorsque parut le soleil et que les frères furent changés en cygnes, ils saisirent le filet dans leurs becs et s'envolèrent très haut, vers les nuages, portant leur soeur chérie encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient juste sur son visage, l'un des frères vola au-dessus de sa tête pour que ses larges ailes étendues lui fassent ombrage.
Ils étaient loin de la terre lorsque Elisa s'éveilla, elle crut rêver en se voyant portée au-dessus de l'eau, très haut dans l'air. A côté d'elle étaient placées une branche portant de délicieuses baies mûres et une botte de racines savoureuses, le plus jeune des frères était allé les cueillir et les avait déposées près d'elle, elle lui sourit avec reconnaissance car elle savait bien que c'était lui qui volait au-dessus de sa tête et l'ombrageait de ses ailes.
- Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d'eux semblait une mouette posée sur l'eau. Un grand nuage passait derrière eux, une véritable montagne sur laquelle Elisa vit l'ombre d'elle-même et de ses onze frères en une image gigantesque, ils formaient un tableau plus grandiose qu'elle n'en avait jamais vu, mais à mesure que le soleil montait et que le nuage s'éloignait derrière eux, ces ombres fantastiques s'effaçaient.
Tout le jour, ils volèrent comme une flèche sifflant dans l'air, moins vite pourtant que d'habitude puisqu'ils portaient leur soeur. Un orage se préparait, le soir approchait ; inquiète, Elisa voyait le soleil décliner et le rocher solitaire n'était pas encore en vue. Il lui parut que les battements d'ailes des cygnes étaient toujours plus vigoureux. Hélas ! c'était sa faute s'ils n'avançaient pas assez vite. Quand le soleil serait couché, ils devaient redevenir des hommes, tomber dans la mer et se noyer.
Alors, du plus profond de son coeur monta vers Dieu une ardente prière. Cependant elle n'apercevait encore aucun rocher, les nuages se rapprochaient, des rafales de vent de plus en plus violentes annonçaient la tempête, les nuages s'amassaient en une seule énorme vague de plomb qui s'avançait menaçante.
Le soleil était maintenant tout près de toucher la mer, le coeur d'Elisa frémit, les cygnes piquèrent une descente si rapide qu'elle crut tomber, mais très vite ils planèrent de nouveau. Maintenant le soleil était à moitié sous l'eau, alors seulement elle aperçut le petit récif au-dessous d'elle, pas plus grand qu'un phoque qui sortirait la tête de l'eau. Le soleil s'enfonçait si vite, il n'était plus qu'une étoile - alors elle toucha du pied le sol ferme - et le soleil s'éteignit comme la dernière étincelle d'un papier qui brûle. Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d'elle, mais il n'y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le récif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brûlait d'éclairs toujours recommencés et le tonnerre roulait ses coups répétés.
Alors la soeur et les frères, se tenant par la main, chantèrent un cantique où ils retrouvèrent courage.
A l'aube, l'air était pur et calme, aussitôt le soleil levé les cygnes s'envolèrent avec Elisa. La mer était encore forte et lorsqu'ils furent très haut dans l'air, l'écume blanche sur les flots d'un vert sombre semblait des millions de cygnes nageant.
Lorsque le soleil fut plus haut, Elisa vit devant elle, flottant à demi dans l'air, un pays de montagnes avec des glaciers brillants parmi les rocs et un château d'au moins une lieue de long, orné de colonnades les unes au-dessus des autres. A ses pieds se balançaient des forêts de palmiers avec des fleurs superbes, grandes comme des roues de moulin. Elle demanda si c'était là le pays où ils devaient aller, mais les cygnes secouèrent la tête, ce qu'elle voyait, disaient-ils, n'était qu'un joli mirage, le château de nuées toujours changeant de la fée Morgane où ils n'oseraient jamais amener un être humain. Tandis qu'Elisa le regardait, montagnes, bois et château s'écroulèrent et voici surgir vingt églises altières, toutes semblables, aux hautes tours, aux fenêtres pointues. Elle croyait entendre résonner l'orgue mais ce n'était que le bruit de la mer. Bientôt les églises se rapprochèrent et devinrent une flotte naviguant au-dessous d'eux, et alors qu'elle baissait les yeux pour mieux voir, il n'y avait que la brume marine glissant à la surface.
Mais bientôt elle aperçut le véritable pays où ils devaient se rendre, pays de belles montagnes bleues, de bois de cèdres, de villes et de châteaux. Bien avant le coucher du soleil, elle était assise sur un rocher devant l'entrée d'une grotte tapissée de jolies plantes vertes grimpantes, on eût dit des tapis brodés.
- Nous allons bien voir ce que tu vas rêver, cette nuit, dit le plus jeune des frères en lui montrant sa chambre.
- Si seulement je pouvais rêver comment vous aider ! répondit-elle.
Et cette pensée la préoccupait si fort, elle suppliait si instamment Dieu de l'aider que, même endormie, elle poursuivait sa prière. Alors il lui sembla qu'elle s'élevait très haut dans les airs jusqu'au château de la fée Morgane qui venait elle-même à sa rencontre, éblouissante de beauté et cependant semblable à la vieille femme qui lui avait offert des baies dans la forêt.
- Tes frères peuvent être sauvés ! dit la fée, mais auras-tu assez de courage et de patience? Si la mer est plus douce que tes mains délicates, elle façonne pourtant les pierres les plus dures, mais elle ne ressent pas la douleur que tes doigts souffriront, elle n'a pas de coeur et ne connaît pas l'angoisse et le tourment que tu auras à endurer.
«Vois cette ortie que je tiens à la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte où tu habites, mais celle-ci seulement et celles qui poussent sur les tombes du cimetière sont utilisables - cueille-les malgré les cloques qui brûleront ta peau, piétine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et le charme mauvais sera rompu. Mais n'oublie pas qu'à l'instant où tu commenceras ce travail, et jusqu'à ce qu'il soit terminé, même s'il faut des années, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le coeur de tes frères, de ta langue dépend leur vie. N'oublie pas ! »
La fée effleura de l'ortie la main d'Elisa et la brûlure l'éveilla. Il faisait grand jour, et tout près de l'endroit où elle avait dormi, il y avait une ortie pareille à celle de son rêve. Alors elle tomba à, genoux et remercia Notre-Seigneur puis elle sortit de la grotte pour commencer son travail.
De ses mains délicates, elle arrachait les orties qui brûlaient comme du feu formant de grosses cloques douloureuses sur ses mains et ses bras mais elle était contente de souffrir pourvu qu'elle pût sauver ses frères. Elle foula chaque ortie avec ses pieds nus et tordit le lin vert.
Au coucher du soleil les frères rentrèrent. Ils s'effrayèrent de la trouver muette, craignant un autre mauvais sort jeté par la méchante belle-mère, mais voyant ses mains, ils se rendirent compte de ce qu'elle faisait pour eux. Le plus jeune des frères se prit à pleurer et là où tombaient ses larmes, Elisa ne sentait plus de douleur, les cloques brûlantes s'effaçaient.
Elle passa la nuit à travailler n'ayant de cesse qu'elle n'eût sauvé ses frères chéris et tout le jour suivant, tandis que les cygnes étaient absents, elle demeura à travailler solitaire mais jamais le temps n'avait volé si vite. Une cotte de mailles était déjà terminée, elle commençait la seconde.
Alors un cor de chasse sonna dans les montagnes, elle en fut tout inquiète, le bruit se rapprochait, elle entendait les abois des chiens. Effrayée, elle se réfugia dans la grotte, lia en botte les orties qu'elle avait cueillies et démêlées et s'assit dessus.
A ce moment un grand chien bondit hors du hallier suivi d'un autre et d'un autre encore. Ils aboyaient très fort, couraient de tous côtés, au bout de quelques minutes tous les chasseurs étaient là devant la grotte et le plus beau d'entre eux, le roi du pays, s'avança vers Elisa. Jamais il n'avait vu fille plus belle.
- Comment es-tu venue ici, adorable enfant ? s'écria-t-il.
Elisa secoua la tête, elle n'osait parler, le salut et la vie de ses frères en dépendaient. Elle cacha ses jolies mains sous son tablier pour que le roi ne vît pas sa souffrance.
- Viens avec moi, dit le roi, ne reste pas ici. Si tu es aussi bonne que belle, je te vêtirai de soie et de velours, je mettrai une couronne d'or sur ta tête et tu habiteras le plus riche de mes palais !
Il la souleva et la plaça sur son cheval, mais elle pleurait et se tordait les mains, alors le roi lui dit :
- Je ne veux que ton bonheur, un jour tu me remercieras !
Et il s'élança à travers les montagnes, la tenant devant lui sur son cheval et suivi au galop par les autres chasseurs.
Au soleil couchant la magnifique ville royale avec ses églises et ses coupoles s'étalait devant eux. Le roi conduisit la jeune fille dans le palais où les jets d'eau jaillissaient dans les salles de marbre, où les murs et les plafonds rutilaient de peintures, mais elle n'avait pas d'yeux pour ces merveilles; elle pleurait et se désolait. Indifférente, elle laissa les femmes la parer de vêtements royaux, tresser ses cheveux et passer des gants très fins sur ses doigts brûlés.
Alors, dans ces superbes atours, elle était si resplendissante de beauté que toute la cour s'inclina profondément devant elle et que le roi l'élut pour fiancée, malgré l'archevêque qui hochait la tête et murmurait que cette belle fille des bois ne pouvait être qu'une sorcière qui séduisait le coeur du roi.
Le roi ne voulait rien entendre, il commanda la musique et les mets les plus rares. Les filles les plus ravissantes dansèrent pour elle. On la conduisit à travers des jardins embaumés dans des salons superbes, mais pas le moindre sourire ne lui venait aux lèvres ni aux yeux, la douleur seule semblait y régner pour l'éternité. Le roi ouvrit alors la porte d'une petite pièce attenante à celle où elle devait dormir, qui était ornée de riches tapisseries vertes rappelant tout à fait la grotte où elle avait habité. La botte de lin qu'elle avait filée avec les orties était là sur le parquet et au plafond pendait la cotte de mailles déjà terminée, - un des chasseurs avait emporté tout ceci comme curiosité.
- Ici tu pourras rêver que tu es encore dans ton ancien logis, dit le roi, voici ton ouvrage qui t'occupait alors, ici, au milieu de tout ton luxe, tu t'amuseras à repenser à ce temps-là.
Quand Elisa vit ces choses qui lui tenaient tant à coeur, un sourire joua sur ses lèvres et le sang lui revint aux joues. Elle pensait au salut de ses frères et baisa la main du roi qui la pressa sur son coeur et ordonna de sonner toutes les cloches des églises. L'adorable fille muette des bois allait devenir reine.
L'archevêque avait beau murmurer de méchants propos aux oreilles du roi, ils n'allaient pas jusqu'à son coeur, la noce devait avoir lieu. C'est l'archevêque lui-même qui devait mettre la couronne sur la tête de la mariée et, dans sa malveillance, il enfonça avec tant de force le cercle étroit sur le front d'Elisa qu'il lui fit mal, mais une douleur autrement lourde lui serrait le coeur, le chagrin qu'elle avait pour ses frères. Sa bouche demeurait muette puisqu'un seul mot trancherait leur vie, mais ses yeux exprimaient un amour profond pour ce roi si bon et si beau qui ordonnait tout pour son plaisir. Jour après jour, elle s'attachait à lui davantage. Oh ! si elle osait seulement se confier à lui, lui dire sa souffrance, mais non, il lui fallait être muette, muette elle devait achever son ouvrage. Aussi se glissait-elle la nuit hors de leur lit pour aller dans la petite chambre décorée comme la grotte et là, elle tricotait une cotte de mailles après l'autre. Quand elle fut à la septième, il ne lui restait plus de lin.
Elle savait que les orties qu'il lui fallait employer poussaient au cimetière, mais elle devait les cueillir elle-même, comment pourrait-elle sortir ?
«Oh ! qu'est-ce que la souffrance à mes doigts à côté du tourment de mon coeur, pensait-elle, il faut que j'ose, Dieu ne m'abandonnera pas ! » Le coeur battant comme si elle commettait une mauvaise action, elle sortit dans la nuit éclairée par la lune, descendit au jardin, suivit les longues allées et les rues désertes jusqu'au cimetière. Là elle vit sur une des plus larges pierres tombales un groupe de hideuses sorcières. Elisa était obligée de passer à côté d'elles et elles la fixaient de leurs yeux mauvais, mais la jeune fille récita sa prière, cueillit des orties brûlantes et rentra au château.
Une seule personne l'avait vue : l'archevêque resté debout tandis que les autres dormaient. Ainsi il avait donc eu raison dans ses soupçons malveillants sur la reine, elle n'était qu'une sorcière !
Dans le secret du confessionnal, il dit au roi ce qu'il avait vu, ce qu'il craignait et quand ces paroles si dures sortirent de sa bouche, les saints de bois sculptés secouaient la tête comme s'ils voulaient dire que ce n'était pas vrai, qu'Elisa était innocente.
Des larmes amères coulaient sur les joues du roi, il rentra chez lui avec un doute au coeur. Maintenant, la nuit, il faisait semblant de dormir mais il ne trouvait pas le sommeil, il remarquait qu'Elisa se levait chaque nuit et chaque nuit il la suivait et la voyait disparaître dans sa petite chambre.
Jour après jour, il devenait plus sombre, Elisa le voyait bien mais ne se l'expliquait pas ; elle s'inquiétait cependant et que ne souffrit-elle alors en son coeur pour ses frères ! Ses larmes coulaient sur le velours et la pourpre royale, elles y tombaient comme des diamants scintillants, et les dames de la cour qui voyaient toute cette magnificence eussent bien voulu être reines à sa place.
Cependant, elle devait être bientôt au terme de son ouvrage, il ne manquait plus qu'une cotte de mailles, encore une fois elle n'avait plus de lin et plus une seule ortie. Il lui fallait encore une fois, la dernière, s'en aller au cimetière en cueillir quelques poignées. Elle redoutait cette course solitaire et les terribles sorcières, mais sa volonté restait ferme et aussi sa confiance en Dieu.
Elisa partit donc, mais le roi et l'archevêque la suivaient ; ils la virent disparaître à la grille du cimetière et, quand eux-mêmes s'en approchèrent, ils virent les affreuses sorcières assises sur la dalle comme Elisa les avait vues. Alors le roi s'en retourna, il se la figurait parmi les sorcières, elle dont la tête avait, ce même soir, reposé sur sa poitrine.
- C'est le peuple qui la jugera, dit-il.
Le peuple la condamna, elle devait être brûlée vive.
Arrachée aux magnifiques salons royaux, Elisa fut jetée dans un cachot sombre et humide où le vent soufflait à travers les barreaux de la fenêtre ; au lieu du velours et de la soie, on lui donna, pour poser sa tête, la botte d'orties qu'elle avait cueillie, les rudes cottes de mailles brûlantes qu'elle avait tricotées devaient lui servir de couvertures et de couette, mais aucun présent ne pouvait lui être plus cher. Elle se remit à son ouvrage en priant Dieu.
Vers le soir elle entendit un bruissement d'ailes de cygnes devant les barreaux : c'était le plus jeune des frères qui l'avait retrouvée. Alors elle sanglota de joie et pourtant elle savait que cette nuit serait sans doute la dernière de sa vie. Mais maintenant, l'ouvrage était presque achevé et ses frères étaient là ...
L'archevêque arriva pour passer les heures ultimes avec elle - il l'avait promis au roi - mais elle, secouant la tête, le pria par ses regards et sa mimique de s'en aller, cette nuit même il fallait que son travail fût terminé, sinon tout aurait été inutile, sa douleur, ses larmes et ses nuits sans sommeil. L'archevêque la quitta sur quelques méchantes paroles, mais continua sa besogne.
Les petites souris couraient sur le plancher et traînaient des orties jusqu'à ses pieds afin de l'aider de leur mieux, et un merle se posa devant la fenêtre et siffla toute la nuit pour qu'elle ne perdît pas courage.
Ce n'était pas encore l'aube - le soleil ne se lèverait qu'une heure plus tard - quand les onze frères se présentèrent au portail du château. Ils demandaient qu'on les mène auprès du souverain mais on leur répondit que c'était tout à fait impossible. Sa Majesté dormait et nul n'eût osé le réveiller. Ils supplièrent, ils menacèrent jusqu'à ce que le garde parût et le roi lui-même. A cet instant, le soleil se leva, plus de frères, mais au-dessus du palais, onze cygnes sauvages volaient à tire-d'aile.
Maintenant la foule se pressait, tout le peuple voulait voir brûler la sorcière. Une vieille haridelle traînait la charrette où on l'avait assise vêtue d'une blouse de grosse toile, ses cheveux tombaient autour de son visage d'une mortelle pâleur, ses lèvres remuaient doucement tandis que ses doigts tordaient le lin vert. Même sur le chemin de la mort, elle n'abandonnerait pas l'oeuvre commencée, dix cottes de mailles étaient posées à ses pieds, elle tricotait la onzième.
- Voyez la sorcière, qu'est-ce qu'elle marmonne ? Elle n'a bien sûr pas de livre de psaumes dans les mains, mais bien toutes ses sorcelleries ; arrachez-lui ça, mettez tout en pièces.
Ils se ruaient et se pressaient pour l'atteindre, mais voici venir par les airs onze cygnes blancs, ils se posèrent autour d'elle dans la charrette en battant de leurs larges ailes. La foule, épouvantée, recula.
- C'est un avertissement du ciel, elle est innocente, murmurait-on tout bas.
Déjà le bourreau saisissait sa main, alors en toute hâte elle jeta les onze cottes de mailles sur les cygnes, et à leur place parurent onze princes délicieux, le plus jeune avait une aile de cygne à la place d'un de ses bras, car il manquait encore une manche à la dernière tunique qu'elle n'avait pu terminer.
- Maintenant j'ose parler, s'écria-t-elle, je suis innocente.
Et le peuple, ayant vu le miracle, s'inclina devant elle comme devant une sainte, mais elle tomba inanimée dans les bras de ses frères, brisée par l'attente, l'angoisse et la douleur.
- Oui, elle est innocente ! dit l'aîné des frères.
Il raconta tout ce qui était arrivé et, tandis qu'il parlait, un parfum se répandait comme des millions de roses. Chaque morceau de bois du bûcher avait pris racine et des branches avaient poussé formant un grand buisson de roses rouges. A sa cime, une fleur blanche resplendissait de lumière comme une étoile, le roi la cueillit et la posa sur la poitrine d'Elisa. Alors elle revint à elle.
Toutes les cloches des églises se mirent à sonner d'elles-mêmes et les oiseaux arrivèrent, volant en grandes troupes. Le retour au château fut un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n'en avait jamais vu.


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Ole Ferme l'Oeil

Dans le monde entier, il n'est personne qui sache autant d'histoires que Ole Ferme-l'Oeil. Lui, il sait raconter...
Vers le soir, quand les enfants sont assis sagement à table ou sur leur petit tabouret, Ole Ferme-l'Oeil arrive, il monte sans bruit l'escalier - il marche sur ses bas - il ouvre doucement la porte et pfutt ! il jette du lait doux dans les yeux des enfants, un peu seulement, mais assez cependant pourqu'ils ne puissent plus tenir les yeux ouverts ni par conséquent le voir ; il se glisse juste derrière eux et leur souffle dans la nuque, alors leur tête devient lourde, lourde - mais ça ne fait aucun mal, car Ole Ferme-l'Oeil ne veut que du bien aux enfants - il veut seulement qu'ils se tiennent tranquilles, et ils le sont surtout quand on les a mis au lit.
Quand les enfants dorment, Ole Ferme-l'Oeil s'assied sur leur lit. Il est bien habillé, son habit est de soie, mais il est impossible d'en dire la couleur, il semble vert, rouge ou bleu selon qu'il se tourne, il tient un parapluie sous chaque bras, l'un décoré d'images et celui-là il l'ouvre au-dessus des enfants sages qui rêvent alors toute la nuit des histoires ravissantes, et sur l'autre parapluie il n'y a rien. Il l'ouvre au-dessus des enfants méchants, alors ils dorment si lourdement que le matin en s'éveillant ils n'ont rien rêvé du tout.
Et maintenant nous allons vous dire comment Ole Ferme-l'Oeil, durant toute une semaine, vint tous les soirs chez un petit garçon qui s'appelait Hjalmar. Cela fait en tout sept histoires puisqu'il y a sept jours dans la semaine.

LUNDI

- Ecoute un peu, dit Ole Ferme-l'Oeil le soir lorsqu'il eut mis Hjalmar au lit, maintenant je vais décorer ta chambre. Et voilà que toutes les fleurs en pots devinrent de grands arbres étendant leurs branches jusqu'au plafond et le long des murs, de sorte que la pièce avait l'air d'une jolie tonnelle. Toutes les branches étaient couvertes de fleurs chacune plus belle qu'une rose embaumant délicieusement, et s'il vous prenait envie de la manger, elle était plus sucrée que de la confiture. Les fruits brillaient comme de l'or et il y avait aussi des petits pains mollets, bourrés de raisins, c'était merveilleux. Mais tout à coup, des gémissements lamentables se firent entendre dans le tiroir de la table où Hjalmar rangeait ses livres de classe.
- Qu'est-ce que c'est ? dit Ole.
Il alla vers la table, ouvrit le tiroir. C'était l'ardoise qui se trouvait mal parce qu'un chiffre faux s'était introduit dans le calcul, le crayon d'ardoise sautait et s'agitait au bout de sa ficelle comme s'il était un petit chien, il aurait voulu corriger le calcul mais il n'y arrivait pas. Et puis il y avait le cahier d'écriture de Hjalmar, il se lamentait en dedans que ça faisait mal de l'entendre ! Sur chaque page il y avait des lettres majuscules modèles, chacune avec une petite lettre à côté d'elle formant une rangée modèle du haut en bas, et à côté de celles-là, il y en avait qui croyaient être semblables aux modèles, c'étaient celles que Hjalmar avait écrites, celles-là allaient tout de travers comme si elles avaient trébuché sur le trait de crayon où elles auraient dû se poser.
- Regardez ! Voilà comment il faut vous tenir, disait le modèle, comme ça, à côté de moi, d'un seul trait.
- Oh ! nous voudrions bien, disaient les lettres de Hjalmar, mais nous n'y arrivons pas, nous sommes très malades.
- Alors, il faut vous purger, disait Ole Ferme-l'Oeil.
- Oh ! non, non, criaient-elles.
Et les voilà debout toutes droites que c'en était un plaisir de les voir.
- Mais maintenant nous n'allons pas raconter d'histoire, dit Ole Ferme-l'Oeil. Il faut que je leur fasse faire l'exercice !
Un deux, un deux ! et il fit faire l'exercice aux lettres. Elles se tenaient aussi droites, étaient aussi bien constituées que n'importe quel modèle, mais une fois Ole Ferme-l'Oeil parti, quand Hjalmar alla les voir, elles étaient aussi lamentables qu'auparavant.

MARDI

Aussitôt que Hjalmar fut au lit, Ole Ferme-l'Oeil toucha de sa petite seringue magique tous les meubles de la chambre, aussitôt ils se mirent tous à bavarder, mais ils ne parlaient que d'eux-mêmes, sauf le crachoir qui restait muet mais s'irritait de les voir si vaniteux, ne s'occupant que d'eux mêmes, ne pensant qu'à eux-mêmes et n'ayant pas la plus petite pensée pour lui qui, modestement, restait dans son coin et tolérait qu'on lui crache dessus.
Au-dessus de la commode était suspendue une grande peinture dans un cadre doré, on y voyait un paysage avec de grands vieux arbres, des fleurs dans l'herbe, une pièce d'eau et une rivière qui coulait derrière le bois, passait devant de nombreux châteaux et se jetait au loin dans la mer libre.
Ole Ferme-l'Oeil toucha le tableau de sa seringue, alors les oiseaux peints commencèrent à chanter, les branches des arbres ondulèrent et les nuages coururent dans le ciel, on pouvait voir leur ombre se déplacer sur le paysage.
Ole Ferme-l'Oeil souleva Hjalmar jusqu'au cadre et le petit garçon posa ses jambes dans la peinture et le voilà debout dans l'herbe haute, le soleil brillait sur lui à travers la ramure.
Il courut jusqu'à l'eau, s'assit dans la barque peinte en rouge et blanc, les voiles brillaient comme de l'argent et six cygnes portant chacun un collier d'or autour du cou et une étoile bleue étincelante sur la tête, tiraient le bateau au long de la verte forêt où les arbres parlaient de brigands et de sorcières et les fleurs de ravissants petits elfes et de ce que les papillons leur avaient raconté.
De beaux poissons aux écailles d'or et d'argent nageaient derrière la barque, de temps en temps ils faisaient un saut et l'eau clapotait, les oiseaux rouges et blancs, grands et petits, volaient derrière en deux longues rangées, les moustiques dansaient, les hannetons bourdonnaient, ils voulaient tous accompagner Hjalmar et ils avaient tous une histoire à raconter.
Ah ! ce fut une belle promenade en bateau ! Par moments, les bois étaient épais et sombres, puis ils devenaient des jardins ensoleillés et fleuris, avec de grands châteaux de cristal et de marbre. Sur les balcons se tenaient des princesses qui étaient toutes des petites filles connues de Hjalmar avec lesquelles il avait déjà joué. Elles étendaient la main et tendaient chacune le petit cochon de sucre le plus exquis qu'aucun confiseur n'eût jamais vendu. Hjalmar au passage saisissait par un bout le petit cochon, la petite fille tenait ferme de l'autre, en sorte que chacun en avait un morceau, elle le plus petit, Hjalmar de beaucoup le plus gros.
Devant chaque château de petits princes montaient la garde, ils portaient armes avec des sabres d'or et faisaient pleuvoir des raisins secs et des soldats de plomb. C'étaient de véritables princes !
Hjalmar naviguait tantôt à travers des forêts, tantôt à travers d'immenses salles ou à travers une ville. Il lui arriva même de traverser la ville où habitait sa bonne d'enfant, celle qui le portait dans ses bras quand il était tout petit et qui l'aimait tant. Elle lui fit des signes et lui sourit et chanta cet air charmant qu'elle avait, elle-même, composé pour lui :

Je pense à toi à toute heure
Mon cher petit Hjalmar chéri.
C'est moi qui baisais ta petite bouche
Et aussi ton front, tes joues vermeilles.

Je t'ai entendu dire tes premiers mots
Et puis il a fallu te quitter.
Que Notre-Seigneur te bénisse ici-bas
Mon bel ange descendu des cieux.

Tous les oiseaux chantaient avec elle, les fleurs dansaient sur leur tige et les vieux arbres dodelinaient de la tête comme si Ole Ferme-l'Oeil eût aussi, pour eux, raconté cette histoire.

MERCREDI

Oh ! comme la pluie tombait au-dehors. Hjalmar l'entendait même dans son sommeil et quand Ole Ferme-l'Oeil entrouvrit une fenêtre, il vit que l'eau montait jusqu'au ras du chambranle. Un vrai lac. Mais un magnifique navire mouillait devant la maison.
- Viens-tu avec nous, petit Hjalmar ? dit Ole Ferme-l'Oeil. Tu pourras voyager cette nuit dans les pays étrangers et être de retour demain matin.
Et voilà Hjalmar, dans son costume du dimanche, debout sur le magnifique navire.
Le temps devint aussitôt radieux. Ils naviguèrent de par les rues, croisèrent devant l'église et bientôt ils furent en pleine mer. On alla si loin qu'on ne voyait plus aucune terre, mais seulement une troupe de cigognes qui venaient aussi du Danemark et allaient vers les pays chauds. Elles se suivaient l'une derrière l'autre et avaient déjà volé si longtemps, si longtemps ! L'une d'elles était très fatiguée, ses ailes ne pouvaient plus la porter, elle était la dernière de la file. Bientôt elle fut loin derrière les autres, elle volait de plus en plus bas, donna encore quelques faibles coups d'ailes, mais en vain, elle toucha de ses pieds le cordage du bateau, glissa le long de la voile et poum ! la voilà sur le pont.
Le mousse la prit et l'enferma dans le poulailler avec les poules, les canards et les dindons ; la pauvre cigogne était toute confuse de cette compagnie.
- En voilà un drôle d'oiseau, dirent les poules.
- Nous sommes bien tous d'accord, elle est stupide.
- Bien sûr, elle est stupide, gloussa le dindon.
Alors la cigogne se tut et rêva de son Afrique.
- Comme vous avez là de jolies longues jambes maigres, dit la dinde. Combien en vaut l'une ?
- Coin, coin, coin, ricanaient les canards.
Mais la cigogne fit celle qui n'a rien entendu.
- Vous pourriez bien rire avec nous, dit le dindon, car c'était très spirituel ou bien peut-être n'était-ce pas d'un goût assez relevé pour vous, si haut perchée ! Glouglou, madame n'aime pas la plaisanterie. Alors, soyons spirituels entre nous.
Et les poules de glousser et les canards de cancaner. Coin ! Coin ! Coin ! C'était extraordinaire comme ils se trouvaient drôles.
Mais Hjalmar alla droit au poulailler, ouvrit la porte, appela la cigogne qui sautilla sur le pont jusqu'à lui ; elle s'était reposée et saluait Hjalmar comme pour le remercier, puis elle étendit ses ailes et s'envola vers les pays chauds tandis que les poules gloussaient, que les canards faisaient coin, coin, et que la tête du dindon devenait toute rouge.
- Demain on fera une soupe de vous tous, disait Hjalmar et il s'éveilla, couché dans son petit lit.
C'était un voyage extraordinaire qu'Ole Ferme-l'Oeil lui avait fait faire ...

JEUDI

- Attends ! dit Ole Ferme-l'Oeil, n'aie pas peur, tu vas voir une petite souris.
Et il tendit vers lui sa main où était assise la jolie petite bête. Elle est venue t'inviter au mariage de deux petites souris qui vont entrer en ménage cette nuit. Elles habitent sous le garde-manger de ta mère, il paraît que c'est un appartement incomparable.
- Mais comment pourrai-je passer dans le petit trou de souris du parquet ? demanda Hjalmar.
- Laisse-moi faire ! dit Ole Ferme-l'Oeil, je vais te rendre tout petit.
De sa seringue magique il toucha Hjalmar qui aussitôt devint de plus en plus petit jusqu'à n'être pas plus grand qu'un doigt.
- Maintenant tu peux emprunter ses vêtements au soldat de plomb, je crois qu'ils t'iront bien.
- Allons-y, fit Hjalmar.
Et en un instant le voilà habillé comme le plus mignon petit soldat de plomb.
- Voulez-vous avoir la bonté de vous asseoir dans le dé à coudre de votre mère, dit la souris, j'aurai l'honneur de vous tirer.
- Mon Dieu, mademoiselle, allez-vous prendre cette peine ? dit Hjalmar.
Et les voilà partis au mariage de souris.
D'abord, ils passèrent sous le parquet dans un long couloir, juste assez haut pour que l'attelage du dé à coudre pût y passer.
- Est-ce que ça ne sent pas bon ici ? dit la souris, tout le couloir a été enduit de couenne, on ne peut pas faire mieux.
Puis ils arrivèrent dans la salle du mariage. A droite se tenaient toutes les souris femelles ; elles susurraient et chuchotaient comme si elles se moquaient les unes des autres, à gauche se tenaient les mâles, ils se lissaient la moustache avec leur patte. Au milieu de la salle se tenaient les mariés, debout dans une croûte de fromage évidée, et ils s'embrassaient à bouche que veux-tu, devant tout le monde, puisqu'ils étaient fiancés et allaient se marier dans un instant.
Il arrivait de plus en plus d'invités et les souris étaient serrées à s'écraser, les mariés étaient placés au beau milieu de la porte, de sorte qu'on ne pouvait ni entrer ni sortir. La salle étant frottée à la couenne, on n'offrait rien d'autre à manger, mais comme dessert on apporta un pois dans lequel une souris de la famille avait, de ses petites dents, gravé le nom des mariés ou du moins leurs initiales. C'était tout à fait splendide.
Toutes les souris furent d'accord pour dire que c'était un beau mariage.

VENDREDI

- C'est inouï combien de gens d'un certain âge voudraient m'avoir auprès d'eux, dit Ole Ferme-l'Oeil, surtout ceux qui ont quelque chose à se reprocher. « Mon bon petit Ole, me disent-ils, nous ne pouvons nous endormir et toute la nuit nous sommes là à voir défiler nos mauvaises actions qui comme d'affreux petits démons s'asseyent sur notre lit et nous aspergent d'eau bouillante. Ne voudrais-tu pas venir les chasser que nous puissions dormir d'un bon somme?» Ils soupirent et ajoutent tout bas : « Nous te paierons bien. Bonsoir Ole, l'argent est sur le bord de la fenêtre ». Mais je ne fais pas ça pour de l'argent, terminait Ole Ferme-l'Oeil.
- Qu'est-ce qui va arriver cette nuit ? demanda Hjalmar.
- Eh bien ! je ne sais pas si tu as envie de venir encore ce soir à un mariage d'un tout autre genre que celui d'hier. La grande poupée de ta soeur, celle qui a l'air d'un homme et qu'on appelle Hermann va épouser la poupée Bertha, c'est d'ailleurs l'anniversaire de la poupée, il y aura donc beaucoup de cadeaux.
- Oui, je connais ça ! dit Hjalmar, quand les poupées ont besoin de robes neuves, ma soeur décide que c'est leur anniversaire ou qu'elles se marient. C'est arrivé plus de cent fois.
- Oui, mais cette nuit, c'est le cent unième mariage et quand le cent unième est terminé, tout est fini. C'est pourquoi celui-ci sera splendide. Regarde un peu !
Hjalmar regarda vers la table, la petite maison de carton était là avec ses fenêtres éclairées et tous les soldats de plomb présentaient armes. Les couples de fiancés était assis par terre, le dos appuyé au pied de la table, très songeurs, et ils avaient sans doute pour cela de bonnes raisons. Ole Ferme-l'Oeil, vêtu de la jupe noire de grand-mère, les bénit. Après la bénédiction tous les meubles de la chambre entonnèrent la jolie chanson que voici, écrite par le crayon sur l'air de la retraite :

Notre chanson arrive comme le vent
Sur le couple nuptial dans la chambre
Tous deux raides comme des baguettes
Ils sont faits de peau de gants
Bravo, bravo pour la peau et les baguettes
Nous le chantons à tous les vents.

Puis on leur offrit tous les cadeaux, ils avaient demandé qu'il n'y eût rien de comestible car leur amour leur suffisait.
- Allons-nous rester dans le pays ou voyager à l'étranger? demanda le marié. Ils prirent conseil de l'hirondelle qui avait beaucoup voyagé et de la vieille poule de la basse-cour qui avait couvé cinq fois des poussins.
L'hirondelle parla des pays chauds où le raisin pend en grandes et lourdes grappes, où l'air est doux et où les montagnes ont des couleurs qu'on ne connaît pas du tout ici.
- Mais ils n'ont pas nos choux verts, dit la poule. J'ai passé un été à la campagne avec mes poussins, il y avait un coin de gravier où nous pouvions gratter, et puis il y avait une sortie vers un potager plein de choux verts. Oh ! qu'ils étaient verts. Je ne peux rien m'imaginer de plus beau.
- Mais un chou est pareil à un autre, dit l'hirondelle, et puis il fait souvent si mauvais temps ici.
- Oui mais on y est bien habitué.
- Et puis il fait froid, on gèle ici.
- Cela fait beaucoup de bien au chou. D'ailleurs, il arrive que nous ayons chaud. Il y a quatre ans, nous avons eu un été qui a duré cinq semaines où il faisait si chaud qu'on suffoquait. Et puis, nous n'avons pas de ces bêtes venimeuses qu'ils ont là-bas et nous n'avons pas de brigands. C'est une honte de ne pas trouver notre pays le plus beau du monde. Vous ne mériteriez pas d'y vivre.
- Moi aussi, j'ai voyagé. J'ai fait plus de douze lieues en voiture, dans un panier, et je vous assure qu'un voyage n'a rien d'agréable.
- La poule est une femme raisonnable, dit la poupée Bertha. Moi non plus je n'aime pas voyager dans les montagnes pour monter et descendre tout le temps ! Nous allons tout simplement nous installer là-bas sur le gravier et nous nous promènerons dans le jardin aux choux.
Et on en resta là.

SAMEDI

- Vas-tu me raconter des histoires maintenant ? dit le petit Hjalmar.
- Nous n'avons pas le temps ce soir, dit Ole en ouvrant au-dessus du petit son plus beau parapluie. Regarde ces Chinois !
Et tout le parapluie ressemblait à une grande coupe chinoise ornée d'arbres bleus et de ponts arqués sur lesquels des petits Chinois hochaient la tête.
- Il faut que le monde entier soit astiqué pour demain, dit encore Ole, car c'est dimanche. Mon plus grand travail sera de descendre toutes les étoiles pour les astiquer aussi. Je les prends toutes dans mon tablier mais il faut d'abord les numéroter et mettre le même chiffre dans les trous où elles sont fixées là-haut afin de les remettre à leur bonne place.
- Non, écoutez Monsieur Ferme-l'Oeil, vous exagérez, s'écria un portrait accroché sur le mur contre lequel dormait le petit garçon. Je suis l'arrière grand-père de Hjalmar. Merci de lui raconter des histoires, mais vous ne devriez pas lui fausser ses notions. On ne peut pas décrocher les étoiles et les polir.
- Merci à toi, vieil arrière-grand-père, mais moi je suis encore plus ancien que toi, je suis un vieux païen, les Romains et les Grecs m'appelaient le dieu des Rêves. J'ai toujours fréquenté les plus nobles maisons et j'y vais encore ; je sais parler aux petits et aux grands ! Tu n'as qu'à raconter à ton idée maintenant.
Ole Ferme-l'Oeil partit là-dessus en emportant son parapluie.

DIMANCHE

- Bonsoir, dit Ole Ferme-l'Oeil, et Hjalmar le salua, puis il se leva et retourna contre le mur le portrait de l'arrière-grand-père afin qu'il ne prît pas part à la conversation comme la veille.
- Voilà ! tu vas me raconter des histoires, celle des « Cinq pois verts qui habitaient la même cosse», celle de « l'Os de coq qui faisait la cour à l'os de poule », celle de «l'Aiguille à repriser si fière d'elle-même qu'elle se figurait être une aiguille à coudre ».
- Il ne faut pas abuser des meilleures choses ! dit Ole Ferme-l'Oeil, je vais plutôt te montrer quelqu'un ; je vais te montrer mon frère, il s'appelle aussi Ole Ferme-l'Oeil mais ne vient jamais plus d'une fois chez quelqu'un et quand il vient, il le prend avec lui sur son cheval et il raconte : oh ! quelles histoires ! Il n'en sait que deux : une si merveilleusement belle que personne au monde ne pourrait l'imaginer, une si affreuse et si cruelle - impossible de la décrire.
Et puis il éleva dans ses bras le petit Hjalmar jusqu'à la fenêtre et lui dit :
- Regarde ! voilà mon frère, l'autre Ole Ferme-l'Oeil qu'on appelle aussi la Mort. Tu vois, il n'a pas du tout l'air méchant comme dans les livres d'images où il n'est qu'un squelette, non, son costume est brodé d'argent et c'est un bel uniforme de hussard, une cape de velours noir flotte derrière lui sur le cheval et il va au galop !
Hjalmar vit comment Ole Ferme-l'Oeil galopait en entrainant des jeunes et des vieux sur son cheval, il en plaçait certains devant lui et d'autres derrière, mais toujours d'abord il demandait :
- Et comment est ton carnet de notes ?
Tous répondaient : « Excellent. »
- Faites-moi voir ça ! disait-il et il fallait lui montrer le carnet.
Ceux qui avaient « Très bien » ou « Excellent » venaient devant et ils entendaient une merveilleuse histoire, ceux qui n'avaient que « Passable » ou « Médiocre », allaient derrière et entendaient l'histoire horrible. Ils tremblaient et pleuraient, ils voulaient sauter à bas du cheval mais ils ne le pouvaient plus, ils étaient enchaînés à l'animal.
- Mais la Mort est un très gentil Ole Ferme-l'Oeil numéro deux, dit Hjalmar, je n'en ai pas peur du tout.
- Il ne faut pas en avoir peur, dit Ole, il faut seulement veiller à avoir un bon carnet de notes.
- Ça, c'est un bon enseignement ! murmura le portrait de l'arrière-grand-père, il est toujours utile de donner son avis !
Et il était fort satisfait.
Et ceci est l'histoire d'Ole Ferme-l'Oeil, il viendra sûrement ce soir vous en raconter lui-même bien davantage.


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